Ma double vie/21

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Charpentier et Fasquelle (p. 303-319).
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XXI


Le 26 janvier 1872 fut pour l’Odéon une fête artistique. Le Tout-Paris des premières, le tout-vibrant de la jeunesse, s’étaient donné rendez-vous dans la large salle, solennelle et poussiéreuse.

Ah ! la splendide et émouvante représentation !

Quel triomphe pour Geffroy, pâle, sinistre et dur dans son costume noir de don Salluste ! Mélingue, dans don César de Bazan, désillusionna un peu le public ; et c’est le public qui eut tort… Le rôle de don César de Bazan est un faux bon rôle, qui tente toujours les artistes par le brio du premier acte ; mais le quatrième acte, qui lui appartient tout entier, est navrant, lourd et inutile. On peut le retirer de la pièce, tel un bigorneau de son coquillage, et la pièce n’en sera pas moins droite et d’aplomb.

Mais ce 26 janvier déchira le voile léger qui embrumait encore mon avenir, et je sentis que j’étais destinée à la célébrité. J’étais restée, jusqu’à ce jour, la petite fée des étudiants : je devins l’Élue du Public.

Essoufflée, étourdie, ravie par mon succès, je ne savais à qui répondre dans le flot toujours renouvelé des admirateurs et des admiratrices.

Puis, tout à coup, je vis la foule s’écarter et se mettre en haie. Et j’aperçus Victor Hugo et Girardin qui s’avançaient vers moi. En une seconde, j’évoquai toutes les stupides pensées que j’avais eues contre cet immense génie.

J’eus le souvenir de ma première entrevue, guindée et tout juste polie avec cet homme de bonté et d’indulgence. J’aurais voulu, à cet instant où toute ma vie ouvrait ses ailes, lui crier mon repentir et lui dire ma dévotieuse gratitude.

Mais, avant que j’aie pu parler, il avait mis le genou en terre, et tenant mes deux mains sous ses lèvres, il murmura : « Merci, merci. »

Ainsi, c’était lui qui disait merci. Lui, le Grand Victor Hugo, dont l’âme était si belle, dont le génie universel emplissait le Monde. Lui, dont les mains généreuses jetaient des pardons, tels des gemmes, à tous ses insulteurs !

Ah ! que j’étais petite, honteuse et heureuse !

Il se releva, serrant les mains qui se tendaient vers lui, trouvant pour chacun le mot qu’il fallait.

Il était si beau, ce soir-là, avec son large front auquel s’accrochait la lumière, sa toison d’argent drue, tels des foins coupés au clair de lune, ses yeux rieurs et lumineux.

N’osant me jeter dans les bras de Victor Hugo, je tombai dans ceux de Girardin, l’ami sûr de mes premiers pas, et je pleurai. Il m’entraîna dans un coin de ma loge, me disant : « Maintenant, il ne faut pas vous laisser griser par ce grand succès. Il ne faut plus faire de sauts périlleux, maintenant que vous voilà couronnée de lauriers. Il faut être plus souple, plus docile, plus sociable. »

Je le regardai et répondis : « Je sens, ami, que je ne serai jamais souple, ni docile. Je tâcherai d’être sociable : c’est tout ce que je puis promettre. Quant à ma couronne, je vous jure que, malgré mes sauts périlleux, et j’en ferai toujours, je le sens, elle ne bougera plus. »

Paul Meurice, qui s’était approché de nous, me rappelait cette conversation, le soir de la première d’Angelo, au Théâtre Sarah Bernhardt, le 7 février 1905.


Rentrée chez moi, je restai longtemps à causer avec Mme Guérard, puis, quand elle voulut partir, je la suppliai de rester encore. J’étais devenue si riche d’avenir, d’espérances, que j’avais peur des voleurs. « Mon petit’dame » resta près de moi et nous devisâmes jusqu’au jour levant.

A sept heures, nous prîmes une voiture. Je reconduisis ma chère amie chez elle, et je fis encore une heure de promenade.

J’avais déjà eu bien des succès : Le Passant, Le Drame de la Rue de la Paix, Anna Damby dans Kean, Jean-Marie. Mais je sentais bien que le succès de Ruy Blas les dépassait et que, cette fois, je devenais discutable, mais non négligeable.


