Ma double vie/22

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Charpentier et Fasquelle (p. 320-339).
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Je quittai l’Odéon avec un très profond chagrin. J’adorais et j’adore encore ce théâtre. Il a l’air, à lui tout seul, d’une petite ville de province. Ses arcades hospitalières, sous lesquelles se promènent vieux et pauvres savants venant prendre le frais à l’abri du soleil ; les grandes dalles qui l’entourent, dans l’écartement desquelles surgit une herbe jaune et microscopique ; ces hautes colonnes noircies par le temps, les mains et la crotte de la chaussée ; le bruit régulier qui l’entoure ; le départ des omnibus ressemblant au départ des anciennes diligences ; la confraternité des gens qui s’y rencontrent ; enfin, jusqu’à cette grille du Luxembourg : tout lui donne un aspect à part, dans Paris.

Puis on y respire comme une odeur d’école. Les murs gardent encore les juvéniles espoirs. On n’y parle pas toujours d’hier comme dans les autres théâtres. Les jeunes artistes qui viennent là parlent de demain.

Enfin je ne pense jamais à ces quelques années de ma vie sans une émotion enfantine, sans un rappel de rires, sans une palpitation de narines respirant des petits bouquets, communs et maladroitement attachés,


SARAH BERNHARDT SCULPTEUR, TRAVAILLANT À SA MÉDÉE.
SARAH BERNHARDT SCULPTEUR, TRAVAILLANT À SA MÉDÉE.
SARAH BERNHARDT SCULPTEUR, TRAVAILLANT À SA MÉDÉE.


qui sentent le frais des fleurs de plein vent ; fleurs offertes par des cœurs de vingt ans, petits bouquets payés par des bourses d’étudiants.

Je ne voulus rien emporter. Je laissai le mobilier de ma loge à une petite artiste. Je laissai mes costumes, mes petits bibelots de toilette. Je partageai tout. Je sentais que là s’arrêtait ma vie d’espérances. Je sentais que le terrain était mûr pour l’éclosion de tous les rêves ; mais que la lutte avec la vie allait commencer. Et je devinais juste.


Ma première station à la Comédie-Française m’avait mal réussi. Je savais que j’entrais dans la cage des fauves.

Je ne comptais guère d’amis dans cette maison, sauf Laroche, Coquelin et Mounet-Sully, camarades, les deux premiers, du Conservatoire, le dernier, de l'Odéon.

Parmi les femmes : Marie Llyod et Sophie Croizette, toutes deux mes amies d’enfance, cette méchante Jouassain qui n’était bonne que pour moi et l’adorable Madeleine Brohan, bonne à ravir l’âme, spirituelle à ravir l’esprit, indifférente à désoler le dévouement.

M. Perrin décida que je débuterais dans Mademoiselle de Belle-Isle, selon le désir de Sarcey.

Les répétitions commencèrent dans le foyer, ce qui me troublait fort.

C’était Madeleine Brohan qui devait jouer la marquise de Prie. À cette époque, elle était envahie par la graisse d’une façon presque monstrueuse, et j’étais, moi, si maigre, si maigre, que ma maigreur alimentait les faiseurs de chansons rosses et les albums de caricaturistes.

Il était donc impossible au duc de Richelieu de prendre la marquise de Prie (Madeleine Brohan) pour Mlle de Belle-Isle (Sarah Bernhardt), dans l’inconvenant et concluant rendez-vous nocturne donné par la marquise au duc, qui croyait alors étreindre dans ses bras la chaste Mlle de Belle-Isle.

A chaque répétition, Bressant, qui jouait le duc de Richelieu, s’arrêtait, disant : « Non, c’est trop bête ! Je jouerai le duc de Richelieu manchot des deux bras. » Et Madeleine quittait la répétition pour se rendre au cabinet directorial afin d’obtenir qu’on lui retirât le rôle.

Tel était bien le désir de Perrin qui avait dès la première minute pensé à Croizette, mais qui voulait avoir la main forcée pour de petites raisons sournoises connues de lui seul et devinées par d’autres.

Enfin le changement eut lieu ; et les répétitions sérieuses commencèrent. Puis on annonça la première représentation pour le 6 novembre (1872).

J’ai toujours eu de tout temps, et maintenant encore, un trac fou, surtout quand je sais qu’on attend beaucoup de moi. Et je savais que, longtemps d’avance, la salle avait été louée. Je savais que la presse comptait sur un gros succès, et que Perrin lui-même entrevoyait une succession de belles recettes.

