Ma double vie/26

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Charpentier et Fasquelle (p. 382-396).
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XXVI


Je rentrai peu de temps après à Paris. On préparait le « bénéfice » de Bressant qui prenait sa retraite. Il fut convenu que Mounet-Sully et moi devions jouer un acte d’Othello, de Jean Aicard.

La salle était admirable, et le public bien disposé, comme il l’est toujours en ces occasions. Après la chanson du Saule, je m’étais étendue dans le lit de Desdémone, quand tout à coup j’entendis le public rire doucement d’abord, puis inextinguiblement : Othello venait d’entrer, dans la nuit, en chemise ou peu s’en faut, une lanterne à la main, et se dirigeait vers une porte perdue sous une draperie.

Le public, masse impersonnelle, se livre sans réserve à ces manifestations un peu grossières, alors que chaque membre de cette masse, pris à part, aurait honte de sa pensée mise en lumière.

Le ridicule jeté sur cet acte par la pantomime exagérée de l’acteur empêcha la pièce d’entrer en répétitions, et ce ne fut que vingt longues années après que Othello fut joué dans son entier au Théâtre-Français. Moi, je n’y étais déjà plus.

Après avoir joué Bérénice dans Mithridate avec succès, je repris mon rôle de la reine de Ruy Blas. La pièce obtint un succès aussi durable qu’à l’Odéon ; et le public se montra peut-être encore plus favorable à mon égard. C’était Mounet-Sully qui jouait Ruy Blas. Il y fut admirable et cent fois supérieur à Lafontaine, qui le jouait à l’Odéon. Frédéric Febvre, très bien costumé, avait composé son rôle d’une façon intéressante, mais il resta inférieur à Geffroy, qui avait été le plus distingué et le plus effroyable Don Salluste que l’on pût rêver.


Mes rapports avec Perrin étaient de plus en plus froids. Il était heureux, pour la Maison, de mon grand succès ; il était joyeux des magnifiques recettes de Ruy Blas ; mais il aurait voulu que ce fût une autre que moi qui bénéficiât de tous les bravos. Mon indépendance, mon horreur de la soumission, même fictive, l’agaçaient prodigieusement.

Un jour, mon domestique vint me dire qu’un vieil Anglais demandait à me voir avec une telle insistance qu’il avait cru, malgré la consigne, devoir venir m’avertir. « Renvoyez cet homme et laissez-moi travailler. » Je venais de commencer un tableau qui me passionnait : Une fillette tenant, le jour des Rameaux, des palmes dans ses bras. Le petit modèle italien qui posait était une ravissante fillette de huit ans. Tout à coup, elle me dit : « Y s’dispute, l’Anglais… » En effet, j’entendais dans l’antichambre un bruit de voix de plus en plus querellantes. Je sortis, ma palette à la main, résolue à chasser l’intrus ; mais, au moment juste où j’ouvrais la porte de mon atelier, un homme de haute stature s’avança si près de moi que je dus reculer ; et il pénétra ainsi dans mon hall. Il avait les yeux clairs et durs, des cheveux d’argent, une barbe soignée ; il s’excusa très correctement, admira ma peinture, ma sculpture, mon hall, tant et si bien que je ne savais pas encore quel était son nom.

Quand, au bout de dix minutes, je le priai de s’asseoir pour me dire le but de sa visite, il commença d’une voix posée, avec un fort accent : « Je suis M. Jarrett, imprésario. Je puis vous faire faire une fortune. Voulez-vous venir en Amérique ? — Jamais de ma vie ! m’écriai-je vivement. Jamais ! jamais ! — Oh ! bien. Ne vous fâchez pas. Voici mon adresse, ne la perdez pas. » Puis, au moment où il prenait congé : « Ah ! dit-il, vous allez à Londres avec la Comédie-Française, voulez-vous gagner beaucoup " de l’argent " à Londres ? — Oui, comment ? — En jouant dans les salons. Je vous ferai faire une toute petite fortune. — Oh ! ça, je veux bien, si toutefois je vais à Londres, car je ne suis pas décidée. — Alors, voulez-vous me signer un tout petit contrat, auquel nous allons ajouter une clause conventionnelle ? » Et je signai un contrat avec cet homme qui m’inspira de suite une pleine confiance, laquelle ne fut jamais trompée.

