Ma double vie/31

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Charpentier et Fasquelle (p. 448-461).
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XXXI


Après cette première épreuve de ma personnalité en liberté, je me sentis plus sûre de la vie que je me voulais faire. Quoique très faible de constitution, la possibilité de faire ce qui me plaisait sans entraves, sans contrôle, détendit mon système nerveux qui, renforcé, équilibra du coup ma santé affaiblie par le perpétuel énervement, par l’excès de travail, qui me faisait oublier mes tracas. Je dormis sur des lauriers cueillis pour moi toute seule, et je dormis mieux. Dormant mieux, je commençai à manger un peu. Et grand fut l’étonnement de ma petite cour quand, à mon retour de Londres, ils virent leur idole arrondie et rosée. Je restai quelques jours à Paris ; puis je partis pour Bruxelles, où je devais jouer Adrienne Lecouvreur et Froufrou.

Le public belge — j’entends par là le public bruxellois — est celui qui se rapproche le plus de notre public. En Belgique, je ne me sens jamais à l’étranger. Notre langue est la langue courante ; les attelages sont


SARAH BERNHARDT EN AMAZONE, DANS LE RÔLE DE « FROUFROU ».
SARAH BERNHARDT EN AMAZONE, DANS LE RÔLE DE « FROUFROU ».
SARAH BERNHARDT EN AMAZONE, DANS LE RÔLE DE « FROUFROU ».


toujours d’un goût parfait ; les femmes du vrai monde ressemblent à nos femmes du vrai monde ; les cocottes abondent ; les hôtels ne sont pas meilleurs à Bruxelles qu’à Paris ; les chevaux de fiacre sont aussi malheureux ; les journaux aussi méchants. Bruxelles est un tout petit Paris potinier.

Je jouai pour la première fois à la Monnaie, et je me sentis d’abord mal à l’aise dans cet immense et glacial théâtre. Mais l’enthousiasme bienveillant du public me réchauffa, et nos quatre représentations furent quatre soirées inoubliables. Puis je partis pour Copenhague, où je devais donner au Théâtre Royal cinq représentations.

Notre arrivée, très attendue sans doute, me causa un trac fou. Plus de deux mille personnes poussèrent, à l’arrêt du train signalant ma présence, un Hurrah ! si terrible que je ne pus me rendre compte de ce qui se passait. Puis, quand M. de Fallesen, directeur du Théâtre Royal, et le premier chambellan du roi entrèrent dans mon compartiment, ils me prièrent de me montrer à la fenêtre pour satisfaire la curiosité amicale du public. Le terrible Hurrah ! recommença, et je compris.

Mais une inquiétude folle s’empara de moi. Jamais, oh ! non, jamais je ne pourrai, quel qu’en soit mon désir, être à la hauteur de ce qu’on attendait de moi. Ma menue personne fera pitié à tous ces magnifiques gars, à toutes ces splendides et rayonnantes femmes. Je descendis du train si diminuée par la comparaison, que j’eus la sensation de n’être rien qu’un souffle ; et je vis la foule, soumise à sa police, s’écarter en deux lignes compactes, laissant une large voie pour ma voiture. Je passai au petit trot entre cette haie de sympathies, recevant des fleurs jetées, des baisers envoyés, des coups de chapeau administratifs et affectueux.

J’ai eu depuis, dans ma longue carrière, bien des triomphes, des réceptions, des ovations ; mais celles de ce peuple danois me sont restées parmi les plus chéries. La haie se continuait jusqu’à l’hôtel d’Angleterre, où je descendis après avoir encore une fois salué et remercié tous ces sympathiques visages.

Le soir, le roi, la reine et leur fille, la princesse de Galles, assistèrent à la première d’Adrienne Lecouvreur.

