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Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/VII

La bibliothèque libre.
Traduction par L. D. Ourousov.
Fischbacher (p. 114-134).
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VII

Pourquoi donc les hommes ne font-ils pas ce que Jésus leur dit et ce qui leur donnera la plus grande somme de bonheur qui soit à leur portée, ce bonheur qu’ils ont toujours désiré et qu’ils désirent ? La réponse qui m’arrive de tous côtés est la même, quoique exprimée en termes différents : La doctrine de Jésus est admirable et il est vrai qu’en la pratiquant on verrait s’établir Dieu sur la terre, mais cela est difficile et par conséquent cette doctrine est impraticable.

La doctrine de Jésus, qui enseigne aux hommes comment il faut vivre, est divine, admirable ; elle procure le vrai bien, mais il est difficile de la pratiquer. Nous répétons cela et nous l’entendons répéter si souvent que nous ne sommes pas frappés de la contradiction dans ces paroles.

Le propre de la nature humaine est de faire ce qui convient le mieux à chacun. Toute doctrine enseignant comment il faut vivre n’est que l’enseignement de ce qui convient le « mieux à chacun. » Si l’on démontre aux hommes ce qu’ils ont à faire de mieux pour eux-mêmes, comment peuvent-ils dire qu’ils voudraient le faire ; mais qu’ils ne le peuvent pas ?

D’après la loi de leur nature, ils ne peuvent pas faire ce qui est pire pour eux, et ils déclarent d’autre part qu’ils ne peuvent pas ne pas faire ce qui est le mieux !

L’activité raisonnable de l’homme, depuis qu’il existe, est appliquée à la recherche de ce qui est le mieux parmi les contradictions dont est remplie la vie humaine.

Les hommes se battent pour le sol, pour les objets qui leur sont nécessaires, puis ils arrivent à tout partager et ils appellent cela propriété ; ils trouvent que, quoique difficile à introduire, cet arrangement vaut mieux, et ils maintiennent la propriété ; les hommes se battent pour les femmes, abandonnent les enfants, puis ils trouvent qu’il vaut mieux avoir chacun sa famille, et quoiqu’il soit très difficile de nourrir une famille, ils maintiennent propriété, famille et beaucoup d’autres choses.

Dès qu’ils trouvent que telle chose vaut mieux, quelque difficile qu’elle soit ils la font. Que peut donc signifier cette phrase : La doctrine de Jésus est admirable, la vie selon la doctrine de Jésus vaut mieux que celle que nous menons ; mais nous ne pouvons pas vivre mieux, parce que c’est difficile ?

Si le mot « difficile » doit être compris dans ce sens qu’il est difficile de renoncer à la satisfaction passagère de ses convoitises pour acquérir un bien plus grand, pourquoi ne disons-nous pas qu’il est difficile de labourer pour se procurer du pain, de planter un pommier pour avoir des pommes ? Chaque être, doué de la raison la plus rudimentaire, sait qu’il faut endurer des difficultés pour se procurer quelque bien supérieur à celui dont il jouissait auparavant. Et tout à coup il se trouve que nous disons : la doctrine de Jésus est admirable, mais impossible à pratiquer, parce qu’elle est difficile. Or, elle est difficile parce que en la suivant, nous devons nous priver de ce dont nous jouissions — auparavant. On dirait que nous n’avons jamais entendu dire qu’il est parfois plus avantageux de supporter difficultés et privations, que de ne rien supporter et de satisfaire toujours ses convoitises.

L’homme peut tomber à l’état de bête et personne ne songera à lui en faire un reproche ; mais il ne saurait faire usage de sa raison pour arriver à l’apologie de l’état bestial. Du moment qu’il raisonne, il a la conscience d’être doué de raison, et cette conscience le stimule à distinguer ce qui est raisonnable de ce qui est déraisonnable. La raison ne prescrit rien, elle éclaire.

Supposons que je me sois meurtri mains et genoux dans une chambre obscure en cherchant la porte. Quelqu’un m’apporte de la lumière et j’aperçois la porte. Je ne puis plus aller me heurter contre le mur quand je vois la porte ; encore moins puis-je affirmer que le mieux est de passer par la porte, mais que c’est difficile et que, par conséquent, je veux continuer à me meurtrir les genoux contre le mur.

Dans ce merveilleux raisonnement : « La doctrine chrétienne est admirable et procure le vrai bien au monde ; mais les hommes sont faibles, ils sont méchants, ils veulent faire le mieux et font le pire, c’est pourquoi ils ne peuvent pas faire le mieux », — il y a un malentendu évident.

Il y a là-dessous autre chose qu’un défaut de raisonnement.

Il doit y avoir là quelque conception chimerique.

Seule une conception chimérique qui prend ce qui n’est pas pour la réalité, et prend la réalité pour quelque chose qui n’est pas, peut amener les hommes à cette singulière négation de la possibilité de pratiquer ce qui, d’après leur propre aveu, leur donne le vrai bien.

La conception chimérique qui a réduit les hommes à cette condition s’appelle la religion chrétienne dogmatique, celle qui est enseignée dès l’enfance à tous ceux qui professent le christianisme de l’Église, d’après les différents catéchismes orthodoxes, catholiques et protestants.

Cette religion, d’après la définition des fidèles, consiste à accepter comme réel ce qui ne l’est pas (ce sont les paroles de Paul, qui se répètent dans toutes les théologies et dans tous les catéchismes comme la meilleure définition de la foi). Eh bien, c’est précisément la foi à la réalité de ce qui est chimérique qui a conduit les hommes à cette singulière affirmation : La doctrine de Jésus est excellente pour les hommes, mais elle ne vaut rien pour régler leur existence.

Voici le résumé le plus fidèle de ce que cette religion enseigne :

Un Dieu personnel qui est de toute éternité — un en trois personnes — s’avisa un jour de créer tout un monde d’esprits. Ce Dieu de bonté créa ce monde d’esprits pour leur bien, mais il arriva qu’un de ces esprits devint méchant spontanément. Il se passa beaucoup de temps et Dieu créa un autre monde matériel ; il créa aussi l’homme, également pour son bien. Dieu créa l’homme bienheureux, immortel et sans péché. La félicité de l’homme consistait à jouir de la vie sans travail ; son immortalité consistait en ce que ce genre de vie devait durer éternellement, son innocence consistait en ce qu’il n’avait pas la notion du mal.

Cet homme fut séduit dans le paradis par celui des esprits de la première création qui devint spontanément méchant. De là date la chute de l’homme, qui engendra des hommes déchus comme lui, et depuis ce temps les hommes connurent le travail, les maladies, la souffrance, la mort, la lutte physique et morale ; c’est-à-dire que l’homme fantastique (d’avant la chute) devint réel, tel que nous le connaissons, tel que nous n’avons nul droit, nulle raison de nous le représenter différent.

L’état de l’homme qui travaille, qui souffre, qui choisit le bien et repousse le mal, qui meurt, — cet état qui est la réalité et en dehors duquel nous ne pouvons rien concevoir, n’est pas selon la doctrine de cette religion l’état normal de l’homme, mais un état qui ne lui est pas naturel, un état temporaire.

Quoique cet état, selon cette doctrine, dure, pour toute l’humanité, à dater de l’expulsion d’Adam du paradis, c’est-à-dire du commencement du monde jusqu’à la naissance de Jésus, et dure depuis Jésus exactement dans les mêmes conditions, les fidèles doivent se persuader que c’est un état anormal et temporaire. D’après cette doctrine, le Fils de Dieu — Dieu lui-même, la seconde personne de la Trinité, fut envoyé par Dieu sur la terre sous l’aspect d’un homme pour tirer les hommes de cet état temporaire et anormal, pour les délivrer de toutes les malédictions dont les a frappés ce même Dieu à cause du péché d’Adam, et les réintégrer dans leur état antérieur, normal, de félicité, c’est-à-dire d’immortalité, d’innocence et d’oisiveté. — La seconde personne de la Trinité — Jésus-Christ, d’après cette doctrine, par cela même que les hommes l’ont mis à mort, a racheté le péché d’Adam et a mis fin à cet état anormal qui durait depuis le commencement du monde. Et dès lors l’homme qui a foi en Jésus est redevenu ce qu’était le premier homme au paradis, c’est-à-dire immortel, innocent et oisif.

La doctrine ne s’étend pas trop sur la partie pratique de la rédemption en vertu de laquelle, après Jésus, la terre aurait recommencé, pour les croyants, à être partout fertile sans travail, les maladies auraient cessé et les enfants auraient commencé à naître de leurs mères, sans douleurs, parce qu’il est difficile d’assurer à ceux qui sont exténués par le travail excessif et assaillis par la souffrance, quelque croyants qu’ils soient, que le travail est léger et la souffrance inoffensive. Mais la partie de la doctrine qui proclame l’abrogation du péché est affirmée avec une force redoublée.

