Ma double vie/30

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Charpentier et Fasquelle (p. 432-447).
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XXX


Les jours qui suivirent cette rentrée de la Comédie dans son foyer furent très énervants pour moi. Notre administrateur voulait me mater et, pour cela, il me faisait souffrir par mille petits coups d’épingle plus douloureux pour une nature comme la mienne que les coups de couteau. (Je le pense du moins, car je n’en ai jamais reçu.)

Je devenais malade, irritable et de méchante humeur à propos de tout. Moi si gaie, je devenais triste. Ma santé toujours chancelante se trouvait plus en péril par cet état de choses.

Perrin me distribua le rôle de l’Aventurière. Je n’aimais pas ce rôle, je détestais la pièce, et je trouvais les vers de L’Aventurière de mauvais, très mauvais vers. Comme je sais mal dissimuler, je le dis nettement à Émile Augier dans un accès de colère. Il s’en vengea d’une façon discourtoise à la première occasion qui lui fut offerte.

Cette occasion fut ma rupture définitive avec la


SARAH BERNHARDT EN 1879.
SARAH BERNHARDT EN 1879.
SARAH BERNHARDT EN 1879.


Comédie-Française, le lendemain de la première représentation de L’Aventurière, qui eut lieu le samedi 17 avril 1880.

Je n’étais pas prête à jouer ce rôle. J’avais été très souffrante, et la preuve en est dans cette lettre que j’écrivis à M. Perrin le 14 avril 1880 :

...Je suis désolée, Monsieur Perrin, mais j’ai un mal de gorge si complet, que je ne puis parler. Je suis forcée de garder le lit. Veuillez m’excuser. C’est à ce maudit Trocadéro que j’ai pris froid dimanche. Je suis bien tracassée, sachant que cela vous met dans l’embarras. Ça ne fait rien, je serai prête pour samedi, quand même. Mille regrets et mille amitiés. — Sarah Bernhardt.

Je fus, en effet, prête à jouer, ayant guéri mon mal de gorge.

Mais je n’avais pu étudier pendant trois jours, ne pouvant parler ; je n’avais pu essayer mes costumes, ne pouvant sortir de mon lit. J’allai le vendredi prier Perrin de remettre à l’autre semaine la représentation de L’Aventurière. Il me répondit que la chose était impossible, que la location était faite et que la pièce devait être jouée le premier mardi, jour d’abonnement.

Je me laissai convaincre, ayant confiance en mon étoile. « Bah ! me disais-je,je m’en tirerai quand même.» Je ne m’en tirai pas du tout ou, plutôt, je m’en tirai fort mal. Mon costume était manqué, il m’allait mal. Moi dont on narguait sans cesse la maigreur, j’avais l’air d’une théière anglaise. J’avais la voix encore légèrement enrouée, ce qui me désarmait un peu. Je jouai très mal la première partie du rôle ; mieux la seconde. A un moment de la scène de violence, je m’appuyai, debout, les deux mains sur la table qui portait un flambeau allumé. On cria dans la salle, car mes cheveux étaient près de la flamme. Le lendemain, un journal disait que, sentant la partie perdue, j’avais voulu mettre le feu à mes cheveux pour faire cesser la représentation avant mon échec complet. C’était le comble des combles de la stupidité.

La presse ne fut pas bonne. Et la presse avait raison. J’avais été inférieure, laide et en méchante humeur ; mais je trouvais qu’on manquait de courtoisie et d’indulgence à mon égard. Auguste Vitu, dans Le Figaro du 18 avril 1880, terminait son article par cette phrase :


La nouvelle Clorinde (l’Aventurière) a eu pendant les deux derniers actes des mouvements de corps et de bras qu’il serait fâcheux d’emprunter à la grande Virginie de L’Assommoir pour les introduire à la Comédie-Française.