Voici ce que dit Le Figaro du 16 août 1880 :

Sarah Bernhardt vient de jouer Adrienne Lecouvreur avec un succès immense devant un public magnifique. La famille royale, le roi et la reine des Hellènes ainsi que la princesse de Galles assistaient à la représentation. Les reines ont jeté leurs bouquets à l’artiste française au milieu des acclamations. C’est un triomphe sans précédent. Le public est en délire. Demain : Froufrou

Les représentations de Froufrou eurent un égal succès. Mais, comme je ne jouais que tous les deux jours, je voulus visiter Elseneur. Le roi mit un bateau à ma disposition pour ce petit voyage.

J’avais invité toute ma Compagnie. M. de Fallesen, premier chambellan et directeur du Théâtre Royal, nous fit servir un magnifique déjeuner ; et, accompagnés des premières notabilités du Danemark, nous visitâmes le tombeau d’Hamlet, la source d’Ophélie et le château de Marienlyst, puis nous nous fîmes conduire au château de Kronborg.

Je regrettai ma visite à Elseneur. Mon rêve était plus beau. Le soi-disant tombeau d’Hamlet est représenté par une petite colonne triste et laide, un peu de verdure, et la désolante tristesse du mensonge sans beauté. On me fit boire un peu d’eau prise à la soi-disant source d’Ophélie ; et le baron de Fallesen cassa le verre sans permettre à personne d’autre de boire à la petite source.

Je revins un peu triste de ce voyage sans grandeur. Appuyée sur le bastingage, je regardais l’eau filer, quand je remarquai quelques pétales de roses immergeant et venant, sous l’impulsion d’un remous invisible, se coller aux flancs de notre bateau. Puis des milliers de pétales. Et, dans le mystérieux déclin du soleil couchant, éclatèrent, comme une fanfare étouffée par des baisers, les chants mélodieux des fils du Nord.

Je levai les yeux. Devant nous se balançait, poussé par le vent, un joli bateau aux voiles déployées : une vingtaine de jeunes gens jetaient des brassées de roses que le petit flot nous apportait et chantaient les merveilleuses légendes des siècles passés. Et tout cela était pour moi : toutes ces roses, tout cet amour, toute cette musicale poésie. Et ce soleil couchant, je le voulus aussi pour moi.

Et, dans cette fugitive minute qui m’apportait toute la beauté de la vie, je me sentis tout près de Dieu.


Le lendemain, à l’issue de la représentation, le roi me fit mander dans la loge royale et il me remit la décoration du Mérite, très joliment ornée de diamants.

Il me garda quelque temps dans sa loge, m’interrogeant sur quantité de sujets. Je fus présentée à la reine et je m’aperçus de suite qu’elle entendait difficilement. J’en conçus quelque gêne, lorsque vint à mon secours la reine de Grèce. Elle était belle. Mais combien moins jolie que sa belle-sœur la princesse de Galles : Oh ! l’adorable et séduisant visage ! Des yeux d’enfant du Nord dans un visage grec d’une pureté virginale, un long cou souple créé pour le salut d’une reine, un sourire doux et presque timide. Le charme indéfinissable de cette princesse la rendait si lumineuse que je ne vis plus qu’elle ; et je quittai la loge, laissant, je le crains, une triste opinion de mon intelligence aux couples royaux de Danemark et de Grèce.


La veille de mon départ, on m’offrit un grand souper. M. de Fallesen prit la parole et, dans un discours très élégant, nous remercia de la semaine française que nous venions de donner au Danemark.

Robert Walt fit, au nom de la presse, un discours très chaud, très court et très sympathique. Notre ambassadeur remercia très courtoisement en quelques mots Robert Walt ; mais quelle ne fut pas la surprise générale devoir le baron Magnus, ministre de Prusse, se lever et dire, d’une voix forte, en se tournant vers moi : « Je bois à la France qui nous donne de si grands artistes ! A la France, à la belle France que nous aimons tous ! »