On y affirme que les morts continuent à être vivants. Et comme les morts ne peuvent témoigner qu’ils sont morts ni ratifier qu’ils sont vivants, comme une pierre ne peut pas affirmer qu’elle peut ou ne peut pas parler, cette absence de dénégation est admise comme preuve et on affirme que les hommes morts ne sont pas morts. On y affirme encore avec plus de solennité et d’assurance que, depuis la venue de Jésus, l’homme qui a foi en Lui est libre du péché, c’est-à-dire que, depuis la venue de Jésus, l’homme n’a plus besoin de s’éclairer dans la vie par la raison et de choisir ce qui est le mieux pour lui. Il n’a qu’à croire que Jésus a racheté ses péchés et le voilà infaillible, c’est-à-dire parfait. D’après cette doctrine, les hommes doivent se figurer que leur raison est impuissante et que, précisément à cause de cela, ils sont sans péché, c’est-à-dire ne peuvent pas faillir.

Un croyant fidèle doit s’imaginer que depuis Jésus-Christ la terre produit sans travail, les enfants ne naissent plus dans les tourments, les maladies n’existent plus, la mort est supprimée, de même le péché, c’est-à-dire l’erreur, en un mot que ce qui est n’est pas, et ce qui n’est pas — est.

Telle est la théorie rigoureusement logique de la théologie.

Cette doctrine, par elle-même, paraît innocente. Mais les écarts de la vérité ne sont jamais inoffensifs et entraînent des conséquences d’autant plus graves que le sujet auquel s’applique l’erreur est plus important. Et ici le sujet qu’on traite et auquel on applique l’erreur, c’est l’homme dans sa vie tout entière.

Ce qui d’après cette doctrine s’appelle la vraie vie est la vie personnelle, bienheureuse, sans péché et éternelle, c’est-à-dire une vie que personne n’a jamais connue et qui n’existe pas. Mais, la vie qui est, que seule nous connaissons, dont nous vivons et dont a vécu et vit toute l’humanité, est, d’après cette doctrine, une vie déchue, mauvaise, une apparence seulement de cette vie bienheureuse qui nous est due.

La lutte entre les instincts de la vie animale et de la vie raisonnable, qui est l’essence de la vie de l’homme, cette doctrine n’en tient pas compte. La lutte, elle a eu lieu, en Adam, dans le paradis, à l’époque de la création et la question : Mangerai-je ou ne mangerai-je pas de ces pommes qui me séduisent ? n’existe pas pour l’homme, d’après cette doctrine. Cette question a été résolue une fois pour toutes par Adam au paradis de la manière que nous savons. Adam a péché pour moi ; en d’autres termes, il a fait erreur et tous les hommes — tous, sont déchus, sans retour, et tous nos efforts pour vivre raisonnablement — sont vains et impies. Je suis irréparablement mauvais et je dois savoir cela. Et mon salut ne dépend pas de ce que je puis éclairer ma vie par ma raison, et après avoir reconnu ce qui est bien et mal, faire ce qui est le mieux ; non, Adam a une fois pour toutes fait erreur pour moi, et Jésus, une fois pour toutes, a remédié au mal commis par Adam ; c’est pourquoi je dois, comme un spectateur, m’attrister de la chute d’Adam et me réjouir de la rédemption de Jésus.

Tout ce qu’il y a d’amour pour le bien et la vérité dans le cœur de l’homme, tous ses efforts pour éclairer par sa raison sa vie spirituelle, — tout cela est non seulement peu important d’après cette doctrine, mais c’est une tentation, c’est de l’orgueil.

La vie telle qu’elle est sur la terre avec toutes ses joies, ses splendeurs, avec les luttes de la raison contre les ténèbres, — la vie de tous les hommes qui ont vécu avant moi, toute ma vie à moi, avec mes luttes intérieures et les triomphes de ma raison, tout cela n’est pas la vraie vie, c’est la vie déchue, mauvaise sans retour ; mais la vraie vie, sans péché, n’est que dans la foi, c’est-à-dire dans l’imagination, c’est-à-dire dans la démence.