Le seul défaut que je n’ai jamais eu et que je ne pourrai jamais avoir, c’est la vulgarité. C’était donc une injustice et un parti pris de me froisser. Vitu, du reste, n’était pas mon ami.

Je compris à cette façon de m’attaquer que les petites haines dressaient leurs petites têtes de serpent à sonnettes. Tout le bas petit monde vipérin grouillait sous mes fleurs et mes lauriers, je le savais depuis longtemps. J’entendais parfois à la cantonade le cliquetis de leurs petits anneaux. Je voulus me donner la joie de les faire sonner tous à la fois. Je jetai mes lauriers et mes fleurs aux quatre vents. Je rompis brutalement le contrat qui me liait à la Comédie-Française et par cela même à Paris.

Je an’enfermai toute la matinée et, après mille et une discussions avec moi-même, je me décidai ù envoyer ma démisaion à la Comédie. J’écrivis donc cette lettre à M. Perrin, le 18 avril 1880 :

Monsieur l’Administrateur,

Vous m’avez forcée à jouer alors que je n’étais pas prête. Vous ne m’avez accordé que huit répétitions sur la scène, et la pièce n’a été répétée que trois fois dans son ensemble. Je ne pouvais me décidera paraître devant le public. Vous l’avez absolument exigé. Ce que je prévoyais est arrivé. Le résultat de la représentation a dépassé mes prévisions. Un critique a prétendu que j’avais joué Virginie de L’Assommoir au lieu de dona Clorinde de L'Aventurière. Que Zola et Émile Augier m’absolvent. C’est mon premier échec à la Comédie, ce sera le dernier. Je vous avais prévenu le jour de la répétition générale. Vous avez passé outre. Je tiens parole. Quand vous.recevrez cette lettre, j’aurai quitté Paris. Veuillez, Monsieur l’Administrateur, recevoir ma démis sion immédiate, et agréer l’assurance de mes sentiments distingués. — Sarah Bernhardt.

Pour que cette démission ne puisse être discutée au comité, j’envoyai ma lettre copiée aux journaux Le Figaro et Le Gaulois, qui la publiaient au moment où M. Perrin la recevait. Puis, décidée à ne pas me laisser influencer, je partis de suite avec ma femme de chambre pour Le Havre. J’avais donné l’ordre de ne dire à personne où j’étais, et je restai toute la soirée de mon arrivée dans le plus strict incognito. Mais, le lendemain matin, des gens m’avaient reconnue et avaient télégraphié à Paris. Je fus assaillie de reporters.

Je m’étais enfuie du côté de La Hève, où je restai tout le jour étendue sur les galets, malgré la pluie froide, qui ne cessa pas une minute de tomber. Je rentrai à l’hôtel Frascati, glacée ; et j’eus, la nuit, une fièvre assez violente pour qu’on dût faire chercher le docteur Gilbert.

Mme Guérard, appelée par ma camériste affolée, vint me rejoindre, et je restai deux jours sous l’influence d’une mauvaise fièvre chaude. Pendant ce temps, les journaux ne cessaient de verser des torrents d’encre sur du papier. Cette encre se changeait en fiel, et je fus accusée des pires méfaits.

La Comédie envoya un huissier frapper à mon hôtel de l’avenue de Villiers ; et cet huissier déclara qu’après avoir frappé trois fois à la porte, nul être n’ayant répondu, il avait laissé copie, etc., etc., etc..

Cet homme mentait. Il y avait, habitant l’hôtel : mon fils et son précepteur, mon intendant mari de ma femme de chambre, mon maître d’hôtel, la cuisinière, la fille de cuisine, la seconde femme de chambre et cinq chiens ; mais j’eus beau protester contre cet homme qui représente la Loi, ce fut chose inutile.

La Comédie devait, d’après ses règlements, me faire trois sommations ; elles ne furent pas faites, et le procès s’engagea contre moi. Il était perdu d’avance.