Hélas ! toutes les espérances et prédictions s’en furent à vau-l’eau ; et mes redébuts à la Comédie furent médiocres.

Voici ce qu’en dit, dans Le Temps du 11 novembre 1872, Francisque Sarcey, que je ne connaissais pas alors, mais qui suivait ma carrière avec un très grand intérêt :

La salle était fort brillante, et ce début avait attiré tous les amateurs de théâtre. Il faut dire qu’en dehors du mérite personnel de Mlle Sarah Bernhardt, il s’est formé autour de sa personne une foule de légendes fausses ou vraies, qui voltigent sur son nom et piquent la curiosité du public parisien. Ce fut une déception quand elle parut. Elle avait, par son costume, exagéré avec ostentation une sveltesse qui est élégante sous les voiles aux larges plis des héroïnes grecques et romaines, mais déplaisante sous le costume moderne. Soit que la poudre n’aille pas à l’air de son visage, soit que le « trac » l’eût terriblement pâlie, l’impression fut peu agréable de voir jaillir de ce long fourreau noir — j’avais l’air d’une fourmi — cette longue figure blanche d’où l’éclat des yeux avait disparu et sur laquelle tranchaient seules des dents étincelantes. Elle dit ses trois premiers actes avec un tremblement convulsif, et nous ne retrouvâmes la Sarah de Ruy Blas que dans deux couplets qu’elle fila de sa voix enchanteresse avec une grâce merveilleuse ; mais elle manqua tous les passages de force. Je doute que Mlle Sarah Bernhardt trouve jamais dans son délicieux organe ces notes éclatantes et profondes, pour exprimer le paroxysme des passions violentes, qui transportent une salle. Si la nature lui avait donné ce don, elle serait une artiste complète, et il n’y en a pas de telles au théâtre. Agacée par la froideur du public, Mlle Sarah Bernhardt s’est retrouvée tout entière au cinquième acte. C’était bien notre Sarah, la Sarah de Ruy Blas que nous avions tant admirée à l’Odéon, etc., etc.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi que le dit Sarcey, j’avais tout à fait raté mon début. Mon excuse n’était pas dans le « trac », mais dans l’inquiétude où m’avait plongée la sortie précipitée de maman, qui quitta sa place de balcon cinq minutes après que j’étais entrée en scène.

Dans le furtif regard que je lui avais jeté dès mon entrée, je l’avais entrevue d’une pâleur mortelle. J’eus la sensation, en la voyant sortir, qu’elle allait avoir une de ces crises qui mettaient sa vie en danger ; et ce premier acte me parut interminable. Je jetai les mots après les mots, bredouillant les phrases au hasard et n’ayant qu’une idée : savoir ce qui était arrivé.

Oh ! le public ne peut pas se douter des tortures endurées par les pauvres comédiens quand ils sont là devant lui, en chair et en os, faisant des gestes, disant des mots, et que leur cœur angoissé s’envole près de l’être chéri qui souffre. En général, on peut jeter à bas les ennuis, les soucis de la vie, et, pour quelques heures, on dépouille sa propre personnalité pour en endosser une autre ; et l’on marche dans le rêve d’une autre vie, oubliant tout. Mais cela est impossible quand des êtres aimés souffrent : l’inquiétude s’agrippe à vous, atténuant les bonnes chances, grossissant les mauvaises, vous affolant le cerveau qui vit deux vies, et bousculant le cœur qui bat à se rompre.

Ce sont toutes ces sensations que je ressentais durant ce premier acte.

Je sortis de scène. « Maman... qu’est-il arrivé à maman ?... » Personne ne savait rien. Croizette s’approcha de moi et me dit : « Qu’est-ce que tu as ? Je ne te reconnais pas ? Et tu n’étais pas toi tout à l’heure, en scène ? » En deux mots je la mis au courant de ce que j’avais vu et ressenti.

Frédéric Febvre envoya vite aux nouvelles, et le médecin du Théâtre accourut : « Votre mère, Mademoiselle, a eu une syncope, mais on vient de la reconduire chez elle. « Je le regardai : « Son cœur, n’est-ce pas. Monsieur ? » — Oui, me fit-il. Elle a le cœur très agité, Madame votre mère. — Je le sais, elle est très malade. » Et je ne pus me retenir plus longtemps, j’éclatai en sanglots.