Je me rendais souvent, le matin, chez Victor Hugo ; il était plein de charme et de bonté.

Quand je fus tout à fait en quiétude avec lui, je lui contai mes premières impressions, toutes mes stupides et nerveuses révoltes à son égard, tout ce qu’on m’avait dit, tout ce que j’avais cru dans ma naïve ignorance des choses politiques.

Un matin, le Maître prit grande joie à ma conversation. Il fit mander Mme Drouet, l’âme douce, compagne de son âme glorieuse et révoltée. Il lui dit, en riant avec mélancolie : « La mauvaise œuvre des méchants est de semer l’erreur dans tous les terrains, propices ou non. »

Et cette matinée se grava à tout jamais dans mon esprit ; car le grand homme parla longtemps. Oh ! pas pour moi ! mais pour ce que je représentais pour lui. N’étais-je pas, en effet, la jeune génération, à laquelle l’éducation bourgeoise et cléricale avait faussé l’esprit en fermant les cerveaux à toute idée généreuse, à toute envolée vers le Nouveau ?

Quand je quittai Victor Hugo, je me sentis, ce matin-là, plus digne de son amitié.

J’allai chez Girardin. Il était sorti. Je voulais causer avec un être qui aimait le poète. Je me rendis chez le maréchal Canrobert.

Et là, j’eus une grande surprise : au moment où je descendais de voiture, je faillis tomber dans les bras du maréchal qui sortait de chez lui. « Quoi ? qu’y a-t-il ? Est-ce que c’est partie remise ? » me fit-il en riant. Je ne le compris pas. Je le regardai un peu ahurie… « Eh bien, avez-vous oublié que vous m’avez invité à déjeuner ? »

Je restai confondue. Je l’avais complètement oublié. « Ah ! tant mieux ! lui dis-je. J’avais tant le désir de causer avec vous. Venez, je vous emmène. »

Et je lui contai ma visite à Victor Hugo. Je lui répétai les belles choses qu’il m’avait dites, oubliant que souvent je parlais contre ses idées. Mais, cet homme admirable savait admirer. Et s’il ne pouvait, et surtout ne voulait pas changer ses opinions, il approuvait les grandes idées qui devaient amener les grands changements.

Un jour qu’il se trouvait avec Busnach chez moi, une discussion politique s’éleva, assez violente. Je craignis un instant que les choses ne tournassent mal, Busnach étant l’homme le plus spirituel et le plus grossier de France — il est vrai de dire que si le maréchal Canrobert était un homme poli et très bien élevé, il ne le cédait en rien en esprit à William Busnach.

Ce dernier, énervé par les répliques gouailleuses du maréchal, s’écria :

« Je vous mets au défi. Monsieur le maréchal, d’écrire les odieuses utopies que vous venez de soutenir ! — Oh ! Monsieur Busnach, répondit froidement Canrobert, nous ne nous servons pas du même acier pour écrire l’Histoire : vous vous servez d’une plume, et moi d’une épée ! »


Le déjeuner que j’avais si bien oublié était cependant un déjeuner arrangé depuis plusieurs jours. Nous trouvâmes à la maison : Paul de Rémusat, la charmante Mlle Hocquigny, et M. de Montbel, jeune attaché d’ambassade. J’expliquai mon retard tant bien que mal, et cette matinée se termina par le plus délicieux accord de pensées.

Jamais je ne ressentis, plus que ce jour, la joie infinie d’écouter.

Pendant un silence, Mlle Hocquigny, se penchant vers le maréchal, lui dit : « N’êtes-vous pas d’avis que notre jeune amie devrait entrer à la Comédie-Française ? — Ah ! non ! non ! Je suis si heureuse à l’Odéon ! J’ai débuté à la Comédie ; et, le peu de temps que j’y suis restée, j’ai été si malheureuse... — Vous serez forcée, chère amie, forcée d’y rentrer. Croyez-moi, mieux vaut tôt que tard. — Bah ! ne gâtez pas ma joie d’aujourd’hui, je ne me suis jamais trouvée plus heureuse ! »

Quelques jours après, un matin, ma femme de chambre me remit une lettre. Le large timbre rond autour duquel on lit : « Comédie-Française » se trouvait sur le coin de l’enveloppe.