Que l’on rompe avec l’habitude contractée dès l’enfance, de croire à tout cela ; qu’on essaye d’envisager cette doctrine en face, simplement qu’on essaye de s’identifier par la pensée à un homme sans préventions, élevé hors d’elle et l’on se demandera si cette doctrine ne doit pas paraître à cet homme comme le produit d’une complète démence.

Quelque étrange et saisissant que cela me parût, je ne pus pas ne point le reconnaître, parce que cela seul me donnait l’explication de cette singulière objection dénuée de logique et de bon sens que j’entends de tous côtés contre la possibilité de pratiquer la doctrine de Jésus : elle est admirable et donne le vrai bien aux hommes, mais les hommes ne peuvent pas la pratiquer.

Seule une conception qui prend pour la réalité ce qui n’existe pas, et considère comme n’existant pas ce qui est, a pu amener les hommes à cette surprenante contradiction. Et cette fausse conception, je la trouvais dans la religion pseudo-chrétienne que l’on enseigne depuis 1,500 ans.

L’objection que la doctrine de Jésus est excellente, mais impraticable, ne se rencontre pas seulement chez les croyants, on la retrouve aussi dans la bouche des sceptiques — des gens qui ne croient pas ou pensent qu’ils ne croient pas aux dogmes de la déchéance et de la rédemption ; d’hommes de science, de philosophes, qui se considèrent comme libres de tout préjugé. Ils ne croient, ou s’imaginent qu’ils ne croient à rien et se considèrent comme bien au-dessus de superstitions telles que les dogmes de la déchéance et de la rédemption. Au début, je pensais ainsi. Il me semblait que tous ces personnages avaient de sérieux motifs de nier la possibilité de pratiquer la doctrine de Jésus. Mais, en approfondissant le principe de leur négation, je pus me convaincre que les sceptiques, comme les croyants, se font de la vie la même fausse conception ; à leurs yeux, elle n’est pas ce qu’elle est, mais ce qu’ils se figurent qu’elle devrait être, et cette conception repose bien sur le même fondement que celle des croyants.

Il est vrai que les sceptiques, qui prétendent ne croire à rien, ne croient ni à Dieu, ni à Jésus-Christ, ni à Adam ; mais ils croient à la thèse fondamentale, qui est la base de leur fausse conception, — aux droits de l’homme à une vie de béatitude, — encore bien plus fermement que les théologiens.

La science et la philosophie ont beau se donner comme les arbitres et les guides de l’esprit humain, elles n’en sont que les servantes. La religion leur fournit une conception de la vie toute prête et la science ne fait que travailler dans le sillon tracé par la religion. La religion révèle le sens de la vie et la science ne fait que l’appliquer aux différentes circonstances qui se produisent. C’est pourquoi, quand la religion a faussé le sens de la vie humaine, la science élevée sur cette base ne peut que mettre en œuvre ces mêmes conceptions fantastiques.

Suivant la doctrine de l’Église, les hommes ont droit au bonheur, et ce bonheur n’est pas le résultat de leurs efforts, mais de causes extérieures. Cette conception est devenue la base de toute notre science et de notre philosophie.

Notre religion, notre science, notre opinion publique, font chorus pour nous dire que la vie telle que nous la menons est mauvaise, et en même temps elles affirment que la doctrine qui nous enseigne comment on peut réussir à devenir meilleur et à améliorer ainsi sa vie est une doctrine impraticable.

La doctrine de Jésus qui nous fournit un moyen raisonnable d’améliorer notre vie par nos propres forces est impraticable, parce qu’Adam est déchu et que le monde est plongé dans le mal — dit la religion.

Cette doctrine est impraticable, parce que la vie humaine évolue d’après de certaines lois indépendantes de la volonté de l’homme, dit notre philosophie. La philosophie et la science disent, en d’autres termes, exactement ce que dit la religion par son dogme du péché originel et de la rédemption.

Dans la doctrine de la rédemption, il y a deux thèses principales sur lesquelles tout repose : 1o la vie normale de l’homme est une vie de béatitude, mais notre vie terrestre est misérable et ne peut être améliorée par nos propres efforts ; 2o notre salut se trouve dans la foi, c’est ce qui nous permettra d’échapper à cette vie mauvaise.

Ces deux thèses sont devenues la base de la conception religieuse des croyants et des sceptiques de nos sociétés pseudo-chrétiennes. La seconde thèse a donné naissance à l’Église et à son organisation : la première se rencontre à l’origine de l’opinion généralement reçue et de nos théories politiques et philosophiques.

