Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/III
Fischbacher, (p. 25-41).
III
On a tort de dire que la doctrine chrétienne concerne le salut personnel seul, mais ne concerne pas les questions d’État.
Ce n’est que l’affirmation hardie d’un mensonge évident qui tombe de lui-même à la premiere réflexion sérieuse. C’est bien, me disais-je ; je ne résisterai pas au méchant, je présenterai la joue dans la vie privée, mais voici venir l’ennemi, ou bien voici une nation opprimée, je suis appelé à prendre part à la lutte contre les méchants. Je dois aller les tuer. Et il est inévitable pour moi de décider la question : Servir Dieu ou le « tohu. » Aller à la guerre ou n’y pas aller ?
Supposons que je sois paysan ; on me nomme maire de village, ou juge, ou juré, on m’oblige à prêter serment, à juger, à condamner. Que dois-je faire ? De nouveau il faut que je choisisse entre la loi divine et la loi humaine.
Supposons que je sois moine ; j’habite un couvent, des paysans voisins ont empiété sur nos pâturages, je suis délégué pour entrer en lutte avec le méchant, je dois plaider en justice contre les paysans. De nouveau je dois choisir. Pas un homme n’échappe à ce dilemme.
Je ne parle pas des gens de notre condition dont la vie tout entière consiste à résister au méchant en qualité de militaires, de juges, d’administrateurs. Il n’y a pas de bourgeois si obscur qui ne se trouve dans le cas de choisir entre servir Dieu, sa loi ou le « tohu » en pratiquant les institutions de l’État. Mon existence particulière est enchevêtrée dans celle de l’État, et l’existence sociale, organisée par l’État, exige de moi une activité antichrétienne, directement contraire aux commandements de Jésus. Actuellement, avec la conscription et la participation de chacun au jury, ce dilemme se dresse devant tous, impitoyable. Chacun doit prendre l’arme meurtrière : la carabine, l’épée et même s’il ne procède pas au meutre il faut que la carabine soit chargée, le sabre affilé, c’est-à-dire qu’il doit se déclarer prêt à devenir meurtrier.
Chaque citoyen doit se rendre au tribunal et participer aux jugements, aux condamnations, c’est-à-dire que chacun doit renier le commandement de Jésus : « Ne résistez pas au méchant, » et y renoncer non seulement en parole, mais en fait.
La question du grenadier : l’Évangile ou le règlement militaire, la loi divine ou la loi humaine, est là en face de l’humanité, aujourd’hui comme du temps de Samuel. Elle s’imposait également à Jésus lui-même et à ses disciples ; elle s’impose de nos jours à ceux qui veulent être chrétiens, ― et elle était là devant moi.
La loi de Jésus, avec sa doctrine d’amour, d’humilité, de renoncement, touchait mon cœur et m’attirait maintenant comme auparavant. Mais de tous côtés dans l’histoire et dans les événements actuels, dans ma vie personnelle, je vois la loi opposée, celle que mon cœur, ma conscience, ma raison repoussent, mais qui encourage mes instincts brutaux. Je sentais que si j’adoptais la loi de Jésus, je resterais seul, je pourrais passer de mauvais moments, je serais persécuté et affligé, juste comme l’a annoncé Jésus. Mais que j’adopte la loi humaine — tout le monde m’approuvera, je serai tranquille, protégé et j’aurai à ma disposition toutes les ressources de l’intelligence pour mettre ma conscience à l’aise. Je rirai et je me réjouirai, juste comme l’a dit Jésus.
Je sentais cela, c’est pourquoi, non seulement je n’approfondissais pas le sens de la loi de Jésus, mais je tâchais de la comprendre de façon qu’elle ne m’empêchât pas de vivre de ma vie animale. C’était ne pas vouloir la comprendre du tout.
Dans ce parti pris de ne pas comprendre, j’arrivais à un degré d’aberration qui m’étonne maintenant.
Je citerai, comme exemple, mon ancienne manière de comprendre les mots : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez pas jugé. » (Matth., vii, 1.) « Ne jugez point, et vous ne serez point jugés ; ne condamnez point, et vous ne serez pas condamnés. » (Luc, vi, 37.)
Les tribunaux dans lesquels je faisais mon service et qui garantissaient ma propriété et ma sécurité me semblaient une institution si indubitablement sacrée et tellement d’accord avec la loi divine, que jamais il ne m’était venu en tête que les paroles citées eussent une signification autre que de ne pas médire du prochain. Jamais je ne m’étais douté que, dans ces paroles, Jésus eût pu parler des tribunaux, tribunaux d’arrondissement, de police correctionnelle et criminelle, des juges de paix, etc.