Je me rappelai que dix ans auparavant, presque jour pour jour, Marguerite, notre vieille bonne, m’avait, avec la permission de ma mère, remis une lettre portant la même enveloppe. Mon visage alors s’était empourpré de joie. Je sentais, cette fois, la légère caresse de la pâleur effleurer ma figure.

J’ai toujours, quand les événements viennent déranger ma vie, un mouvement de recul. Je m’accroche une seconde à ce qui est ; puis je me lance tête perdue dans ce qui sera. Tel un gymnasiarque se cramponne à son trapèze pour se lancer à toute volée dans le vide. En une seconde, ce qui est devient pour moi ce qui fut, et je l’aime d’une émotion tendre, comme chose morte. Mais j’adore ce qui sera. C’est l’inconnu, l’attirance mystérieuse. Je crois toujours que ce sera l’inouï, et je frissonne des pieds à la tête, dans un malaise délicieux.

Je reçois des quantités de lettres, et je trouve que je n’en reçois jamais assez. Je les regarde s’amonceler, comme je regarde les vagues de la mer. Que vont-elles m’ apporter, ces mystérieuses enveloppes : petites grandes, roses, bleues, jaunes, blanches ?

Que vont-elles rejeter sur le roc, ces grandes vagues rageuses, assombries de varechs ? Quel cadavre de mousse ? Quelle épave de naufrage ? Que vont-elles jeter sur la plage, ces petites vagues courtes, reflets du ciel bleu, ces petites vagues rieuses ? Quelle étoile de mer rose ? Quelle anémone mauve ? Quelle coquille nacrée ?

Aussi, je n’ouvre jamais mes lettres de suite. Je regarde les enveloppes, cherche à reconnaître l’écriture, le cachet, et ce n’est que lorsque je suis bien certaine de qui est la lettre, que je l’ouvre.

Les autres, je les fais ouvrir par mon secrétaire ou par ma gentille amie Suzanne Seylor. Mes amis savent si bien cela qu’ils mettent toujours leur nom ou initiales dans le coin de leurs lettres. À cette époque-là, je n’avais pas de secrétaire. Mais « mon petit’dame » m’en servait.

Je regardai longtemps la lettre, et je la remis enfin à Guérard. « C’est, me dit-elle, une lettre de M. Perrin, administrateur de la Comédie-Française. Il demande si vous pouvez lui fixer une heure, mardi ou mercredi dans l’après-midi, soit à la Comédie, soit chez vous ? — Merci. Quel jour sommes-nous ? — Lundi. » Alors j’installai Guérard à mon secrétaire. « Veux-tu lui répondre que j’irai demain à trois heures. »

Je gagnais fort peu à cette époque à l’Odéon. Je vivais sur ce que m’avait laissé mon père, c’est-à-dire sur la transaction faite avec le notaire du Havre ; et il ne me restait pas grand’chose.

J’allai donc trouver Duquesnel et lui montrai la lettre. « Eh bien, me dit-il, que vas-tu faire ? — Rien. Je viens te demander conseil. — Eh bien, je te conseille de rester à l’Odéon. D’ailleurs, tu as encore un an d’engagement, je ne te laisserai pas partir ! — Alors, augmente-moi ? On m’offre douze mille francs par an à la Comédie ; donne-moi quinze mille francs ici, et je resterai, car je n’ai pas envie de partir. »

« Écoute, reprit très amicalement le séduisant directeur. Tu sais que je ne puis agir seul. Je ferai mon possible, je te le jure. » Et Duquesnel tenait toujours sa parole. « Reviens demain avant de passer à la Comédie, je te donnerai la réponse de Chilly. Mais crois-moi, s’il s’entête dans un refus de t’augmenter, ne pars pas ! Nous trouverons un moyen. Et puis... et puis... enfin, je ne puis t’en dire davantage ! »

Je revins le lendemain ainsi que c’était convenu. Je trouvai Duquesnel et Chilly dans le cabinet directorial. Chilly m’interpella assez brutalement : « Eh bien, Duquesnel me dit que tu veux t’en aller ? Où vas-tu ? C’est stupide ! ta place est ici ! Voyons, réfléchis... Au Gymnase, on ne joue que des pièces modernes et à toilettes, ça n’est pas ton affaire. Au Vaudeville, de même. A la Gaîté, tu te casseras la voix. Tu es trop distinguée pour l’Ambigu... »