Dix ans à peine s’étaient écoulés depuis la terrible guerre. Français et Françaises étaient encore meurtris ; aucune blessure n’était cicatrisée. Le baron Magnus, très aimable et vraiment charmant homme, m’avait, dés mon arrivée à Copenhague, envoyé des fleurs avec sa carte. J’avais renvoyé les fleurs et prié un attaché de l’ambassade anglaise, sir Francis..., je crois, de dire au baron allemand que je le priais de ne point renouveler son envoi. Le baron, très bon enfant, se prit à rire et m’attendit au moment de ma sortie de l’hôtel. Il vint à moi les mains tendues, me dit je ne sais quelles paroles courtoises et sensées. Tout le monde nous regardait. J’étais gênée. Cet homme était visiblement bon. Je remerciai, touchée malgré moi par la franchise de son attitude, et je m’esquivai indécise sur mes propres sensations. Il renouvela deux fois ses visites, mais je ne le reçus pas et le saluai toujours à ma sortie de l’hôtel. Mais je m’étais un peu irritée de la ténacité de cet aimable diplomate.

Le soir du souper, quand je le vis prendre, debout, l’attitude d’un orateur, je me sentis pâlir. Il n’avait pas achevé sa petite allocution que, debout, je m’écriai : « Soit. Buvons à la France, mais à la France tout entière. Monsieur le ministre de Prusse ! » J’étais nerveuse, vibrante et théâtrale sans le vouloir. Ce fut une traînée de poudre.

L’orchestre de la Cour, placé dans la galerie supérieure, fit éclater La Marseillaise. À cette époque, les Danois haïssaient les Allemands. La salle du souper devint déserte comme par enchantement.

Je remontai dans mes appartements, ne voulant répondre à aucune question. J’avais dépassé la note. La colère m’avait fait dépasser ma volonté. Le baron Magnus ne méritait pas cette algarade. Et puis, mon instinct me prévenait que cela aurait des conséquences. Je me mis au lit, furieuse contre moi, contre le baron, contre l’univers.

Vers cinq heures du matin, je commençais à somnoler, quand je fus éveillée par le grognement de mon chien. Puis j’entendis frapper au salon ; J’appelai ma femme de chambre qui réveilla son mari, et il alla ouvrir. Un attaché de la légation de France désirait me parler de suite. Je passai une tea-gown d’hermine et je m’en fus trouver le visiteur.

« Je vous en prie, me dit-il, écrivez de suite un mot, pour expliquer que hs paroles que vous avez dites n’ont pas le sens qu’on veut leur donner. Le baron Magnus, que nous aimons tous, est en très mauvaise posture, et nous en sommes désolés. Le prince de Bismarck ne plaisante pas, et c’est très grave pour lui. — Eh, mon Dieu, Monsieur, je suis cent fois plus désolée que vous, car cet homme est bon, charmant. Il a manqué de tact politique et il est très excusable, puisque je ne suis pas une femme politique. Moi, j’ai manqué de sang-froid. Je donnerais cette main gauche, qui m’est très nécessaire tout de même, pour réparer le mal. — Nous ne vous en demandons pas tant. Et ce serait dommage, en vérité, pour la beauté de vos gestes... (Ah ! dame, il était Français)... — Voici un brouillon de lettre : veuillez l’accepter, l’écrire, le signer, et tout sera dit... »

Mais c’était inacceptable. Le brouillon de cette lettre donnait des explications tortueuses et un peu lâches. Je me rebiffai ; et, après plusieurs essais mal venus, je renonçai à écrire quoi que ce soit.


Trois cents personnes assistaient à ce souper ; plus l’orchestre royal, plus les serviteurs. Le baron avait lancé son aimable, mais maladroite harangue, à toute volée. J’avais répliqué en toute surexcitation. Le public, la presse, étaient saisis de l’algarade ; nous étions garottés par notre sottise, le baron et moi. Ce serait aujourd’hui, j e me moquerais de ce qu’en pourrait penser l’opinion ; et je trouverais un biais, même en me ridiculisant, pour sauver un brave et galant homme. Mais à cette époque, j’étais d’une nervosité excessive, d’un chauvinisme intransigeant. Et puis, peut-être me croyais-je un petit quelqu’un. La vie m’a appris depuis que si l’on doit être quelqu’un, ce n’est qu’après la mort que la manifestation s’affirme.