C’est seulement quand je compris dans leur sens direct les mots : « Ne résistez pas au méchant, » que surgit en moi la question de savoir quel était l’avis de Jésus par rapport à tous ces tribunaux. Et, ayant compris qu’il devait les réprouver, je me posai la question : Ces paroles ne veulent-elles pas dire : « Non seulement ne jugez pas le prochain, ne médisez pas, mais ne le jugez pas en cours d’assises, ― ne jugez pas le prochain dans les tribunaux que vous instituez ? »
Chez Luc, chap. vi, depuis 37 jusqu’à 49, ces paroles sont dites immédiatement après la doctrine qui exhorte à ne pas résister au méchant et à rendre le bien pour le mal.
Aussitôt après les paroles : « Soyez donc pleins de miséricorde, comme votre père est plein de miséricorde, » il est dit : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés ; ne condamnez point et vous ne serez point condamnés. »
Cela ne veut-il pas dire, en outre : « Ne jugez pas le prochain, » ― n’instituez point de tribunaux et n’y jugez pas le prochain ? Et je n’eus qu’à me poser cette question pour qu’aussitôt mon cœur et mon bon sens me répondissent affirmativement.
Pour montrer combien j’étais éloigné jadis de la vraie interprétation, je ferai l’aveu d’une sottise dont je rougis encore. Quand je lisais l’Évangile comme un livre divin, déjà à l’époque où j’étais devenu croyant, il m’arrivait, en rencontrant mes amis, les procureurs, les juges, de leur dire en manière de plaisanterie : « Et vous jugez toujours ? quoiqu’il soit dit : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés ! » J’étais tellement certain que ces paroles ne pouvaient signifier autre chose que la défense de médire, que je ne comprenais pas l’horrible blasphème que je commettais en disant cela.
J’en étais arrivé à un point que, persuadé que ces paroles ne signifient pas ce qu’elles signifient, je les citais dans leur vrai sens, en manière de plaisanterie.
Je vais raconter en détail comment s’effacèrent en moi toutes traces de doute sur le sens de ces paroles qui ne peuvent avoir qu’une signification : Jésus réprouve l’institution de toute espèce de tribunaux humains quels qu’ils soient. ― Il n’a pu dire rien d’autre en s’exprimant ainsi.
La première chose qui me frappa quand je compris le commandement : « Ne résistez pas au méchant » dans son sens direct, c’est que les tribunaux, loin d’être conformes à ce commandement, lui sont absolument contraires, comme au sens général de toute la doctrine, et que par conséquent si Jésus avait pensé aux tribunaux, il avait dû les réprouver.
Jésus dit : « Ne résistez pas au méchant » ; le but des tribunaux est de résister au méchant. Jésus exhorte à rendre le bien pour le mal ; les tribunaux rendent le mal pour le mal. Jésus dit : ne faites pas de distinction entre les bons et les méchants ; les tribunaux ne font que cela. Jésus dit : Pardonnez à tout le monde. Pardonnez non pas une ou sept fois, mais sans fin. Aimez vos ennemis, faites le bien à ceux qui vous haïssent ; les tribunaux ne pardonnent pas, ils punissent, ne rendent pas le bien, mais le mal à ceux qu’ils considèrent comme les ennemis de la société.
Il ressortait de tout cela que Jésus devait réprouver les institutions judiciaires.
Peut-être, me disais-je, Jésus n’avait-il pas eu affaire aux cours de justice et n’y avait-il pas pensé ; mais je vois qu’on ne peut pas faire cette supposition. Jésus, dès sa naissance et jusqu’à sa mort, avait eu affaire aux tribunaux d’Hérode, du Sanhédrin et des grands prêtres.
En effet, je vois que Jésus parle souvent des cours de justice comme d’un mal. Il dit à ses disciples qu’on les jugera devant elles et leur enseigne comment ils devront s’y comporter. Il disait de lui-même qu’on le condamnerait en justice et montrait l’attitude qu’il fallait garder devant les juges. Il s’ensuit que Jésus avait pensé aux institutions judiciaires qui devaient le condamner, lui et ses disciples ; qui condamnent et ont condamné des millions d’hommes.
Jésus voyait ce mal et le visait directement. Quand on va mettre à exécution la sentence prononcée contre la femme adultère, il nie absolument la justice humaine ; il démontre que l’homme n’est pas juge, puisqu’il est lui-même coupable. Et cette pensée il la formule plusieurs fois, en disant qu’avec un œil trouble on ne peut pas distinguer un grain de sable dans l’œil d’un autre et qu’un aveugle ne peut pas conduire un aveugle. Il va jusqu’à signaler les conséquences de cette aberration : le disciple deviendra comme son maître.
Peut-être, cependant, après s’être prononcé à l’occasion du jugement de la femme adultère, après avoir indiqué dans la parabole de la poutre et du brin de paille l’incompétence de tout être humain, admet-il, quand même, l’appel à la justice des hommes dans les cas où l’on a besoin de se garantir des méchants ; mais je vois que cela est inadmissible.
Dans le sermon sur la Montagne, il dit en s’adressant à la foule : « Et si quelqu’un veut plaider contre vous pour vous prendre votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau. » (Matth., v, 40.)
Peut-être encore Jésus ne parle-t-il que des rapports personnels dans lesquels il convient que chaque homme se place vis-à-vis des institutions judiciaires, mais ne nie-t-il pas la justice et admet-il dans une société chrétienne des individus qui jugent les autres en corps constitués.
Je vois que c’est encore inadmissible. Jésus, dans sa prière, exhorte tous les hommes sans exception à pardonner, afin que leurs fautes leur soient également remises. Et cette pensée, il l’exprime souvent. Il est clair que chacun, en priant et avant d’apporter son offrande, doit pardonner à tout le monde.
Comment donc un homme qui, d’après sa religion, doit pardonner sans fin à tout le monde pourrait-il juger et condamner ? Ainsi je vois que, selon la doctrine de Jésus, il ne saurait y avoir de juge chrétien qui condamne.
Mais peut-être, d’après le rapport qui existe entre les mots : « Ne jugez point et vous ne serez point jugés, » et les paroles précédentes ou subséquentes, pourrait-on conclure que Jésus, en disant : « Ne jugez pas, » ne pensait pas aux institutions judiciaires ?
Cela n’est pas non plus le cas ; au contraire, il est clair, d’après le rapport des phrases, qu’en disant : « Ne jugez point, » Jésus parle précisément des institutions judiciaires. Selon Matthieu et Luc, avant de dire : « Ne jugez point, ne condamnez point » il dit : de ne point résister au mal. Et plus haut, selon Matthieu, il répète les termes de l’ancienne loi criminelle hébraïque : Œil pour œil, dent pour dent. Et après cette réference à la loi criminelle, il dit : Mais vous, ne faites pas ainsi, ne résistez pas aux méchants. Et puis il dit : ne jugez point. Donc Jésus parle précisément de la loi criminelle humaine et la réprouve par les mots : « Ne jugez point. »
En outre, d’après Luc, il dit non seulement : « Ne jugez point, » mais « Ne jugez point et ne condamnez point. » Ce n’est pas pour rien qu’il ajoute ce mot dont le sens est presque le même. L’adjonction de ce mot ne peut avoir qu’un but : celui d’éclairer le sens qu’il convient d’attribuer au premier mot.
S’il avait voulu dire : Ne jugez pas le prochain. il aurait ajouté ce mot : « le prochain, » mais il ajoute le mot qui se traduit par : ne condamnez point, et après cela il dit : « Et vous ne serez point condamnés, pardonnez à chacun et vous serez pardonnés. »
On pourra tout de même insister, dire que Jésus, en s’exprimant ainsi, ne pensait pas aux tribunaux et que c’est moi qui prête à ses paroles la pensée qui me convient.
Je me réfère aux premiers disciples de Jésus, aux apôtres pour voir comment ils considéraient les cours de justice, s’ils les reconnaissaient et les approuvaient.
Dans son chapitre iv, 11, 12, l’apôtre Jacques dit : « Mes frères ne parlez point mal les uns des autres. Celui qui parle contre son frère, et qui juge son frère, parle contre la loi et juge la loi. Or, si vous jugez la loi, vous n’en êtes plus observateur, mais vous vous en rendez le juge. Il n’y a qu’un législateur et qu’un juge qui peut sauver et qui peut perdre. Mais vous, qui êtes-vous pour juger votre prochain ? »
Le mot traduit par le verbe médire est le mot Καταλαλέω. Or, il n’est pas douteux que ce mot veuille dire accuser. C’est la vraie signification, ce dont chacun peut se convaincre en ouvrant le dictionnaire.