Je le regardai sans rien répondre. Je compris que son co-associé ne lui avait pas parlé du Théâtre-Français. Il se sentit gêné et marmonna : « Hein ! tu es de mon avis ?... — Non ! Tu as oublié la Comédie ! »

Il s’esclaffa dans son large fauteuil. « Ah ! non, ça, ma chère amie, il ne faut pas me la faire : ils ont soupé de ton mauvais caractère, à la Comédie. J’ai, l’autre soir, dîné avec Maubant. Et comme quelqu’un disait qu’on devrait t’engager à la Comédie-Française, il a failli étrangler de fureur. Et je t’assure qu’il n’a pas été tendre pour toi, le grand tragédien. — Eh bien, tu aurais dû me défendre ! m’écriai-je, irritée. Tu sais bien que je suis une très sérieuse pensionnaire. — Mais, je t’ai défendue. Et j’ai même ajouté que ce serait bien heureux pour la Comédie d’avoir une artiste ayant ta volonté ; que peut-être cela changerait le ton monotone de la Maison ; et je disais ce que je pense. Mais lui, ce pauvre tragédien, était hors de lui. Il ne te trouve aucun talent. D’abord, il prétend que tu ne sais pas dire les vers, que tu ouvres trop les a... ; enfin, à bout d’arguments, il a ajouté que, lui vivant, tu n’entrerais pas à la Comédie-Française. »

Je restai un instant silencieuse, contrôlant le pour et le contre du résultat probable de ma tentative. Enfin, me décidant, je murmurai, déjà ébranlée : « Alors, tu ne veux pas m’augmenter ? — Non, mille fois non ! hurla Chilly ; tu me feras chanter quand ton engagement sera terminé, et alors nous verrons. Mais d’ici là, j’ai ta signature, tu as la mienne, je m’en tiens à notre contrat. Le Théâtre-Français, en dehors d’ici, est le seul théâtre qui te convienne. Et je suis bien tranquille de ce côté-là. — Tu as peut-être tort. »

Il se leva brusquement et, venant se camper en face de moi, les deux mains dans ses poches, il me dit d’un ton odieux et familier : « Ah çà ! tu me prends donc pour un idiot ! » Je me levai froidement et, le repoussant légèrement de la main : « Oui, je te prends pour un triple idiot ! » Et je m’élançai vers l’escalier, où les appels de Duquesnel furent vains. Je volais de deux on deux marches.


Arrivée sous les arcades de l’Odéon, je fus arrêtée par Paul Meurice qui venait, de la part de Victor Hugo, inviter Duquesnel et Chilly pour le souper de la centième de Ruy Blas.

« Je sors de chez vous, me dit-il. Je vous ai laissé un mot de Victor Hugo. — Bien, bien, c’est convenu. » Et, sautant dans ma voiture : « Je vous verrai demain, cher ami. — Mon Dieu, que vous voilà pressée ? — Oui, oui. » Et, me penchant, je criai à mon cocher : « A la Comédie-Française ! » Puis mon regard d’au revoir se porta sur Paul Meurice, resté bouche bée sur les marches des arcades.


Arrivée à la Comédie, je fis passer ma carte à Perrin. Cinq minutes après, je fus introduite près du glacial mannequin. Car il y avait deux hommes très distincts en cet homme : celui qu’il était, et celui qu’il avait créé pour les besoins de sa carrière. Perrin était galant, aimable, spirituel, et légèrement timide ; le mannequin était froid, cassant, silencieux, et légèrement poseur.

Je fus d’abord reçue par le mannequin qui, debout, sensiblement courbé pour le salut à une femme, le bras tendu, indiqua le fauteuil hospitalier.

Il attendit avec affectation que je me sois assise, pour s’asseoir. Puis, prenant un coupe-papier pour occuper ses mains, il me dit d’une voix un peu blanche — celle du mannequin : « Vous avez réfléchi. Mademoiselle ? — Oui, Monsieur. Et voilà, je viens signer. »

Et, avant qu’il m’eût encouragée à bibeloter sur son bureau, j’avançai mon fauteuil, pris une plume et me mis en devoir de signer ; mais je n’avais pas pris assez d’encre et j’allongeai à nouveau mon bras à travers la largeur de la table. J’enfonçai résolument ma plume au fond de l’encrier. Mais, cette fois, j’en avais trop pris et, dans le trajet de retour, une grosse goutte d’encre tomba sur le large papier blanc posé devant le mannequin.