Croizette m’aida à remonter dans ma loge. Elle était bonne, nous nous connaissions depuis l’enfance et nous nous aimions. Rien n’a jamais pu nous brouiller ; même les méchants racontars des envieux ou les petites souffrances de vanité.

Ma chère Mme Guérard prit une voiture et courut chez maman pour me rapporter des nouvelles.

Je me remis un peu de poudre de riz. Mais le public, ne sachant pas ce qui se passait, commençait à se fâcher, m’accusant d’un nouveau caprice, et me reçut plus froidement encore. Cela m’était tout à fait égal, je pensais à autre chose : Je disais les mots de Mlle de Belle-Isle — rôle stupide et assommant, — mais j’attendais, moi, Sarah, des nouvelles de maman ; et je guettais le retour de « mon petit’dame », à laquelle j’avais dit : « Entr’ouvre la porte — côté jardin — aussitôt que tu seras de retour, et fais comme ça... avec la tête, si ça va mieux, et comme ça... si ça va mal. »

Mais, voilà que je ne me rappelais plus lequel... comme ça... était pour « mieux » ; et quand je vis Mme Guérard, à la fin du troisième acte, entr’ouvrant la porte et remuant la tête de bas en haut comme pour dire « Oui », je devins tout à fait idiote.

C’était pendant la grande scène du troisième acte : quand Mlle de Belle-Isle reproche au duc de Richelieu (Dressant) de la perdre à tout jamais. Le duc répond : « Que ne disiez-vous que quelqu’un nous écoutait, que quelqu’un était caché ? »

Je m’écriai : « C’est Guérard qui m’apporte des nouvelles !  » Le public n’eut pas le temps de comprendre, car Brossant escamota la réplique et sauva la situation.

Après un petit rappel bien mou, je reçus des nouvelles de maman, qui allait mieux, mais qui avait eu une crise très forte. Pauvre maman ! Elle m’avait trouvée si laide dès mon entrée en scène, que sa belle indifférence s’était écroulée sous une douloureuse stupeur, laquelle devint rage en entendant une grosse dame, assise près d’elle, dire en ricanant : « Mais c’est un os brûlé, que cette petite Bernhardt ! »

J’étais rassurée ; et je jouai mon dernier acte avec confiance. Cependant, le gros succès de la soirée fut pour Croizette, ravissante dans la marquise de Prie.

Mon succès cependant augmenta à la seconde représentation, s’affirma dans les représentations suivantes, et devint si grand, qu’on m’accusa de me payer de la claque. J’ai beaucoup ri et ne me suis même pas défendue, ayant l’horreur des paroles inutiles.

Je continuai mes débuts dans Junie, de Britannicus, ayant, pour Néron, Mounet-Sully qui y fut admirable. J’obtins un succès immense, incroyable, dans ce délicieux rôle de Junie.

Puis je jouai, en 1873, Chérubin, dans Le Mariage de Figaro ; c’était Croizette qui jouait Suzanne ; et ce fut un régal pour le public que de voir la délicieuse créature jouer un rôle de charme et de gaieté. Chérubin fut pour moi l’occasion d’un nouveau succès.

Au mois de mars 1873, Perrin eut l’idée de monter Dalila, d’Octave Feuillet.

Je jouais alors les jeunes filles, les jeunes princesses ou les jeunes garçons, mon corps menu, ma figure pâle, mon aspect maladif me vouant pour le moment aux victimes ; quand tout à coup Perrin, trouvant que les victimes attendrissaient le public, et pensant que c’était grâce à mon « emploi » que j’excitais la sympathie, Perrin fit la plus cocasse des distributions : Il me donna le rôle de Dalila, la méchante brune et féroce princesse, et donna à Sophie Croizette la blonde et idéale jeune fille mourante.

La pièce culbuta sous cette étrange distribution. Je forçai ma nature pour paraître l’altière et voluptueuse sirène ; je bourrai mon corsage d’ouate et les hanches de ma jupe avec du crin ; mais je gardai mon petit faciès maigre et douloureux.

Croizette fut obligée de comprimer les avantages de son buste, sous la pression de bandes qui l’oppressaient et l’étouffaient ; mais elle garda sa jolie figure pleine aux jolies fossettes.

Je fus obligée de grossir ma voix, elle d’éteindre la sienne. Enfin c’était absurde. La pièce obtint un demi-succès.