Maître Allou, avocat de la Comédie-Française, inventa de méchantes petites histoires. Il se donna la joie de me rendre tant soit peu ridicule. Il avait un dossier formidable de lettres de moi à Perrin, lettres toujours écrites dans un moment d’attendrissement ou de colère. Perrin les avait toutes gardées, mes lettres, même les plus petits mots. Moi, je ne gardais aucune des siennes ; et les rares lettres qu’on a publiées de Perrin à moi ont été données par lui-même, après les avoir relevées dans son livre de copies. Bien entendu, il ne livrait que celles qui pouvaient donner au public l’idée de sa paternelle bonté à mon égard, etc., etc..


La plaidoirie de maître Allou eut un grand succès : il réclamait trois cent mille francs de dommages et intérêts, plus la confiscation, au profit de la Comédie, des quarante-trois mille francs qu’elle me devait.

J’avais pour avocat maître Barboux, ami intime de Perrin. Il me défendit mollement. Je fus condamnée à payer cent mille francs de dédit à la Comédie-Française ; de plus, à perdre les quarante-trois mille francs confiés par moi à la sollicitude de l’administration.

Je dois dire que je ne m’occupai guère de ce procès.


Trois jours après ma démission, je vis apparaître Jarrett. Il me proposait pour la troisième fois un contrat pour l’Amérique. Cette fois, je prêtai l’oreille à ses propositions. Nous n’avions jamais parlé chiffres, et voici ce qu’il me proposa : cinq mille francs par représentation et la moitié de la recette en surplus de quinze mille francs ; c’est-à-dire que le jour où la recette atteindrait vingt mille francs, je toucherais sept mille cinq cents francs. De plus : mille francs par semaine pour mes frais d’hôtel ; de plus, un Pulman spécial pour mes voyages, contenant ma chambre, un salon dans lequel devait se trouver un piano, quatre lits pour mon personnel, et deux cuisiniers pour me faire la cuisine pendant la route. M. Jarrett toucherait dix pour cent sur toute somme perçue par moi... J’acceptai tout. J’avais hâte de quitter Paris.

Jarrett envoya de suite une dépêche à M. Abbey, le grand imprésario d’Amérique, et celui-ci débarquait treize jours après. Je signai le contrat fait par Jarrett, et discuté point à point par lui et le directeur américain.

Il me fut remis, en échange de ce contrat, cent mille francs d’avance pour les frais oceasionnés par ce départ.

Je devais jouer huit pièces : Hernani, Phèdre, Adrienne Lecouvreur, Froufrou, La Dame aux Camélias, Le Sphinx, L’Étrangère, La Princesse George.

Je commandai vingt-cinq toilettes de ville à Laferrière, chez qui je m’habillais alors. Je fis commande, chez Baron, de six costumes pour Adrienne Lecouvreur, et de quatre costumes pour Hernani. Je commandai à un jeune peintre costumier nommé Lepaul mon costume de Phèdre. Ces trente-six costumes me revenaient à soixante et un mille francs ; il est vrai de dire que mon costume de Phèdre combiné par ce jeune Lepaul coûtait à lui tout seul quatre mille francs. Ce malheureux artiste l’avait brodé lui-même.

Ce costume était une merveille. Il me fut livré deux jours avant mon départ ; et je ne puis penser à la minute de cette livraison sans un profond émoi. Énervée par l’attente, j’écrivais un mot de colère au costumier, quand ce dernier se fit annoncer. Je le reçus mal d’abord, mais je le trouvai si changé, le pauvre, que je le fis asseoir pour m’inquiéter de sa mauvaise mine. « Oui, je suis assez malade, me dit-il, d’une voix si fragile que j’en fus bouleversée. Je voulais finir ce travail et j’ai passé trois nuits. Mais regardez comme il est beau, votre costume ! » Et il l’étala avec respeft et amour devant moi

« Tiens, fit remarquer Guérard, une petite tache ! — Ah ! je me suis piqué », répliqua vivement le pauvre artiste. Mais je venais de voir, sous la eommissure de ses lèvres, une gouttelette de sang. Il l’essuya vivement, afin qu’elle ne tombât pas sur le joli costume comme l’autre petite tache. Je remis à l’artiste les quatre mille francs, qu’il prit en tremblant. Il murmura quelques paroles inintelligibles et disparut.

