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Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/VIII

La bibliothèque libre.
Traduction par L. D. Ourousov.
Fischbacher (p. 135-161).
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VIII

S’il est admis que la doctrine de Jésus est parfaitement raisonnable et que seule elle donne aux hommes le vrai bien, quelle sera la situation d’un observateur de cette doctrine, isolé au sein d’un monde qui ne la pratique en aucune façon ? Si tous les hommes à la fois s’accordaient pour lui obéir, alors la pratique en serait possible. Mais un seul homme ne peut agir à l’encontre du monde entier, et voici le langage que l’on tient habituellement : Si, au milieu de gens qui ne pratiquent pas la doctrine de Jésus, je suis seul à l’observer, si j’abandonne ce que je possède, si je présente la joue, sans me défendre, si je refuse de prêter serment et d’aller à la guerre, je me trouve, pour ainsi dire, en face du néant, et si je ne meurs pas de faim, on me battra à mort ; si je survis, on me jettera en prison, on me fusillera et j’aurais sacrifié en vain tout le bonheur de ma vie — toute ma vie.

Cette réplique est fondée sur le même quiproquo qui sert de base au raisonnement que nous connaissons sur l’impossibilité de pratiquer la doctrine de Jésus. C’est l’objection courante que je faisais comme tout le monde, et ce fut là mon sentiment jusqu’au moment où je m’affranchis complètement de la doctrine de l’Église, qui m’empêchait de comprendre toute la portée de la doctrine de Jésus sur la vie. Jésus propose sa doctrine comme le moyen de se sauver de cette vie de perdition organisée par les hommes, contrairement à ses préceptes : et moi, je me dis que je serais bien aise de la suivre, cette doctrine, mais que je crains la perdition ! Jésus me donne le vrai remède contre une vie de perdition, et moi je me cramponne à cette vie de perdition ! Il faut donc que je ne considère nullement cette vie comme une vie de perdition, mais plutôt comme quelque chose de bon et de réel. Cette conviction que ma vie personnelle mondaine est quelque chose de réel qui est mon bien constitue le malentendu, l’obstacle qui empêche de comprendre la doctrine de Jésus. Jésus connaît cette erreur des hommes qui leur fait prendre cette vie personnelle mondaine pour quelque chose de réel qui est leur bien, et il leur démontre par toute une série d’enseignements et de paraboles, qu’ils n’ont aucun droit à la vie, qu’ils n’ont pas la vie jusqu’à ce qu’ils s’assurent la vraie vie, en renonçant à cette organisation mondaine fantastique qu’ils appellent la vie.

Pour comprendre ce que cela veut dire « sauver sa vie » selon la doctrine de Jésus, il faudrait auparavant comprendre ce qu’ont dit tous les prophètes, Salomon, Bouddha et tous les sages du monde sur la vie personnelle de l’homme. On peut, selon l’expression de Pascal, ne pas penser à cela, et porter devant soi un écran qui nous cache l’abîme de la mort vers laquelle nous marchons tous ; mais il suffit de réfléchir à l’isolement de cette vie personnelle de l’homme, pour se convaincre que cette vie en tant qu’elle est personnelle, non seulement n’a pas le moindre sens pour chacun séparément, mais encore qu’elle est une cruelle raillerie pour le cœur et la raison. Ainsi, pour comprendre la doctrine de Jésus, il faut, avant tout, revenir à soi, réfléchir sobrement, il faut qu’il se fasse en nous cette μετάνοια dont parle le précurseur de Jésus — Jean-Baptiste — quand il s’adressait à des hommes au jugement brouillé, comme est le nôtre. Il disait : « Avant tout, repentez-vous, c’est-à-dire revenez à vous, sans quoi vous périrez tous. » Il disait : « Déjà la cognée est mise au pied de l’arbre pour l’abattre. La mort et la perdition sont là auprès de chacun. N’oubliez pas cela, revenez à vous. » Et Jésus également commence son enseignement en disant : « Revenez à vous, repentez-vous, sans quoi vous périrez tous. »

On vient raconter à Jésus la mort des Galiléens massacrés par Pilate. Et il dit (Luc, xiii, 1-5) : « Pensez-vous que ces Galiléens fussent les plus grands pécheurs de toute la Galilée, parce qu’ils ont été ainsi traités (3) ? Non, je vous en assure ; mais je vous déclare que, si vous ne faites pénitence, vous périrez tous comme eux. Croyez-vous aussi que ces dix-huit hommes sur lesquels la tour de Siloë est tombée, et qu’elle a tués, fussent plus redoutables à la justice de Dieu que tous les habitants de Jérusalem (5) ? Non, je vous en assure ; mais je vous déclare que, si vous ne faites pénitence, vous périrez tous de la même sorte. »

S’il avait vécu, de notre temps, en Russie, il aurait dit : Croyez-vous, que les personnes qui ont péri dans le cirque de Berditchef, ou sur le talus de Koukouyef fussent plus coupables que tant d’autres ? Non, mais vous périrez tous également, si vous ne vous repentez, si vous ne vous secouez pas, si vous ne trouvez pas dans votre vie ce qui est impérissable. La mort des gens écrasés par la tour, brûlés dans le cirque vous épouvante, mais votre mort, tout aussi affreuse et tout aussi inévitable, est là, devant vous tous. Et vous avez tort de tâcher de l’oublier ; inattendue, elle n’en est que plus hideuse.