Il pencha sa tête, ayant l’œil un peu torve et regardant comme un oiseau qui aperçoit dans son millet un grain de chenevis. Et comme il se préparait à retirer la feuille tachée : « Attendez ! Attendez ! m’écriai-je en m’emparant du papier maculé, je vais voir si j’ai eu tort ou raison de signer. Si c’est un papillon, j’ai eu raison ; si c’est autre chose, n’importe quoi, j ’ai eu tort. » Et, pliant la feuille en deux à l’endroit de l’énorme tache, j’appuyai fortement.

Alors, Emile Perrin se mit à rire, renonçant à son mannequin. Et penché vers moi sur le papier, nous l’ouvrîmes tout doucement, comme on fait d’une main dans laquelle on a emprisonné une mouche. La feuille déployée laissa voir, au milieu de sa blancheur, un magnifique papillon noir aux ailes étendues.

« Eh bien ? fit Perrin tout à fait démannequinisé, nous avons bien fait de signer ! » Et nous causâmes alors comme des amis qui se retrouvent.

Cet homme était charmant et très séduisant, malgré sa laideur. Quand je le quittai,nous étions amis et ravis l’un de l’autre.


Je jouais Ruy Blas le soir à l’Odéon. Vers dix heures, Duquesnel vint dans ma loge : « Tu as été un peu dure pour ce pauvre Chilly. Et puis, vraiment, tu n’as pas été gentille : tu aurais dû revenir quand je t’appelais. Est-ce vrai, ce que nous a dit Paul Meurice, que tu t’es rendue de suite au Théâtre-Français ? — Tiens, lis, lui dis-je en lui remettant mon engagement avec la Comédie. »

Duquesnel prit l’engagement et, après en avoir pris connaissance : « Tu veux bien que je le montre à Chilly ?

— Montre-le-lui. » Il s’approcha de moi et me dit d’un air grave et chagrin « Tu n’aurais jamais dû faire cela sans me prévenir. C’est un manque de confiance que je ne méritais pas. » Il avait raison, mais la chose était faite.

Un instant après, Chilly arrivait, furieux, gesticulant, criant, balbutiant de colère : « C’est une indignité ! une trahison ! Tu n’avais pas le droit !... Je te ferai payer ton dédit !... » Comme je me sentais en méchante humeur, je lui tournai le dos et m’excusai de mon plus mal prés de Duquesnel.

Il était peiné ; et j’en avais un peu de honte, car cet homme ne m’avait donné que des preuves de sympathie ; et c’était lui qui, en dépit de Chilly et de tant d’autres mauvais vouloirs, avait tenu la porte ouverte à mon avenir.

Chilly tint parole et engagea contre moi et la Comédie un procès que je perdis ; et je dus payer six mille francs de dédit aux directeurs de l’Odéon.


Quelques semaines plus tard, Victor Hugo offrit aux interprètes de Ruy Blas un grand souper de centième. Ce fut une grande joie pour moi. Je n’avais jamais assisté à aucun souper de ce genre.

Je n’avais guère parlé à Chilly depuis notre dernière scène. Mais, ce soir-là, il se trouvait à ma droite, et nous dûmes nous réconcilier. J’étais, moi, à la droite de Victor Hugo. A sa gauche était Mme Lambquin, qui jouait la Camerera Mayor, et Duquesnel près de Mme Lambquin.

En face de l’illustre poète était un autre poète, Théophile Gautier : tête de lion sur un corps d’éléphant ; esprit délicieux et mots de choix dans un rire gras. Les chairs du visage, adipeuses, molles et blafardes, étaient trouées par deux prunelles voilées de lourdes paupières. Le regard était charmant et lointain.

Il y avait dans cet être une noblesse orientale, étranglée par la mode et les mœurs occidentales. Je savais presque tous ses vers, et je le regardais avec tendresse, ce tendre énamouré du beau.