Toutes les théories politiques et philosophiques qui cherchent à justifier l’ordre existant : l’hégélianisme et ses rejetons se trouvent en germe dans cette thèse. Le pessimisme, qui demande à la vie ce qu’elle ne peut donner et qui la renie à cause de cela, y a également sa source.

Le matérialisme, avec ses surprenantes affirmations enthousiastes que l’homme est un processus naturel et rien de plus, est un enfant légitime de cette doctrine qui enseigne que la vie d’ici-bas est une vie déchue. Le spiritualisme, avec ses savants adhérents, est la meilleure preuve que le point de vue philosophique et scientifique n’est pas indépendant, mais qu’il est basé sur la doctrine religieuse de la béatitude éternelle qui serait le partage naturel de l’homme.

Cette fausse manière de comprendre la vie a déplorablement influé sur toute l’activité raisonnable de l’homme. Le dogme de la déchéance et de la rédemption lui masqua la région la plus importante et la plus légitime de son activité et raya de la sphère de toutes ses connaissances la notion de ce que l’homme a à faire pour être meilleur et plus heureux. La science et la philosophie, croyant être hostiles au pseudo-christianisme et s’en faisant gloire, ne travaillent que pour lui. La science et la philosophie traitent de tout ce qu’on voudra, sauf de ce que l’homme a à faire pour devenir meilleur et mieux vivre. L’éthique, l’enseignement moral, a disparu sans laisser de traces de notre société pseudo-chrétienne.

Croyants et sceptiques se préoccupent aussi peu les uns que les autres de la question de savoir comment vivre, comment faire usage de cette raison dont nous sommes doués ; ils se demandent pourquoi notre vie terrestre n’est pas telle que nous nous la fîgurons, et quand elle deviendra comme nous la souhaitons.

Ce n’est que grâce à cette fausse doctrine qui a pénétré dans la chair et dans le sang de nos générations, qu’a pu se produire ce singulier phénomène : on dirait que l’homme a vomi cette pomme de la science du bien et du mal, qu’il a, selon la légende, mangée au paradis ; et, oubliant que toute notre histoire n’est que la solution des contradictions provenant de notre double nature raisonnable et animale, il s’obstine à employer sa raison à la recherche des lois historiques de sa seule nature animale.

Les doctrines philosophiques et religieuses de tous les peuples, excepté les doctrines philosophiques du monde pseudo-chrétien, toutes celles que nous connaissons : le judaïsme, la doctrine de Confucius, le bouddhisme, le brahmanisme, la sagesse des Grecs, toutes ces doctrines ont pour but de régler la vie humaine et d’éclairer les hommes sur ce qu’ils ont à faire pour devenir meilleurs et mieux vivre. Toute la doctrine de Confucius consiste dans le perfectionnement individuel ; le judaïsme, dans la fidélité de chacun à l’alliance avec Dieu ; le bouddhisme, dans la doctrine qui enseigne à chacun comment se soustraire à la vie charnelle. Socrate enseignait le perfectionnement personnel au nom de la raison ; les stoïciens reconnaissent l’indépendance de l’être raisonnable comme la seule base de la vraie vie.

Toute l’activité raisonnable de l’homme a toujours consisté, — et cela ne pouvait pas être autrement, — à éclairer du flambeau de la raison son impulsion naturelle vers le bien. Le libre arbitre, dit notre philosophie, est une illusion, et elle se targue de la hardiesse de cette déclaration. Le libre arbitre, dirons-nous, est non seulement une illusion, c’est un mot vide inventé par les théologiens et les criminalistes, et réfuter ce mot, c’est se battre contre des moulins à vent. Mais la raison qui éclaire notre vie et nous pousse à modifier nos actions n’est pas une illusion et ne peut pas être niée. Obéir à la raison pour réaliser le bien, c’est la substance de la doctrine de tous les vrais maîtres de l’humanité, et c’est là aussi toute la doctrine de Jésus ; elle est la raison et il est complètement impossible de nier la raison en faisant usage de sa raison.