Il dit à la foule (Luc, xii, 54-57) : « Lorsque vous voyez un nuage se former du côté du couchant, vous dites aussitôt que la pluie ne tardera pas à venir ; et il pleut en effet. Et quand vous entendez souffler le vent du midi, vous dites qu’il fera chaud ; et le chaud ne manque pas d’arriver. Hypocrites que vous êtes, vous savez si bien reconnaître ce que présagent les diverses apparences du ciel et de la terre ; comment donc ne connaissez-vous point ce temps-ci (57) ? Comment n’avez-vous point de discernement pour reconnaître, par ce qui se passe parmi vous, ce qui est juste ? »

Vous savez bien prévoir le temps qu’il fera d’après des indices, comment donc ne voyez-vous pas ce qui vous arrivera ? Vous aurez beau fuir le danger, garantir votre vie matérielle par tous les moyens imaginables, malgré tout, si ce n’est pas Pilate, c’est une tour qui vous tuera, et si ce n’est ni l’un ni l’autre, vous mourrez dans vos lits au milieu de souffrances bien plus grandes.

Faites un simple calcul, comme celui que font les mondains, quand ils projettent quelque chose, une entreprise quelconque, comme la construction d’une maison ou l’achat d’une campagne. Ils travaillent dans l’espérance de voir se réaliser leur calcul. (Luc, xiv, 28-31). « Car qui est celui d’entre vous qui, voulant bâtir une tour, ne suppute auparavant, en repos et à loisir, la dépense qui y sera nécessaire pour voir s’il aura de quoi l’achever (29) ? de peur qu’en ayant jeté les fondements, et ne pouvant l’achever, tous ceux qui verront ce bâtiment imparfait ne commencent à se moquer de lui (30), en disant : Cet homme avait commencé à bâtir, mais il n’a pu achever (31). Ou qui est le roi qui, se mettant en campagne, pour combattre un autre roi, ne consulte auparavant, en repos et à loisir, s’il pourra marcher avec dix mille hommes contre un ennemi qui s’avance vers lui avec vingt mille. »

N’est-ce pas insensé de travailler à ce qui ne sera jamais terminé, quoi qu’on fasse ? La mort arrivera toujours avant que l’édifice de la prospérité mondaine soit terminé. Et si tu sais d’avance que, quoi que tu fasses pour lutter avec la mort, ce n’est pas toi, mais elle qui aura le dessus, n’est-il pas indiqué de ne point lutter avec elle et de ne point mettre tout ton cœur dans ce qui périt sûrement, mais de chercher à faire la besogne qui ne peut pas être détruite par l’inévitable trépas ?

(Luc, xii, 22-27). « Puis, s’adressant à ses disciples, il leur dit : Ne vous mettez point en peine où vous trouverez de quoi manger pour conserver votre vie, ni où vous trouverez des habits pour couvrir votre corps (23). La vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. Considérez les corbeaux : ils ne sèment ni ne moissonnent ; ils n’ont ni cellier ni grenier ; cependant Dieu les nourrit. Et combien êtes-vous plus excellents qu’eux (25) ! Mais qui d’entre vous, par tous ses soins, peut ajouter à sa taille la hauteur d’une coudée (26) ? Si donc les moindres choses sont au-dessus de votre pouvoir, pourquoi vous inquiétez-vous des autres (27) ? Considérez les lis, et voyez comme ils croissent : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant je vous déclare que Salomon, même dans toute sa magnificence, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux. »

Quelque peine que vous preniez pour votre nourriture et votre corps, nul ne peut prolonger son âge d’une heure[1]. N’est-il pas inepte de s’inquiéter d’une chose qu’il nous est impossible d’accomplir ?

Vous savez parfaitement que votre vie matérielle finira par la mort, et vous vous donnez du mal pour vous l’assurer par la richesse. La vie ne peut pas être assurée par ce que l’on possède ; considérez que c’est un leurre dont vous vous leurrez vous-mêmes.

Le sens de la vie, dit Jésus, ne gît pas dans ce que nous possédons ou dans ce que nous accumulons, il doit consister dans quelque chose d’autre.

Il dit (Luc, xii, 16-21) : « Il y avait un homme riche dont les terres avaient extraordinairement rapporté ; et il s’entretenait en lui-même de ses pensées : Que ferai-je ? car je n’ai point de lieu où je puisse serrer tout ce que j’ai à recueillir. Voici, dit-il, ce que je ferai : j’abattrai mes greniers et j’en bâtirai de plus grands, et j’y amasserai toute ma récolte et tous mes biens ; et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as beaucoup de biens en réserve pour plusieurs années, repose-toi, mange, bois, fais bonne chère. Mais Dieu, en même temps dit à cet homme : Insensé que tu es, on va te redemander ton âme cette nuit même ; et pour qui sera ce que tu as amassé ? (21) C’est ce qui arrive à celui qui amasse des trésors pour soi-même, et qui n’est point riche devant Dieu. »

La mort nous menace à chaque instant ; c’est pourquoi, dit Jésus :

(Luc, xii, 35-36-38-39-40) « Que vos reins soient ceints, et ayez dans vos mains des lampes ardentes (35) ; soyez semblables à ceux qui attendent que leur maître retourne des noces, afin que lorsqu’il sera venu et qu’il aura frappé à la porte, ils lui ouvrent aussitôt (36). S’il arrive à la seconde ou à la troisième veille, et qu’il les trouve en cet état, ces serviteurs-là sont heureux (38). Or sachez que si le père de famille était averti de l’heure à laquelle le voleur doit venir, il veillerait sans doute et ne laisserait pas percer sa maison Tenez-vous donc aussi toujours prêts ; parce « que le Fils de l’homme viendra à l’heure où vous ne pensez pas (40). »

La parabole des vierges attendant le fiancé, celle de la consommation du siècle et du jugement dernier, toutes, selon l’avis de tous les commentateurs, ont pour but de nous rappeler la mort qui attend l’homme toujours et à chaque instant.

La mort vous attend à chaque seconde. Votre vie se passe toujours en vue de la mort. Si vous travaillez pour vous seul, pour votre avenir personnel, vous savez bien que ce qui vous attend dans l’avenir, c’est la mort. Et cette mort détruit tout ce que vous contempliez en travaillant. Par conséquent, la vie pour soi ne peut avoir aucun sens. La vie raisonnable doit être différente de celle-là, elle doit avoir en vue un autre objet qu’une pauvre personne humaine. La vie raisonnable doit consister à vivre de façon que la mort ne puisse pas anéantir la vie. (Luc, lxi.) « Marthe, Marthe, vous vous empressez et vous vous troublez dans le soin de beaucoup de choses ; cependant une seule chose est nécessaire. »

Depuis le moment de sa naissance, l’homme est menacé d’un péril inévitable, c’est-à-dire d’une vie dépourvue de sens et d’une mort absurde, s’il ne découvre cette chose nécessaire pour la vraie vie ; or c’est précisément cette seule chose, qui assure la vraie vie, que Jésus révèle aux hommes. Il n’improvise pas, il ne promet rien de par sa puissance divine ; il révèle seulement aux hommes, à côté de cette vie personnelle qui est un leurre, la vérité, qui n’a rien de commun avec les chimères.

Dans la parabole des vignerons (Matthieu, xxi, 33-42), Jésus met en évidence cette cause d’aveuglement chez les hommes, qui leur cache la vérité et qui les pousse à prendre l’apparence de la vie, — leur vie personnelle — pour la vraie vie.

Des hommes, s’étant établis dans le jardin cultivé d’un propriétaire, se figurent qu’ils en sont les maîtres. Et cette illusion devient pour ces hommes la source de toute une série d’actions insensées et cruelles, qui aboutissent à leur exil, à leur exclusion de la vie. C’est ainsi que chacun de nous se figure que la vie est sa propriété personnelle, qu’il y a droit et qu’il peut en jouir comme bon lui semble, sans reconnaître nulle obligation envers qui que ce soit. Et la conséquence inévitable de cette illusion est également pour chacun de nous une série d’actes insensés et cruels suivis de catastrophes et de l’exclusion de la vie. Et comme les vignerons tuent les envoyés et les fils du propriétaire, se figurant que plus ils seront cruels, mieux ils seront garantis, ainsi nous nous figurons qu’à force de cruauté nous trouverons de meilleures garanties.

La sentence inévitable qui frappe les vignerons pour s’être emparés des fruits du jardin, — l’exil, est exactement la même pour les hommes qui s’imaginent que la vie personnelle — est la vraie vie. La mort les expulse de la vie, ils sont remplacés par d’autres ; conséquence de l’erreur qui leur a fait méconnaître le sens de la vie. Comme les vignerons du jardin oublient ou ne veulent pas se rappeler qu’ils ont reçu un jardin entouré d’une muraille et d’un fossé, muni d’un puits ; que quelqu’un a travaillé pour eux et compte sur eux pour travailler à leur tour ; ainsi les gens qui veulent vivre pour eux-mêmes oublient, ou ne veulent pas se rappeler tout ce qui a été fait pour eux pendant leur vie ; ils oublient qu’ils ont par conséquent l’obligation de travailler à leur tour, et que tous les biens de la vie dont ils jouissent sont des fruits qui doivent être partagés avec d’autres.

Cette nouvelle manière d’envisager la vie, cette « Μετάνοια » (repentir) est la pierre angulaire de la doctrine de Jésus, comme il le dit dans cette parabole. D’après sa doctrine, les hommes doivent comprendre et sentir qu’ils sont débiteurs insolvables de quelqu’un, comme les vignerons doivent comprendre et sentir qu’ils sont débiteurs insolvables du propriétaire ; cette dette insolvable est contractée par les générations d’hommes passés, présents et à venir, envers celui qui est le principe de tout. Ils doivent comprendre que chaque heure de leur existence n’est qu’un amortissement de la dette et que tout homme qui, par une vie égoïste, repousse cette obligation se détache du principe de la vie, et par conséquent perd la vie. Chacun doit se rappeler qu’en s’efforçant de conserver sa vie, il perd la vie, ce que Jésus répète bien souvent.

La vraie vie est celle qui ajoute quelque chose au bien accumulé par les générations passées, qui augmente cet héritage dans le présent et le lègue aux générations futures.

Pour être associé à cette vie, l’homme doit en bon fils renoncer à sa volonté personnelle pour observer la volonté du Père, qui a donné la vie au Fils (de l’homme).

(Jean, viii, 35.) « Or, l’esclave ne demeure pas toujours en la maison ; mais le fils y demeure toujours. » — Le fils seulement qui observe la volonté du père a la vie pour toujours, dit Jésus, en exprimant la même idée en d’autres termes. Or, la volonté du père de la vie n’est pas la vie personnelle et égoïste du chacun pour soi, mais la vie filiale, la vie du fils unique animant les hommes ; c’est pourquoi l’homme ne conserve la vie que quand il la considère comme un gage, comme un talent qui lui est confié par le Père pour le mettre en œuvre au profit de tous, c’est-à-dire quand il vit de la vie du fils (de l’homme). (Matthieu, xxv, 14-46) Un maître laisse à chacun de ses esclaves une partie de son bien et les quitte sans rien leur dire. Quoique n’ayant pas reçu d’instructions précises au sujet de l’emploi de son bien, les uns comprennent que le bien est au Maître, qu’il faut l’augmenter et travaillent pour le Maître. Et les esclaves qui ont travaillé au bien du Maître deviennent les associés du Maître ; quant à ceux qui n’ont pas travaillé, ils sont dépouillés de ce qu’ils ont reçu.

La vie du fils (de l’homme) est donnée à tous les hommes, et il ne leur a pas été dit pourquoi elle leur est donnée. Les uns comprennent que la vie n’est pas une propriété particulière, mais un don qui doit servir à vivre de la vie du fils (de l’homme) — et c’est ainsi qu’ils vivent : d’autres, feignant de ne pas comprendre le but de la vie, ne travaillent pas à cette vie commune. Et les hommes qui travaillent à la vie se réunissent à la source de la vie, ceux qui ne travaillent pas la perdent. Jésus dit (31 à 46) en quoi consiste le service du fils de l’homme et quelle est la récompense du service. Le fils de l’homme parlera, selon l’expression de Jésus, comme un roi : « Venez, bien-aimés de mon Père, héritez de son royaume parce que vous m’avez donné à boire et à manger, parce que vous m’avez vêtu et consolé, car je suis le même en vous et en chacun, de ces moindres dont vous avez eu pitié, pour lesquels vous avez été charitables. Vous n’avez pas vécu de la vie personnelle, mais de la vie du fils (de l’homme), c’est pourquoi vous avez la vie éternelle.

D’après tous les Évangiles, Jésus n’enseigne que cette vie éternelle. Et quelque étrange que cela paraisse, Jésus, qui est ressuscité en personne et qui a promis la résurrection générale, — Jésus, non seulement n’a jamais rien dit pour affirmer la résurrection individuelle et l’immortalité individuelle d’outre-tombe, mais au contraire chaque fois qu’il rencontrait cette superstition introduite à cette époque dans le Talmud et dont il n’y a pas de trace chez les prophètes hébreux, — il ne manquait jamais de la renier.

Les Pharisiens et les Sadducéens avaient des polémiques au sujet de la résurrection des morts. Les Phar isiens croyaient à la résurrection des morts, aux anges, aux esprits (Actes, xxiii, 8) et les Sadducéens n’y croyaient pas. En quoi consistait ce différend ? On l’ignore, mais il est certain que c’était un des sujets de polémique sur quelques-unes de ces questions secondaires de la doctrine hébraïque dont un grand nombre se discutaient dans les synagogues. Et Jésus non seulement ne reconnaît jamais la résurrection, mais la nie chaque fois qu’il rencontre cette idée.

Quand les Sadducéens demandent à Jésus, supposant qu’Il partage les idées des Pharisiens sur la résurrection auquel des sept appartiendra la femme de sept frères, il réfute avec clarté et précision cette conception de la résurrection individuelle, en disant, qu’au sujet de la résurrection, ils sont dans l’erreur, qu’ils ne comprennent ni les Écritures ni en quoi consiste la toute-puissance de Dieu.

Ceux qui sont dignes de ressusciter, dit-il, demeurent comme des anges, qui sont dans les cieux. (Marc, xiii 21-24), et au sujet des morts : « Vous savez comment ils ressusciteront, n’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse ce que Dieu lui dit dans le buisson ardent : Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob ? (Exode, iii, 6). Jésus dit : La résurrection consiste en ce que les morts sont vivants en Dieu. Dieu a dit à Moïse : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Par conséquent, Abraham, Isaac et Jacob ne sont pas morts, mais étaient vivants du temps de Moïse. Pour Dieu, tous ceux qui ont vécu de la vie du fils de l’homme sont vivants.

Jésus affirme une chose : c’est que quiconque vit en Dieu se réunit à Dieu, et il n’admet que cette seule acception de la résurrection.

Quant à sa résurrection personnelle, quelque étrange que cela paraisse à ceux qui n’ont pas approfondi eux-mêmes l’Évangile, Jésus n’en parle jamais nulle part.

Si, comme l’enseignent les théologiens, la base de la foi chrétienne est la résurrection de Jésus-Christ, il semblerait que le moins qu’on ait pu désirer, c’est que Jésus, sachant qu’Il ressusciterait et qu’en cela consisterait le dogme principal de la foi en Lui, en ait parlé au moins une fois en termes clairs et précis. Eh bien, non seulement Il ne l’a pas dit en termes clairs et précis, mais il n’en a pas du tout parlé, — pas une fois, pas une seule, d’après nos Évangiles canoniques.

La doctrine de Jésus consiste à élever le fils de l’homme, c’est-à-dire à lui permettre de se reconnaître fils de Dieu. Dans sa propre individualité, Jésus personnifie l’homme qui a reconnu sa filialité envers Dieu. Selon Matth., xvi, 13-20, Il demande à ses disciples ce que disent les hommes de lui — fils de l’homme ? Ses disciples répondent qu’ils le prennent pour saint Jean miraculeusement ressuscité ou pour un prophète ; d’autres, pour Élie descendu du Ciel. Et vous, pour qui me prenez-vous ? demande-t-il. Et Pierre, qui a compris Jésus comme il se comprenait lui-même, répond : Tu es le Messie, fils du Dieu vivant. Et Jésus dit : Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais notre Père qui est aux Cieux, c’est-à-dire : tu as compris cela, non pas parce que tu as ajouté foi aux explications humaines, mais parce que, te sentant fils de Dieu, tu m’as compris. Et après avoir expliqué à Pierre que la vraie foi est basée sur le sentiment de filialité envers Dieu, Jésus dit aux autres disciples de ne pas divulguer d’avance que lui Jésus est le Messie. Et après cela, Jésus ajoute : que quoiqu’on dût le tourmenter et le mettre à mort, lui, c’est-à-dire sa doctrine serait rétablie et triomphante de tout. Et ces mots-là sont interprétés comme la prophétie de sa résurrection.

Jean, ii, 19-22 ; Matth., xii, 40 ; Luc, xi, 30 ; Matth. xvi, 21 ; Marc, viii, 31 ; Luc, ix, 22 ; Matth, xvii, 23 ; Marc, ix, 31 ; Matth., xx, 19 ; Marc, x, 34 ; Luc, xviii, 33 ; Matth., xxvi, 32 ; Marc, xiv, 25.

Voilà les quatorze passages que l’on interprète comme prophéties de Jésus sur sa résurrection. Dans trois de ces passages, il est question du séjour de Jonas dans le ventre de la baleine ; dans un autre, du rétablissement du temple. Dans les dix autres se trouve l’idée que le fils de l’homme ne peut pas être anéanti ; mais il n’y a pas un mot sur la résurrection de Jésus.

Dans tous ces passages, le mot résurrection ne se trouve même pas dans l’original. Demandez de les traduire à des gens qui ignorent les commentaires théologiques, mais qui connaissent le grec, et jamais personne ne les traduira comme ils sont traduits. Dans l’original, nous rencontrons deux mots différents auxquels on donne la signification de ressusciter : ἀνιστῆμι et ἐγειρῶ : l’un de ces mots veut dire « rétablir, » l’autre « éveiller, se lever, s’éveiller. » Mais ni l’un ni l’autre ne peuvent jamais, dans aucun cas, signifier « ressusciter.» Pour se convaincre que ni les mots grecs ni le mot hébreu « koum », qui leur correspond, ne peuvent signifier ressusciter, il suffit de confronter les passages de l’Évangile où ces mots sont employés, et ils le sont très fréquemment, et on verra que, pas une seule fois, ils ne sont traduits par le mot « ressusciter. » Le mot « voskresnovit » « auferstehn » « ressusciter » n’existe en grec ni en hébreu, parce que la conception qui correspond à ce mot n’existait pas. Pour exprimer en grec ou en hébreu l’idée de la résurrection, il faut employer une périphrase, il faut dire « s’est levé, ou s’est réveillé d’entre les morts. » Ainsi, Matth., xiv, 2, où il est question d’Hérode, qui croyait que Jean-Baptiste était ressuscité, nous lisons « réveillé d’entre les morts, » αὐτὸς ἠγέρθη ἀπὸ τῶν νεκρῶν. Pareillement chez Luc, xvi, 31, dans la parabole de Lazare où il est dit que, quand même quelqu’un serait ressuscité, on ne croirait pas à un ressuscité, — nous lisons la périphrase « si quelqu’un d’entre les morts se levait » ἐάν τις ἐκ νεκρῶν ἀναστῇ. Mais, dans les passages où les mots « d’entre les morts » ne sont pas ajoutés aux mots « s’est levé » ou s’est « réveillé, » ces derniers mots ne peuvent jamais signifier ressusciter. Quand Jésus parle de lui-même, il n’emploie pas une seule fois les mots « d’entre les morts » dans tous les passages que l’on cite à l’appui de l’affirmation que Jésus aurait prédit sa résurrection.

Notre conception de la résurrection est à tel point étrangère à l’idée des Hébreux sur la vie, qu’on ne peut même pas se figurer comment Jésus aurait pu leur parler de résurrection et d’une vie éternelle, individuelle, qui serait le partage de chaque homme. L’idée de la vie future éternelle ne nous vient ni de la doctrine judaïque ni de celle de Jésus. Elle nous vient d’autre part. Quelque étrange que cela paraisse, on ne peut s’empêcher de dire que la croyance à une vie future est une conception très basse et très grossière, fondée sur une idée confuse de la ressemblance du sommeil et de la mort, idée commune à tous les peuples sauvages.

La doctrine hébraïque (et à plus forte raison la doctrine chrétienne) était de beaucoup au-dessus de cette conception. Mais nous sommes tellement certains que cette superstition est quelque chose de très élevé, que nous la citons précisément comme preuve de la supériorité de notre doctrine sur celle des Chinois ou des Hindous, par exemple, qui n’y croient pas. Ce ne sont pas uniquement les théologiens qui font ce raisonnement, mais aussi les libres penseurs, les historiens érudits des religions — Tiele, Max Muller et d’autres. Dans leur classification des religions, ils mettent au premier rang celles qui partagent la superstition de la résurrection et les déclarent bien supérieures à celles qui ne la partagent pas. Le libre penseur Schopenhauer appelle carrément la religion hébraïque la plus vile de toutes parce qu’on n’y trouve pas de vestige de cette croyance. Le mot, pas plus que l’idée, n’existait en effet dans la religion judaïque. La vie éternelle se traduit en hébreu : « haïée-oïlom ». « Oïlom » veut dire l’infini ; ce qui est permanent dans les limites du temps ; Oïlom veut dire aussi monde, « cosmos ». La vie universelle et à plus forte raison la vie éternelle, haïée-oïlom, est, selon la doctrine judaïque, la propriété de Dieu seul. Dieu est le Dieu de la vie, le Dieu vivant. L’homme, selon l’idée hébraïque, est toujours mortel. Dieu seul est toujours vivant. Dans le Pentateuque, l’expression « vie éternelle » se rencontre deux fois : une fois dans le Deutéronome et une fois dans la Genèse. Dans le Deuteronome, Dieu dit (chap. xxxii, 39-40) : « Sachez donc que c’est moi qui suis Dieu et qu’il n’y a pas de Dieu près de moi ; je fais vivre et je fais mourir, je blesse et je guéris ; nul ne saurait se soustraire à ma main, car je lève ma main jusqu’au ciel et je dis : Je vis éternellement. » Dans la Genèse (ch. iii, 22), Dieu dit : « Voici, l’homme a mangé du fruit de la connaissance du bien et du mal, et il est devenu comme nous comme l’un de nous. S’il tendait maintenant sa main (et prenait de l’arbre) de la vie et en mangeait, il vivrait éternellement. » Ces deux seuls cas de l’emploi du terme « vie éternelle » dans tout l’Ancien Testament (à l’exception encore d’un chapitre du livre apocryphe de Daniel) déterminent clairement la conception hébraïque de la vie de l’homme et de la vie éternelle. La vie en elle-même, selon les Hébreux, est éternelle, elle l’est en Dieu ; mais l’homme est toujours mortel, telle est sa nature.

Selon la doctrine judaïque, l’homme en tant qu’homme est mortel. Il n’a la vie que dans ce sens qu’elle passe d’une génération à une autre, et se perpétue dans un peuple. D’après la doctrine judaïque, la faculté de la vie est dans le peuple. Quand Dieu dit : « Vous vivrez et ne mourrez point », il adresse ces paroles au peuple. La vie que Dieu a soufflée dans l’homme pour chaque être humain séparément ; cette vie se perpétue de génération en génération, si les hommes remplissent l’alliance avec Dieu, c’est-à-dire les conditions posées par Dieu.

Après avoir formulé toutes les lois et avoir dit que ces lois ne sont pas au ciel, mais dans leurs cœurs, Moïse dit (Deutéronome, xxx, 15) : « Voici, je mets aujourd’hui devant vous la vie et le bien, la mort et le mal, je vous adjure aujourd’hui d’aimer l’Éternel, de marcher dans ses voies et d’observer ses commandements. »

« Afin que vous viviez » et verset 19 : « Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre. Voici, j’ai mis devant vous la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisissez la vie, afin que vous viviez vous et votre postérité pour aimer l’Éternel, pour obéir à sa voix et pour s’attacher à lui, car de là dépendent la vie et la prolongation de la vie. »

La différence principale qu’il y a entre notre conception de la vie humaine et celle des Juifs consiste en ce que, d’après nos idées, notre vie mortelle, qui se transmet de génération en génération, n’est pas la vraie vie, mais une vie déchue, gâtée temporairement par une cause quelconque ; selon les Juifs, au contraire, cette vie est la vraie, le bien suprême donné à l’homme à condition qu’il observe la volonté de Dieu. À notre point de vue, la transmission de cette vie déchue de génération en génération est la transmission d’une malédiction ; au point de vue juif, c’est le bien suprême auquel l’homme peut prétendre, à la condition qu’il accomplira la volonté de Dieu.

C’est précisément sur cette conception de la vie que Jésus fonde sa doctrine de la vie véritable ou éternelle, qu’il oppose à la vie personnelle et mortelle.

« Lisez avec soin les Écritures ; dit Jésus aux Juifs (Jean, v, 39), parce que vous croyez y trouver la vie éternelle, et ce sont elles qui rendent témoignage de moi. »

« Le jeune homme demande à Jésus (Matth., xix) : Comment entrer dans la vie éternelle ? Jésus, en réponse à la question sur la vie éternelle, lui dit : « Si vous voulez entrer dans la vie, gardez les commandements » (il ne dit pas la vie éternelle, mais simplement la vie). Il répond la même chose au scribe : « Faites cela, et vous vivrez » (Luc, x, 28), et de nouveau il dit : « Vous vivrez » tout court, sans ajouter « éternellement ». Jésus détermine dans les deux cas ce qu’il faut entendre par les mots « vie éternelle » ; chaque fois qu’Il en fait usage, il dit aux Juifs exactement ce qui est si souvent formulé dans leur loi, savoir : Que l’accomplissement de la volonté de Dieu est la vie éternelle.

Jésus enseigne comme contraste de la vie temporaire, isolée, personnelle, — la vie éternelle, que Dieu promet à Israël, selon le Deutéronome, avec cette différence que, selon les idées des Juifs, la vie éternelle se perpétue seulement dans le peuple élu d’Israël et que, pour posséder cette vie, il faut observer les lois exceptionnelles données par Dieu à Israël, tandis que, selon la doctrine de Jésus, la vie éternelle se perpétue dans le « Fils de l’homme », et, pour la conserver, il faut pratiquer les commandements de Jésus qui résument la volonté de Dieu pour toute l’humanité.

Jésus oppose à la vie personnelle, non pas la vie d’outre-tombe, mais la vie commune qui se fond avec la vie présente, passée et future de toute l’humanité.

Selon la doctrine hébraïque, on ne pouvait sauver sa vie personnelle de la mort qu’en accomplissant la volonté de Dieu formulée dans la loi mosaïque. À cette condition, seulement, la vie des Juifs ne périssait pas, mais passait d’une génération à l’autre, dans le peuple élu de Dieu.

Selon la doctrine de Jésus, on sauve sa vie personnelle de la mort, également en accomplissant la volonté de Dieu formulée dans les commandements de Jésus. À cette condition, seulement, la vie personnelle ne périt pas, mais devient éternelle et immuable dans l’union avec le Fils de l’homme. La différence apparaît en ceci, que le culte rendu au Dieu de Moïse était le culte d’un peuple pour son Dieu, tandis que le culte rendu au Père de Jésus-Christ est le culte du Dieu de l’humanité entière. La perpétuité de la vie dans la postérité d’un peuple était douteuse, parce que le peuple lui-même pouvait disparaître et aussi parce que cette perpétuité dépendait de la postérité selon la chair. La perpétuité de la vie, selon la doctrine de Jésus, est indubitable, parce que la vie, selon sa doctrine, est propre à toute l’humanité, au Fils (de l’homme) qui vit suivant la volonté de Dieu.

Admettons que les paroles de Jésus sur le jugement dernier, la fin du siècle et d’autres paroles de l’Évangile de saint Jean aient le sens d’une promesse de la vie d’outre-tombe pour les âmes des hommes enterrés ; il n’en est pas moins indubitable que son enseignement sur la lumière de la vie, sur le règne de Dieu, a pour nous le même sens que pour ses auditeurs de jadis, c’est-à-dire que la seule vraie vie, c’est la vie du Fils de l’homme, conforme à la volonté du Père de la vie. Cela est d’autant plus facile à admettre que la doctrine de la vraie vie, conforme à la volonté du Père de la vie, contient la conception de l’immortalité de la vie d’outre-tombe.

Peut-être est-il plus juste de penser que l’homme, après cette vie mondaine, employée à satisfaire ses volontés personnelles, entrera tout de même en possession d’une vie éternelle, personnelle, dans le paradis où il goûtera toutes les jouissances imaginables ; mais croire qu’il en est ainsi, tâcher de se persuader que, pour nos bonnes actions, nous serons récompensés par la félicité éternelle, que nos mauvaises actions entraîneront pour nous d’éternels tourments ; croire tout cela ne contribue pas à faciliter la compréhension de la doctrine de Jésus, bien au contraire ; cela lui enlève sa base principale.

Toute la doctrine de Jésus consiste à enseigner le renoncement à la vie personnelle, qui est une chimère et à faire rentrer cette vie personnelle dans la vie commune de toute l’humanité, dans la vie du Fils de l’homme. Or la doctrine de l’immortalité individuelle de l’âme, non seulement ne pousse pas à renoncer à la vie personnelle, mais au contraire affirme l’individualité à tout jamais.

D’après les idées des Juifs, des Chinois, des Hindous, et de tous les hommes qui ne croient pas au dogme de la déchéance et de la rédemption, la vie est la vie telle qu’elle est. L’homme vit, s’unit à une femme, engendre des enfants, les élève, vieillit et meurt. Ses enfants grandissent ; ils continuent sa vie, qui passe ainsi sans interruption d’une génération à une autre, dans le monde : les pierres, les métaux, la terre, les plantes, les animaux, les astres. La vie est la vie, et il faut en profiter de son mieux.

Vivre pour soi seul de la vie animale n’est point raisonnable. Aussi les hommes, depuis qu’ils existent, cherchent-ils des buts d’existence en dehors d’eux-mêmes ; ils vivent pour leurs enfants, pour leur famille, pour le peuple, pour l’humanité, pour tout ce qui ne meurt pas avec la vie personnelle.

Au contraire, selon la doctrine des Églises, la vie humaine, ce bien suprême que nous possédons, est représentée comme une petite partie de cette autre vie dont nous sommes privés pour un temps.

Notre vie, d’après nos idées, n’est pas la vie telle que Dieu voulait nous la donner, telle qu’elle nous était due. Notre vie est une vie dégénérée, mauvaise, déchue, rien qu’un échantillon de la vie, une mauvaise plaisanterie par rapport à la vraie vie, celle qui dans notre imagination nous était due. D’après nos idées, la tâche principale de notre vie ne consiste pas à vivre cette vie mortelle conformément à la volonté du dispensateur de la vie, ou à la rendre éternelle dans les générations comme chez les Hébreux, ou à l’identifier à la volonté de Dieu comme l’enseigne Jésus ; non, elle consiste à croire qu’après cette vie, qui n’est pas la véritable, commencera la vraie vie.

Jésus ne parle pas de cette vie chimérique qui, soi-disant, nous était due, et que Dieu ne nous donna pas, on n’a jamais su pourquoi. La théorie de la déchéance d’Adam, de la vie éternelle en paradis, et de l’âme immortelle soufflée par Dieu à Adam était inconnue à Jésus-Christ ; il n’en a pas parlé et n’a jamais fait la moindre allusion à son existence.

Jésus parle de la vie telle qu’elle est, telle qu’elle sera toujours pour les hommes ; nous parlons d’une vie que nous nous sommes figurée et qui n’a jamais existé. Comment donc comprendrions-nous la doctrine de Jésus ?

Jésus ne pouvait pas supposer un aussi singulier tour d’esprit chez ses disciples. