Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/VI

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Traduction par L. D. Ourousov.
Fischbacher (p. 73-113).
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VI

Quand j’eus compris la loi de Jésus, comme loi de Jésus, et non pas comme loi de Jésus et de Moïse ; quand j’eus compris le commandement de cette loi qui abroge absolument la loi de Moïse, tous les Évangiles, auparavant si obscurs, si diffus, si contradictoires pour moi, se fondirent en un tout homogène, et de cet ensemble se détacha la substance de toute la doctrine, formulée en termes simples, clairs et accessibles à chacun (Matth. v, 21-48 et spécialement verset 38), mais auxquels je n’avais rien compris jusque-là.

Dans tous les Évangiles, il est question des commandements de Jésus et de la nécessité de les pratiquer.

Tous les théologiens parlent des commandements de Jésus ; mais quels sont ces commandements ? Je l’ignorais auparavant. Il me paraissait que le commandement de Jésus était d’aimer Dieu et le prochain comme soi-même. Et je ne voyais pas que cela ne pouvait pas être le nouveau commandement de Jésus parce que c’est celui des anciens (Deutéronome et Lévitique). Les paroles (dans Matth. v, 19) : « Celui qui transgressera l’un de ces plus petits commandements et qui de la sorte enseignera aux hommes à les transgresser sera appelé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les observera et de la sorte enseignera aux hommes à les observer, celui-là sera appelé grand dans le royaume des cieux, » ces paroles-là, je croyais qu’elles se rapportaient aux lois de Moïse. Mais que Jésus eût formulé, avec précision et clarté, de nouvelles lois (versets 21-48 du ve chapitre de Matthieu), cela ne m’était jamais venu à l’esprit. Je ne voyais pas que, dans le passage où Jésus dit : « Vous avez appris… et moi je vous dis…, » il formule de nouveaux commandements très précis, et, d’après le nombre des références à l’ancienne loi (en réunissant en une seule les deux références à l’adultère), cinq nouveaux commandements parfaitement clairs.

J’avais entendu parler des béatitudes et de leur nombre, j’avais rencontré leur explication et leur dénombrement dans mes leçons de religion ; mais des commandements de Jésus, — je n’en avais jamais rien entendu dire. À mon grand étonnement, je dus les découvrir.

Et voici comment je les découvris ; dans Matthieu v, 21-26, nous lisons : « Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens : Vous ne tuerez point ; et quiconque tuera méritera d’être condamné par le jugement. Mais, moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère sans cause mérite d’être puni par les juges ; que celui qui dira à son frère « Raca » mérite d’être puni par le Sanhédrin et que celui qui lui dira « insensé » mérite d’être puni par le feu de la Géhenne ; 23 : « Si donc, lorsque vous présentez votre offrande à l’autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque chose contre vous ; 24 : Laissez-là votre don devant l’autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous reviendrez offrir votre don ; 25 : Accordez-vous au plus tôt avec votre adversaire pendant que vous êtes en chemin avec lui, de peur que votre adversaire ne vous livre au juge, et que le juge ne vous livre au ministre de la justice, et que vous ne soyez mis en prison ; 26 : Je vous dis en vérité que vous ne sortirez pas de là que vous n’ayez payé jusqu’à la dernière obole. »

Quand j’eus compris le commandement « ne résistez pas au méchant », il me parut que ces versets devaient avoir un sens tout aussi clair et tout aussi réalisable que ce commandement même que je viens de citer.

Le sens que je donnais auparavant au passage était que chacun doit toujours éviter la colère contre les autres, ne doit jamais prononcer de paroles injurieuses et doit vivre en paix avec tous, sans aucune exception. Mais il y avait dans le texte un mot qui excluait ce sens. Il y était dit : ne te mets pas en colère sans cause ; de sorte que ces paroles ne pouvaient être une exhortation à la paix absolue. J’étais fort perplexe et je m’adressai aux commentaires des théologiens pour éclaircir mes doutes ; à mon grand étonnement, je constatai que les commentaires prenaient principalement à tâche de préciser les cas où la colère est permise. Tous les commentateurs de l’Église s’appesantissent sur le mot sans cause, et expliquent ce terme dans ce sens : qu’il ne faut pas offenser quelqu’un sans raison, qu’il ne faut pas injurier, mais que la colère n’est pas toujours injuste, et, pour confirmer leur explication, ils citent des exemples de la colère des Apôtres et des Saints.

Il me fut impossible de ne pas reconnaître que les commentaires qui soutiennent que la colère « à la gloire de Dieu » n’est pas répréhensible, quoique contraire à tout l’esprit de l’Évangile, sont conséquents et fondés sur les mots sans raison qui se trouvent dans le vingt-deuxième verset. Ces mots changeaient complètement le sens du passage.

Ne te mets pas en colère sans raison ? Jésus exhorte à pardonner à chacun, à pardonner sans restriction ni limite ; Lui-même pardonne et interdit à Pierre de se mettre en colère contre Malchus, quand Pierre défend son maître mené au supplice, cause assez légitime, semblerait-il. Et ce même Jésus enseignerait formellement à tous les hommes de ne pas se mettre en colère sans cause et par la sanctionnerait la colère pour cause — pour une raison ? Comment ? Jésus enseigne la paix à tous les gens du peuple et, tout à coup, comme s’il voulait faire une réserve et dire que cela ne se rapporte pas à tous les cas, qu’il y en a dans lesquels on peut se mettre en colère contre son frère — il ajoute le mot sans cause ? Et les commentaires expliquent que la colère peut être opportune ?

Mais qui sera juge des cas où la colère est opportune et de ceux où elle ne l’est pas ? Je n’ai pas encore rencontré de gens fâchés qui ne croient que leur colère est opportune. Chacun considère sa colère comme légitime et utile. Cette parole détruit évidemment tout le sens du verset.

Et pourtant les mots étaient là dans le livre sacré et je ne pouvais les effacer. Il en est du mot : « sans cause » comme du mot « bon » qu’on aurait ajouté à la sentence « aime le prochain » en disant : aime le bon prochain, ou bien le prochain qui te convient.

Toute la signification du passage était changée pour moi par le fait des mots « sans cause ». Les versets 23 et 24, qui disent qu’avant de faire sa prière il faut faire la paix avec celui qui a quelque chose contre nous, ces versets, qui auraient un sens direct et impératif sans les mots « sans cause », acquéraient également un sens conditionnel.

Il me paraissait cependant que Jésus devait avoir défendu toute colère, tout mauvais sentiment, et, pour qu’il n’en subsiste point, il exhorte chacun, avant d’aller offrir son sacrifice, c’est-à-dire avant de se mettre en communion avec Dieu, à se rappeler s’il n’y a pas quelqu’un qui est en colère contre lui. Si tel est le cas, que ce soit pour cause ou sans cause, il commande d’aller se réconcilier avec lui, et puis après d’offrir son sacrifice et de faire sa prière.

Oui, cela me paraissait ainsi ; mais, d’après les commentaires, il résultait que ce passage devait être interprété conditionnellement.

Tous les commentaires expliquent qu’il faut tâcher d’être en paix avec tout le monde ; mais, ajoutent-ils, si cela est impossible, vu la corruption des hommes, qui sont en hostilité avec toi, il faut te réconcilier dans ton âme — en idée, et alors l’hostilité des autres contre toi ne sera pas un obstacle à ta prière.

Ce n’était pas tout. Les mots : « Qui dira Raca ou insensé est grandement coupable » me paraissaient toujours étranges et absurdes. S’il est défendu d’injurier, pourquoi choisit-on comme exemple des mots aussi ordinaires, — presque pas injurieux ? Et puis, pourquoi de si terribles menaces envers ceux auxquels échapperait une injure aussi faible que ce mot « Raca », qui veut dire « un rien du tout ». Tout cela était obscur pour moi.

J’avais le sentiment que je me trouvais en présence d’un cas tout à fait semblable à celui qui ressort du passage : « Ne jugez point ». Je sentais qu’ici et là le sens simple et grand, précis et pratique avait été voilé et que les commentateurs se mouvaient dans le vague. Je sentais que Jésus, en disant : « Va, et réconcilie-toi avec ton frère » n’entendait pas : « Réconcilie-toi en idée ». Que veut dire, d’ailleurs : réconcilie-toi en idée ? Je comprenais que Jesus dit ce qu’il veut dire en se servant des paroles du prophète : « Je veux la miséricorde, non pas les sacrifices » c’est-à-dire je veux l’amour des hommes entre eux. C’est pourquoi si tu veux être agréable à Dieu, avant de prier, matin et soir, à la messe ou aux vêpres, interroge ta conscience, et, si quelqu’un est en colère contre toi, va et fais en sorte qu’il ne le soit plus ; alors seulement prie si tu veux.

Après cela, que signifie le commentaire : « Reconcilie-toi en idée ? »

Je sentais que tout ce qui détruisait pour moi le sens vrai et direct du verset provenant du mot : « sans cause » ; si on pouvait le rejeter, le sens devenait limpide, mais tous les commentateurs étaient unanimes contre mon interprétation, et surtout j’avais contre moi l’Évangile canonique qui renferme les mots « sans cause ».

Que je m’écarte du texte dans ce passage, me disais-je, je pourrai m’en écarter ailleurs arbitrairement ; d’autres pourront en faire autant… Toute l’affaire est dans ces mots. Si ces mots n’y étaient pas tout serait clair. Faisons donc une tentative pour expliquer philologiquement, d’une manière ou d’une autre, ces mots : « sans cause, » de façon qu’ils ne détruisent pas le sens de tout le passage.

Je consulte le dictionnaire. Dans la langue ordinaire, le mot grec εἰκῆ veut dire « sans but, » inconsidérément. J’essaye alors de choisir un terme qui ne détruise pas le sens ; mais l’adjonction de ces deux mots « sans but » a évidemment le sens qui lui est attribué. Dans le grec évangélique, le sens du mot εἰκῆ est exactement le même. Je consulte les concordances. Ces mots ne se rencontrent dans l’Évangile qu’une fois, nommément dans ce passage. Dans la première Épître aux Corinthiens, xv, 2, ils sont employés juste dans le même sens. Il est donc impossible de les interpréter autrement et il faut admettre que Jésus a prononcé des paroles bien vagues, pouvant être interprétées de façon qu’il n’en reste rien ; pour moi, je l’avoue, admettre cela, c’était renoncer à tout l’Évangile. Reste un dernier espoir : ces mots se trouvent-ils dans tous les manuscrits ? Je cherche dans Griesbach, chez lequel toutes les variantes sont notées, et d’abord j’éprouve la joie de voir qu’à cet endroit il y a, en effet, des variantes et que toutes se rapportent aux mots « sans cause. » Dans la majorité des textes évangéliques et des citations des Pères, ces mots n’existent pas. Ainsi, la majorité comprenait comme je comprends. Je cherche dans Tischendorf le texte le plus ancien : ces mots ne s’y trouvent pas du tout.

Ainsi ces mots qui détruisaient tout le sens de la doctrine de Jésus sont une addition qui n’était pas encore introduite au ve siècle dans les meilleures copies de l’Évangile.

Il s’est trouvé un homme qui a ajouté ces mots ; d’autres les ont approuvés et se sont chargés de les expliquer.

Jésus ne pouvait pas dire et n’a pas dit cette terrible parole, et le premier sens de ce passage, le sens simple et direct, qui me frappa et frappe chacun, est le vrai.

Il y a plus encore : il avait suffi que je comprisse que Jésus défend la colère, quelle qu’elle soit et contre qui que ce soit, pour que l’interdiction de dire à qui que ce soit les mots « Raca » et « insensé » prît un tout autre sens que celui de prohiber les paroles injurieuses. L’étrange mot hébreu « Raca » qui n’est pas traduit me révéla ce sens. « Raca » veut dire : foulé aux pieds et anéanti : « qui n’existe pas. » Le mot « Raca », très usité chez les Hébreux, exprime l’exclusion. « Raca » veut dire un homme qui ne compte plus pour un homme. Au pluriel, le mot « Rekim » est employé dans le livre des Juges, ix, 4, dans le sens d’hommes de rien. Eh bien ! c’est ce mot-là que Jésus défend de dire de qui que ce soit, comme il défend également de dire cet autre mot, « insensé » qui nous dispense, tout comme le mot « Raca », de toute obligation humaine envers notre semblable. Nous nous mettons en colère, nous faisons du mal aux hommes, et, pour nous disculper, nous disons que celui qui nous a mis en colère est le rebut des hommes ou un insensé. Eh bien, ce sont précisément ces deux mots que Jésus défend de dire des hommes et aux hommes. Jésus exhorte à ne se mettre en colère contre personne et à ne point excuser sa colère sous prétexte que l’on a affaire au rebut des hommes ou à un insensé.

Au lieu de formules insignifiantes, vagues, incertaines et sujettes à des interprétations arbitraires, je découvrais donc, dans les versets 21-28, le premier commandement de Jésus : « Vis en paix avec chacun, considère jamais ta colère contre qui que ce soit comme légitime. » N’appelle jamais « homme de rien » ou « insensé » un être humain et ne le considère jamais comme tel. 22. Et non seulement ne considère pas ta colère comme légitime, mais ne considère pas la colère des autres contre toi comme vaine. C’est pourquoi, s’il y a un homme qui est en colère contre toi, fût-ce même sans raison, avant de faire ta prière, va vers lui et efface son sentiment hostile. 23, 24. Efforce-toi d’anéantir, sans délai toute hostilité avec les hommes, de peur que l’animosité ne te gagne tout entier et ne te perde. 25, 26.

Ce premier commandement ainsi éclairci, je compris tout aussi clairement le deuxième, qui commence également par une référence a l’ancienne loi.

Matthieu, v, 27-30 : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens : Vous ne commettrez point d’adultère. Exode, xx, 14-28. Mais moi je vous dis que quiconque aura regardé une femme avec un mauvais désir pour elle a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. 29. Si donc votre œil droit vous scandalise, arrachez-le et jetez-le loin de vous ; car il vaut mieux pour vous qu’un des membres, de votre corps périsse que si tout votre corps était jeté dans l’enfer. 30. Et si votre main droite vous scandalise, coupez-la, et jetez-la loin de vous ; car il vaut mieux pour vous qu’un des membres de votre corps périsse que si tout votre corps était jeté dans l’enfer. »

Matthieu, 31, 32. Il a été dit encore : « Quiconque veut renvoyer sa femme, qu’il lui donne un écrit lequel il déclare qu’il la répudie. » Deutéronome (xxiv, 1.) 32. « Et moi je vous dis que quiconque aura renvoyé sa femme, si ce n’est en cas d’adultère, la fait devenir adultère ; et que quiconque épouse celle que son mari aura renvoyée commet un adultère. »

Voici quel était pour moi le sens de ces paroles : « L’homme ne doit pas admettre, même en idée, qu’il puisse s’approcher d’une autre femme que celle avec laquelle il s’est une fois uni, et il ne peut jamais plus l’abandonner pour en prendre une autre, comme il est dit dans la loi de Moïse. »

Si le premier commandement contient le conseil d’étouffer la colère dans son germe, et met ce conseil en lumière par la comparaison avec un homme que l’on mène devant les juges, dans le second, Jésus déclare que la débauche provient de ce que hommes et femmes se considèrent les uns les autres comme des instruments de volupté. Pour qu’il n’en soit pas ainsi, il faut écarter tout ce qui excite à la volupté, éviter de donner l’éveil à la volupté, et, s’étant uni avec une femme, ne jamais l’abandonner sous aucun prétexte ; car cet abandon produit la débauche. Les femmes abandonnées séduisent d’autres hommes et introduisent la débauche dans le monde.

La sagesse de ce commandement me frappa. Il supprime tout le mal qui, dans le monde, est la conséquence des rapports sexuels. Les hommes, convaincus que Ia licence des rapports sexuels aboutit aux querelles, éviteront tout ce qui donne éveil à la volupté, et, sachant que la loi humaine est de vivre par couples, — s’uniront en couples sans jamais enfreindre cette union. Tout le mal provenant des dissensions que l’attrait sexuel occasionne sera supprimé, parce qu’il n’y aura plus ni hommes ni femmes privés de rapports sexuels.

Toutefois, les paroles qui me frappaient toujours quand je lisais le Sermon sur la montagne : « sauf pour cause d’infidélité », ces paroles, d’après lesquelles un homme pourrait répudier sa femme en cas d’infidélité de sa part, ces paroles me frappèrent encore davantage.

Je n’insiste pas sur ce que je trouvais de mesquin dans la forme même de la pensée où, à côté des vérités si profondes de ce Sermon sur la montagne, se plaçait, comme une remarque dans un code criminel, cette étrange exception à la règle générale ; je ne parle que de l’exception elle-même, qui était en contradiction avec l’idée fondamentale.

Je consulte les commentaires ; tous, Jean Chrysostome et les autres, même de savants théologiens exégètes comme Reuss, reconnaissent que ces paroles signifient que Jésus permet le divorce en cas d’infidélité de la femme, et que, dans le chapitre xix de Matthieu, dans l’exhortation de Jésus interdisant le divorce, les paroles : « sauf pour infidélité », signifient la même chose. Je lis et je relis le trente-deuxième verset du chapitre v, et ma raison se refuse à comprendre que cela puisse signifier : permission de répudier. Pour vérifier mes doutes, je consulte les contextes et je trouve dans les Évangiles de Matthieu (xix), Marc (x), Luc (xvi) et dans la première épître de Paul aux Corinthiens l’affirmation de la doctrine de l’indissolubilité du mariage.

Selon Luc (xvi, 18), il est dit : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet adultère, et quiconque épouse une femme répudiée par son mari commet adultère. »

Selon Marc (x, 5-12), il est dit également sans aucune exception : « C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a fait cette ordonnance ; mais, dès le commencement du monde (v. 6), Dieu ne forma qu’un homme et une femme (v. 7). C’est pourquoi il est dit : L’homme quittera son père et sa mère, et il s’attachera à sa femme (v. 8), et ils ne seront plus tous deux qu’une seule chair. Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair (v. 9). Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint (v. 11). Étant dans la maison, ses disciples l’interrogèrent encore sur le même sujet (v. 11), et il dit : Quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère à l’égard de celle qu’il a renvoyée (v. 12), et, si une femme quitte son mari et en épouse un autre, elle commet un adultère. »

Les mêmes paroles se retrouvent dans Matthieu (xix, 4-9). Paul, dans sa première épître aux Corinthiens (vii, 1-2), développe systématiquement la pensée que le moyen de prévenir la débauche est que chaque couple uni par le mariage ne se sépare plus et satisfasse mutuellement ses instincts sexuels ; puis il dit carrément qu’aucun des deux époux ne peut se séparer de l’autre dans aucun cas pour entrer en relation avec un autre ou une autre.

Selon Marc, selon Luc et selon l’Épître de Paul, le divorce est défendu. Il l’est dans ces paroles : que mari et femme sont une seule chair unie par Dieu, paroles répétées dans deux Évangiles. Il l’est d’après toute la doctrine de Jésus qui exhorte à pardonner à tout le monde, sans en excepter la femme adultère. Il l’est d’après le sens du passage entier qui explique que le divorce produit la débauche parmi les hommes ; à plus forte raison est défendu le divorce avec la femme adultère.

Sur quoi donc est basé le commentaire que le divorce est permis en cas d’adultère de la femme ? Sur ces mots du trente-deuxième verset du chap. v, qui m’avaient singulièrement frappé. Ces mêmes paroles, tout le monde les explique dans ce sens, que Jésus permet le divorce en cas d’adultère de la femme ; ces mêmes paroles sont répétées dans nombre de copies des Évangiles au chap. xix de Matthieu, et chez plusieurs Pères de l’Église, au lieu des mots : « Si ce n’est pour cause d’adultère ».

Et je me mis de nouveau à relire ces paroles. Je fus longtemps à ne pouvoir les comprendre. Je voyais qu’il devait y avoir une faute de traduction et des erreurs de commentaires ; mais où était la faute ? Je ne pouvais la trouver : quant à l’erreur, elle était évidente.

Opposant son commandement à la loi de Moïse, d’après laquelle chaque homme « qui prend en aversion sa femme ; peut la renvoyer de la maison, après lui avoir écrit une lettre de divorce, » — Jésus dit : « Mais moi je dis que quiconque répudie sa femme, sauf pour faute d’adultère, celui-là l’expose à devenir adultère ». Je ne vois dans ces paroles rien qui permette d’affirmer qu’il soit permis ou défendu de se divorcer. Il y est dit que « quiconque répudie sa femme l’expose « à commettre » adultère ; puis, subitement on fait une exception pour la femme coupable d’infidélité. Cette exception qui se rapporte à la femme coupable d’infidélité, quand il est question de l’homme, est en général étrange et inattendue ; mais ici, en particulier, elle est tout bonnement absurde, parce qu’elle anéantit même le sens fort douteux qu’on pouvait attribuer à la phrase.

Il est dit que : répudier une femme l’expose à commettre adultère, et puis qu’il est permis de répudier une femme coupable d’adultère, comme si une femme coupable d’adultère ne commettra plus l’adultère après avoir été répudiée.

Mais ce n’est pas tout ; quand j’eus examiné attentivement ce passage, je vis qu’il lui manque même tout sens grammatical. Il est dit : « Quiconque répudie sa femme, sauf pour faute d’adultère, l’expose à commettre adultère  », et la proposition est finie. Il est question du mari, de ce qu’en répudiant sa femme il l’expose à commettre adultère ; à quel propos est-il donc ajouté « sauf pour cause d’adultère » ? S’il était dit qu’un mari qui répudie sa femme est coupable d’adultère, sauf le cas où sa femme lui aurait été infidèle, — la proposition serait grammaticalement correcte. Mais ici le sujet « le mari qui répudie », n’a pas d’autre attribut que le mot « expose ». Il n’est pas permis de rapporter à cet attribut les mots : « sauf pour cause d’adultère. »

À quel propos se trouve donc ici la phrase « sauf pour cause d’adultère » ? Il est clair que, soit pour cause, soit sans cause d’adultère, le mari, en répudiant sa femme l’expose également.

Cette phrase est toute pareille à celle-ci : Quiconque refuse la nourriture à son fils, outre la faute de méchanceté, l’expose à devenir cruel. Cette phrase ne peut évidemment pas signifier qu’un père peut refuser la nourriture à son fils si celui-ci est méchant. Le seul sens qu’elle puisse avoir, c’est qu’un père qui refuse la nourriture à son fils, outre qu’il est méchant envers son fils, expose celui-ci à devenir cruel. De même, la phrase évangélique aurait un sens, si on remplaçait les mots : « faute d’adultère », par libertinage, débauche ou quelque chose de semblable qui n’exprime point un acte, mais une qualité.

Et je me demandais : mais n’a-t-on pas voulu dire tout simplement ici que quiconque répudie sa femme, outre qu’il est lui-même coupable de libertinage (puisque chacun ne répudie sa femme que pour en prendre une autre), expose sa femme à commettre adultère ? Si, dans le texte original, le mot traduit par « adultère » peut avoir la signification de libertinage, le sens du passage est clair.

Et je vis se reproduire ce qui m’était déjà arrivé fréquemment dans des cas semblables. Le texte vint confirmer mes suppositions, de sorte qu’il ne pouvait plus y avoir de doutes.

La première chose qui me frappe à la lecture du texte, c’est que le mot πορνεία, traduit par le mot « adultère », tout comme μοιχάσθαι est un mot bien différent. Mais peut-être ces deux mots sont-ils synonymes et s’emploient-ils dans les Évangiles l’un pour l’autre ? Je consulte les dictionnaires et je vois que le mot πορνεία, qui correspond en hébreu à « zono, » en latin à « fornicatio », en allemand à « hurerei », en français à « libertinage », a un sens très précis, n’a jamais signifié d’après aucun dictionnaire et ne peut pas signifier l’acte d’adultère, l’Ehebruch, comme l’a traduit Luther et comme l’ont fait depuis les Allemands. Il signifie un état de dépravation, une qualité, non pas un acte et ne peut pas être traduit par « adultère ». Je vois de plus que le mot adultère est exprimé partout, dans l’Évangile, ainsi que dans ce passage, par un mot μοιχεύω. Et je n’eus qu’à corriger cette traduction incorrecte, faite évidemment avec intention, pour que le sens, attribué par les commentateurs à ce passage et au contexte du chapitre xix, devînt absolument inadmissible et pour que le sens d’après lequel le mot πορνεία doit être rapporté au mari devînt évident.

La traduction que fera chaque personne connaissant la langue grecque sera la suivante : παρεκτὸς excepté, λογοῦ, le dol (la faute), πορνεῖας de libertinage, ποιεῖ, oblige, ἅυτην, elle, μοιχάσθαι, à être adultère. Ceci donne mot pour mot : Quiconque répudie sa femme, outre la faute de libertinage, l’oblige à être adultère.

On obtient le même sens dans le passage du chapitre xix. Il suffit de corriger la traduction inexacte du mot πορνεία en mettant libertinage au lieu d’adultère, pour qu’il soit clair que les mots : ἕι μή ἐπί πορνεία ne peuvent pas se rapporter à la femme. Et juste comme les mots παρεκτὸς λόγου πορνεῖας ne peuvent signifier rien d’autre que : outre la faute de libertinage du mari, — ainsi les mots ἕι μή ἐπί πορνεία qu’on lit dans le xixe chapitre, ne peuvent être rapportés à rien d’autre qu’au libertinage du mari. Il est dit, ἕι μή ἐπί πορνεία, mot pour mot : si ce n’est pas par libertinage (pour s’adonner au libertinage). Et alors le sens apparaît clair. Jésus, visant l’idée des pharisiens qui croyaient qu’un homme abandonnant sa femme pour en épouser une autre, sans intention de s’adonner au libertinage, ne commet pas un adultère, leur répond que l’abandon d’une femme, c’est-à-dire la cessation des rapports avec elle, quand même ce ne serait pas pour s’adonner au libertinage, mais pour en épouser une autre, n’en est pas moins un adultère. Ainsi se dégage le sens simple de ce commandement ; il concorde avec toute la doctrine, avec les paroles dont elles sont le complément, avec la grammaire et la logique.

C’est cette signification simple et claire, découlant naturellement des mots et de toute la doctrine, que je dus découvrir avec la plus grande peine. En effet, lisez ces mots en allemand, en français, ou vous lisez directement « pour cause d’infidélité » ou « à moins que cela ne soit pour cause d’infidélité », et essayez de vous douter que cela veut dire tout autre chose. Le mot παρεκτός qui, d’après tous les dictionnaires, signifie excepté, ausgenommen, est traduit par toute une phrase, « à moins que cela ne soit » (Reuss) ; le mot πορνεῖας est traduit : infidélité, Ehebruch. Et voilà que, sur cette altération préméditée du texte, on base des commentaires qui détruisent le sens moral, religieux, grammatical et logique des paroles de Jésus.

Et, encore une fois de plus, je trouvais la confirmation de cette terrible vérité : que le sens de la doctrine de Jésus est simple et clair, que ses affirmations sont importantes et précises ; mais que les commentaires de sa doctrine, basés sur le désir de sanctionner le mal existant, l’ont tellement obscurcie, qu’il faut de puissants efforts pour la découvrir.

Il était clair pour moi, que si les Évangiles avaient été découverts à moitié brûlés ou effacés, il eût été plus facile de retrouver le vrai sens du texte que maintenant, après tant de commentaires fallacieux dont la plupart n’ont eu d’autre but que de mutiler la doctrine et d’en cacher le sens. Dans ce passage, on voit encore plus clairement que dans les précédents comment, en vue de justifier le divorce d’un empereur byzantin quelconque, on s’ingénie à trouver un prétexte pour obscurcir la doctrine qui règle les rapports entre les sexes.

Il suffit de rejeter les commentaires pour sortir du vague, de l’incertain, et pour que le second commandement de Jésus devienne précis et clair.

« Ne te fais pas un divertissement de la convoitise sexuelle. Que chaque homme, s’il n’est pas eunuque, — c’est-à-dire s’il ne peut pas se passer de rapports sexuels, — ait une femme, chaque femme un homme ; que le mari n’ait qu’une femme, et la femme qu’un mari, et que jamais, sous aucun prétexte, l’union sexuelle ne soit violée par aucun des deux. »

Immédiatement après le second commandement vient une nouvelle référence à la loi ancienne, suivie du troisième commandement (Matthieu, v, 33, 37) : « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Vous ne vous parjurerez point ; mais vous vous acquitterez envers le Seigneur des serments que vous aurez faits. (Lévit., xix, 12, Deutéron. xxiii, 21, 34.) Et moi je vous dis de ne jurer en aucune sorte : ni par le ciel, parce que c’est le trône de Dieu (v. 35) ; ni par la terre, parce qu’elle sert comme d’escabeau à ses pieds ; ni par Jérusalem, parce que c’est la ville du grand Roi (v. 36). Vous ne jurerez pas aussi par votre tête, parce que vous ne pouvez en rendre un seul cheveu blanc ou noir (v. 37). Mais contentez-vous de dire : cela est, cela est, ou : cela n’est pas, cela n’est pas, car ce qui est de plus vient du mal. »

Ce passage me troublait toujours jadis quand je le lisais. Il ne me troublait ni par son obscurité, comme le passage sur le divorce, ni par son sens contradictoire avec autres passages, comme l’autorisation de la colère pour cause, ni par la difficulté de la pratique, comme le passage qui exhorte à présenter la joue ; il me troublait, au contraire, par sa clarté, sa simplicité et sa pratique facile. À côté de règles dont la profondeur et l’importance m’effrayaient et m’émouvaient, je trouvais tout à coup une règle qui me semblait superflue, frivole, facile et sans conséquence pour moi et pour les autres. Tout naturellement, je ne jurais ni par Jérusalem, ni par Dieu, ni par quoi que ce soit, et cela ne me coûtait pas le moindre effort ; en outre, il me paraissait que, soit que je jure, soit que je ne jure pas, cela ne pouvait avoir d’importance pour personne. Et, désirant trouver l’explication de cette règle qui me troublait par sa facilité, je consultai les commentateurs. Dans ce cas, ceux-ci me furent d’un grand secours.

Tous les commentateurs voient dans ces paroles la confirmation du troisième commandement de Moïse, — de ne pas jurer par le nom de Dieu. Mais, en outre, ils expliquent que cette règle de Jésus de ne pas jurer — n’est pas toujours obligatoire et ne se rapporte nullement au serment que tout citoyen prête à l’autorité compétente. Et l’on rassemble les citations des Écritures, non pas pour appuyer le sens direct du commandement de Jésus, mais pour prouver qu’on peut et qu’on doit ne point l’observer.

On soutient : que Jésus aurait lui-même sanctionné le serment en cour de justice par sa réponse aux paroles du Grand Prêtre : « Je t’adjure par le Dieu vivant » : — « Tu l’as dit » ; que l’Apôtre Paul invoque Dieu en témoignage de la vérité de ses paroles, ce qui évidemment équivaut au serment ; que la loi de Moïse prescrivant le serment n’a pas été abrogée par Jésus ; que Jésus abroge seulement les faux serments, les serments pharisiens, hypocrites.

Ayant saisi le sens et le but de ces commentaires, je compris que le commandement de Jésus concernant le serment est loin d’être insignifiant, facile à pratiquer et superficiel, comme cela m’avait semblé, tant que j’exceptais du serment défendu par Jésus le serment de fidélité à l’État.

Et je me posai la question suivante : mais ce passage ne contient-il pas une exhortation à s’abstenir de ce serment que les commentateurs de l’Église mettent tant de zèle à justifier ? N’y a-t-il pas ici une défense de prêter serment indispensable à la division des groupes politiques et à la formation de la caste militaire ? Le soldat, c’est bien l’instrument de toutes les violences, et, en Russie, il prend le sobriquet de « prisséaga » (assermenté). Si j’avais causé avec le grenadier pour savoir comment il résolvait la contradiction entre l’Évangile et le règlement militaire, il m’aurait répondu qu’il avait prêté serment, c’est-à-dire qu’il avait juré sur l’Évangile. C’est la réponse que m’ont faite tous les militaires. Ce serment est si indispensable pour les horreurs de la guerre et les répressions par la force, qu’en France, où le christianisme n’est pas en faveur, le serment est tout de même en vigueur. Si Jésus n’avait pas dit : « Ne prêtez serment à personne », il aurait dû l’avoir dit. Il est venu supprimer le mal, et, s’il n’avait pas supprimé le serment, il aurait laissé un terrible mal dans le monde. On dira peut-être qu’à l’époque de Jésus ce mal passait inaperçu ; mais cela n’est pas vrai. Épictète, Sénèque déclarent qu’il ne faut prêter serment à personne. Cette règle est inscrite dans les lois de Manou. Les Juifs du temps de Jésus faisaient des prosélytes en leur faisant prêter serment. De quel droit dirai-je que Jésus n’a pas aperçu ce mal quand Il le défend en termes clairs, directs et détaillés.

Il a dit : « Ne jurez aucunement. »

Cette expression est aussi simple, claire et absolue que l’expression : ne jugez point et ne condamnez point ; elle est tout aussi peu sujette à commentaires ; d’autant plus qu’à la fin Il ajoute : « Mais contentez-vous de dire : cela est, ou : cela n’est pas ; car ce qui est de plus vient du mal ».

Si la doctrine de Jésus consiste à observer sans cesse la volonté Dieu, comment l’homme pourrait-il jurer d’observer la volonté d’un homme ou de plusieurs ? La volonté de Dieu peut ne pas coïncider avec la volonté humaine. Et c’est ce que Jésus dit précisément dans ce passage, verset 36 : « Vous ne jurerez pas aussi par votre tête, parce que vous ne pouvez pas en rendre un seul cheveu blanc ou noir. » Nous lisons la même chose dans l’Épître de Jacques.

À la fin de son Épître, en manière de conclusion, Jacques dit (v. 12) : « Mais avant toutes choses, mes frères, ne « jurez ni par le ciel, ni par la terre, ni par quelque autre chose que ce soit : mais contentez-vous de dire : cela est ; ou, cela n’est pas, afin que vous ne soyez point condamnés ». L’Apôtre dit clairement pourquoi il ne faut pas jurer : le serment en lui-même paraît sans importance, mais il fait qu’on est condamné, c’est pourquoi ne jurez aucunement. Comment exprimer avec plus de clarté ce que disaient Jésus et son apôtre.

On m’avait tellement brouillé les idées, que pendant longtemps je me demandai avec surprise : Se peut-il que cela veuille dire ce que cela veut dire ? Il est impossible que cela soit ainsi.

Mais, après avoir lu attentivement les commentaires, je compris comment l’impossible était devenu un fait.

C’est la même histoire que celle des commentaires sur les mots : Ne jugez point, ne vous mettez pas en colère, ne violez pas les liens conjugaux.

Nous avons organise notre ordre social, nous l’aimons et le considérons comme sacré. Vient Jésus, que nous reconnaissons Dieu et qui nous dit que notre organisation est mauvaise. Nous le reconnaissons Dieu, mais nous ne voulons pas renoncer à notre organisation. Que faut-il donc faire ? Ajouter là où on peut les mots « sans cause » pour rendre anodin le règlement contre la colère ; mutiler le sens d’une loi et lui donner une signification contraire, comme le font les plus audacieux prévaricateurs, en sorte qu’au lieu de : « Le divorce est absolument défendu », cela devienne : « Le divorce est permis ». Et là où il n’y a aucune possibilité de mutiler, comme dans les mots : « Ne jugez point et ne condamnez point », et dans les mots : « Ne jurez aucunement », on agit avec effronterie, on viole ouvertement la règle, tout en affirmant qu’on l’observe.

Et, en effet, l’obstacle principal pour comprendre que l’Évangile défend toute espèce de serment se trouve dans ce fait, que nos docteurs pseudo-chrétiens font prêter serment avec une audace inouïe sur l’Évangile même. Ils font jurer les hommes par l’Évangile, c’est-à-dire qu’ils font juste le contraire de ce qu’enseigne l’Évangile.

Comment viendrait-il à l’esprit d’un homme à qui l’on fait prêter serment sur la croix et l’Évangile, que la croix n’est sacrée que parce que l’on y a crucifié celui qui défend de jurer ; et qu’il baise comme une chose sainte, peut-être cette même page où il est dit clairement et directement : « Ne jurez aucunement » ?

Mais cette audace ne me troublait plus. Je voyais clairement dans les versets 33 - 37 l’expression simple du 3e commandement : Ne prêtez serment jamais à personne, pour quoi que ce soit. Tout serment s’impose pour faire le mal.

Après le 3e commandement vient la quatrième référence à la loi ancienne et la formule du 4e commandement. Matthieu v, 38-42 (Luc vi, 27-38) : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Et moi je vous dis de ne point résister au mal que l’on veut vous faire ; mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite, présentez-lui encore l’autre. Et si quelqu’un veut plaider contre vous pour vous prendre votre robe, abandonnez-lui encore votre manteau. Et si quelqu’un veut vous contraindre de faire mille pas avec lui, faites-en encore deux mille. Donnez à celui qui vous demande, et ne rejetez point celui qui veut emprunter de vous ».

J’ai déjà parlé du sens direct et précis de ces mots ; j’ai déjà dit que nous n’avons aucune raison pour expliquer allégoriquement. Les commentaires qu’on a faits, depuis Jean Chrysostome jusqu’à nos jours, sont réellement surprenants. Ces mots plaisent beaucoup à tout le monde, et chacun fait à propos de ces paroles toute espèce de réflexions profondes, hormis une : ces mots expriment exactement le sens qu’ils ont.

Les commentateurs de l’Église, sans être gênés du tout par l’autorité de celui qu’ils reconnaissent Dieu, dénaturent hardiment le sens de ses paroles. Ils déclarent, cela va sans dire, que tous ces commandements : de supporter les offenses, de renoncer aux représailles, — contre le caractère vindicatif des Juifs, — non seulement n’excluent pas les mesures générales pour circonscrire le mal et punir les méchants ; mais ils exhortent chacun à des efforts individuels et personnels pour soutenir la Justice, pour arrêter les agresseurs et empecher les méchants de faire le mal aux autres ; car, autrement, disent-ils, ces commandements spirituels du Sauveur deviendraient, comme chez les Juifs, lettre morte et pourraient servir à propager le mal et à supprimer la vertu. L’amour du chrétien doit être semblable à l’amour de Dieu ; mais l’amour divin circonscrit et réprouve le mal seulement dans la mesure dans laquelle cela est nécessaire pour la gloire de Dieu et le salut du prochain ; si le mal se propage, il faut mettre des bornes au mal et le punir ; or c’est là le rôle des autorités[1].

Les chrétiens savants et libres penseurs ne s’embarrassent pas non plus du sens de ces paroles de Jésus et n’hésitent pas à le corriger. Ils disent que ce sont des sentences très élevées, mais complètement inapplicables à la vie ; car si on pratiquait à la lettre le commandement : « Ne résistez pas au méchant, » l’ordre de choses que nous avons si bien organisé serait détruit. C’est ce que disent Renan, Strauss et tous les commentateurs libres penseurs.

Il suffit pourtant d’en agir avec les paroles de Jésus comme nous en agissons envers le premier venu qui nous parle, c’est-à-dire d’admettre qu’il dit exactement ce qu’il dit, et toutes ces profondes combinaisons s’évanouissent. Jésus dit : « Je trouve que votre système de garanties de la vie sociale est absurde et mauvais. Je vous en propose un autre, le suivant. » Et il prononce ces paroles (Matth., v, 38 jusqu’à 42). Il paraîtrait qu’avant de les corriger, il faudrait les avoir comprises ; or c’est ce que personne ne veut faire. D’avance, on décide que l’ordre qui préside à notre existence et qui est aboli par ces paroles est la loi supérieure de l’humanité.

Je ne considérais, pour ma part, notre ordre social ni comme saint ni comme bon ; c’est pourquoi j’ai compris ce commandement avant les autres. Et quand j’eus compris ces paroles telles qu’elles sont dites, je fus frappé de leur vérité, de leur clarté et de leur précision. Jésus dit : « Vous voulez supprimer le mal par le mal, cela n’est pas raisonnable. Pour abolir le mal, ne faites pas le mal. » Et puis il énumere tous les cas où nous sommes habitués à rendre le mal, en ajoutant que dans ces cas-là il ne faut pas le faire.

Ce quatrième commandement fut le premier que je compris ; ce fut lui qui me révéla le sens de tous les autres. Ce quatrième commandement, simple, clair et pratique, dit : « N’opposez jamais la force au méchant, ne répondez pas à la violence par la violence : si on te bat, — endure ; si on te prend quelque chose, — donne-le ; si on te fait travailler, — travaille ; si on veut t’enlever ce que tu considères comme ta propriété, — abandonne-le. »

Après ce quatrième commandement vient la cinquième référence à l’ancienne loi et le cinquième commandement (Matth., v, 43, 48) : « Vous avez appris qu’il a été dit : Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi (Lévitique, xix, 17, 18). Et moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, afin que vous soyez les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous en cela de plus que les autres ? Les païens ne le font-ils pas aussi (48) ? Soyez donc, vous autres, parfaits comme votre Père céleste est parfait. »

Ces versets me paraissaient, auparavant, un complément, un éclaircissement, un renforcement, je dirai même une exagération des paroles : « Ne résistez point au méchant. » Mais, ayant trouvé un sens simple, précis et pratique à chacun des passages qui commencent par une référence à l’ancienne loi, je pressentais la même chose dans celui-ci. Après chaque référence suivait le commandement, et chaque expression du commandement avait de l’importance et ne pouvait pas être eliminée ; ce devait être également le cas ici. Les derniers mots de la citation, répétés chez Luc, qui disent que Dieu ne fait pas de différence entre les hommes, leur prodiguant ses dons à tous, et que, par conséquent, nous aussi nous devons être comme Lui — ne pas faire de différence entre les hommes, ne pas faire comme les païens, mais aimer chacun et faire le bien à tous également — ces paroles étaient claires ; elles m’apparaissaient comme une confirmation, une explication de quelque règle très précise ; mais quelle était cette règle ? De longtemps je ne pus le comprendre.

Aimer ses ennemis ? c’était quelque chose d’impossible. C’était une de ces sublimes pensées que l’on ne peut envisager autrement que comme l’indication d’un idéal moral hors d’atteinte. C’était trop ou rien. On peut ne pas nuire à son ennemi, mais l’aimer ! — Non. Jesus n’a pas pu exhorter à faire l’impossible. En outre, dans les tous premiers mots de la référence à l’ancienne loi : Vous avez appris… « Vous haïrez votre ennemi, » — il y avait quelque chose de douteux. Dans les autres passages, Jésus cite textuellement les termes de la loi de Moïse ; mais ici il cite des mots qui n’ont jamais été dits. On dirait qu’Il calomnie la loi de Moïse.

Les commentaires ne purent rien m’expliquer, tout comme dans mes doutes antérieurs. Dans tous les commentaires, on reconnaît que les mots : « Vous haïrez votre ennemi, » ne se trouvent pas dans la loi de Moïse, mais l’explication de ce passage inexactement cité ne se donne nulle part. On y parle de la difficulté d’aimer ses ennemis, c’est-à-dire les hommes méchants (on fait des corrections aux paroles de Jésus) ; on y dit qu’il est impossible d’aimer ses ennemis, mais qu’on peut ne pas leur vouloir du mal et ne point leur en faire. En outre, on insinue qu’on peut et qu’on doit convaincre ses ennemis, c’est-à-dire leur résister ; on parle des différents degrés auxquels on peut arriver dans l’amour de ses ennemis, de sorte que, d’après les explications de l’Église, la déduction finale, c’est que Jésus, on n’a jamais su pourquoi, a cité inexactement des paroles de la loi de Moïse et a prononcé des paroles sublimes, mais, au fond, inapplicables et vides de sens.

Il me paraissait à moi qu’il ne pouvait en être ainsi. Il devait y avoir ici, comme dans les quatre premiers commandements, un sens clair et précis. Et, pour trouver ce sens, je m’efforçai, avant tout, de comprendre la signification des paroles qui contiennent la référence inexacte à l’ancienne loi : « Vous avez appris… Vous haïrez votre ennemi. » Ce n’est pas pour rien que Jésus cite en tête de chacun de ses commandements les paroles de l’ancienne loi : « Vous ne tuerez point, vous ne commettrez point d’adultère », etc., et fait servir ces paroles de thèse à l’antithèse de sa doctrine. Si l’on n’a pas compris ce qu’il entendait par les mots cités de l’ancienne loi, il est impossible de comprendre ce qu’il prescrit. Dans les commentaires, on dit carrément (et il est impossible de ne pas le dire), qu’il cite des mots qui ne se trouvent pas dans la loi, mais sans expliquer pourquoi il le fait et quelle est la signification de cette référence inexacte.

Il semblait, qu’avant tout, il fallait savoir quelle était l’idée de Jésus lorsqu’il citait des paroles qui ne se trouvent pas dans la loi. Et je me demandai ce que pouvaient signifier ces paroles inexactement citées par Jésus ? Dans toutes ses autres références, Jésus ne cite qu’un règlement de l’ancienne loi : « Vous ne tuerez point, vous ne commettrez point d’adultère, vous ne parjurerez point, œil pour œil, etc. », et, en regard de chaque règlement cité, il formule sa doctrine correspondante. Ici, il cite deux règlements qui forment contraste entre eux : Vous avez appris qu’il a été dit : « Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi », de sorte qu’évidemment ce contraste entre les deux règlements de l’ancienne loi relativement au prochain et à l’ennemi doit être la base de la nouvelle loi. Et pour comprendre clairement en quoi consistait cette différence, je me demandai quel était le sens du mot prochain et du mot ennemi dans le langage évangélique ? Et après avoir consulté les dictionnaires et les contextes de la Bible, je pus me convaincre que « prochain » dans le langage des Hébreux désigne invariablement et exclusivement un Hébreu. On trouve la même définition dans l’Évangile (parabole du Samaritain). D’après les idées du Juif, docteur de la loi, qui demande, Luc, x, 29 : « Et qui est mon prochain » ? — le Samaritain ne pouvait pas être le prochain. La même définition du « prochain » se trouve dans les Actes, vii, 27. « Prochain », dans le langage évangélique, veut dire compatriote, un homme appartenant à la même nationalité. C’est pourquoi je suppose que l’antithèse dont Jésus se sert en citant les paroles de la loi : Vous avez appris qu’il a été dit : « Vous aimerez votre prochain..., vous haïrez votre ennemi » consiste dans l’opposition des mots compatriote et étranger. Je me demande ce qu’est un ennemi d’après les idées juives, et je trouve la confirmation de ma supposition. Le mot « ennemi » s’emploie dans les Évangiles presque toujours dans le sens, non pas d’ennemi personnel, mais en général de peuple ennemi (Luc, i, 71 et 74 ; Matth., xxii, 44 ; Marc, xii, 36 ; Luc, xx, 43, etc.). Le singulier auquel est employé le mot « ennemi » dans ce verset, « Vous haïrez votre ennemi » m’indique qu’il est question ici de peuple ennemi. Dans l’Ancien Testament, la conception « peuple ennemi » s’exprime le plus souvent par le singulier.

Et aussitôt que j’eus compris cela, je vis tomber d’elle-même la question : pourquoi et comment Jésus, qui citait chaque fois les paroles authentiques de la loi, a-t-il pu citer ici, tout à coup, des paroles comme : « Vous haïrez votre ennemi », qui n’ont pas été dites. Il suffit de comprendre le mot ennemi dans le sens de peuple ennemi et prochain dans le sens de compatriote, pour que la difficulté tombe complètement. Jésus dit de quelle manière Moïse prescrit aux Hébreux de se comporter avec les peuples ennemis. Tous ces passages dispersés dans les divers livres des Écritures ou il est prescrit d’opprimer, de tuer, d’exterminer les autres peuples, — Jésus les résume en un mot : « Haïr » ; — faire du mal à l’ennemi. Et il dit : Vous avez appris qu’il faut aimer les siens et haïr les peuples ennemis ; et moi je vous dis : « Aimez tout le monde sans distinction de nationalité. » Et aussitôt que j’eus compris ainsi ces paroles, je vis s’aplanir immédiatement la difficulté principale : comment comprendre les paroles : « Aimez vos ennemis ». Il est impossible d’aimer ses ennemis personnels, mais on peut parfaitement aimer les membres d’une nation ennemie à l’égal de ses compatriotes. Et je vis clairement qu’en disant : Vous avez appris : « Vous aimerez votre prochain et vous haïrez votre ennemi ; mais moi je vous dis : « Aimez vos ennemis », Jésus veut dire que les hommes sont tous habitués à considérer les compatriotes comme le prochain, et les étrangers comme des ennemis, et qu’il réprouve cela. Il dit : la loi de Moïse établit une différence entre l’Hébreu et l’étranger, — les peuples ennemis, — et moi je vous dis — ne faites pas cette différence. Et, en effet, d’après Matthieu et Luc, aussitôt après ce commandement, il dit que pour Dieu tous les hommes sont égaux, tous sont réchauffés par le même soleil, tous profitent de la même pluie ; Dieu ne fait pas de différence entre les peuples et prodigue le bien à tous les hommes ; les hommes doivent agir exactement de même entre eux, sans distinction de nationalité, et non comme les païens qui se divisent en nationalités distinctes.

Ainsi se confirma pour moi encore de tous côtés le sens simple, clair, important et pratique des paroles de Jésus. Encore, au lieu d’une sentence vague, je trouvais une règle claire, précise, importante et facile à pratiquer : « Ne point faire de différence entre compatriotes et étrangers et s’abstenir de tout ce qui en résulte : de l’hostilité envers les étrangers, des guerres, de toute participation à la guerre, de tous préparatifs de guerre ; mais établir avec tous, de quelque nationalité qu’ils soient, les mêmes rapports qu’avec ses compatriotes.