Je créai après cela : L’Absent, un joli acte en vers d’Eugène Manuel ; Chez l’Avocat, un acte en vers très amusant de Paul Ferrier, où Coquelin et moi nous nous disputions à ravir.

Puis, le 22 août, je jouai avec un succès immense le rôle d’Andromaque. Je n’oublierai jamais cette première représentation, dans laquelle Mounet-Sully obtint un triomphe délirant. Ah ! qu’il était beau, Mounet-Sully, dans ce rôle d’Oreste ! Son entrée, ses fureurs, sa folie, et la beauté plastique de ce merveilleux artiste, que c’était beau !

Après Andromaque, je jouai Aricie dans Phèdre ; et ce soir-là, dans ce rôle secondaire, j’obtins en réalité le succès de la soirée.


Je pris une telle place, en peu de temps, à la Comédie, que l’inquiétude s’empara de quelques artistes et gagna la direction. M. Perrin, homme supérieurement intelligent, et pour lequel j’ai conservé un souvenir très affectueux, était horriblement autoritaire. Moi aussi. Et c’était entre nous un perpétuel combat. Il voulait m’imposer sa volonté, et je ne voulais pas la subir. Il riait volontiers de mes boutades quand elles étaient contre les autres, mais il entrait en fureur quand elles étaient contre lui.

Et pour moi, mettre Perrin en fureur était une de mes joies. Je m’en accuse. Mais il était si bredouillant quand il voulait parler vite, lui qui pesait chaque mot en temps ordinaire ; son regard généralement hésitant d’un œil devenait tout à fait torve, et sa figura distinguée et pâle se tachait de plaques lie-de-vin. La fureur lui faisait ôter et remettre son chapeau quinze fois en quinze minutes et ses cheveux bien lissés se hérissaient sous cette folle galopade du gibus. Quoique j’eusse alors l’âge de pleine raison, je me plaisais à ces méchantes gamineries, que je regrette toujours après, et que je recommence sans cesse, ayant encore aujourd’hui, malgré les jours, les semaines, les mois, les années vécus, une joie infinie à faire des farces.


Néanmoins, la vie à la Comédie devenait un peu énervante pour moi. Je voulus jouer Camille dans On ne badine pas avec l’amour : le rôle était à Croizette. Je voulus jouer Célimène : le rôle était à Croizette. Perrin était très partial pour Croizette ; il l’admirait, et la jeune femme, qui était très ambitieuse, avait des égards, des prévenances et une docilité qui charmaient le vieil autoritaire.

Elle obtenait tout ce qu’elle voulait ; et, comme Sophie Croizette était franche et droite, elle me disait


OPHÉLIE, SCULPTURE PAR SARAH BERNHARDT.
OPHÉLIE, SCULPTURE PAR SARAH BERNHARDT.
OPHÉLIE, SCULPTURE PAR SARAH BERNHARDT.


souvent, quand je me plaignais : « Fais comme moi sois plus souple ; tu passes ton temps à te révolter ; moi, j’ai l’air de faire tout ce que veut Perrin, mais, en vérité, je lui fais faire tout ce que je veux. Essaie. »

Alors je prenais mon courage à deux mains, je montais chez Perrin. Presque toujours il me recevait par cette phrase : « Ah ! bonjour, Mademoiselle Révolte, êtes-vous calme, aujourd’hui ? — Oui, très calme. Mais soyez gentil, accordez-moi ce que je vous demande. » Et je faisais du charme, je prenais ma jolie voix. Il ronronnait, faisait de l’esprit (il en avait beaucoup) ; et on était très bien ensemble pendant un quart d’heure. Puis j’accouchais de ma demande : « Laissez-moi jouer Camille dans On ne badine pas avec l’amour. — Mais, c’est impossible, ma chère enfant. Croizette ne sera pas contente. — Je lui en ai parlé, ça lui est égal. — Vous avez eu tort de lui en parler. — Pourquoi ? — Parce que la distribution des rôles regarde l’administrateur et non les artistes. » Il ne ronronnait plus, il grognait ; moi, je rageais et, au bout d’un instant, je sortais en claquant les portes.

Mais je me minais. Je passais des nuits à pleurer. C’est alors que je pris un atelier pour faire de la sculpture. Ne pouvant dépenser au théâtre mes forces intelligentes et mon désir de créer, je les mis au service d’un autre art. Et je me mis à travailler la sculpture avec une ardeur folle. Je fis vite de grands progrès.