La doctrine de Jésus enseigne que la qualité de « fils de l’homme » est commune à tous les hommes, c’est-à-dire que tous les hommes ont en commun l’impulsion vers le bien et vers la raison qui les éclaire dans la recherche du bien. Il est complètement superflu de prouver que « fils de l’homme » veut dire fils de l’homme. Pour sous-entendre dans les mots « fils de l’homme » quelque chose d’autre que ce qu’ils signifient, il faut prouver que Jésus employait avec intention, pour dire ce qu’il voulait, des mots qui avaient un tout autre sens. Mais quand même, comme le veut l’Eglise, « fils de l’homme » signifierait « fils de Dieu », l’expression « fils de l’homme » ne se rapporterait pas moins à l’homme, à son essence, car Jésus appelle tous les hommes « fils de Dieu. »

La doctrine du « fils de l’homme », qui est la base de tous les Évangiles, trouve son expression la plus complète dans l’entretien avec Nicodème. Chacun, dit Jésus, possède outre la conscience de sa vie matérielle, individuelle, et de sa naissance charnelle d’un père et d’une mère, la conscience de sa naissance d’en haut (Jean, iii, 5, 6, 7), la conscience de ce qui en lui est libre, de ce qui existe par soi-même ; c’est là ce qui naît d’en haut, de l’infini que nous appelons Dieu (Jean, iii, 14-17) ; or c’est cela même, ce qui est né de Dieu, ce fils de Dieu dans l’homme, que nous devons posséder et faire grandir en nous, pour posséder la vie véritable. Le fils de l’homme est fils homogène de Dieu.

Quiconque élèvera en lui-même ce fils de Dieu au-dessus de tout, quiconque identifiera sa vie avec lui, celui-là ne s’aliénera pas la vraie vie. Les hommes s’aliènent la vie parce qu’ils ne croient pas à la lumière qui est en eux, à cette lumière dont parle saint Jean dans son Évangile quand il dit : « En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. »

Jésus enseigne à élever au-dessus de tout le fils de l’homme qui est le fils de Dieu et la lumière des hommes. Il dit : quand vous aurez élevé, c’est-à-dire mis au-dessus de tout le fils de l’homme, alors vous reconnaîtrez que je ne dis rien de mon propre chef (Jean, viii, 28).

On lui demande qui est ce fils de l’homme qu’on doit élever (Jean, xii, 34). À cette question, Jésus répond (35) : La lumière est encore pour un peu de temps en vous[1] ; marchez pendant que vous avez la lumière, afin que les ténèbres ne vous surprennent point : « Celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. »

À la question : Qui est ce fils de l’homme ? Jésus répond : C’est la lumière qui est dans chaque homme et qui doit éclairer sa vie.

Luc xi, 35. Si donc la lumière qui est en toi est ténèbres, combien seront grandes les ténèbres ! dit Jésus en enseignant le peuple.

À toutes les époques, nous trouvons dans l’humanité la même pensée, que l’homme est le réceptacle de la lumière divine descendue du ciel, et que cette lumière c’est la raison, qu’elle seule doit être l’objet de notre culte, et qu’elle seule nous procure le vrai bien.

Cela a été dit par les maîtres des brahmines et par les prophetes hébreux, par Confucius, Socrate, Marc-Aurèle et Épictète, par tous les vrais sages, non pas par les compilateurs de théories philosophiques, mais par des hommes qui cherchaient leur bien et le bien commun[2].

Et tout à coup nous déclarons, nous autres, en vertu du dogme de la rédemption, qu’il est complètement superflu de penser à la lumiere qui est en nous et d’en parler.

Il faut étudier, disent les croyants, les trois personnes de la Trinité : — il faut savoir quelle est la nature de chacune, quels sont les sacrements qu’il faut et qu’il ne faut pas accomplir, car le salut des hommes proviendra non pas de nos efforts, mais de la Trinité et de l’accomplissement régulier des sacrements. Il faut connaître, disent les sceptiques, d’après quelles lois accomplit son évolution l’infiniment petite parcelle de la matière, dans l’espace infini et dans le temps infini ; mais il est superflu de penser aux exigences de la raison humaine recherchant le vrai bien, parce que l’amélioration de l’état de l’homme ne se fera pas par lui, mais en vertu des lois que nous découvrirons.

