Ma double vie/27

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Charpentier et Fasquelle (p. 397-404).
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XXVII


L’hospitalité est une qualité faite de saveur primitive et de grandeur antique.

Le peuple anglais est, à mon avis, le peuple le plus hospitalier du globe. Et il l’est simplement, largement. Quand il a ouvert sa porte, l’Anglais ne la referme jamais. Il excuse vos défauts et accepte vos travers. Et c’est grâce à cette largeur d’idées que je suis restée depuis vingt-cinq ans l’artiste aimée et choyée.

Je fus ravie de ma première soirée à Londres.

Je rentrai à la maison très gaie et très anglomanisée. Je trouvai des amis, des Parisiens qui venaient de débarquer et qui étaient furieux. Mon enthousiasme les exaspéra, et nous restâmes à discuter jusqu’à deux heures du matin.


Le lendemain, je me rendis au Rotten row. Il faisait un temps radieux.

Tout Hyde Park semblait semé d’énormes bouquets, tant par ses massifs merveilleusement composés par ses jardiniers, que par les touffes d’ombrelles bleues, roses, rouges, blanches, jaunes, qui abritaient des chapeaux clairs couverts de fleurs, sous lesquels brillaient les jolies figures des babies et des femmes.

Sur la route des cavaliers, c’était le vertigineux galop des élégants pur-sang emportant des centaines d’amazones fines, souples et hardies. Puis des cavaliers et des enfants montant sur les larges poneys irlandais. D’autres enfants galopant sur des poneys écossais aux crinières longues et touffues. Et cheveux d’enfants, crinières de chevaux, se soulevaient sous le vent de la course.

La route des voitures, tenant le milieu entre les cavaliers et les piétons, était sillonnée de dog-carts, de calèches, de mail-coachs, de huit-ressorts, et de très élégants cabs ; valets poudrés, chevaux fleuris, sportmen conducteurs, ladies conduisant crânement d’admirables trotteurs.

Toute cette élégance, tout ce parfum de luxe, toute cette joie de vivre dressèrent devant mes yeux le souvenir évocateur de notre Bois de Boulogne, si élégant, si vivant quelques années auparavant, quand Napoléon III le traversait en daumont, nonchalant et souriant. Ah ! qu’il était joli, notre Bois de Boulogne ! Les officiers caracolaient dans l’avenue des Acacias, sous les regards des belles mondaines ! La joie de vivre éclatait partout alors : l’amour de l’amour enveloppait la vie d’un charme infini !

Je fermai les yeux et mon cœur s’angoissa sous l’étreinte de l’affreux souvenir de 1870. Il était mort, le doux empereur au sourire si fin : vaincu par les armes, trahi par la fortune, terrassé par la douleur.

La vie intense avait repris son cours en France. Mais la via d’élégance, de charme, de luxe, était enveloppée de crêpe. Il y avait à peine huit ans que la guerre avait fauché nos soldats, ruiné nos espérances et humilié notre gloire.

Trois présidents s’étaient déjà succédé. Le vilain petit Thiers, à l'âme bourgeoise et perverse, qui avait usé ses dents à grignoter tous les régimes : la royauté de Louis-Philippe, l’empire de Napoléon III et le pouvoir exécutif de la République Française, n’avait guère pensé à redresser notre cher Paris courbé sous tant de ruines. Il avait été remplacé par Mac-Mahon, bon, brave et nul. Et Grévy avait succédé au maréchal. Mais Grévy était avare et trouvait toute dépense inutile pour lui, pour les autres et pour le pays.

Et Paris restait triste, gardant vivaces les lèpres que la Commune lui avait communiquées par le baiser de ses brasiers.

Et notre charmant Bois de Boulogne portait encore les traces des blessures que la Défense Nationale lui avait infligées. Et l’avenue des Acacias restait solitaire.


Je rouvris mes yeux pleins de larmes et, au travers de leur brouillard, j’entrevis à nouveau la triomphante vitalité qui m’entourait.