« Emporte ce costume ! Emportez-le ! » criai-je à « mon petit’dame » et à ma femme de chambre. Et je sanglotai d’un chagrin si profond que je restai toute la soirée sous l’oppression des hoquets. Personne ne comprenait mon chagrin. Mais moi, je me maudissais d’avoir tant harcelé le pauvre homme. C’était visible qu’il allait mourir. Et je me trouvais, par l’enchaînement des circonstances dont j’avais forgé le premier chaînon, complice de la mort de cet homme, de cet enfant de vingt-deux ans, de cet artiste d’avenir.

Je ne voulus jamais mettre ce costume. Il est encore dans son carton jauni. Ses broderies d’or se sont brunies par le temps ; et la petite tache de sang a légèrement rongé l’étoffe.

Quant au pauvre artiste, j’appris sa mort pendant mon séjour à Londres au mois de mai, car, avant de partir pour l’Amérique, je signai avec Hollingshead et Mayer, les imprésarios de la Comédie, un contrat qui me liait à eux du 24 mai au 27 juin (1880).


C’est pendant cette période que fut plaidé le procès que me faisait la Comédie-Française. Maître Barboux ne me consulta sur rien, et mes succès à Londres sans la Comédie achevèrent d’irriter le comité, la presse et le public.

Maître Allou, dans son réquisitoire, prétendit que le public de Londres, très vite lassé de moi, ne voulait plus venir aux représentations données par la Comédie dans lesquelles je paraissais. Voici le plus beau démenti à cette réplique de maître Allou :


REPRESENTATIONS
DONNÉES PAR
LA COMÉDIE-FRANÇAISE AU GAIETY THÉATRE
(Les * indiquent les représentations dans lesquelles je jouai.)


RÉPERTOIRE
1879. RECETTES
en francs.
Juin 2. Prologue, Le Misanthrope, Phèdre,
acte II, Les Précieuses ridicules.
13,080
— 3. L’Étrangère *   12,565
— 4. Le Fils naturel   9,300
— 5. Les Caprices de Marianne, La Joie fait peur 10,100
— 6. Le Menteur, Le Médecin malgré lui   9,530
— 7. Le Marquis de Villemer   9,960
— 7. Matinée : Tartuffe, La Joie fait peur   8,700
— 9. Hernani * 13,600
— 10. Le Demi-monde 11,425
— 11. Mademoiselle de Belle-Isle, Il faut qu’une
porte soit ouverte ou fermée
10,420
— 12. Le Post-scriptum, Le Gendre de Monsieur Poirier   10,445
— 13. Phèdre * 13,920
— 14. Le Luthier de Crémone, Le Sphinx. 13,350
— 14. Matinée : Le Misanthrope, Les Plaideurs.   8,800
— 16. L’ami Fritz   9,375
— 17. Zaïre, Les Précieuses ridicules. * 13,075
— 18. Le Jeu de l’amour et du hasard, Il ne faut
jurer de rien
11, 550
— 19. Le Demi-monde 12,160
— 20. Les Fourchambault 11,200
— 21. Hernani * 13,375
— 21. Matinée : Tartuffe, Il faut qu’une porte
soit ouverte ou fermée
  2,215


SARAH BERNHARDT CHEZ ELLE (TABLEAU DE WALTER SPINDLER).
SARAH BERNHARDT CHEZ ELLE (TABLEAU DE WALTER SPINDLER).
SARAH BERNHARDT CHEZ ELLE
(TABLEAU DE WALTER SPINDLER).


