Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/I
Fischbacher, (p. 5-16).
I
J’explique ailleurs, dans deux grands ouvrages, pourquoi je ne comprenais pas la doctrine de Jésus et comment j’arrivai à la comprendre. Ces ouvrages sont une critique de la théologie dogmatique et une nouvelle traduction des quatre Évangiles suivie d’une nouvelle concordance.
Dans ces écrits, je tache de débrouiller méthodiquement, pas à pas, tout ce qui cache la vérité aux hommes ; je traduis à nouveau, verset par verset, les quatre évangiles, je les confronte et je les réunis en une nouvelle concordance.
Ce travail dure depuis six ans. Chaque année, chaque mois, je découvre de nouvelles clartés qui corroborent la pensée fondamentale ; je corrige les erreurs qui ont pu se glisser dans mon étude, et je mets la dernière main à ce qui est fait.
Ma vie, dont le terme n’est plus éloigné, finira sans doute avant que j’aie pu terminer mon œuvre. J’ai la conviction qu’elle rendra de grands services ; aussi ferai-je mon possible pour la mener à bonne fin.
Il ne s’agit pas ici de ce travail tout extérieur sur la théologie et les Évangiles, mais d’un travail tout intérieur, d’une nature bien différente. Rien de systématique, de méthodique, mais une clarté soudaine qui me fit apparaître la vraie doctrine évangélique dans toute sa simple beauté.
Ce fut quelque chose de semblable à ce qui arriverait à un homme qui chercherait en vain, d’après un dessin erroné, à restaurer une statue avec un tas de petits morceaux de marbre et qui, soudain, devinerait, d’après un des plus grands morceaux, qu’il s’agit d’une tout autre statue ; il se mettrait alors à en recomposer une nouvelle, et, au lieu du désaccord primitif, il trouverait, en suivant les sinuosités de chaque débris, comment ces morceaux se raccordent entre eux pour former un tout.
C’est exactement ce qui m’arriva et c’est ce que je veux raconter.
Je veux dire comment je trouvai la clef du vrai sens de la doctrine de Jésus, et comment le doute fut absolument chassé de mon âme par la vérité.
Voici comment je fis cette découverte : Depuis mon enfance, depuis que je commençais à lire l’Évangile, ce qui me touchait et m’attirait le plus, était la partie de la doctrine de Jésus où il enseigne l’amour, l’humilité, l’abnégation et le devoir de rendre le bien pour le mal.
Telle a toujours été pour moi la substance du christianisme ; mon cœur y reconnut la vérité malgré mon scepticisme et mon désespoir, et c’est là ce qui me porta à me soumettre une religion confessée par toute une population laborieuse qui y trouve le sens de la vie, ― à la religion enseignée par l’Église orthodoxe. Mais, en faisant ma soumission à cette Église, je m’aperçus bientôt que je ne trouverais pas dans sa doctrine la confirmation de cette substance même du christianisme ; ce qui était pour moi l’essentiel me parut l’accessoire dans la doctrine de l’Église.
Ce qui était pour moi le plus important, dans l’enseignement de Jésus, ne l’était pas pour l’Église.
Sans doute, pensais-je, l’Église reconnaît dans le christianisme, outre le côté intérieur de l’amour, de l’humilité et de l’abnégation, un sens dogmatique extérieur. Ce sens, me disais-je, m’est étranger, me repousse même, mais il n’est pas mauvais, pernicieux en soi.
Cependant plus j’avançais dans la vie, me soumettant à la doctrine de l’Église, et plus je voyais qu’il y avait dans ce point particulier quelque chose de plus grave qu’il ne m’avait semblé dès le début.
Ce qui me repoussait dans la doctrine de l’Église, c’étaient et l’étrangeté de ses dogmes et l’approbation, — le soutien qu’elle donnait aux persécutions, à la peine de mort, aux guerres suscitées par l’intolérance commune à toutes les Églises, qui s’excluent les unes les autres ; mais ce qui ébranla principalement ma confiance en elle fut son indifférence pour ce qui me paraissait essentiel dans l’enseignement de Jésus et sa partialité pour ce qui me paraissait secondaire.
Je sentais qu’il y avait là quelque chose de faux, mais il m’était impossible de découvrir ce qui était faux, surtout parce que la doctrine de l’Église ne niait pas ce qui me semblait essentiel dans la doctrine de Jésus ; elle le reconnaissait en plein, mais s’arrangeait de façon à ne pas lui accorder la première place.
Je ne pouvais pas accuser l’Église de nier l’essence de la doctrine de Jésus, mais elle la reconnaissait d’une façon qui ne me satisfaisait pas.