Le Théâtre m’était devenu indifférent. Je montais à cheval le matin à huit heures et, à dix heures, j’étais dans mon atelier de sculpture, boulevard de Clichy, n° 11. Ma santé très délicate se ressentit de ces doubles efforts. Je vomissais le sang d’une façon terrifiante et je restais des heures sans connaissance. Je n’allais plus à la Comédie que lorsque j’y étais appelée par mon service.

Mes amis s’inquiétèrent sérieusement ; et Perrin, mis au courant de ce qui se passait, poussé aussi par la presse et le Ministère, se décida à me donner une création dans Le Sphinx, d’Octave Feuillet. Le rôle principal était pour Croizette ; mais, à la lecture, je trouvai le rôle qui m’était destiné charmant, et je résolus qu’il serait aussi le rôle principal ; il y aurait deux rôles principaux, voilà tout.

Les répétitions marchaient assez bien au début de la pièce, mais mon rôle semblant prendre plus d’importance qu’on avait cru, les agacements se firent jour. Groizette elle-même devint nerveuse. Perrin s’irritait, et ce manège me calmait. Octave Feuillet, homme subtil, charmant, très bien élevé et légèrement ironique, s’amusait follement de ces escarmouches.

Cependant la guerre allait éclater. La première hostilité vint de Sophie Croizette : Je portais toujours, piquées à mon corsage, trois ou quatre roses, qui s’effeuillaient dans la chaleur de l’action. Un jour, Sophie Croizette s’étala de tout son long sur la scène et, comme elle était grande et forte, elle tomba sans pudeur et se releva sans grâce. Le rire étouffé de quelques subalternes la cingla au sang ; et, se tournant vers moi : « C’est ta faute ! tes roses s’effeuillent et font tomber tout le monde ! » Je me mis à rire : « Il manque trois pétales à mes roses, les voilà toutes les trois, près de ce fauteuil, côté cour, et tu es tombée du côté jardin ; donc ce n’est pas ma faute, mais celle de ta maladresse. »

La discussion continua un peu vive de part et d’autre. Deux clans se formèrent : les Croizettistes et les Bernhardtistes. La guerre était déclarée, non pas entre Sophie et moi, mais entre nos admirateurs et détracteurs respectifs.

Ces petites querelles se répandirent au dehors, et le public commença aussi à former des clans. Croizette avait pour elle tous les banquiers et tous les congestionnés ; j’avais pour moi tous les artistes, les étudiants, les mourants et les ratés.

La guerre déclarée, on ne recula plus devant les combats. Le premier, le plus sanglant, le plus définitif, fut livré à propos de la lune.

On commençait les dernières répétitions générales. Le troisième acte se passait dans une clairière de forêt. Au milieu de la scène, un gros rocher sur lequel Blanche (Croizette) donnait le baiser à Savigny (Delaunay), lequel était mon mari. Je devais arriver, moi (Berthe de Savigny), par le petit pont jeté sur un cours d’eau. La lune baignait toute la clairière. Croizette venait de jouer sa scène. On avait applaudi son baiser, hardi pour la Comédie-Française d’alors. (Que n’a-t-on pas fait depuis !) Lorsque tout à coup les bravos éclatèrent à nouveau... La stupeur se peignit sur quelques visages. Perrin se dressa terrifié. Je traversais le pont, le visage pâle et douloureusement bouleversé, laissant traîner au bout d’un bras découragé la sortie de bal qui devait couvrir mes épaules ; j’étais baignée par la blancheur de la lune et l’effet était, paraît-il, saisissant et poignant.

Une voix nasale et barbelée de piques cria : « Un effet de lune suffit ! Éteignez pour Mlle Bernhardt ! » Je bondis sur le devant de la scène : « Pardon, Monsieur Perrin, mais vous n’avez pas le droit de me retirer ma lune ! Il y a sur le manuscrit : « Berthe s’avance, pâle, convulsée, sous le rayon de lune. » Je suis pâle, je suis convulsée, je veux ma lune ! — C’est impossible ! rugit Perrin. Il faut que le : « Tu m’aimes donc ? » de Mlle Croizette et son baiser soient enveloppés de lune. Elle joue le Sphinx, c’est le personnage principal, il faut lui laisser les principaux effets ! — Eh bien. Monsieur, donnez une lune brillante à Croizette et une petite lune à moi ; ça m’est égal, mais je veux ma lune ! »

Tous les artistes, tous les employés passaient la tête par toutes les issues de la salle et de la scène. Les Croizettistes et les Bernhardtistes commentaient le débat.