Je suis persuadé que, dans quelques siècles, l’histoire de ce qu’on appelle l’activité scientifique de nos fameux derniers siècles sera un sujet fécond d’hilarité et de pitié pour les générations futures. Pendant plusieurs siècles, se dira-t-on, les savants d’une partie occidentale du grand continent se trouvaient dans un état de démence épidémique : ils se figuraient être les possesseurs d’une vie éternelle de béatitude et s’occupaient de diverses élucubrations ayant pour but de préciser comment, d’après quelles lois cette vie se réalisera pour eux, sans jamais rien faire eux-mêmes, ni jamais se préoccuper nullement de ce qu’il y aurait à faire pour améliorer leur vie particulière. Et ce qui paraîtra encore plus affligeant à l’historien futur, — c’est qu’il trouvera que le groupe humain avait eu un maître qui leur avait enseigné des règles simples et claires, précisant ce qu’ils avaient à faire pour rendre leur vie heureuse et que les paroles de ce maître avaient été commentées par les uns, dans ce sens qu’il viendrait sur un nuage organiser tout, par les autres que les paroles de ce maître sont admirables, mais peu pratiques, car la vie humaine n’est pas telle que nous la concevons et par conséquent ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe ; quant à la raison humaine, — elle doit se concentrer sur l’étude des lois de cette vie — sans se préoccuper du bien de chaque homme.

L’Église dit : la doctrine de Jésus ne peut pas être pratiquée d’une façon absolue ici-bas, parce que la vie terrestre n’est qu’un reflet de la vraie vie, qu’elle est forcément mauvaise. La meilleure façon de passer cette vie consiste à la mépriser, à vivre par la foi (c’est-à-dire par l’imagination) dans une vie future, bienheureuse, éternelle ; et continuer ici-bas à vivre mal — et à prier le bon Dieu.

La philosophie, la science, l’opinion publique disent : la doctrine de Jésus ne peut pas être appliquée ici-bas parce que la vie de l’homme ne dépend pas de la lumière dont sa raison peut l’éclairer, mais de lois générales ; aussi, il est inutile d’essayer de se conformer absolument à la raison, mais il faut se laisser vivre comme on peut, avec la ferme conviction que d’après la loi du progrès historique, sociologique et autre, — après avoir vécu mal fort longtemps, subitement la vie deviendra d’elle-même très bonne.

Des gens arrivent dans une ferme ; ils y trouvent tout ce qu’il faut pour vivre : maison fournie de tout, grenier regorgeant de blé, caves et celliers approvisionnés, instruments aratoires, outils, harnais, chevaux, bétail, — ménage complet, bref, tout ce qu’il faut pour une vie d’abondance.

Tous veulent profiter de ces richesses, mais chacun pour soi, sans penser aux autres, ni à ceux qui viendront après. Chacun veut tout pour lui et s’empresse d’accaparer le plus possible. Alors commence un véritable pillage ; on lutte, on se bat pour la possession du butin ; vaches à traire, moutons couverts de toison, sont abattus pour la boucherie ; chariots et établis convertis en bois de chauffage, on se bat pour le lait, pour le grain, on renverse, on gaspille plus qu’on ne consomme. Personne ne mange tranquillement son morceau, on est sur le qui-vive ; arrive un plus fort qui vous enlève votre part, pour l’abandonner à un plus fort que lui.

Tous ces gens éreintés, battus, affamés quittent la ferme. Derechef le Maître la réorganise de façon qu’on puisse y vivre tranquillement. La ferme présente de nouveau le spectacle de l’abondance ; de nouveau, on y afflue, — mêmes rixes, même tumulte, tout est dilapidé, et de nouveau ces gens harassés, battus et irrités, s’en vont haineux et maudissant le Maître pour avoir préparé mal et trop peu. Le Maitre bienfaisant ne se décourage pas ; il garnit encore la ferme de tout ce qu’il faut pour y vivre, les mêmes faits se reproduisent toujours.

Enfin, parmi ceux qui affluent à la ferme se trouve un sage qui dit aux autres : Camarades, que faisons-nous ? Voyez quelle abondance, comme tout est bien aménagé. Il y a ici suffisamment pour nous tous et pour ceux qui viendront après nous ; seulement faisons les choses avec bon sens. Ne nous arrachons pas ces richesses, mais prêtons-nous mutuellement secours. Labourons, semons, soignons le bétail et tout le monde sera satisfait. Quelques-uns comprirent ce que disait le sage ; ils cessèrent de se battre, de s’arracher les choses par la violence et se mirent à travailler. Mais d’autres, qui n’avaient pas pu entendre les paroles du sage ou qui s’en méfiaient, continuèrent à se comporter comme auparavant et partirent après avoir gaspillé le bien du Maître. Cet état de choses dura quelque temps. Ceux qui avaient suivi les conseils du sage continuaient à répéter : Ne vous battez pas, ne gaspillez pas le bien du Maître, vous ne vous en trouverez que mieux. Suivez les conseils du sage : Néanmoins une masse de gens n’écoutaient pas, ne croyaient pas et longtemps les affaires marchèrent comme par le passé.