Juin 23. Gringoire, On ne badine pas avec l’amour 11,080
— 24. Chez l’avocat, Mademoiselle de la Seiglière   9,960
— 25. Matinée : L’Étrangère 11,710
— 25. Le Barbier de Séville   9,180
— 26. Andromaque, Les Plaideurs * 13,350
— 27. L’Avare, L’Étincelle 11,775
— 28. Le Sphinx, Le Dépit amoureux * 12,860
— 28. Matinée : Hernani * 13,730
— 30. Ruy Blas… * 13,660
Juillet 1er. Mercadet, L’Été de la Saint-Martin.   9,850
—   2. Ruy Blas * 13,160
—   3. Le Mariage de Victorine, Les Fourberies de Scapin   10,165
—   4. Les Femmes savantes, L’Étincelle 11,960
—   5. Les Fourchambault 10,700
—   5. Matinée : Phèdre, La Joie fait peur. * 14, 265
—   7. Le Marquis de Villemer 10,565
—   8. L’ami Fritz 11,005
—   9. Hernani * 14,275
— 10. Le Sphinx * 13,775
— 11. Philiberte, L’Étourdi 11,500
— 12. Ruy Blas * 12,660
— 12. Matinée : Gringoire, Hernani, acte V,
La Bénédiction, Davenant, L’Étincelle.
* 13, 725
Total des recettes 492,150


La moyenne des recettes fut environ de 11,175 francs. Ces chiffres montrent que, parmi les quarante-trois représentations données par la Comédie-Française, les dix-huit représentations auxquelles je pris part ont donné une moyenne de 13,350 francs par représentation, tandis que les vingt-cinq autres représentations ont donné une moyenne de 10,000 francs.


C’est à Londres que j’appris la perte de mon procès, et ses considérants… ses attendus… etc., etc.

Par ces motifs, déclare Mlle Sarah Bernhardt déchue de tous les droits, privilèges et avantages résultant à son profit de l’engagement qu’elle a contracté avec la Société de la Comédie-Française par acte authentique du 24 mars 1875 ; la condamne à payer au demandeur, en la qualité qu’il s’agit, la somme de cent mille francs à titre de dommages et intérêts…

Je donnais ma dernière représentation à Londres le jour où les journaux annoncèrent cet injuste verdict. Je fus acclamée, et le public ne cessa de me jeter des fleurs.

J’avais amené avec moi comme artistes : Mme Devoyod, Mary Jullien, Kalb, ma sœur Jeanne, Pierre Berton, Train, Talbot, Dieudonné, tous artistes de valeur.

Je jouai tout le répertoire que je devais jouer en Amérique.

Vitu, Sarcey, Lapommeraye, avaient tant hurlé contre moi, que je restai stupéfaite en apprenant par Mayer leur arrivée à Londres pour assister à mes représentations. Je n’y compris plus rien. Je croyais fermement que les journalistes parisiens respiraient enfin, et voilà que mes plus acharnés ennemis traversaient la mer pour me voir et m’entendre. Maintenant, peut-être avaient-ils l’espoir de l’Anglais suivant le dompteur pour le voir manger par ses fauves.

Vitu, dans Le Figaro, avait terminé un article fulminant par ces mots :

Et puis, asseï, n’est-ce pas ! Assez parlé de Mademoiselle Sarah Bernhardt. Qu’elle aille porter aux étrangers sa voix monocorde et ses fantaisies macabres ! Pour nous, elle ne peut rien nous apprendre de nouveau sur son talent, sur ses caprices… etc., etc…

Sarcey, dans un article tonitruant à propos de ma démission à ïa Comédie, terminait son feuilleton par ces mots :

Il est une heure où il faut coucher les enfants terribles.

Quant au doux Lapommeraye, il m’avait accablé de toutes les fureurs empruntées à chacun. Mais, comme on lui reprochait toujours sa mollesse, il avait voulu prouver que lui aussi savait brandir la plume venimeuse, et il m’avait crié : « Bon voyage ! »

Et voilà qu’ils venaient, ces trois-là ; et tant d’autres...