Octave Feuillet, interpellé, se leva à son tour : « Je conviens que Mlle Croizette est fort belle sous son effet de lune ! et Mlle Sarah Bernhard idéale dans son rayon lunaire ! Je désire donc la lune pour toutes deux ! »

Perrin ne put se contenir de colère. Il y eut discussion entre l’auteur et l’administrateur, entre les artistes, entre le concierge et les journalistes qui questionnaient. La répétition fut interrompue. Je déclarai que je ne jouerais que si j’avais ma lune.

Je ne reçus pas de bulletin de répétition pendant deux jours ; et j’appris, par Croizette, qu’on faisait répéter en cachette mon rôle de Berthe à une jeune femme que nous avions surnommée « le Crocodile », parce qu’elle suivait toutes les répétitions, ainsi que cet animal suit les bateaux, espérant toujours happer un rôle jeté par-dessus bord.

Octave Feuillet refusa ce troc et vint me chercher avec Delaunay qui avait pacifié les choses : « C’est convenu. La lune vous éclairera toutes les deux », dit-il en me baisant les mains.

La première du Sphinx fut un triomphe pour Croizette et moi.

Les deux clans s’échauffaient à qui mieux mieux, ce qui doublait notre succès et nous amusait beaucoup, car Croizette a toujours été une délicieuse amie et une camarade loyale. Elle travaillait pour elle, mais jamais contre personne.

Après Le Sphinx, je jouai une jolie pièce en un acte d’un jeune élève de l’École polytechnique, Louis Denayrouse, La Belle Paule. Ce jeune auteur est devenu un savant remarquable et a renoncé à la poésie.

J’avais prié Perrin de me donner un congé d’un mois, mais il s’y refusa énergiquement et me fit répéter Zaïre pendant les pénibles mois de juin et juillet, et annonça, malgré moi, la première pour le 6 août. Il faisait cette année-là une chaleur effroyable dans Paris. Je crois que Perrin, ne pouvant me dompter, avait, sans mauvaise intention réelle, mais par pure autocratie, le désir de me dompter morte.

Le docteur Parrot était allé le trouver, lui disant que mon état de faiblesse était si grand qu’il y avait danger à me faire jouer pendant les grandes chaleurs. Il no voulut rien entendre. Alors, moi, furieuse de l’entêtement féroce de ce bourgeois intellectuel, je me jurai de jouer à en mourir.

Il m’est arrivé souvent, étant enfant, de vouloir me tuer pour embêter les autres. Je me souviens même avoir avalé le contenu d’un grand encrier, après une panade avalée de force devant maman qui s’était imaginée que les panades étaient nécessaires à ma santé. Notre bonne lui avait dévoilé mon horreur des panades, ajoutant que chaque matin la panade allait dans le seau de toilette.

J’eus, bien entendu, d’horribles maux de cœur. Et je criais, dans les tortures de mon pauvre estomac, je criais à maman affolée : « C’est toi qui me fais mourir ! » Et ma pauvre maman sanglotait… Elle n’a jamais su la vérité ; mais elle ne m’a jamais plus forcée à avaler quoi que ce soit.

Eh bien, après tant d’années passées, je me retrouvais avec les mêmes sentiments rancuniers et enfantins : « Ça m’est égal, me disais-je, je tomberai sans connaissance sûrement et je vomirai le sang ; et peut-être j’en mourrai ! Et ce sera bien fait pour Perrin ! Il sera furieux ! « Oui, je pensais cela. Je suis aussi bête que cela, par moments. Pourquoi ? Je ne puis le définir, mais je le constate.


Je jouai donc, le 6 août, par une soirée caniculaire, le rôle de Zaïre. La salle, comble, était en buée. Je n’entrevoyais les spectateurs qu’à travers une vapeur. La pièce, mal montée comme décors, mais bien costumée et surtout très bien jouée par Mounet-Sully (Orosmane), Laroche (Nérestan) et moi (Zaïre), obtint un immense succès.