Tout cela est naturel et il devait en être ainsi tant que les gens ne croyaient pas à ce que disait le sage. Mais, dit-on, il arriva un temps où tout le monde dans la ferme entendit les paroles du sage, où chacun les comprit, où chacun reconnut que Dieu avait parlé par sa bouche et que le sage lui-même n’était autre chose que Dieu en personne ; chacun eut foi dans ses paroles. Et cependant, au lieu de vivre selon les conseils du sage, personne ne se contint plus, on se massacra sans pitié dans une mêlée générale en se disant : La lutte pour la vie est inévitable, cela ne peut pas être autrement.

Que veut donc dire tout cela ? Les bêtes elles-mêmes s’arrangent de manière à brouter sans gâcher le pâturage, et les hommes, après avoir appris les conditions de la vraie vie, et s’être convaincus que Dieu leur avait prescrit de vivre ainsi, vivent encore plus mal parce que, disent-ils, il est impossible de vivre autrement. Ces gens-là ont dû mal comprendre et se figurer tout autre chose que ce qui est. Qu’ont donc pu se figurer les gens de la ferme, pour qu’après avoir cru aux paroles du sage, ils aient pu continuer à vivre comme auparavant, à s’arracher les morceaux, à se battre, à tout gâcher et à courir à leur perte ? Voici en quoi consiste le malentendu : le sage leur avait dit : Votre vie dans cette ferme est mauvaise, amendez-vous et elle deviendra bonne. Ils se figurèrent, eux, que le sage avait blâmé la vie dans cette ferme et leur avait promis une autre vie meilleure hors de cette ferme, quelque part ailleurs. Et alors ils décidèrent tous que cette ferme n’était qu’une auberge, et qu’il ne valait pas la peine de tâcher d’y bien vivre, mais que l’important était de ne pas être frustré de cette autre bonne vie promise ailleurs ! C’est la seule manière de s’expliquer l’étrange conduite des gens de la ferme, dont les uns croient que le sage était Dieu, et les autres que c’était un homme d’esprit et qu’il disait vrai, mais qui continuent neanmoins à vivre, comme par le passé, contrairement aux conseils du sage.

Ces gens ont tout entendu, tout compris ; ils n’ont omis que la signification capitale de l’enseignement du sage : que les hommes doivent être, eux-mêmes, les artisans de leur bonheur ici dans cette ferme où ils se rencontrent et qu’ils prennent pour une auberge, se figurant que la ferme promise, bien organisée, est quelque part, — ailleurs.

Voilà donc l’origine de cet étrange raisonnement : les préceptes du sage sont admirables, divins même, mais actuellement il est difficile de les pratiquer.

Oh ! si les hommes pouvaient cesser de courir eux-mêmes à leur perte et d’attendre que quelqu’un vienne à leur aide, par exemple, le Christ sur les nuages, au son des trompettes ; ou bien s’ils cessaient d’invoquer une loi historique quelconque, la loi de différentiation et d’intégration des forces ! Personne ne viendra à leur aide, s’ils ne s’aident eux-mêmes. Et pour s’aider soi-même, il ne faut rien attendre ni du ciel ni de la terre, mais cesser de travailler à sa propre perte.

  1. Dans toutes les traductions de l’Église, on commet, à cet endroit, une erreur peut-être intentionnelle. Au lieu des mots en vous, partout où se rencontrent ces mêmes mots on lit avec vous.
  2. Marc-Aurèle dit : « Honore ce qui est la vraie puissance dans le monde, ce qui régit le monde et le pénètre ; honore également la puissance qui est en toi, car elle est homogène à la première ; elle régit et pénètre toute ta personne et toute ton activité. » (Pensées, v, 21)

    Épictète dit : « Dieu a semé sa semence non seulement dans mon père et mon aïeul, mais dans tous les êtres vivants sur la terre, surtout dans les êtres raisonnables, parce que eux seuls entrent en rapport avec Dieu par la raison, qui les unit avec Dieu. »

    Dans le livre de Confucius, nous lisons : « La loi de la grande science consiste à développer et à rétablir le principe lumineux de la raison que nous avons reçu du ciel. » Cette sentence se répète plusieurs fois et constitue la base de la doctrine de Confucius.