Aujourd’hui que je descends l’autre versant de la colline de la vie, je regarde gaiement tous les piédestaux sur lesquels j’ai été élevée ; il y en eut tant et tant que leurs morceaux, brisés par les mêmes Sicambres qui les avaient dressés, me font un pilier solide sur lequel je me tiens heureuse de ce qui fut, attentive à ce qui sera. Mon amour-propre imbécile a fait du mal à qui ne voulait pas m’en faire et j’ai gardé de cet incident un chagrinant remords.


Je quittai Copenhague au milieu des ovations et aux cris mille fois répétés de « Vive la France ! » A toutes les fenêtres, des drapeaux français claquaient leur joli bruit cinglant ; et je sentais bien que tout cela n’était pas pour moi, mais contre l’Allemagne. Je servais de prétexte.

Depuis, les Allemands et les Danois se sont très solidement réunis ; et je ne jurerais pas que quelques Danois ne m’aient gardé rancune de l’histoire du baron Magnus.

Je rentrai à Paris pour faire mes derniers préparatifs pour le grand voyage en Amérique. Je devais être embarquée le 15 octobre.

Un jour d’août, je recevais comme de coutume, à cinq heures, tous mes amis, qui se pressaient d’autant plus que j’allais partir pour longtemps. Il y avait là Girardin, le comte Kapenist, le maréchal Canrobert, Georges Clairin, Arthur Meyer, Duquesnel, la si belle Augusta Holmes, Raymond de Montbel, Nordenskjold, O’Connor, et d’autres personnes amies. Je pérorais, heureuse de me retrouver dans ce milieu de tendres et d’intellectuels.

Girardin faisait l’impossible pour me détourner de mon voyage en Amérique. Il avait été l’ami de Rachel et me racontait la triste épopée de ce voyage. Arthur Meyer trouvait que je devais toujours agir selon mon impulsion. Les autres amis discutaient.

Le maréchal Canrobert, cet homme admirable que la France adorera toujours, disait ses regrets de ces bonnes causeries de cinq heures : « Mais notre jeune amie a une nature combative. Nous n’avons pas le droit, dans notre égoïste affection, d’arrêter l’effort de sa volonté. — Ah ! oui, m’écriai-je. Oui, je suis faite pour la lutte, je le sens. Rien ne m’amuse comme d’avoir à dompter un public hostile à l’avance par les racontars et les potins des journaux. Aussi, je regrette de ne pouvoir jouer, non à Paris, mais en France, mes deux grands succès : Adrienne et Froufrou. — Qu’à cela ne tienne, s’écria Félix Duquesnel. Ma chère Sarah, c’est avec moi que tu as eu tes premiers succès, veux-tu avoir avec moi les derniers ? »

Tout le monde se récria ; et je bondis.

« Attends, ajouta-t-il ; les derniers... jusqu’à ton retour d’Amérique. Si oui, je me charge de tout. Dans huit jours la troupe sera faite. J’aurai, coûte que coûte, des théâtres dans les plus grandes villes, et nous donnerons vingt-cinq représentations pendant le mois de septembre. Quant aux conditions d’argent, elles seront des plus simples : Vingt-cinq représentations, cinquante mille francs. Demain, je te remettrai moitié de la somme et te ferai signer ton contrat pour ne pas te laisser le temps de te dédire. »

J’applaudis des deux mains, joyeuse.


SARAH BERNHARDT EN COSTUME DE VOYAGE (1880).
SARAH BERNHARDT EN COSTUME DE VOYAGE (1880).
SARAH BERNHARDT EN COSTUME DE VOYAGE (1880).


Tous les amis présents prièrent Duquesnel de leur remettre au plus vite l’itinéraire de la tournée, car chacun voulait me voir dans ces deux pièces, dans lesquelles je venais de remporter de si grands succès en Angleterre, en Belgique et en Danemark.