Voulant tomber évanouie, voulant cracher le sang, voulant mourir pour faire enrager Perrin, je m’étais donnée tout entière : j’avais sangloté, j’avais aimé, j’avais souffert, et j’avais été frappée par le poignard d’Orosmane en poussant le cri vrai de la vraie douleur ; car j’avais senti le fer pénétrer dans mon sein, puis, tombant, haletante, mourante, sur le divan oriental, j’avais pensé mourir sérieusement ; et, pendant tout le temps de la fin de l’acte, j’osais à peine remuer un bras, convaincue que j’étais de ma languissante agonie, et un peu effrayée, je l’avoue, de voir réaliser ma méchante farce à Perrin. Mais grande fut ma surprise quand, le rideau tombé sur la fin de la pièce, je me relevai prestement pour le rappel, et saluai le public sans langueur, sans affaiblissement, prête à recommencer la pièce.

Et je marquai cette représentation d’un petit caillou blanc, car de ce jour je compris que mes forces vitales étaient au service de mes forces intellectuelles. J’avais voulu suivre l’impulsion de mon cerveau dont les conceptions me semblaient trop fortes pour que mes forces physiques les puissent réaliser. Et je me trouvais, ayant tout donné, même au delà, en parfait équilibre !

Alors j ’entrevis la possibilité de l’avenir rêvé.

J’avais pensé — jusqu’à cette représentation de Zaïre — et j’avais entendu dire, et j’avais lu dans les journaux, que ma voix était jolie, mais frêle ; que mon geste était gracieux, mais vague ; que ma démarche souple manquait d’autorité ; que mon regard perdu dans le ciel ne domptait pas le fauve (le public). Je pensai alors à tout cela.

Je venais d’avoir la preuve que je pouvais compter sur mes forces physiques ; car j’avais commencé la représentation de Zaïre dans un tel état de faiblesse qu’il était facile de prédire que je ne terminerai pas le premier acte sans un évanouissement. D’autre part, quoique le rôle soit doux, il exige deux ou trois cris qui pouvaient provoquer les vomissements de sang si fréquents chez moi à cette époque.

J’eus donc la certitude, ce soir-là, que je pouvais compter sur la solidité de mes cordes vocales, car j’avais poussé mes cris avec une rage et une douleur réelles, espérant me casser quelque chose, dans mon inepte désir de jouer un tour à Perrin.

Ainsi, cette petite comédie manigancée par moi tournait à mon profit. Ne pouvant être mourante à ma volonté, je changeai mes batteries et résolus d’être forte, solide, vivace, et vivante, jusqu’à l’énervement de quelques-uns de mes contemporains qui ne m’avaient supportée que parce que je devais mourir bientôt, mais qui me prirent en haine dès qu’ils eurent la certitude que je vivrais longtemps peut-être. Je ne veux en donner qu’un exemple, raconté par Alexandre Dumas fils qui, assistant à la mort de son intime ami Charles Narrey, recueillit ses dernières paroles :

Je suis heureux de mourir, car je n’entendrai plus parler de Sarah Bernhardt et du grand Français (Ferdinand de Lesseps).

Mais cette constatation de mes forces me rendit plus pénible l’espèce de « farniente » dans lequel me condamnait Perrin. En effet, après Zaïre, je restai des mois sans créations, jouant de ci, de là. Alors, découragée et dégoûtée du Théâtre, je me pris de passion pour la sculpture.

En descendant de cheval, je prenais un léger repos et me sauvais dans mon atelier, où je restais jusqu’au soir. Des amis venaient me voir, s’installaient autour de moi, jouant du piano, chantant ; puis on discutait violemment politique, car je recevais dans ce modeste atelier les hommes les plus illustres de tous les clans. Quelques femmes venaient prendre le thé, toujours exécrable, toujours mal servi ; mais ça m’était égal. J’étais absorbée par cet art admirable ; je ne voyais rien ou, pour mieux dire, je ne voulais rien voir.

Je faisais le buste d’une adorable jeune fille, Mlle Emmy de ***. Sa conversation lente et posée était d’un charme infini ! Elle était étrangère, mais


SARAH BERNHARDT DANS SON CERCUEIL.
SARAH BERNHARDT DANS SON CERCUEIL.
SARAH BERNHARDT DANS SON CERCUEIL.


parlait notre langue avec une perfection telle que j’en étais stupéfaite. Elle ne quittait jamais la cigarette, et gardait un profond mépris pour qui ne la devinait pas.