Le comité et M. Perrin avaient fait un traité avec John Hollingshead, directeur du Gaiety Théâtre à Londres. Personne n’avait été consulté et je trouvais cela un peu sans façon. Aussi, quand on nous fit part du contrat accepté par le comité et l’administrateur, je ne dis mot.

Perrin, un peu inquiet, me prit à part : « Qu’est-ce que vous ruminez ? — Je rumine ceci : C’est que je


SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DE « DOÑA SOL ».
SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DE « DOÑA SOL ».
SARAH BERNHARDT DANS LE RÔLE DE « DOÑA SOL ».


ne veux pas aller à Londres dans une situation inférieure à qui que ce soit. Je veux, pour tout le temps de notre contrat, être Sociétaire à part entière. » Cette prétention excita très fortement le comité. Et Perrin me dit, le lendemain, que ma proposition était rejetée. « Eh bien, je n’irai pas à Londres, voilà tout ! Rien dans mon engagement ne me force à ce déplacement. »

Le comité s’assembla de nouveau, et Got s’écria : « Eh bien, qu’elle ne vienne pas ! Elle nous embête ! »

Il fut donc décidé que je n’irai pas à Londres. Mais Hollingshead et Mayer, son associé, ne le comprenaient pas ainsi ; et ils déclarèrent que le contrat serait annulé si Croizette, Coquelin, Mounet-Sully ou moi ne venions pas.

Les éditeurs, qui avaient acheté pour deux cent mille francs de places à l’avance, se refusaient à regarder l’affaire bonne sans nos noms.

C’est Mayer qui vint me trouver dans un profond désespoir et qui me mit au courant. « Nous allons, dit-il, rompre notre contrat avec la Comédie si vous ne venez pas, car l’affaire ne semble plus possible. »

Effrayée des conséquences de ma méchante humeur, je courus chez Perrin, et je lui dis qu’après la consultation que je venais d’avoir avec Mayer, je comprenais le tort et l’injure involontaires que j’avais faits à la Comédie et à mes camarades, et je lui déclarai que j’étais prête à partir dans n’importe quelles conditions.

Le comité était en séance. Perrin me pria d’attendre et il revint peu de temps après. Croizette et moi étions nommées Sociétaires à part entière, non seulement pour Londres, mais pour toujours. Chacun avait fait son devoir.

Perrin, très ému, me tendit les deux mains, et m’attirant à lui : « Oh ! la bonne et l’indomptable petite créature ! » Nous nous embrassâmes, et la paix fut de nouveau conclue.

Mais elle ne pouvait durer longtemps, car, cinq jours après cette réconciliation, vers neuf heures du soir, on m’annonça M. Émile Perrin. J’avais du monde à dîner. J’allai néanmoins le recevoir dans le hall ; me tendant un papier : « Lisez cela », me dit-il. Et je lus dans un journal anglais, The Times, ce paragraphe que je traduis :

Comédies de salon de Mlle Sarah Bernhardt,
sous la direction de Sir... Benedict.

Le répertoire de Mlle Sarah Bernhardt se compose de comédies, proverbes, saynettes et monologues écrits spécialement pour elle et un ou deux artistes également de la Comédie-Française. Ces comédies se jouent sans décors ou accessoires et s’adaptent, à Londres comme à Paris, aux matinées et soirées de la haute société. Pour tous les détails et conditions, prière de s’adresser à M. Jarrett (secrétaire de Mlle Sarah Bernhardt), au Théâtre de Sa Majesté . . . . . . .

En lisant les dernières lignes, je compris que Jarrett, apprenant que décidément je venais à Londres, avait commencé son petit travail de réclame.

Je m’en expliquai avec Perrin en toute franchise. « Pourquoi voulez-vous, lui dis-je, que je n’utilise pas mes soirées à gagner de l’argent, puisque la chose m’est offerte ? — Ce n’est pas moi, c’est le comité. — Ah ! elle est forte ! » m’écriai-je. Et appelant mon secrétaire : « Donnez-moi la lettre de Delaunay que je vous ai donnée à garder hier. — La voici », fit-il en la sortant d’une de ses innombrables poches. Et Perrin put lire :

Vous plaît-il de venir jouer La Nuit d’Octobre chez Lady Dudley le jeudi 5 juin ? On nous donnera cinq mille francs pour nous deux. Amitiés. — Delaunay.