Duquesnel promit l’itinéraire ; et il fut convenu qu’on tirerait au sort les visites, dans un petit sac où chaque ville serait inscrite avec sa date et le titre de la pièce.

Huit jours après, Duquesnel, avec qui j’avais signé, revint avec l’itinéraire complet et la troupe formée. Cela tenait du prodige.

Les représentations devaient commencer le samedi 4 septembre ; il y en avait vingt-cinq ; et le tout, du jour du départ au jour du retour, devait durer 28 jours. Ce qui fit appeler cette tournée : Les vingt-huit jours de Sarah Bernhardt, tels les 28 jours d’un bourgeois dans les obligations de son service militaire.

La petite tournée eut un succès formidable ; et je ne me suis jamais plus amusée que dans cette artistique promenade. Duquesnel organisait des excursions, des fêtes, en dehors des villes.

Au début il avait préparé, croyant me faire plaisir, une visite dans les musées. Il avait écrit d’avance de Paris prenant jour, date et heure. Les conservateurs eux-mêmes s’étaient offerts à me montrer les plus belles choses. Puis les maires avaient préparé les visites aux églises et aux monuments célèbres.

Quand, la veille de notre départ, il nous montra le monceau de lettres annonçant l’aimable réponse de chacun, je poussai les hauts cris.

J’ai l’horreur de visiter les musées avec des gens qui m’expliquent... Je connais à peu près tous les musées de France, mais je les ai visités quand cela m’a plu, et avec des amis choisis. Quant aux églises et autres monuments, cela m’assomme d’entrer dedans. Je n’y peux rien. Cela m’assomme !... Je ne veux pas en visiter.

Admirer leur silhouette en passant, les voir se profiler dans une couche de soleil, soit !... c’est tout ce qu’on peut exiger de moi. Mais entrer dans des salles froides pendant qu’on m’explique quelque absurde et interminable histoire ; me fatiguer à regarder les plafonds ; cramponner mes pieds sur des planchers trop cirés ; entendre admirer la restauration de cette aile alors que j’eusse préféré qu’on la laissât s’effriter ; me faire admirer les profondeurs de fossés qui, autrefois, étaient pleins d’eau et sont maintenant secs comme vent du Nord, d’Est... tout cela m’assomme à hurler !

D’abord, je déteste, depuis mon enfance, les maisons, les châteaux, les églises, les tours, enfin tous les édifices dépassant la hauteur d’un moulin. J’aime les cahutes, les fermes basses ; et j’adore les moulins parce que ces petites constructions ne voilent pas l’horizon. — Je ne dis pas de mal des Pyramides ; mais je préférerais cent fois qu’on ne les eût pas élevées.

Je suppliai Duquesnel d’envoyer vite des dépêches à toutes ces notabilités si complaisantes. Nous passâmes deux heures à ce travail, et je partis le 3 septembre, libre, joyeuse, contente.

Je reçus les visites de mes amis selon le tour que leur avait indiqué le tirage au sort ; et nous fîmes de grandes parties en coach dans les campagnes entourant les villes où je jouais.


Rentrée à Paris le 30 septembre, je n’eus que le temps de préparer mon départ pour l’Amérique. Je n’étais pas depuis huit jours à Paris que je reçus la visite de M. Bertrand, alors directeur des Variétés. Son frère était directeur du Vaudeville, en association avec Raymond Deslandes. Je ne connaissais pas Eugène Bertrand, mais je le reçus de suite, car je le savais ami d’amis communs.