Je fis durer les séances aussi longtemps que possible, car je sentais que cet esprit délicat me pénétrait de sa science de voir au delà ; et bien souvent, dans les hésitations graves de ma vie, je me suis dit : « Qu’aurait fait... qu’aurait pensé... Emmy ?... »

Je fus un peu interloquée un jour par la visite d’Adolphe de Rothschild qui vint me commander son buste. Je me mis tout de suite à l’ouvrage. Mais je l’avais mal regardé, cet aimable homme : il n’avait rien d’esthétique, tout au contraire. J’essayai néanmoins, et je mis toute ma volonté en éveil pour réussir cette première commande dont j’étais si fière.

Deux fois je jetai par terre le buste commencé et, après une troisième tentative, je renonçai définitivement, balbutiant d’imbéciles excuses qui ne durent pas convaincre mon modèle, car je ne le revis jamais chez moi. Quand nous nous rencontrions le matin à cheval, il me saluait d’un salut froid et un peu sévère.

Après cet échec, j’entrepris le buste d’une ravissante enfant : Mlle Multon, petite Américaine délicieuse que j’ai retrouvée au Danemark, mariée, mère de famille et aussi ravissamment jolie.

Puis je fis le buste de Mlle Hocquigny, cette adorable personne, lingère de toutes les intendances militaires pendant la guerre, et dont le secours avait été si puissant pour moi et si nécessaire à mes blessés.

Puis j’entrepris le buste de ma plus jeune sœur, Régina, hélas ! bien malade de la poitrine. Jamais masque plus parfait ne fut pétri par la main de Dieu ! Des yeux de lionne, cernés de grands cils fauves si longs, si longs... un nez mince aux narines mobiles ; une bouche toute petite ; un menton volontaire dans un visage nacré surmonté d’un casque de rayons lunaires, car je n’ai jamais vu de cheveux d’un blond si pâle, si brillant, si soyeux. Mais cet admirable visage était sans charme ; le regard était dur, la bouche sans sourire. J’essayai de rendre de mon mieux ce beau visage de marbre, mais il eût fallu un grand artiste, et je n’étais qu’un humble amateur.

Quand j’exposai le buste de ma petite sœur, elle était morte depuis cinq mois, après six mois d’une agonie lente, pleine de sursauts vers la vie. Je l’avais prise chez moi, rue de Rome, n" 4, dans le petit entresol que j’habitais depuis le terrible incendie qui avait dévoré mes meubles, mes livres, mes tableaux, enfin tout mon petit avoir. Cet appartement de la rue de Rome était petit. Ma chambre était minuscule. Le grand lit de bambou prenait toute la place. Devant la fenêtre était mon cercueil, dans lequel je m’installais souvent pour apprendre mes rôles. Aussi, quand je pris ma sœur chez moi, trouvai-je tout naturel de dormir chaque nuit dans ce petit lit de satin blanc qui devait être ma dernière couchette, et d’installer ma sœur sous les amas de dentelles, dans mon grand lit de bambou.

Elle-même trouvait cela tout simple, puisque je ne voulais pas la quitter la nuit et qu’il était impossible d’installer un autre lit dans cette petite chambre. Puis, elle avait l’habitude de mon cercueil.

Un jour, ma manucure, entrant dans ma chambre pour me faire les mains, fat priée par ma sœur d’entrer doucement parce que je dormais encore. Cette femme tourna la tête, me croyant endormie dans un fauteuil ; mais, m’apercevant dans un cercueil, elle s’enfuit en poussant des cris de folle. A partir de ce moment, tout Paris sut que je couchais dans mon cercueil ; et les cancans vêtus d’ailes de canards prirent leur vol dans toutes les directions.


J’avais une telle habitude des turpitudes écrites sur mon compte, que je ne m’en inquiétais guère. Mais, à la mort de ma pauvre petite sœur, un incident tragicomique se produisit : Quand les croque-morts se présentèrent dans la chambre pour enlever la morte, ils se trouvèrent en face de deux cercueils, et, perdant la tête, le maître de cérémonies envoya chercher un second corbillard en toute hâte. J’étais alors près de ma mère qui avait perdu connaissance, et je revins à temps pour empêcher les hommes noirs d’emporter mon cercueil. Le second corbillard fut renvoyé, mais les journaux s’emparèrent de cet incident. Je fus blâmée, critiquée, etc., etc.

Ce n’était pourtant pas ma faute.