Je me plaisais à le vêtir de superbes costumes orientaux. Je le voyais étendu sur de grands coussins, ses belles mains fouillant dans les gemmes de toutes couleurs. Quelques-uns de ses vers murmuraient au bord de mes lèvres, et je partais avec lui dans le rêve infini, quand un mot de mon voisin Victor Hugo me fit tourner la tête vers lui.

Quelle différence ! Il était, Lui, le grand poète, l’être le plus ordinaire qui fût, sauf son front lumineux. Son aspect était lourd, quoique très actif ; son nez était commun ; son œil était paillard ; sa bouche, sans beauté ; sa voix seule avait de la noblesse et du charme. J’aimais l’entendre en regardant Théophile Gautier.

Et, cependant, j’avais quelque gêne à regarder en face de moi, car à côté du poète se trouvait un être odieux, Paul de Saint-Victor : ses joues avaient l’air de deux vessies suintant l’huile qu’elles contenaient ; son nez en bec de corbin était acerbe ; ses yeux méchants et durs ; ses bras étaient trop courts ; son ventre trop gros. Il avait l’air d’une jaunisse.

Il avait beaucoup d’esprit et beaucoup de talent ; mais il employait l’un et l’autre à dire et à écrire plus de mal que de bien. Je savais que cet homme me haïssait et je lui rendis de suite haine pour haine.

Dans le toast que porta Victor Hugo, pour remercier tous et toutes du concours zélé apporté à la réapparition de son œuvre, tout le monde, penché vers le poète, tenait son verre en l’air ; mais l’illustre Maître se tourna vers moi : « Quant à vous, Madame... » À ce moment exact, Paul de Saint-Victor posa son verre si violemment sur la table qu’il se brisa. Il y eut un petit moment de stupeur, mais je me penchai au travers de la table, et tendant mon verre à Paul de Saint-Victor : « Prenez le mien. Monsieur : en buvant, vous saurez ma pensée, réponse à la vôtre que vous venez d’exprimer si clairement. » Le méchant prit mon verre, mais avec quel regard.

Victor Hugo termina son toast au milieu des applaudissements et des vivats. Alors Duquesnel se pencha en arrière et, m’appelant tout bas, me dit de prévenir Chilly qu’il fallait répondre à Victor Hugo.

Ainsi je fis. Mais il me regarda d’un œil glauque et, d’une voix morte, il me dit : « On me tient les deux jambes. » Je le regardai plus attentivement, pendant que Duquesnel réclamait le silence pour le speech de M. de Chilly. Je vis que ses doigts tenaient sa fourchette avec désespérance ; le bout des doigts était blanc, le reste de la main était violet. Je pris cette main, elle était glacée ; l’autre était sous la table pendante et molle.

Le silence s’était fait. Tous les yeux convergeaient vers Chilly. « Lève-toi », murmurai-je, saisie d’effroi. Il fit un mouvement, et sa tête s’affaissa brusquement, écrasant le visage dans son assiette.

Ce fut un brouhaha étouffé ! Les femmes, peu nombreuses, entourèrent le pauvre homme. Des paroles bêtes, banales et indifférentes furent marmonnées, telles les prières familières.

On envoya chercher son fils. Puis deux garçons du restaurant vinrent enlever le corps, vivant, mais inerte, qui fut déposé dans un petit salon. Duquesnel resta près de lui, me priant de rejoindre les invités du poète. Je rentrai dans la salle du banquet. Il s’était formé des groupes. « Eh bien ? me dit-on en me voyant entrer. — Il est aussi mal. Le médecin vient d’arriver, il ne peut pas encore se déclarer. — C’est une mauvaise digestion ! aspira Lafontaine (Ruy Blas), lampant un petit verre d’eau-de-vie. — C’est une anémie cérébrale ! » sanctionna lourdement Talien (don Guritan), qui perdait sans cesse la mémoire.

Victor Hugo s’approcha et dit simplement : « C’est une belle mort. » Puis, me prenant par le bras, il m’entraîna vers le fond de la salle, détournant mes pensées par de galants et poétiques chuchotements. Un peu de temps s’écoula dans une pesante tristesse ; puis Duquesnel parut.