« Qu’est-ce que vous faites à votre retour d’Amérique ? me demanda-t-il après les bonjours échangés. — Mais... je ne sais pas... Rien... Je ne fais rien. Je n’ai pensé à rien. — Eh bien, moi, j’ai pensé pour vous. Et s’il vous plaît rentrer à Paris dans une pièce de Victorien Sardou, je signe de suite avec vous pour le Vaudeville. — Ah ! m’écriai-je, le Vaudeville, y pensez-vous ? Raymond Deslandes est directeur et il m’en veut à mort à cause de ma fuite du Gymnase le lendemain de la première de sa pièce, Un mari qui lance sa femme. Sa pièce était ridicule ; moi, plus ridicule que la pièce, dans un rôle de jeune Russe affolée de danse et de sandwiches. Jamais cet homme ne voudra m’engager. »

Il se mit à sourire : « Mon frère est l’associé de Raymond Deslandes. Mon frère... c’est moi, en un mot ! Tout l’argent apporté par les deux : c’est le mien ! Je suis seul maître ! Qu’est-ce que vous voulez gagner ? — Mais... Mais je ne sais pas... — Voulez-vous quinze cents francs par représentation ? » Je le regardai, ahurie et pas très tranquille sur sa raison.

« Mais, Monsieur, si je ne réussis pas, vous perdrez de l’argent, et cela... je ne peux pas l’admettre. — Soyez sans crainte. Je vous réponds du succès... succès colossal ! Voulez-vous signer ? Tenez, je vous assure cinquante représentations ? — Ah ! ça, non ! jamais ! Je signe avec joie ! J’adore le talent de Victorien Sardou, mais je ne veux aucune garantie. Le succès dépend de lui. Et, après lui, dépend de moi ! Voilà ! Je signe et je vous remercie de votre confiance. »

Je montrai, à mes « cinq heures », le nouveau contrat à mes amis réunis ; et ils convinrent tous que la chance semblait favoriser ce qu’ils appelaient ma folie (c’est-à-dire ma démission).

Trois jours me restaient à vivre à Paris. Mon cœur se déchirait à l’idée de quitter la France, pour des raisons douloureuses... Mais je veux mettre de côté dans ces Mémoires tout ce qui touche à l’intimité directe de ma vie. Il y a un « moi » familial qui vit une autre vie, et dont les sensations, les joies et les chagrins naissent et s’éteignent pour un tout petit groupe de cœurs.

Mais je me sentais le besoin d’un autre air, d’un plus grand espace, d’un autre ciel.

Je me séparai de mon jeune garçon, que je confiai à mon oncle, père de cinq garçons. Sa femme, protestante un peu rigide, était bonne ; et ma cousine Louise, leur fille aînée, spirituelle et supérieurement intelligente, me promit de veiller et de me prévenir à la moindre alerte.


Jusqu’à la dernière heure, on n’avait pas cru, dans Paris, à mon départ pour l’Amérique. J’étais si délicate de santé, que cela semblait la plus folle de toutes mes décisions. Mais quand il fut avéré, certifié, que je partais, il y eut comme une détente de la gent vipérine, qui put enfin orchestrer sa musique, et le concert commença. Ah ! ce fut un beau concert.

J’ai là sous les yeux le monceau d’insanités, de calomnies, de mensonges, de stupidités, de conseils imbéciles, de portraits burlesques, de plaisanteries macabres, et d’adieux à la Chérie ! à l’Idole ! à l’Étoile ! à la Zimm boum boum !... etc., etc.

Tout cela est tellement fou, que j’en reste confondue. Je n’avais pas lu la plupart de ces articles, mais mon secrétaire avait ordre de découper, et de coller sur des petits cahiers, tout ce qui s’écrivait en mal ou en bien à mon propos. C’est mon parrain qui avait commencé ce travail quand j’étais entrée au Conservatoire, et je le fis continuer après sa mort !

Heureusement que je trouve de belles et nobles pages dans ces milliers de lignes.

Des pages écrites par J.-J. Weiss, Zola, Émile de Girardin, Jules Vallès, Jules Lemaitre, etc., etc.. Et des vers de beauté, de grâce et de justice, signés par Victor Hugo, François Coppée, Richepin, Haraucourt, Henri de Bornier, Catulle Mendès, Parodi, et plus tard, Edmond Rostand.

Je ne pouvais ni ne voulais être tuée par les calomnies et les mensonges ; mais j’avoue que je prenais une joie infinie dans l’appréciation bienveillante et élogieuse que me témoignaient les esprits supérieurs.