Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/Préface

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Traduction par L. D. Ourousov.
Fischbacher (p. 1-4).
I.  ►



Je n’ai pas toujours eu les idées religieuses qui se trouvent exposées dans cet ouvrage.

Pendant trente-cinq années de ma vie, j’ai été nihiliste, dans l’exacte acception du mot, c’est-à-dire non pas un socialiste révolutionnaire, mais un homme qui ne croit à rien.

Il y a cinq ans, la foi me vint ; je crus à la doctrine de Jésus et toute ma vie changea subitement. Je cessai de désirer ce que je désirais auparavant et je me mis au contraire à désirer ce que je n’avais jamais désiré. Ce qui, auparavant, me paraissait bon, me parut mauvais, et ce qui me paraissait mauvais me parut bon.

Il m’arriva ce qui arrive à un homme qui, sorti pour affaire, décide, chemin faisant, que l’affaire ne lui importe guère et retourne chez lui. Tout ce qui était à sa droite se trouve alors à sa gauche, et tout ce qui était à sa gauche se trouve à sa droite ; au lieu de vouloir s’éloigner de la maison, il désire s’en rapprocher le plus possible.

Ma vie et mes désirs subirent une transformation complète ; le bien et le mal prirent pour moi une signification inverse. Pourquoi cela ? Parce que je compris la doctrine de Jésus autrement que je l’avais comprise jusque-là.

Je n’ai pas l’intention d’expliquer la doctrine de Jésus ; je veux seulement raconter comment j’arrivai à comprendre ce qu’il y a dans cette doctrine de simple, de clair, d’évident, d’indubitable ; comment je compris dans cette doctrine ce qui s’adresse à tous les hommes, et comment ce que je compris bouleversa mon âme et me donna la paix et le bonheur.

Je ne veux pas commenter la doctrine de Jésus ; je ne désirerais qu’une chose, c’est qu’il fût interdit de la commenter.

Toutes les Églises chrétiennes ont toujours reconnu que tous les hommes, inégaux au point de vue de l’érudition et de l’intelligence, sont égaux devant Dieu, savants et ignorants ; que la vérité divine est accessible à chacun. Jésus a même dit que la volonté de Dieu est que ce qui est caché aux savants soit révélé aux ignorants.

Chacun ne peut pas être initié aux profonds mystères de la dogmatique, de l’homélitique, de la liturgique, de l’herméneutique, de l’apologétique, etc. ; mais chacun peut et doit comprendre ce que Jésus-Christ disait aux millions de gens simples et ignorants qui ont vécu et à ceux qui vivent encore aujourd’hui.

Eh bien ! ce que Jésus disait à tous ces gens simples qui n’avaient pas la possibilité de s’adresser aux commentaires de Paul, de Clément, de Chrysostôme et d’autres, voilà ce que je ne comprenais pas, et voilà ce que j’ai compris maintenant et ce que je veux dire à tous.

Le larron en croix crut en Christ et fut sauvé. Si le larron, au lieu d’être mort sur la croix, en fût descendu et eût raconté aux hommes comment il crut au Christ, n’en serait-il pas résulté pour tous un bien immense ?

Comme le larron en croix, je crus à la doctrine de Jésus et cette foi me sauva. Ce n’est pas une vaine comparaison, c’est l’expression fidèle de l’état de mon âme, jadis remplie de désespoir et d’épouvante devant la vie et la mort, maintenant pleine de calme et de bonheur.

Comme le larron, je savais que ma vie passée et présente était vile ; je voyais que la majorité des hommes autour de moi vivaient mal. Je savais, comme le larron, que je suis malheureux et que je souffre, que tous les hommes autour de moi souffrent et se sentent malheureux, et je ne voyais devant moi que la mort qui pouvait me sauver de cet état. Comme le larron cloué à sa croix, j’étais cloué à cette vie de souffrance et de maux par une force inconnue. Et comme le larron voyait venir les horribles ténèbres de la mort après les souffrances et les maux d’une vie insensée, je voyais se dérouler devant moi la même perspective.

En tout cela je me sentais semblable au larron ; il y avait pourtant une différence dans notre situation ; il allait mourir, et moi je vivais encore. Le larron mourant pensait trouver peut-être son salut au delà de la tombe, tandis que j’avais devant moi la vie réelle et son mystère d’outre-tombe. Je ne comprenais rien à cette vie ; elle me semblait affreuse, et, tout à coup, j’entendis les paroles de Jésus ; je les compris, et la vie et la mort cessèrent de me sembler un mal ; au lieu du désespoir, je goûtai une joie et un bonheur que la mort ne pouvait détruire.

Quelqu’un pourra-t-il se scandaliser que je raconte comment cela m’arriva ?