Dans la traduction, nous lisons : « Celui qui parle contre son frère..., parle contre la loi. » Involontairement on se demande pourquoi ? J’aurais beau médire d’un frère, je ne médis pas de la loi, mais si j’accuse mon frère, si je le fais comparaître en justice, il est évident que par là j’accuse la loi de Jésus d’insuffisance, et que j’accuse et juge la loi. Alors il est clair que je ne pratique plus la loi, mais que je m’en fais juge. « Mais le juge, dit Jésus, est celui qui peut sauver. » Comment donc moi qui ne suis pas en mesure de sauver, comment me ferais-je juge et punirais-je ?
Tout ce passage parle de la justice humaine et la nie. Toute l’épître est pénétrée de la même pensée. Dans le iie chapitre, depuis 1 jusqu’à 15, nous lisons : « Mes frères, etc., 13, « car celui qui n’aura point fait miséricorde sera jugé sans miséricorde ; mais la miséricorde s’élèvera au-dessus de la rigueur du jugement. » (Ces derniers mots : « la miséricorde s’élèvera au-dessus de la rigueur du jugement » ont été traduits de manière à montrer que le jugement est compatible avec le christianisme, mais qu’il doit être miséricordieux.)
Jacques exhorte ses frères à ne pas faire acception de personnes. Si vous avez égard à la condition des personnes, vous commettez un péché, vous êtes comme des juges prévaricateurs dans un tribunal. Vous jugez qu’un mendiant est le rebut de la société, tandis qu’au contraire c’est le riche qui en est le rebut. C’est lui qui vous opprime et vous traîne devant les juges. Si vous vivez d’après la loi de l’amour du prochain, d’après la loi de la miséricorde (que Jacques appelle « royale » pour la distinguer de toute autre), c’est bien. Mais si vous faites acception de personnes, vous transgressez la loi de la miséricorde.
Et sans doute, visant l’exemple de la femme adultère qu’on avait amenée à Jésus, pour la lapider selon la loi, ou bien en général le crime d’adultère, Jacques dit que celui qui punit de mort la femme adultère sera coupable de meurtre et transgressera la loi éternelle. Car la même loi éternelle proscrit et l’adultère et le meurtre.
Il dit : « Réglez donc vos paroles et vos actions comme devant être jugées par la loi de la liberté. Car celui qui n’aura point fait miséricorde sera jugé sans miséricorde. Mais la miséricorde s’élèvera au-dessus de la rigueur du jugement. » (Jacques, ii, 12 et 13.)
Comment dire cela en termes plus clairs et plus précis ? Toute acceptation de personnes est interdite ainsi que tout jugement déclarant que l’un est bon, l’autre mauvais ; le jugement humain est mis à l’index comme indubitablement défectueux, et ce jugement est déclaré criminel quand il condamne pour crime ; ainsi le jugement est supprimé par la loi de Dieu ― la miséricorde.
J’ouvre les épîtres de Paul, qui avait été victime des tribunaux et dès le premier chapitre aux Romains, je lis l’admonition qu’adresse l’apôtre aux Romains pour tous leurs vices et toutes leurs erreurs, entre autres pour leurs tribunaux. « Et après avoir connu la justice de Dieu, ils n’ont pas compris que ceux qui font ces choses sont dignes de mort, et seulement ceux qui les font, mais aussi ceux qui approuvent ceux qui les font. » (Rom., i, 32.)
C’est pourquoi vous, ô hommes, qui que vous soyez, qui condamnez les autres, vous êtes inexcusables ; parce qu’en les condamnant vous vous condamnez vous-mêmes, puisque vous faites les mêmes choses que vous condamnez. (Rom., ii, 1.)
Est-ce que vous méprisez les richesses de sa bonté, de sa patience et de sa longue tolérance ? Ignorez-vous que la bonté de Dieu vous invite à la pénitence ? (Rom., ii, 4.)
L’apôtre Paul dit : « Connaissant le juste jugement de Dieu, ils agissent eux-mêmes injustement et enseignent à faire de même aux autres ; ainsi on ne peut justifier un homme qui juge. »
Tel est le point de vue des apôtres dans leurs épîtres par rapport aux tribunaux, et nous savons tous que dans leur existence la justice humaine était au nombre de ces épreuves et de ces maux qu’ils devaient supporter avec fermeté et résignation à la volonté de Dieu.
En rétablissant dans son imagination la situation des premiers chrétiens parmi les païens, chacun comprendra aussitôt que défendre de juger aux chrétiens persécutés par les tribunaux ne pouvait entrer dans la tête de personne. Les apôtres ont pu en parler incidemment comme d’un mal en niant la base même de cette institution comme ils le font en effet à chaque occasion.