Il était pâle, mais s’était composé une figure d’homme du monde et répondait à toutes les questions : « Mais oui... on vient de le ramener chez lui... ce ne sera rien, paraît-il... deux jours de repos... Probablement un froid aux pieds pendant le repas. »

« Oui, s’écria un des invités de Ruy Blas... Oui, il y avait un sacré vent-coulis sous la table ! — Oui, répondit Duquesnel à quelqu’un qui le harcelait. Oui, sans doute, trop de chaleur à la tête... — De fait, ajouta un autre invité, de fait, on avait la tête dans le feu avec ce fichu gaz. » Je voyais le moment où tous ces gens allaient reprocher à Victor Hugo le froid, le chaud, les victuailles et les vins de son banquet.

Duquesnel, énervé par les propos imbéciles, haussa les épaules et, m’écartant de la foule, me dit : « Il est perdu ! » J’en avais le pressentiment, mais cette certitude m’étreignit d’un poignant chagrin. « Je veux partir ! dis-je à Duquesnel. Sois assez bon pour faire demander ma voiture. »

Et, comme je me dirigeais vers le petit salon qui servait de vestiaire, je fus heurtée par la vieille Lambquin qui, un peu grisée par la chaleur et les vins, valsait avec Talien. « Ah ! pardon ! ma petite Madone. J’ai failli vous ficher par terre. » Je l’attirai à moi et, sans réfléchir, je lui dis vivement à l’oreille : « Ne dansez plus, maman Lambquin, Chilly se meurt ! »

De pourpre qu’elle était, son visage devint blanc comme la craie. Ses dents s’entrechoquaient sans un mot balbutié. « Ah ! ma pauvre Lambquin ! Si j’avais su vous faire autant de mal… » Mais elle ne m’écoutait plus ; et endossant son manteau : « Vous partez ? me dit-elle. — Oui. — Voulez-vous me reconduire ? Je vous raconterai… » Elle entoura sa tête d’un fichu noir et nous descendîmes ainsi, conduites par Duquesnel et Paul Meurice qui nous mirent en voiture.

Elle habitait le quartier Saint-Germain, moi la rue de Rome. Chemin faisant, la pauvre femme me raconta ceci : « Vous savez, ma petite, que j’ai la manie des somnambules, cartomanciennes et autres diseuses de bonne aventure. Eh bien, figurez-vous que vendredi dernier — car vous savez, moi, je ne les consulte que le vendredi — une cartomancienne m’a dit : « Vous mourrez huit jours après la mort d’un homme brun, pas jeune, « qui est mêlé à votre vie ». Vous comprenez, ma petite, que j’ai pensé qu’elle se fichait de moi, car il n’y a pas d’homme mêlé à ma vie, puisque je suis veuve et n’ai jamais eu de liaison. Alors, je l’ai houspillée ; car enfin, je paie sept francs — elle fait généralement payer dix francs, mais c’est sept francs seulement pour les artistes. — Alors, furieuse de ce que je ne la croyais pas, elle m’a pris les deux mains, et elle m’a dit : « Vous avez beau hurler, c’est comme ça ! Et, si vous voulez que je vous dise la vérité vraie : c’est un homme qui vous fait vivre ! Et même, pour être plus vraie : ce sont deux hommes qui vous font vivre, un brun et un blond ! C’est du propre ! » Elle n’avait pas achevé son « C’est du propre ! » qu’elle recevait une gifle comme elle n’en a jamais reçue, je vous l’affirme ! Seulement, après, je me suis creusé la tête pour comprendre ce que voulait dire la gueuse, et j’ai trouvé : Les deux hommes, le brun et le blond, qui me font vivre, ce sont nos directeurs : Chilly et Duquesnel. Et voilà que vous me dites que Chilly… ».

Elle s’arrêta, très essoufflée par son récit et, reprise de terreur : « J’étouffe », murmura-t-elle enfin ; malgré le froid glacial, nous baissâmes toutes les vitres. Je l’aidai à monter ses quatre étages et, après l’avoir bien recommandée à la concierge à laquelle, pour plus de sûreté, je laissai un louis, je rentrai chez moi, très secouée par ces incidents aussi dramatiques qu’imprévus dans une fête.


Trois jours après, le 14 juin 1872, Chilly mourait sans avoir repris connaissance.

Douze jours après, ma pauvre Lambquin mourait, disant au prêtre qui l’absolvait : « Je meurs d’avoir cru le démon ».