Tout cela était si simple et si clair, que je m’étonnais de n’avoir pas pu le saisir d’emblée.

La cause de mon aberration était ici la même qu’à propos des passages sur le jugement et le serment. Il est très difficile de croire que ces tribunaux inaugurés par des Te Deum chrétiens, bénits par ceux qui se considèrent les gardiens de la loi de Jésus, soient incompatibles avec la religion chrétienne, lui soient diamétralement opposés. Il est encore plus difficile de croire que ce même serment que nous font prêter les gardiens de la loi de Jésus est directement réprouvé par cette loi. Admettre que ce qui, dans notre vie, est considéré comme essentiel et naturel, comme ce qu’il y a de plus beau et de plus grand : — l’amour de la patrie, sa défense, sa gloire, la lutte avec ses ennemis, etc. ; admettre que tout cela est non seulement une infraction à la loi de Jésus, mais encore un désaveu complet de Jésus, — en vérité, je le répète, c’est difficile.

Notre existence se trouve aujourd’hui en telle contradiction avec la doctrine de Jésus, que nous avons une peine énorme à la comprendre. Nous avons été tellement sourds à ce qu’il nous a recommandé comme règles de vie, à ses exhortations, non seulement de ne pas tuer, mais de ne pas se mettre en colère, de ne pas se défendre, de présenter la joue, d’aimer ses ennemis ; nous sommes tellement habitués à appeler les hommes, spécialement préposés au meurtre, — armée chrétienne ; tellement habitués à entendre des prières adressées au Christ pour s’assurer la victoire, nous qui avons érigé l’épée, symbole du meurtre, en une espèce d’objet sacré (au point qu’un homme privé de ce symbole — de son épée — est un homme déshonoré) ; nous en sommes arrivés, dis-je, à un tel point que les paroles de Jésus nous semblent à présent compatibles avec la guerre. Nous disons : S’Il l’avait interdite, Il l’aurait dit plus clairement.

Nous oublions que Jésus ne pouvait pas se figurer que des hommes ayant foi dans sa doctrine d’humilité, d’amour, de fraternité, pussent jamais avec calme et préméditation, organiser le meurtre de frères.

Jésus ne pouvait se figurer cela ; c’est pourquoi il n’a pas pu défendre la guerre à un chrétien. Un père qui exhorte son fils à vivre en honnête homme, sans jamais faire de mal à personne et en donnant ce qu’il a aux autres, — ne peut pas défendre à son fils de tuer les gens sur la grande route. Aucun des Apôtres n’a pu se figurer qu’il fallût défendre à un chrétien ce genre de meurtre qu’on appelle la guerre, ni aucun disciple de Jésus des premiers siècles du christianisme. Voici, par exemple, ce que dit Origène dans sa réponse à Celse, chap. lxiii.

Il dit : « Celse nous persuade d’aider de toutes nos forces l’empereur, de prendre part à ses travaux législatifs, de prendre les armes pour lui, de servir sous ses drapeaux et en cas de besoin de mener ses troupes au combat. Il convient de répondre à cela qu’à l’occasion nous prêtons notre assistance aux souverains ; mais une assistance, pour ainsi dire divine, parce que nous sommes revêtus d’une armure divine. Nous obéissons ainsi à la voix de l’Apôtre ». — « Je vous conjure avant tout, dit-il, de prier, d’implorer et de rendre grâce pour tous les hommes, pour les souverains et les dignitaires ». Ainsi, plus un homme est pieux, plus il est utile aux souverains, et son utilité est plus efficace que l’utilité d’un soldat qui, s’étant enrôlé sous ses drapeaux, tue autant d’ennemis qu’il le peut. Outre cela, nous pouvons répondre aux gens qui, ne connaissant pas notre religion, exigent de nous que nous exterminions des hommes : vos sacrificateurs ne souillent pas non plus leurs mains pour que votre Dieu agrée leurs sacrifices. De même pour nous. »

Et, à la fin du chapitre, en expliquant que les chrétiens rendent de plus grands services que les soldats par leur vie paisible, Origène dit : « Ainsi nous luttons mieux que qui que ce soit pour le salut de l’Empereur. Il est vrai que nous ne servons pas sous ses drapeaux, — et nous ne servirons pas, quand même il nous y forcerait. »

C’est ainsi qu’envisageaient la guerre les chrétiens des premiers siècles, et tel était le langage que leurs maîtres adressaient aux puissants du monde, à une époque où les martyrs périssaient par centaines et par milliers pour avoir confessé la religion de Jésus-Christ.

Et maintenant la question de savoir s’il peut ou non aller à la guerre n’est-elle pas résolue d’avance pour un chrétien ?

Tous les jeunes gens élevés d’après la doctrine de l’Église, surnommée chrétienne, se rendent chaque automne, à terme fixe, dans les bureaux de conscription et, sous la direction de leurs prêtres, renoncent sciemment à Jésus-Christ.

Il y a peu de temps, il se trouva un paysan qui refusa de s’enrôler, en s’autorisant de l’Évangile. Les docteurs de l’Eglise expliquèrent au paysan son erreur ; comme leur paysan n’ajoutait pas foi à leurs paroles, mais à celles de Jésus, on le jeta en prison, où il resta jusqu’à ce qu’il eût renoncé à Jésus-Christ. Et tout cela se passe après que nous, — chrétiens, avons reçu, il y a de cela dix-huit cents ans, de notre Dieu, un commandement clair, précis et pratique : « Ne considérez pas les hommes de nationalités différentes de la vôtre comme ennemis ; mais considérez tous les hommes comme des frères et entretenez avec eux les mêmes rapports qu’avec ceux de votre nation. C’est pourquoi, non seulement ne tuez pas ceux qu’on appelle les ennemis, mais aimez-les et faites-leur du bien ».

Et, avoir compris ainsi ces commandements de Jésus si simples, si précis, si peu sujets à commentaires, je me demandais : Qu’adviendrait-il, si le monde chrétien tout entier avait foi dans ces commandements, non pas dans ce sens qu’il faut les lire ou les chanter pour se rendre Dieu propice, mais qu’il faut les observer pour assurer le bonheur de l’humanité ? Qu’adviendrait-il si les hommes croyaient à l’urgence d’observer ces commandements au moins aussi sérieusement qu’ils croient qu’il faut prier tous les jours, aller à la messe chaque dimanche, jeûner chaque vendredi et faire ses dévotions une fois par an ? Qu’adviendrait-il, si les hommes avaient foi dans ces commandements au moins autant qu’ils ont foi dans les prescriptions de l’Église ? Et je me peignis la société chrétienne vivant d’après ces commandements et les prenant pour base de l’éducation des jeunes générations. Je me figurai qu’on nous enseignait à nous tous et à nos enfants dès le bas âge, non pas ce que l’on nous enseigne maintenant, c’est-à-dire conserver sa dignité, défendre ses droits contre les autres (ce qu’on ne peut faire sans abaisser et offenser les autres), mais qu’on nous enseignait que nul homme n’a aucune espèce de droit, et ne peut être ni au-dessus ni au-dessous de personne ; que celui-là seul s’abaisse et s’avilit, qui veut dominer les autres ; qu’il n’y a pas d’état plus humiliant pour l’homme que l’état de colère contre son semblable ; que ce qui me paraît dans un autre méprisable et insensé ne peut excuser ni ma colère ni mon hostilité contre lui. Je me figurai qu’au lieu de nous vanter l’organisation actuelle de notre existence avec ses théâtres, ses romans, ses magasins somptueux qui éveillent la convoitise des sens, — on nous inspirait au contraire à nous et à nos enfants, par la parole et par l’exemple, la conviction que la lecture de romans lascifs, la fréquentation des théâtres et des bals, constituent une distraction des plus vulgaires et qu’il n’y a rien de plus grotesque et de plus avilissant que de passer son temps à orner son corps et à le mettre pour ainsi dire en montre. Je me figurai qu’au lieu d’admettre et d’approuver qu’un jeune homme soit libertin avant le mariage, au lieu de considérer la séparation des époux comme une chose fort naturelle, au lieu de donner la patente légale au métier des femmes vouées à la dépravation, au lieu d’admettre et de sanctionner le divorce, on nous inspirait au contraire, par la parole et par l’exemple, la conviction que l’état de célibataire, l’existence solitaire d’un homme mûr pour les rapports sexuels et n’y ayant pas absolument renoncé, — est une monstruosité et un opprobre ; que l’abandon de celui ou de celle qu’on a choisi, pour aller avec un autre ou avec une autre, est non seulement un acte contre nature, comme l’inceste, mais un acte bestial et inhumain.

Au lieu de regarder comme naturel que toute notre existence soit basée sur l’idée de coercition ; que chacun de nos amusements nous soit fourni et nous soit garanti par la force ; que chacun de nous soit dès le bas âge jusqu’à la vieillesse, tour à tour victime et bourreau, je me figurai qu’on nous inspirait à tous, par la parole et par l’exemple, la conviction que la vengeance est le sentiment le plus bestial, que la violence est non seulement l’action la plus avilissante, mais celle qui nous prive de la faculté d’être heureux ; que les vraies joies de la vie sont celles qui n’ont pas besoin d’être garanties par la force ; que la plus grande considération appartient non pas à celui qui accumule des richesses pour lui-même au détriment des autres et a le plus de serviteurs, mais à celui qui sert le plus les autres et qui donne le plus aux autres. Au lieu d’estimer tous, comme un acte légal et louable, de prêter serment et de mettre ce que nous avons de plus précieux, notre vie, à la disposition de n’importe qui, — je me figurai qu’on nous enseignait que la volonté éclairée de l’homme est la seule chose sainte entre toutes ; que l’homme ne peut la mettre à la disposition de personne, et que promettre, par serment, quoi que ce soit — c’est renoncer à son être raisonnable et outrager ce que nous possédons de plus saint. Je me figurai qu’au lieu de ces haines nationales qu’on nous inspire sous le titre de « patriotisme » ; au lieu de cette gloire attachée au meurtre — à la guerre, qu’on nous représente, dès l’enfance, comme quelque chose de superbe, on nous enseignait au contraire l’horreur et le mépris de toutes ces carrières : militaires, diplomatiques et politiques, qui servent à diviser les hommes ; qu’on nous apprenait à considérer comme un indice de culture sauvage la division des hommes en États politiques quelconques, la diversité des codes et des frontières ; que massacrer des étrangers, des inconnus sans le moindre motif est le plus horrible forfait dont peut seul être capable un homme égaré et dépravé, tombé au dernier degré de la bête. Je me figurai que tous les hommes en étaient arrivés à cette conviction, et je songeai à ce qui pourrait en résulter.

Auparavant, je me demandais quelles pouvaient être les conséquences pratiques de la doctrine de Jésus, telle que je la comprenais, et je me répondais involontairement : aucune. Nous continuerons tous à prier, à jouir de la grâce des sacrements et à croire à la Rédemption et au salut individuel, comme à celui du monde par Jésus-Christ, et tout de même ce salut ne sera pas le fruit de nos efforts ; il se fera parce que l’époque de la fin du monde sera arrivée. Le Christ viendra au terme fixé, dans sa gloire, pour juger les morts et les vivants et le règne de Dieu s’établira.

Maintenant la doctrine de Jésus, telle qu’elle se révélait à moi, avait une autre signification ; l’établissement du règne de Dieu, dépendait de nos efforts personnels, et c’était la pratique de la doctrine de Jésus, formulée dans les cinq commandements, qui établissait le règne de Dieu.

Le règne de Dieu sur la terre, c’est la paix de tous les hommes entre eux. C’est ainsi que tous les prophètes hébreux concevaient le règne de Dieu. La paix entre les hommes est le plus grand bien sur la terre qui soit à la portée de tous.

Tel le concevait et le conçoit invariablement chaque cœur humain. Toutes les prophéties promettent la paix aux hommes.

Toute la doctrine de Jésus n’a qu’un but : donner le règne de Dieu aux hommes, — la paix.

Dans le sermon sur la Montagne, dans l’entretien avec Nicodème, dans l’instruction aux Disciples, dans tous ses enseignements, Jésus ne parle que de cela, de ce qui divise les hommes, de ce qui les empèche d’avoir la paix — d’entrer dans le royaume de Dieu. Toutes les paraboles ne sont qu’une description de ce qu’est le royaume de Dieu, et de la seule manière d’y entrer, qui est d’aimer ses frères et d’être en paix avec eux. Jean-Baptiste, précurseur de Jésus-Christ, dit que le règne de Dieu approche et que Jésus-Christ le donnera au monde.

Jésus dit qu’il a apporté la paix sur la terre : Jean, xiv, 27. « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix ; je ne vous la donne pas comme le monde la donne. Que votre cœur ne se trouble point, et qu’il ne soit point saisi de frayeur ».

Et voici que ses cinq commandements donnent, en effet, la paix au monde. Ils n’ont tous que ce but unique : la paix parmi les hommes. Il suffit que les hommes aient foi dans la doctrine de Jésus, — qu’ils la pratiquent, pour que la paix règne sur la terre, non pas cette paix qui est l’œuvre des hommes — partielle, précaire, à la merci du hasard, mais la paix générale, inviolable, éternelle.

Le premier commandement dit : « Soyez en paix avec tout le monde, ne vous permettez pas de considérer quelqu’un comme vil ou insensé ; Matth., v, 22. Si la paix est violée, mettez tout en œuvre pour la rétablir. Le culte de Dieu est tout entier dans l’extinction de l’inimitié entre les hommes, 23, 24. Réconciliez-vous à la moindre discussion, pour ne pas perdre la paix intérieure qui est la vraie vie. » Dans ce commandement, tout est compris ; mais Jésus prévoit les tentations mondaines qui troublent la paix parmi les hommes, et donne le second commandement, contre la tentation des rapports sexuels qui troublent la paix : Ne considère pas la beauté du corps comme un appareil de volupté ; gardez-vous de cette tentation ; 28, 30, que chaque homme ait une femme, chaque femme un homme, et qu’on ne se quitte plus jamais sous aucun prétexte, 32. La seconde tentation, c’est le serment qui entraînent les hommes au péché — sachez d’avance que c’est un mal et ne vous liez jamais par aucune promesse (34—37). La troisième tentation, c’est la vengeance, qui s’intitule justice humaine ; renoncez à la vengeance, ne l’exercez pas sous prétexte que vous serez molestés, — supportez les offenses et ne rendez pas le mal pour le mal (38-42.) La quatrième tentation, c’est la différence de nationalités, l’hostilité entre les peuples et les États. — Sachez que tous les hommes sont frères et fils du même Père ; ne rompez pas la paix avec qui que ce soit au nom de la nationalité (43-48).

Que les hommes s’abstiennent de pratiquer un de ces commandements, — la paix sera violée. Que les hommes pratiquent tous ces commandements, et le règne de la paix s’établira sur la terre. Ces commandements excluent le mal de la vie des hommes.

La pratique de ces cinq commandements doit rendre la vie humaine telle que la cherche et la souhaite tout cœur humain. Tous les hommes deviennent frères, et chacun est en paix avec les autres, jouissant de tous les biens de la terre jusqu’au terme qui lui est accordé par Dieu. Les hommes reforgent leurs glaives en charrues et leurs lances en faucilles et alors vient ce règne de Dieu, ce règne de la paix qu’annonçaient tous les prophètes, qui était proche du temps de Jean-Baptiste et que Jésus proclama en se servant des paroles d’Isaïe.

« L’esprit du Seigneur s’est reposé sur moi ; c’est pourquoi il m’a consacré par son onction ; il m’a envoyé pour prêcher l’Évangile aux pauvres, pour guérir ceux qui ont le cœur brisé ; pour annoncer aux captifs leur délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue ; pour mettre en liberté ceux qui sont brisés sous leurs fers ; pour publier l’année favorable du Seigneur. » — « Et il commença à leur dire : C’est aujourd’hui que cette écriture, que vous venez d’entendre est accomplie ». (Luc, iv, 18-19-21.) Isaïe, 61, 1-2.

Les commandements de la paix donnés par Jésus, simples, clairs, prévoyant tous les cas de discussion et les prévenant tous, — inaugurent ce règne de Dieu sur la terre.

Donc Jésus est, en effet, le Messie. Il a accompli ce qui a été promis. Nous seuls n’accomplissons pas ce que nous avons à accomplir pour que le règne s’établisse sur la terre, ce règne que tous les hommes ont souhaité de tous temps, qu’ils ont cherché et cherchent tous les jours.

  1. Cette citation est tirée des Commentaires sur l’Évangile par l’archevêque Michel, ouvrage basé sur les écrits des Pères de l’Église.