J’interroge les Pères de l’Église des premiers siècles, et je vois que le trait distinctif de l’enseignement des Pères des premiers siècles est toujours et partout : qu’ils n’obligent personne à rien, ne jugent ni ne condamnent personne (Athenagore, Origène), mais au contraire supportent les supplices auxquels les condamnent les tribunaux. Tous les martyrs professaient la même chose par leurs actes.
Je vois que toute la chrétienté, avant Constantin, ne considérait jamais les tribunaux que comme un mal qu’il faut supporter avec patience, mais qu’il n’a jamais pu entrer dans la tête d’un chrétien de ce temps qu’un chrétien peut faire partie d’une cour de justice.
Je vois donc que les paroles de Jésus : « Ne jugez point et ne condamnez point, » ont été comprises par ses premiers disciples comme je les comprenais maintenant, dans leur sens direct : ne jugez point en cour de justice, n’en faites point partie.
Tout venait absolument corroborer ma conviction que les paroles : « Ne jugez point et ne condamnez point, » veulent dire : ne jugez point en justice. Cependant le sens : « Ne médites pas du prochain, » est si usité et les tribunaux se posent avec tant d’assurance et d’audace dans toutes les sociétés chrétiennes, avec l’appui même de l’Église, que longtemps encore je doutais de la justesse de mon interprétation. Si tous les hommes ont pu comprendre ainsi et instituer des tribunaux chrétiens, ils avaient certainement quelque raison pour cela et c’est toi qui auras fait quelque méprise, pensais-je dans mon for intérieur : Il doit y avoir une bonne raison pour laquelle ces paroles ont été entendues dans le sens de médisance et il y a, pour sûr, une base quelconque à l’institution des tribunaux chrétiens.
Je m’adressai aux commentaires de l’Église. Dans tous, à dater du ve siècle je trouvai qu’il est d’usage de comprendre ces mots ainsi : ne blâmez point le prochain, ― c’est-à-dire évitez la médisance. Et comme il est convenu de comprendre ces mots exclusivement dans le sens de juger le prochain sur paroles — surgit une difficulté : Comment ne pas juger ? On ne peut pas ne pas blâmer le mal, et en conséquence tous les commentaires tournent sur un point : qu’est-ce qui est blâmable et qu’est-ce qui ne l’est point. Les uns disent que, pour les serviteurs de l’Église, cela ne peut pas être expliqué dans le sens de défense de blâmer, que les apôtres eux-mêmes blâmaient (Chrsysostôme, Théophilacte). Les autres disent que, sans doute, Jésus avait voulu désigner par cette parole les Juifs, qui accusaient le prochain de peccadilles et commettaient eux-mêmes de gros péchés.
Mais nulle part un mot des institutions humaines, — des tribunaux pour dire dans quelle situation ils se trouvent par rapport à cette défense de juger. Jésus les admet-il ou non ? À cette question si naturelle — point de réponse, comme s’il était trop évident que, du moment qu’un chrétien se met dans un fauteuil de juge, il peut non seulement juger le prochain, mais le condamner à mort.
Je m’adresse aux écrivains grecs, catholiques, protestants, à ceux de l’école de Tübingen et de l’école historique.
Partout, même chez les commentateurs les plus émancipés, — ces paroles sont interprétées comme défense de médire.
Mais pourquoi donc ces paroles, contrairement à l’esprit de toute la doctrine de Jésus, sont-elles interprétées dans un sens si étroit, que la défense de juger en justice n’est pas comprise dans la défense de juger ? Pourquoi la supposition que Jésus en défendant la médisance envers le prochain, par légèreté, comme une mauvaise action, ne défend pas et ne considère pas comme telle l’action de juger sciemment le prochain, qui a pour conséquence la punition infligée au condamné ? ― À tout cela point de réponse ; pas la moindre allusion et la possibilité de donner au mot « juger » le sens de juger en justice, comprenant les tribunaux dont pâtissent des millions de personnes. Il y a plus ; à propos de ces paroles : « Ne jugez point et ne condamnez point, » cette forme cruelle de jugement en justice est passée sous silence ou bien même prônée. ― Les commentateurs théologiens déclarent que, dans les États chrétiens, les tribunaux sont nécessaires et nullement contraires à la loi de Jésus.
Voyant cela, je vins à douter de la bonne foi de ces commentateurs et j’eus recours à la traduction textuelle des mots : juger et condamner, ce par quoi j’aurais dû commencer.
Dans l’original ces mots sont : κρίνω et καταδικάζω. La traduction défectueuse du mot καταλαλέω, dans l’épître de Jacques, traduit par le mot « médire, » confirmait mes doutes sur la fidélité de la traduction.
Je cherche comment se traduisent dans les Évangiles les mots κρίνω et καταδικάζω en différentes langues et je trouve que, dans la « Vulgate, » le mot condamner est traduit « condemnare, » de même en slavon ; chez « Luther, verdammen, » maudire.
La variété de ces traductions augmente mes doutes et je me pose la question : que signifie et que peut signifier le mot grec κρίνω, employé chez les deux évangélistes et le mot καταδικάζω, employé chez Luc, qui, d’après l’avis des connaisseurs, écrivait un grec assez correct ? Comment traduirait ces mots un homme qui ne saurait rien de la doctrine évangélique et qui n’aurait devant lui que cette seule sentence ?
Je cherche dans le dictionnaire ordinaire et je trouve que le mot κρίνω a plusieurs significations différentes et, parmi les plus usitées, celle de « condamner en justice, » même de condamner à mort, mais qu’il ne signifie jamais médire. Je cherche dans le dictionnaire du Nouveau Testament et je trouve que ce mot s’emploie souvent dans le sens de condamner en justice, quelquefois dans le sens de choisir, mais jamais dans le sens de médire.
Ainsi je tire au clair que le mot κρίνω peut se traduire diversement, mais que la traduction qui lui prête le sens de médire est la plus éloignée et la plus inattendue.
Je cherche le mot καταδικάζω, ajouté au mot κρίνω (qui a des significations différentes) évidemment pour préciser le sens que l’auteur voulait donner au premier mot. Je cherche le mot καταδικάζω dans le vocabulaire ordinaire et je trouve que ce mot n’a jamais d’autre signification que « condamner en justice à des peines », ou bien « punir de mort. » Je cherche dans le dictionnaire du Nouveau Testament et je trouve que ce mot est employé dans le Nouveau Testament quatre fois et chaque fois dans le sens de condamner en vertu d’une sentence, punir de mort.
Je cherche les contextes et je trouve que ce mot est employé dans l’épître de Jacques, chap. v, 6. On y lit : « Vous avez condamné et mis à mort un juste. » Le mot, condamné, est bien le même καταδικάζω. Il est employé par rapport à Jésus qui avait été condamné à mort en cour de justice. Et jamais ce mot n’a été employé avec une autre signification dans tout le Nouveau Testament ni dans une langue grecque quelconque.
Que veut donc dire tout cela ? Suis-je devenu à ce point idiot ? Si moi ou n’importe qui de notre société avons jamais réfléchi au sort de l’humanité, n’avons-nous pas été saisis d’épouvante à l’idée des souffrances et des maux infligés aux hommes par les codes criminels — fléau pour ceux qui condamnent comme pour les condamnés — depuis les tueries de Gengis-Kan et de la Révolution jusqu’aux exécutions de notre époque ?
Il n’y a pas un seul homme de cœur qui n’ait éprouvé une impression d’horreur et de répulsion, non seulement à la vue des êtres humains suppliciés par leurs semblables, mais au simple récit du knout à mort, de la guillotine et du gibet.
L’Évangile dont chaque mot vous est sacré, dit clairement et sans équivoque : On vous a donné une loi criminelle : — « Dent pour dent, œil pour œil, et moi je vous donne une loi nouvelle : ne résistez point au méchant, pratiquez tous ce commandement, ne rendez pas le mal pour le mal, mais faites le bien et pardonnez toujours à chacun. »
Et plus loin, il est dit : « Ne jugez pas, » et pour que nul malentendu sur la signification de ces mots ne soit possible, Jésus ajoute : Ne condamnez point en justice à des châtiments. »
Mon cœur dit haut et clair : point d’exécutions ; la science dit : point d’exécutions, le mal ne peut pas faire cesser le mal. La parole de Dieu, à laquelle je crois, dit la même chose. Et quand je lis toute la doctrine, quand je rencontre les mots : « Ne condamnez point et vous ne serez point condamnés, pardonnez et vous serez pardonnés, » ces mots qui sont pour moi les paroles mêmes de Dieu signifieraient qu’il ne faut pas s’adonner à la médisance et aux commérages, et je continuerais à considérer les tribunaux comme une institution chrétienne et moi-même comme juge et chrétien ?
Je fus saisi d’épouvante devant la grossièreté du mensonge dans lequel je me trouvais.