Ma petite ville (Varèze)

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Floréal (Journal hebdomadaire) du 23 octobre 192038 (p. 19-20).

Ma petite ville


NOUVELLE INÉDITE DE CLAUDE VARÈZE


Du haut de la colline, je la vois, épaisse et toute ronde, au bord de sa rivière ; sa carapace de toits bruns s’enfonce dans la verdure ; ses murs baignent dans une eau courante : ceinture liquide, nouée et dénouée, qui jette partout dans la campagne des pans moirés et frangés de roseaux : elle se tapit, toute petite, sous sa pesante cathédrale, ramassée toujours dans le moule idéal d’anciens remparts détruits, si compacte que dans son bloc les rues semblent des entailles.

C’est une vieille petite ville bâtie par des hommes morts, empreinte encore, l’empreinte de leurs soucis. Dans le pays, libre aujourd’hui, elle se resserre, fermée au soleil, comme au temps où l’ennemi était toujours proche et toujours menaçant.

Suivons le sentier qui descend la colline. Il aboutit au faubourg. Voici les bâtisses qui annoncent l’approche des agglomérations humaines : des cafés, des entrepôts de vins, de charbon, l’hôtel « des Voyageurs », le restaurant du « Cheval Noir », et sa haie de troènes mélancoliques dans des caisses de bois peint en vert ; la gendarmerie, qui garde un coup de vent figé dans les plis de son drapeau de zinc.

Nous arrivons au grand pont de l’Orvannes. C’est le centre actif de la ville. Deux minoteries au travail s’y accrochent et, de leurs profondeurs, j’entends monter un grondement rythmé fait du battement régulier des palettes sous le ruissellement continu des gouttes ; la carriole du boucher passe, traînant un chien dans son sillage, la voiture à âne qui tangue au trot des petites jambes grêles ; et sans cesse y gronde le tonnerre patient des charrettes… Sur les berges, les laveuses, à genoux dans leur baquet, pétrissent à deux mains le linge blanc, l’aplatissent à coups de battoir dans la mousse irisée.

Sur la colline, les champs moissonnés couvrent la terre d’un vêtement inégal, rapiécé, qui tourne au jaune et au gris comme une robe usée, mais la vallée garde toujours le vert du printemps, le même vert tendre et juteux.

Au fond, le fleuve coule, étalé en son énorme lit, avec des grâces, des jeux et des chansons, entre ses berges fraîches, parmi le cresson, la renoncule et l’iris, autour de petites îles frissonnantes de roseaux ; il court, il fuit, pour buter, semble-t-il, sur cette colline boisée qui ferme l’horizon, là-bas.

La Porte de Ville s’ouvre tout près de nous, sous ses créneaux et ses clochetons.

Entrons-nous ? À quoi bon s’assurer qu’il y a, derrière, des humains entassés, des ruisseaux noirs et que, parmi les vieilles pierres, nous trouverons une mairie de briques neuves, une rue Gambetta, un kiosque à musique, et un beau jardin public ombreux, où nul jamais ne s’arrête.

Accoudés au parapet de fer du pont, attendons la nuit.

Sous nos pieds, l’eau baigne d’une éternelle fraîcheur les soubassements antiques, l’eau vive et jeune, et renouvelée comme les générations humaines parmi les pierres immuables…

La petite ville aussi, respire sa rivière ; partout des maisons s’accrochent aux remparts, des fenêtres percent leurs vieux murs survivants ; sur les balcons de bois, les géraniums, les tabacs blancs, les fuchsias s’inclinent vers l’haleine du fleuve…

Respirons l’odeur d’eau, l’odeur maternelle, odeur de terre humide et de tiges juteuses dans laquelle sensible à peine, un effluve de vase perce comme le sel et l’arôme

Elle est passée, l’heure de cristal et d’or du couchant, l’ombre déjà emplit les airs : pourtant l’eau étincelle encore, plus lumineuse que le ciel qu’elle reflète ; au lieu que sur la terre la nuit monte du sol, ici, voilà qu’elle sort des pierres obscures, des touffes de branches noires, qu’elle s’étend peu à peu sur tout le paysage…

Attendons encore… Au sommet de la colline là-bas, les arbres ne sont plus que des ombres chinoises sur le ciel d’où le jour s’épuise… Dans l’eau brune et rose encore les lumières qui s’allument dans la ville s’allongent en zigzags d’or…

Claude VARÈZE.


NOS NOUVELLES

Nous allons publier, prochainement, une curieuse nouvelle de notre collaboratrice Renée Dunan. Cette nouvelle se passe aux temps reculés de l’histoire humaine, il y a vingt mille ans. Pour en faciliter la compréhension, nous avons demandé à Renée Dunan de fournir à ses lecteurs quelques explications préliminaires. Les voici :

Dans des couches de terrain qui se sont formées, il y a des centaines de siècles, on trouve des ossements humains, et cela témoigne de l’antiquité de l’homme sur la terre, Mais on découvre toujours, avec les ossements, des vestiges d’industrie, c’est-à-dire de civilisation.

Ainsi, doivent disparaître toutes les théories, d’origine religieuse, attribuant à l’homme une antiquité réduite. L’homme remonte au moins à cent mille ans avant notre ère et que dès l’origine, il possède la volonté et l’intelligence.

Les premiers hommes connaissent un outillage qui leur facilite les labeurs nécessaires : chasse, combat, vêture, habitation. Les premiers outils sont en pierre dure taillée, généralement en silex.

Pour cela, le premier âge est connu sous le nom d’époque paléotithique ou de la pierre taillée, le suivant est lépoque néolithique ou de la pierre polie.

C’est dans le perfectionnement incessant de la technique industrielle que se manifeste l’évolution créatrice. Le classement des époques se fait selon l’aspect des outils ou leur art, et l’on « a donné à chacune d’elles le nom de l’endroit où les échantillons les plus caractéristiques ont été trouvés.


L’ÉPOQUE PALÉOLITHIQUE

Durant l’époque paléolithique, l’outil est presque uniquement de pierre taillée. Les premières traces de cette industrie apparaissent dans la période interglaciaire du Pleistocène. La station typique de cet âge reculé est à Chelles (Seine-et-Marne) et cette époque est dite chelléenne. L’homme était chasseur et nomade. On trouve de lui des haches taillées grossièrement.

À Saint-Acheul (Somme), on a découvert des traces industrielles déjà perfectionnées et supérieures à celles de Chelles. Pour cela, a-t-on qualifié l’époque suivante d’Acheuléenne. Les outils sont finement taillés, plus légers, emmanchables.

La station du Moustier (Dordogne), fournit les caractéristiques de l’époque suivante qui porte son nom. Le climat a changé depuis l’âge chelléen. IL fait froid et humide. L’homme commence à utiliser les cavernes et les abris naturels. Il travaille le silex avec art et arrive à créer des lames droites admirablement tranchantes. Il laisse des traces de sépultures.

La grotte d’Aurignac, dans la Haute-Garonne, durant l’époque glaciaire qui suit le Moustier, abrita une race plus experte encore, qu’on nomme Aurignacienne ou de Cro-Magnon. Les hommes d’Aurignac habitent dans des cavernes. Ils font des lames en segments de cercle, des grattoirs en carène, des perçoirs, des burins, des pointes à cran. Ils commencent à sculpter. On trouve des figurations féminines en bas-relief.

Le Solutréen suit l’Aurignacien (de Solutré, Saône-et-Loire). C’est un troglodyte. Il laisse des foyers circulaires entourés de dalles plates. Il est chasseur et pêcheur. Il a perfectionné la taille du silex. Certaines pointes de flèches sont d’une minceur extraordinaire. C’est déjà un homme civilisé.

À l’homme de Solutré succède le Magdalénien (grotte de la Magdeleine, Dordogne) qui est le dernier des Paléolithiques. Celui-ci est à la tête d’un acquis civilisateur prodigieusement complexe. Il fait des lampes où l’on brûle la graisse des animaux, des burins perfectionnés, des lames en bec d’aigle, des pierres creusées en forme de coupe (pour le broyage de quelques produits). Il travaille l’os avec une merveilleuse délicatesse, fore le trou des aiguilles et fait des harpons barbelés. Il sculpte, en bas-relief, avec une science étonnante, On connaît des sépultures magdaléniennes individuelles. L’homme de cette époque savait coudre, sans doute avec des tendons d’animal finement divisés ou des fibres de bois. L’art indique une religion s’il ne se confond pas avec elle, aussi devons-nous juger notre aïeul de la Magdeleine comme un des plus hauts représentants de l’intelligence humaine. Après lui, devaient choir dans l’oubli les arts délicats, perfectionnés pendant des centaines de siècles. C’est qu’en Orient et peut-être en Afrique, ou en Espagne, l’homme avait inventé, servi par le hasard sans doute et par des contingences favorables, de nouvelles techniques dans la fabrication de l’outillage utile. L’âge néolithique est ici l’agonie du paléolithique, ailleurs, la naissance de l’âge du métal.

Dans le Nord de l’Europe, les Paléolithiques évoluent sur eux-mêmes, mais en France l’ingratitude du climat et des invasions sans doute mieux armées, créent un hiatus dans l’évolution. Déjà le métal manifestait sa puissance. Les tribus armées de silex, de valeur offensive moindre que les armes de métal, durent être égorgées par les conquérants. C’est vers l’Euphrate et en Égypte que se-tient, dès lors, l’âme du progrès. Mais notre Magdalénien artiste disparu dans la crise néolithique, n’en reste pas moins une des intelligences Souveraines du passé.

Renée DUNAN.