Et le lendemain de ma première représentation d’Adrienne Lecouvreur, Auguste Vitu télégraphiait au Figaro un long article, dans lequel il me critiquait dans certaines scènes, regrettant que je n’eusse pas suivi les traditions de Rachel (que je n’ai jamais vue). Et il terminait cependant son article par ces lignes :

On ne pourra douter de la sincérité de mon admiration lorsque je déclarerai que Sarah Bernhardt s’est élevée dans le cinquième acte à une puissance dramatique, à une vérité d’accents qui ne sauraient être surpassées. Elle a joué la longue et cruelle scène où Adrienne empoisonnée par la duchesse de Bouillon se débat contre les angoisses d’une épouvantable agonie, non seulement avec un immense talent, mais encore avec une science de composition qu’elle n’avait jamais révélée jusque-là. Si le public parisien entendait, s’il entend jamais Mlle Sarah Bernhardt s’écrier avec l’accent déchirant qu’elle y a mis hier au soir : « Je ne veux pas mourir, je ne veux pas mourir ! » il éclaterait en sanglots et en acclamations...

Sarcey finissait une admirable critique par ces mots : « Elle est prodigieuse !... » Et Lapommeraye redevenu doux, doux, me suppliait de réintégrer la Comédie, qui n’attendait pour tuer le veau gras que le retour de l’enfant prodigue.

Sarcey, dans sa chronique du Temps du 31 mai 1880, me consacrait cinq colonnes d’éloges et terminait son article par ces mots :

Rien, rien à la Comédie ne nous remplacera jamais ce dernier acte d' Adrienne Lecouvreur. Ah ! qu’elle eût bien mieux fait de rester à la Comédie ! Oui, je reviens à mon antienne, c’est plus fort que moi. Que voulez-vous, nous y perdons autant qu’elle. Oui, je sais bien, nous avons beau dire : « Mlle Dudlay nous reste. » Eh ! oui, je le sais bien, Mlle Dudlay nous reste. Oh ! elle nous restera toujours, celle-là ! Je ne puis en prendre mon parti. Quel dommage ! quel dommage !

Et huit jours après, le 7 juin, il écrivait dans sa chronique théâtrale sur la première de Froufrou :

Je ne crois pas que jamais, au théâtre, l’émotion ait été plus poignante. Ce sont là, dans l’art dramatique, des minutes exceptionnelles où les artistes sont transportés hors d’eux-mêmes, au-dessus d’eux-mêmes, et obéissent à ce « démon » intérieur — (moi, j’aurais dit « dieu ») — qui soufflait à Corneille ses rimes immortelles. .. Eh bien, dis-je à Mlle Sarah Bernhardt après la représentation : « Voici une soirée qui vous rouvrira, si vous le voulez, les portes de la Comédie-Française. — Ne parlons plus de cela, me dit-elle. N’en parlons plus.» Soit. Mais quel dommage ! Quel dommage !

Mon succès fut si grand dans Froufrou qu’il combla le vide, et terrassa l’émotion produite par la défection de Coquelin qui, après avoir signé, avec l’autorisation de Perrin, avec MM. Mayer et Hollingshead, déclara qu’il ne pouvait tenir ses engagements. C’était un vilain coup de Jarnac que Perrin espérait porter à mes représentations de Londres.

Il m’avait, avant cela, envoyé Got qui venait officieusement me demander si je ne voulais pas décidément rentrer à la Comédie-Française ; qu’on me laisserait faire ma tournée d’Amérique ; et que tout s’arrangerait à mon retour. Mais ce n’était pas Got qu’il aurait fallu m’envoyer : c’était ou Worms, ou « le petit père la Franchise » (Delaunay).