L’Église ne me donnait pas ce que j’attendais d’elle.
J’avais passé du nihilisme à l’Église, uniquement parce que je sentais l’impossibilité de vivre sans religion, c’est-à-dire sans la science de ce qui est bien et mal, en dehors de mes instincts animaux.
J’espérais trouver cette science dans le christianisme ; mais le christianisme tel qu’il m’apparut alors n’était qu’une certaine disposition d’âme, très vague, de laquelle il était impossible de déduire des règles claires et obligatoires pour se guider dans la vie.
C’était ce que je cherchais, et c’est à l’Église que je le demandais. Mais l’Église m’offrait des règles où je ne trouvais guère la pratique de la vie chrétienne qui m’était si chère, elle m’en éloignait plutôt. Je ne pouvais pas me faire disciple de l’Église. Ce qui m’était cher et indispensable, c’était une existence basée sur la vérité chrétienne, et l’Église m’offrait des règles complètement étrangères à cette vérité que j’aimais.
Les règles de l’Église touchant les articles de foi, les dogmes, l’observance des sacrements, des carêmes, des prières ne m’étaient pas nécessaires et je n’y voyais pas les règles basées sur la vérité chrétienne.
Il y a plus, les règles de l’Église affaiblissaient, anéantissaient souvent cette disposition chrétienne de mon âme, qui seule donnait un sens à ma vie.
Ce qui me troublait le plus, c’est que toutes les misères de l’humanité, l’habitude de se juger les uns les autres, de juger les nations et les religions, les guerres et les massacres qui en étaient la conséquence, — tout cela se faisait avec l’approbation de l’Église. La doctrine de Jésus qui dit : « Ne jugez pas, soyez humbles, pardonnez les offenses, résignez-vous, aimez, » était préconisée par l’Église, en paroles, mais en même temps l’Église approuvait ce qui était incompatible avec cette doctrine.
Était-il possible que la doctrine de Jésus admît nécessairement une pareille contradiction ?
Je ne pouvais le croire !
En outre, ce qui me paraissait toujours étonnant, c’est que tout ce que je connaissais de l’Église, les passages sur lesquels elle basait l’affirmation de ses dogmes étaient les passages les moins clairs. Au contraire, les passages d’où découlaient les lois morales étaient les plus clairs, les plus précis. Et pourtant, les dogmes et les devoirs du chrétien selon ces dogmes étaient précisés d’une façon formelle par l’Église, tandis que la recommandation d’obéir à la loi morale était faite dans les termes les plus vagues et les plus mystiques.
Était-ce là ce qu’avait voulu Jésus ? Les Évangiles seuls pouvaient dissiper mes doutes.
Je les lisais donc et les relisais.
Dans les Évangiles, le sermon sur la Montagne se dégageait toujours pour moi de tout le reste comme quelque chose d’exceptionnel. Aussi c’est ce que je lisais le plus souvent. Nulle part Jésus ne parle avec autant de solennité, nulle part il ne donne des règles morales plus claires, plus accessibles, qui trouvent plus d’écho dans le cœur de chacun ; nulle part il ne s’adresse à une foule plus grande de gens du peuple.
S’il existait des principes chrétiens clairs et précis, c’est ici qu’ils devaient être formulés. Je cherchai donc la solution de mes doutes dans les trois chapitres de Matthieu, v, vi et vii, dans le sermon sur la Montagne.
Je le relisais bien souvent, et chaque fois j’éprouvais le même enthousiasme, le même attendrissement à la lecture de ces versets qui exhortent à présenter la joue, à abandonner sa tunique, à être en paix avec tout le monde, à aimer ses ennemis, mais aussi le même désappointement.
Les Paroles de Dieu addressées à chacun n’étaient pas claires. Elles exhortaient à un renoncement par trop absolu qui anéantissait la vie même, comme je la comprenais, et par conséquent renoncer à tout ne pouvait pas, me semblait-il, être la condition essentielle du salut. Et du moment que cela cessait d’être une condition absolue, il ne restait plus rien de précis et de clair.
Je ne lisais pas seulement le sermon sur la Montagne, je lisais tous les Évangiles et tous les commentaires théologiques des Évangiles. Les explications théologiques qui disaient que les sentences du sermon sur la Montagne servent à indiquer le degré de perfection auquel doit tendre l’homme, mais que l’homme déchu, plongé dans le péché, ne peut pas y atteindre ; que le salut de l’homme est dans la foi, la prière et la grâce, — ces explications ne me satisfaisaient pas.