Je voulus rentrer de suite, car je jouais le soir pour la première fois et je me sentais en malaise et en désespérance.

Quelques personnes m’attendaient à Chester Square. Je ne voulus voir personne. Je pris une tasse de thé et me rendis au Gaiety Théâtre où nous allions pour la première fois affronter le public anglais.

Je savais déjà que j’étais élue favorite, et cela me glaçait de terreur, car je suis ce qu’on appelle une « traqueuse », j’ai le trac, le trac fou…

Quand je débutai, j’avais de la timidité, mais pas de trac ; je devenais parfois rouge comme un coquelicot quand mon regard croisait celui d’un spectateur ; j’étais honteuse de parler si haut devant tant de gens silencieux. Cela venait de mon éducation monacale ; mais je n’avais aucun sentiment de peur.

La première fois que j’eus la sensation réelle du trac, ce fut au mois de janvier 1869, à la septième, peut-être la huitième représentation du Passant. Le succès de ce petit chef-d’œuvre avait été colossal ; et mon interprétation de Zanetto avait charmé le public, et surtout les étudiants.

Quand je fis mon entrée ce jour-là, je fus soudainement acclamée. Je me tournai vers la loge impériale, croyant que l’empereur venait d’entrer dans la salle. Mais non, la loge était vide ; et je dus me convaincre que tous les bravos étaient pour moi. Je fus prise d’un tremblement nerveux, et une folle envie de pleurer me picotait les yeux.

J’eus un succès fou ce soir-là. Agar et moi fûmes rappelées cinq fois. Et à la sortie, les étudiants, rangés de chaque côté, me décernèrent trois bans.

Rentrée à la maison, je me jetai dans les bras de ma grand’mère aveugle, qui vivait chez moi : « Qu’est-ce que vous avez, ma petite ? — Grand’mère, je suis perdue, ils veulent faire de moi une " Étoile " et je n’ai pas encore assez de talent pour cela. Et vous verrez, on va me jeter à bas et m’assommer sous les bravos. »

Ma grand’mère me prit la tête et elle fixa le néant de ses grands yeux clairs sur mon visage. « Vous m’avez dit, ma petite, que vous seriez la Première dans votre carrière et, quand la chance se présente, vous avez peur ? Vous me semblez un bien mauvais soldat ! »

Je refoulai mes larmes et me promis de soutenir courageusement le succès qui venait chercher noise à ma tranquillité, à mon insouciance, à mon « j’m’enfichisme ». Mais, à partir de cette époque, la peur s’empara de moi, le trac me martyrisa.


Ce fut dans ces dispositions que je me préparai pour le second acte de Phèdre, dans lequel je devais paraître pour la première fois devant le public anglais. Trois fois je me mis du rouge sur les joues, du noir aux yeux ; trois fois je m’enlevai tout, d’un coup d’épongé. Je me trouvais laide. Je me trouvais plus maigre. Je me trouvais moins grande.

Je fermai les yeux pour écouter ma voix. Mon diapason à moi, c’est « le bal », que je prononce en bas en ouvrant l’a ; « le bââââl », ou que je file en haut en fermant l’a et en suivant l’l : « le balll ». — Ah ! bien oui ! je ne trouvai « le bal » ni en haut, ni en bas. J’avais la voix enrouée dans les notes graves, voilée dans les notes de soprano ; je pleurai de rage.

On vint me prévenir que le second acte de Phèdre allait commencer. Je devins folle. Je n’avais pas mon voile. Je n’avais pas mes bagues. Ma ceinture de camées n’était pas attachée. Je murmurai :

Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.
J’oublie, en le voyant   .   .   .   .   .   .

Mais le mot « J’oublie » me frappa au cerveau : Si j’allais oublier ce que j’ai à dire !

C’est vrai… Qu’est-ce que je dis ?… Je ne sais plus… je ne sais plus… Qu’est-ce que je dis après « en le voyant » ? Personne ne me répondit. Je les terrifiais tous par mon état nerveux. J’entendis Got marmonner : « Elle devient folle ! » Mlle Thénard, qui jouait Œnone, ma vieille nourrice, me dit : « Calme-toi, tous les Anglais sont partis pour Paris, il n’y a que des Belges dans la salle ! »

Cette réplique follement comique fit virer mon esprit inquiet : « Tu es stupide ! lui dis-je. Tu sais bien comme j’ai eu peur à Bruxelles. — Oh ! bien inutilement, répondit-elle froidement : il n’y avait que des Anglais ce jour-là.»

Il fallait entrer en scène. Je n’eus pas le temps de lui répondre ; mais elle avait changé le cours de mes idées.

J’avais le trac, mais pas celui qui paralyse : celui qui affole. C’est déjà pas mal, mais c’est préférable. On fait trop, mais on fait quelque chose.

La salle entière avait applaudi mon entrée en scène pendant quelques instants ; et, courbée sous mon salut, je me disais intérieurement : « Oui, oui... vous allez voir... je vais vous donner mon sang... ma vie... mon âme. » Et quand j’entamai ma scène, comme je ne me possédais pas, je la pris un peu trop haut. Impossible de redescendre, une fois lancée. J’étais partie. Rien ne pouvait plus m’arrêter.

Je souffrais, je pleurais, j’implorais, je criais ; et tout cela était vrai ; ma souffrance était horrible, mes larmes coulaient brûlantes et acres. J’implorais Hippolyte pour l’amour qui me tuait, et mes bras tendus vers Mounet-Sully étaient les bras de Phèdre tordus par le cruel désir de l’étreinte. Le dieu était venu.

Et, quand le rideau tomba, Mounet-Sully me releva inanimée et me transporta dans ma loge.

La public, ignorant ce qui se passait, voulut que Mje revienne saluer. Moi aussi, je voulais revenir remercier le public de son attention, de sa bienveillance, de son émotion. Je revins.

Voici ce que dit John Murray dans Le Gaulois du 5 juin 1879 :

Aussi, lorsque rappelée à grands cris, Mlle Bernhardt a reparu, épuisée par ses efforts et se soutenant sur Mounet-Sully, lui a-t-on fait une ovation que je crois unique dans les annales du Théâtre en Angleterre.

Le lendemain, le Daily Telegraph terminait sa merveilleuse critique par ces lignes :

Clearly Mlle Sarah Bernhardt exerted every nerve and fibre and her passion grew with the excitement of the spectators, for when, after a recall that could not be resisted the curtain drew up, M. Mounet-Sully was seen supporting the exhausted figure ot the actress, who had won her triumph only after tremendous physical exertion and triumph it was however short and sudden.

Le Standard finissait son article par ces mots :

The sybdued passion, repressed for a time until at length it burst its bonds, and the despairing, heart broken woman is revealed to Hippolyte, was schown with so vivid reality that a scene of enthousiasm such as is rarely witnessed in a theatre followed the fall of the curtain. Mlle Sarah Bernhardt in the few minutes the was upon the stage (and coming on it must be remembered to plunge into the middle ot a stirring tragedy) yet contrived to make an impression which will not soon be effaced from those who were présent.

Le Morning Post disait :

Very brief are the words spoken before Phèdre rushes into the room to commence tremblingly and nervously, with struggles which rend and tear and convulse the system, the secret of her shameful love. As her passion mastered what remainded of modesty or reserve in her nature, the woman sprang forward and recoiled again with the movements of a panther, striving, as it seemed to tear from her bosom the heart which stifled her with its unholy longings, until in the end, when terrified at the horror her breathings have provoked in Hippolyte, she strove to pull his sword from its sheath and plunge it in her own breast she fell back in complète and absolute colapse. This exhibition marvellous in beauty of pose, in febrile force, in intensity, and in purity of delivery, is the more remarkable as the passion had to be reached, so to speak, at a bound, no performance ot the first act having roused the actress to the requisite beat. It proves Mlle Sarah Bernhardt worthy of her réputation, and shows what may be expected from her by the public which has eagerly expected her coming.

Cette première soirée à Londres fut définitive pour mon avenir.