L’un m’aurait persuadée par ses raisonnements affectueux et nets ; l’autre m’aurait peut-être persuadée par la fausseté de ses arguments, présentés avec une grâce si enveloppante qu’il était difficile de s’y soustraire.

Got me déclara que je serais trop heureuse de rentrer à la Comédie à mon retour d’Amérique. « Car tu sais, ajouta-t-il, tu sais, ma petite, que tu vas crever là-bas. Et, si tu en reviens, tu seras peut-être bien heureuse de rentrer à la Comédie-Française, car tu seras pas mal démolie, et il faudra du temps pour te remettre. Crois-moi, signe ! Et ce n’est pas nous qui faisons la bonne affaire là-dedans... — Je te remercie, lui répondis-je. Mais je préfère choisir mon hôpital à mon retour. Et maintenant, laisse-moi tranquille. » Je crois même que je lui ai dit : « Fiche-moi la paix !... »

Le soir, il assistait à la représentation de Froufrou. Il vint dans ma loge et me dit : « Signe ! crois-moi. Et rentre dans Froufrou ! Je te promets une jolie rentrée ! » Je refusai et terminai, sans Coquelin, mes représentations à Londres.

La moyenne de nos recettes fut de neuf mille francs. Et je quittai Londres avec regret, moi qui l’avais quitté avec tant de joie la première fois.

C’est que Londres est une ville spéciale. Son charme ne se dévoile que peu à peu. La première impression pour un Français est celle d’une angoisse poignante, d’un ennui mortel. Ces grandes maisons armées de fenêtres à guillotine sans rideaux ; ces monuments laids, endeuillés de poussière, noirs de crasse tenace ; ces marchandes de fleurs à tous les coins de rue avec leur figure triste comme la pluie, leur chapeau à plumes et le déguenillé lamentable du reste de leur mise ; la boue noire des rues ; le ciel toujours un peu bas ; la macabre cocasserie des femmes saoules s’accrochant à des hommes non moins ivres ; la danse échevelée des fillettes amaigries, délabrées, chahutant la gigue autour des orgues de Barbarie aussi nombreux que les omnibus ; tout cela causait, il y a vingt-cinq ans, un malaise indéfinissable à un cerveau parisien.

Mais, peu à peu, la profusion des squares reposant la vue, la beauté des femmes de l’aristocratie effaçait à tout jamais l’image des marchandes de fleurs. Ce vertigineux mouvement de Hyde Park et surtout du Rotten row emplissait le cerveau de gaieté. La large hospitalité anglaise détendant la guindé du premier shake-hands ; l’esprit des hommes se comparant sans désavantage avec l’esprit français ; et la galanterie beaucoup plus respectueuse, et par cela même plus flatteuse, ne faisait pas regretter la proverbiale galanterie française.

Je préférais seulement notre boue blonde à la boue noire ; et nos fenêtres à l’horrible fenêtre à guillotine. Je trouve du reste que rien ne marque plus la différence de caractère des deux nations française et anglaise que nos fenêtres respectives. Les nôtres s’ouvrent toutes grandes. Le soleil pénètre chez nous jusqu’au cœur de notre home. L’air balaie toutes les poussières, tous les microbes ; elles se referment de même, sans mystère, comme elles se sont ouvertes.

Les fenêtres anglaises s’ouvrent par moitié, soit en haut, soit en has. On peut même se donner la jouissance de les ouvrir un peu en haut, un peu en bas, mais pas du tout dans le milieu. Le soleil ne peut y pénétrer en pleine franchise. L’air ne peut entrer en bienfaisante visite. La fenêtre garde son petit quant-à-soi égoïste et perfide. Je déteste les fenêtres anglaises.

Mais j’adore maintenant la ville de Londres et, ai-je besoin de le dire, ses habitants. J’y suis retournée, depuis ma première visite avec la Comédie, vingt et une fois ; et toujours le public m’est resté fidèle et même affectueux.