« Laissez-moi cette lettre ? me dit l’administrateur contrarié. — Non, je ne veux pas. Mais vous pouvez dire à Delaunay que je vous ai dit son offre. »


Pendant trois ou quatre jours, il ne fut question à Paris, dans les journaux, dans les discussions, que de l’annonce scandaleuse du Times. Les Français, alors très peu anglicanisés, ignoraient les us et coutumes de l’Angleterre.

Enfin le tapage m’énervait à un point tel, que je priai Perrin de le faire cesser ; et le lendemain, parut dans Le National du 29 mai :

Beaucoup de bruit pour rien. — Dans une conversation tout amicale, il est demeuré convenu qu’en dehors des répétitions et des représentations de la Comédie -Française, chaque artiste était libre d’employer son temps à sa guise. Il n’y a donc absolument rien de vrai dans la prétendue querelle que la Comédie-Française ferait à Mlle Sarah Bernhardt. Cette artiste n’a fait qu’user d’un droit strict que personne ne songe à lui nier et dont tous ses camarades ont l’intention de profiter également. L’administrateur de la Comédie-Française a simplement demandé à MM. et Mmes les Sociétaires de ne pas donner de représentations en corps . . . . . . .

Cet article émanait de la Comédie, et les membres dm comité avaient profité de cela pour se faire une petite réclame annonçant qu’eux aussi étaient disposés à jouer dans les salons ; car la note fut envoyée à Mayer avec prière de la faire paraître dans les journaux anglais, Je tiens ce détail de Mayer lui-même.


Toutes querelles terminées, nous commençâmes nos préparatifs pour le départ.

Je n’avais jamais fait la moindre traversée en mer quand fut décidé le voyage à Londres par les artistes de la Comédie-Française. L’ignorance voulue des Français pour tout ce qui est étranger était beaucoup plus sensible à cette époque qu’elle ne l’est aujourd’hui.

Donc, je me fis faire un manteau très chaud. On m’avait affirmé que la traversée était glaciale, même en plein été, et je l’avais cru.

On m’apportait de tous côtés des bonbons contre le mal de mer ; des opiacés contre le mal de tête ; du papier de soie pour me mettre dans le dos ; des petits cataplasmes compressifs pour me mettre sur le diaphragme ; et des semelles goudronnées pour mettre dans mes souliers, car il ne fallait pas, surtout, prendre froid aux pieds.

Oh ! que cela était drôle et amusant ! Et je prenais tout. J’écoutais toutes les recommandations. Je croyais à tout.

Mais ce qui fut le plus inénarrable, ce fut l’apport sur le bateau, cinq minutes avant le départ, d’une énorme caisse très légère. Elle était tenue à la main par un grand jeune homme, devenu aujourd’hui un homme remarquable, ayant toutes les croix, tous les honneurs, une fortune colossale et une outrecuidante vanité. Il était à ce moment-là un timide inventeur : jeune, triste et pauvre, le nez toujours dans des livres traitant de questions abstraites, il ignorait tout de la vie.

Il avait pour moi une grande admiration, mêlée d’un peu de crainte. Ma petite cour l’avait surnommé « la Quenelle ». Il était long, flottant, sans couleur, et ressemblait à une quenelle de vol-au-vent.

Il s’approcha de moi, le visage encore plus terne que de coutume, le bateau remuant un peu. Mon départ le terrifiait, et le vent le faisait osciller de droite et de gauche. Il me fit un signe mystérieux.

Je le suivis, accompagnée par « mon petit’dame » et laissant derrière moi mes amis en veine d’ironie. Il ouvrit la caisse, en sortit une énorme ceinture de sauvetage inventée par lui. Je restai ahurie ; car, quoique je fusse novice pour les voyages, l’idée ne m’était pas venue du danger de faire naufrage en une heure de traversée.

Sans se déconcerter, « la Quenelle » déroula sa ceinture de sauvetage et la revêtit pour m’en apprendre le maniement. Rien de plus fou que cet homme en chapeau haut de forme, en jaquette, avec sa grave et triste figure, endossant cet appareil.

Il y avait tout autour une douzaine de vessies grosses comme des œufs. Dans onze de ces œufs gonflés par l’air, il y avait un morceau de sucre ; dans le douzième, une toute petite vessie contenant dix gouttes d’eau-de-vie. Par le milieu de la ceinture, une petite pelote sur laquelle étaient piquées quelques épingles.

« Vous comprenez... me dit-il, vous tombez à l’eau, paff !... vous restez comme ça », et il s’asseyait dans le vide, se haussant, se baissant pour suivre le mouvement des vagues, ses deux mains en avant s’appuyant sur l’eau imaginaire ; et il tirait son cou comme une tortue pour tenir la tête hors de l’eau.

« Vous voyez, vous êtes dans l’eau depuis deux heures, il faut réparer vos forces. Alors, vous prenez une épingle et vous piquez un œuf. Ainsi, fit-il, vous prenez votre morceau de sucre, vous le mangez, cela vaut un quart de viande. » Et, jetant la petite vessie crevée par-dessus bord, il plongea dans la caisse, en sortit un autre œuf et le rattacha à la ceinture. Il avait tout prévu.

J’étais pétrifiée. Quelques amis s’étaient rapprochés, espérant bien quelque folle équipée de « la Quenelle » ; mais ils n’avaient pas prévu celle-là.

M. Mayer, l’un de nos imprésarios, craignant un scandale par trop comique, éloigna la foule. Je ne savais si je devais me fâcher ou rire ; mais la boutade railleuse et injuste d’un de mes amis éveilla ma pitié pour cette pauvre Quenelle. J’eus la vision des heures passées à chercher, à combiner, enfin à fabriquer cette ridicule machine. J’eus de l’attendrissement pour l’amour inquiet qui avait présidé à l’éclosion de cet engin de sauvetage ; et je tendis la main à ma pauvre Quenelle, en lui disant : « Filez vite, le bateau va partir ! » Il baisa cette main amie et s’enfuit.

J’appelai mon intendant : « Je vous en prie, Claude, aussitôt que nous aurons perdu la terre de vue, jetez la caisse et son contenu à la mer. »


Le départ du bateau fut accompagné par les hurrah ! les Au revoir ! Bon succès ! Bonne chance ! les bras levés, les mouchoirs flottants, les baisers envoyés au hasard, dans le tas.

Mais ce qui fut vraiment beau, et un spectacle inoubliable, ce fut notre débarquement à Folkestone. Il y avait là des milliers de personnes et ce fut la première fois que j’entendis crier : Vive Sarah Bernhardt ! Je tournai la tête et me trouvai en face d’un jeune homme pâle — la tête rêvée d’Hamlet — qui me remit un gardénia. Je devais l’admirer plus tard sous le costume d’Hamlet joué par Forbes Robertson.

Nous passions au milieu d’une haie de fleurs tendues, de mains pressées ; et je vis tout de suite que j’étais plus favorisée que les autres.

Cela me gênait un peu et me charmait quand même. Une camarade qui se trouvait près de moi, et qui ne m’aimait pas, me dit méchamment : « Bientôt on te fera un tapis de fleurs... — Le voilà ! » s’écria un jeune homme en jetant devant moi une brassée de lis. Je m’arrêtai confuse, n’osant marcher sur ces blanches fleurs, mais la foule, pressée derrière moi, me forçait d’avancer. Il fallut bien écraser les pauvres lis.

« Un Hip ! Hip ! Hurrah ! pour Sarah Bernhardt ! » s’écria le fougueux jeune homme. Sa tête dépassait toutes les autres têtes ; ses yeux étaient lumineux ; ses cheveux, longs ; il avait l’air d’un étudiant allemand. C’était cependant un poète anglais, un des plus grands de ce siècle ; poète plein de génie, mais hélas ! tourmenté depuis et vaincu par la folie : c’était Oscar Wilde.

La foule répondit à son appel, et nous montâmes dans le train, poursuivis par les « Hip ! hip ! hip ! Hurrah ! pour Sarah Bernhardt ! Hip ! hip ! hip ! Hurrah ! pour les comédiens français ! »

Quand le train s’arrêta vers neuf heures à Charing Cross, nous avions plus d’une heure de retard.

Une tristesse s’empara de moi. Le temps était couvert. Et puis, je croyais que nous allions encore être acclamés à notre arrivée à Londres. Je m’étais préparée à de nouveaux : « Hip ! hip !... » Il y avait là du monde, beaucoup de monde, mais personne ne semblait nous connaître. J’avais vu un beau tapis en arrivant en gare. Je croyais que c’était pour nous. Oh ! je ne doutais plus de rien, notre accueil à Folkestone m’avait grisée.

Le tapis venait de servir à Leurs Altesses le prince et la princesse de Galles partis pour Paris !

Cette nouvelle me contraria, me vexa même personnellement. On m’avait raconté que tout Londres frémissait dans ses moelles à l’idée de recevoir la Comédie-Française : et je trouvai Londres très indifférent.

La foule était nombreuse, très compacte, mais froide. « Pourquoi, dis-je à Mayer, le prince et la princesse de Galles partent-ils aujourd’hui ? — Mais, parce qu’ils avaient décidé leur départ pour Paris. — Oh ! alors, ils ne seront pas là pour la première ? — Non. Le prince a pris une loge pour la saison et l’a payée dix mille francs, mais elle sera occupée par le duc de Connaught. »

J’étais désespérée. Je ne sais pas pourquoi ; mais j’étais désespérée. Je trouvais que tout cela allait mal.

Un valet de pied me conduisit à ma voiture.

Je traversai Londres le cœur serré. Je trouvais que tout était noir. Et quand j’arrivai devant la maison, 77, Chester Square, je ne voulus pas descendre. Mais la porte grande ouverte me montra le vestibule lumineux, dans lequel se dressaient toutes les fleurs de la terre, en corbeilles, en bouquets, en gerbes. Je descendis et pénétrai dans la maison que j’allais habiter pendant six semaines.

Toutes ces branches me tendaient leurs fleurs.

« Vous avez les cartes de tous ces bouquets ? demandai-je à mon domestique. — Oui, me répondit-il, je les ai mises sur un plateau, car toutes ces fleurs sont arrivées hier de Paris, envoyées par les amis de Madame. Il n’y a que ce bouquet qui est d’ici. » Et il me remit un bouquet énorme. Je pris la carte. Il y avait écrit : « Welcome ! — Henri Irving. »

Je fis le tour de la maison. Je la trouvai triste. Je voulus aller au jardin, l’humidité me pénétra. Je rentrai claquant des dents et m’endormis le cœur angoissé comme à la veille d’un malheur.

Le lendemain fut consacré à recevoir les journalistes. Je voulais les recevoir tous ensemble, mais M. Jarrett s’y opposa.

Cet homme était un véritable génie de la réclame. Je ne m’en doutais pas alors. Il m’avait fait de très belles propositions pour l’Amérique ; et malgré mes refus, il s’était imposé à moi par son intelligence, son esprit comique, et mon besoin d’être pilotée dans ce pays nouveau. « Non, me dit-il, si vous les recevez tous ensemble, ils seront tous furieux, et vous aurez de mauvais articles. Il faut les recevoir chacun l’un après l’autre. « Il en vint trente-sept ce jour-là ; et Jarrett ne me fit grâce d’aucun.

Il restait avec moi et sauvait la situation chaque fois que je disais une bêtise. Je parlais très mal l’anglais, quelques-uns très mal le français, et Jarrett translatait mes réponses. Je me souviens parfaitement que tous me dirent d’abord : « Eh bien, Mademoiselle, que pensez-vous de Londres ? »

J’étais arrivée le soir à neuf heures, et le premier auquel je parlai me fit cette question à dix heures du matin. J’avais entr’ouvert mon rideau en me levant, et je ne connaissais de Londres que Chester Square, c’est-à-dire un petit carré de verdure sombre au milieu duquel se dressait une statue noire et dont l’horizon était borné par une église laide. Je ne pouvais répondre à cette question.

Mais Jarrett avait prévu le coup ; et j’appris le lendemain que j’étais enthousiaste de la beauté de Londres, que je connaissais déjà un tas de monuments, etc., etc..


Vers cinq heures, la charmante Hortense Damain qui était très aimée de la société anglaise, vint me prévenir que la duchesse de*** et lady de R*** viendraient me rendre visite à cinq heures et demie. « Oh ! reste avec moi, lui dis-je, tu sais comme je suis sauvage. Je sens que je serai stupide. »

A l’heure dite, on m’annonça les visiteuses. Ce fut mon premier contact avec l’aristocratie anglaise ; et j’en ai conservé un souvenir plein de charme. Lady de R*** était une beauté parfaite, et la duchesse, d’une grâce, d’une distinction et d’une bienveillance qui me laissèrent très émue de sa visite.

Lord Dudley vint quelques instants après. Je le connaissais beaucoup ! Il m’avait été présenté par le maréchal Canrobert, un de mes plus chers amis. Il me demanda si je voulais monter à cheval le lendemain matin. Il avait un très joli cheval de dame à ma disposition. Je le remerciai ; mais je voulus d’abord me rendre au Rotten row en voiture.

A sept heures, Hortense Damain vint me chercher pour aller dîner chez la baronne M. de***. Elle habitait une jolie maison à Princess Gate.

Il y avait une vingtaine de personnes,, entre autres le peintre Millet. On m’avait dit qu’on mangeait très mal en Angleterre : je trouvai le diner parfait. On m’avait dit que les Anglais étaient froids et gourmés : je trouvai des êtres charmants, pleins d’humour. Tout le monde parlait très bien le français. J’étais honteuse de mon ignorance de la langue anglaise.

Après le dîner, il y avait musique et récitation. Je fus très touchée de la bonne grâce et du tact de mes hôtes, qui ne me demandaient pas de dire des vers.

Je pris grand intérêt à examiner la société que j’avais sous les yeux. Elle ne ressemblait en rien à une réunion française. Les jeunes filles s’amusent pour leur propre compte et s’amusent très sincèrement. Elles ne sont pas là pour trouver un mari.

Ce qui me surprit un peu, c’est le décolleté de dames très ravagées par le temps. Je m’en expliquai avec Hortense Damain : « C’est affreux ! lui dis-je. — Oui, mais c’est chic ! » Elle était charmante, mon amie Damain, mais elle ne connaissait que le « Chic ». Elle m’avait envoyé les Commandements du « Chic », quelques jours avant mon départ de Paris :

Chester square, habiteras.
A Rotten row, tu monteras.
Le Parlement, visiteras.
Garden-parties, fréquenteras.
Chaque visite, tu rendras.
A chaque lettre, répondras.
Photographies, tu signeras.
Damain Hortense, écouteras.
Et tous ses conseils, tu suivras.

J’avais ri de ces commandements ; mais je me rendis vite compte que, sous leur forme badine, elle les tenait pour sérieux. Hélas ! la pauvre amie tombait mal : je détestais rendre des visites, écrire, signer des photographies et suivre les conseils qu’on me donne.

J’adore qu’on vienne chez moi, je déteste aller chez les autres. J’adore recevoir des lettres, les lire, les commenter, je déteste en écrire. Je déteste les promenades fréquentées, j’adore les routes désertes, les endroits solitaires. J’adore donner des conseils, je déteste en recevoir ; et je ne me rends jamais du premier coup à un conseil sage qu’on me donne. Il me faut un effort de volonté pour reconnaître la justesse d’un conseil, et un effort intellectuel pour en être reconnaissante ; je suis d’abord vexée.

Aussi, je ne tins aucun compte des conseils d’Hortense Damain ni de ceux de Jarrett ; et j’eus très grand tort, car je fis beaucoup de mécontents. Dans un autre pays, je me serais fait des ennemis.

À cette première visite à Londres, que de lettres d’invitation auxquelles je n’ai pas répondu ! Que de femmes charmantes auxquelles je n’ai pas rendu leur visite ! Que de fois, après avoir accepté un dîner, je n’y suis pas allée sans avertir. C’est odieux.

Et cependant, j’accepte toujours avec plaisir, me promettant d’être exacte ; mais, l’heure venue, une fatigue me prend, un besoin de rêver, de me soustraire à une obligation ; puis, quand je veux me décider — quand même, — l’heure est passée, c’est trop tard pour prévenir, trop tard pour y aller, et je reste mécontente de moi, des autres, de tout.