Je ne pouvais pas les admettre. Je trouvais singulier que Jésus, connaissant d’avance l’impossibilité pour un homme de pratiquer sa doctrine par ses propres forces, donnât pourtant des règles aussi claires qu’admirables, qui s’adressent directement à chaque homme en particulier.
En lisant ces règles, je me sentais pénétré de la joyeuse assurance que je pouvais, à l’instant, sur l’heure, commencer à pratiquer tout cela. Je le désirais vivement, je l’essayais ; mais alors je me souvenais involontairement de la doctrine de l’Église qui dit : L’homme est faible, il ne peut pas pratiquer cela, et aussitôt je me sentais faiblir.
On me répétait : il faut croire et prier, mais je sentais ma foi chancelante, ce qui m’empêchait de prier. On me disait : il faut prier parce que Dieu donne la foi, cette foi qui provoque la prière, qui donne la foi, qui provoque la prière et ainsi de suite, indéfiniment.
La raison et l’expérience me démontraient que ce moyen n’était pas efficace.
Il me semblait toujours que la seule chose efficace était mon effort pour observer la doctrine de Jésus.
Et voilà qu’après bien des recherches infructueuses, bien des études approfondies de tout ce qui avait été écrit pour et contre la divinité de la doctrine de Jésus, après bien des doutes et des souffrances, je restais de nouveau seul, vis-à-vis de mon cœur et du livre mystérieux.
Je ne parvenais pas à y trouver le sens qu’y trouvaient les autres, ni à découvrir celui que je cherchais ; je pouvais encore moins y renoncer. Ce fut seulement après avoir également repoussé les explications de la savante critique et celles de la savante théologie, après avoir rejeté tout cela, selon la parole de Jésus : « Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux, » (Matth., xviii, 3), ce fut alors que je compris tout à coup ce que je ne comprenais pas auparavant.
Je compris cela, non pas en confrontant et en expliquant les textes, ou grâce à quelque combinaison profonde et ingénieuse, bien au contraire ; je compris tout, parce que j’oubliai toute espèce de commentaires.
Le passage qui devint pour moi la clef de tout fut celui qui est renfermé dans les 38e et 39e versets de Matth., v. « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent : Et moi je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire. »
Un jour, le sens exact et simple de ces paroles m’apparut ; je compris que Jésus ne dit ni plus ni moins que ce qu’il dit. Et aussitôt je vis, non pas quelque chose de nouveau, — je vis tomber tout ce qui m’obscurcissait la vérité, et la vérité se montra à moi dans toute sa grandeur.
Vous savez ce qui a été dit aux anciens : « Œil pour œil, dent pour dent. » Et moi je vous dis : « Ne résistez même pas à celui qui vous fait du mal. »
Ces paroles me parurent subitement toutes nouvelles, comme si je ne les avais jamais lues auparavant.
Avant cela, en effet, à la lecture de ce passage, je laissais passer, chaque fois, sans les voir, par suite d’une singulière aberration, les mots : « moi, je vous dis : ne résistez pas au méchant. » C’était exactement comme si ces paroles n’avaient jamais existé, ou n’avaient jamais eu un sens précis.
Plus tard, dans mes entretiens avec un grand nombre de chrétiens familiers avec l’Évangile, il m’arriva fréquemment de remarquer le même aveuglement par rapport à ces paroles. Personne ne s’en souvenait, et souvent, en causant de ce passage, des chrétiens prenaient l’Évangile pour vérifier si ces paroles s’y trouvaient en effet.
C’est ainsi que, moi aussi, je ne les remarquais pas, et ne commençais à comprendre que les paroles suivantes : « Mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre, etc. » (Matth., v, 39 et suivants.)
En chaque fois ces mots me paraissaient un appel à des souffrances et à des privations contraires à la nature humaine. Ces paroles m’attendrissaient. Je sentais que c’eût été beau de les pratiquer, mais je sentais également que jamais je n’aurais la force de le faire.
Je me disais : Eh bien, oui, je présenterai la joue, ― on me frappera une seconde fois ; je donnerai et on m’enlèvera tout ce que j’ai. La vie me sera impossible. Et la vie m’est donnée, pourquoi m’en priverais-je ? Jésus ne peut pas exiger cela. Je raisonnais ainsi jadis, persuadé que par ces paroles Jésus exalte les souffrances et les privations et se sert, en les exaltant, de termes exagérés manquant de précision et de clarté ; mais quand j’eus compris les paroles exhortant à ne pas résister au méchant, je vis que Jésus n’exagère pas et ne veut pas les souffrances pour les souffrances, mais formule avec beaucoup de précision et de clarté exactement ce qu’il veut dire.
Il dit : Ne résistez pas au méchant, et, en faisant cela, sachez que vous pourrez rencontrer des gens qui après vous avoir frappé sur une joue, sans éprouver de résistance, vous frapperont sur l’autre, après vous avoir enlevé la tunique, vous enlèveront le manteau, après avoir profité de votre travail, vous forceront à travailler encore, prendront sans vous rendre. Et voici, quand vous aurez passé par tout cela, tout de même ne résistez pas au méchant. À ceux qui vous infligeront les injures et la violence, faites le bien malgré tout. Et quand j’eus compris ces mots tels qu’ils sont dits, aussitôt tout ce qui était obscur devint clair et ce qui semblait exagéré devint parfaitement raisonnable.
Je compris pour la première fois que le pivot de toute l’idée est dans les mots : « Ne résistez pas au méchant ; » que ce qui suit n’est que le développement et le commentaire de cette affirmation. Je compris que Jésus n’exhorte pas du tout à présenter la joue et à céder son manteau, pour s’imposer des souffrances, mais qu’il exhorte à ne pas résister au méchant, et ajoute que la pratique de cette règle pourrait être accompagnée de souffrances.
Ainsi un père qui envoie son fils faire un voyage lointain lui recommande de ne pas s’arrêter en chemin, mais ne lui enjoint pas de passer des nuits blanches, de se priver de nourriture, de s’exposer à la pluie et au froid. Il lui dit : « Va ton chemin, sans t’arrêter quand même tu serais trempé ou transi. » De même Jésus ne dit pas : « Présentez la joue, souffrez ; » il dit : « Ne résistez pas au méchant, et, quoi qu’il arrive, ne résistez pas. »
Ces paroles : « Ne résistez pas au mal ou au méchant, » comprises dans leur signification exacte, furent véritablement pour moi la clef qui m’ouvrit tout. Et il me parut étonnant que j’aie pu comprendre à l’inverse ces paroles si claires et si précises : « Vous avez appris : « Dent pour dent, » et moi je dis : « Ne résiste pas au méchant, et, quelque violence que te fasse le méchant, supporte, cède tout ce que tu as, mais ne lui résiste pas. » Qu’est-ce qui peut être plus clair, plus intelligible et plus précis que cela ?
Je n’eus qu’à saisir le sens simple et exact de ces mots, tels qu’ils sont dits, pour qu’aussitôt, dans toute la doctrine de Jésus, non seulement dans le sermon sur la Montage, mais aussi dans les quatre Évangiles, tout ce qui semblait embrouillé devînt clair, ce qui semblait contradictoire s’accordât, et surtout ce qui semblait superflu devînt indispensable.
Tout se fondit dans un ensemble harmonieux, chaque partie complétant l’autre, comme les morceaux d’une statue brisée que l’on rajuste selon les règles.
Dans le sermon sur la Montagne, ainsi que dans tout l’Évangile, de tous les côtés, je voyais s’affirmer la même doctrine : « Ne résistez pas au méchant. »
Dans ce sermon, comme dans tant d’autres passages, partout Jésus se représente ses disciples, c’est-à-dire des gens qui observent la règle de ne pas résister au méchant, comme présentant la joue, cédant leur manteau, persécutés, suppliciés et mendiants.
Partout Jésus répète plus d’une fois que quiconque n’a pas pris sa croix, n’a pas renoncé à tout, autrement dit, celui qui n’est pas prêt à supporter toutes les conséquences du commandement : « Ne résiste pas au méchant, » ne peut être son disciple.
À ses disciples, Jésus dit : « Soyez mendiants, soyez prêts à endurer, sans résister au méchant, persécutions, supplices et trépas. » Lui-même se prépare à souffrir et à mourir sans résister au méchant, réprimande Pierre qui en exprime sa tristesse, et enfin meurt en exhortant à ne pas résister et à être toujours fidèle à sa doctrine.
Tous ses premiers disciples observent cette règle et passent leur vie dans la misère, les persécutions, et ne rendent pas le mal pour le mal.
Ainsi donc, Jésus disait bien ce qu’il disait. On peut déclarer que la mise en pratique de cette règle est fort pénible ; on peut contester que chacun se sente heureux en la pratiquant ; on peut dire, comme les incrédules, que Jésus était un rêveur, un idéologue qui formulait des règles impraticables, mais il est impossible de ne pas reconnaître qu’il a exprimé d’une façon absolument claire et précise ce qu’il a voulu dire, savoir : qu’un homme ne peut pas, selon sa doctrine, résister au méchant, et que, par conséquent, quiconque a adopté sa doctrine ne résistera pas au méchant. Néanmoins, ni les croyants ni les incrédules n’admettent cette signification simple et claire des paroles de Jésus.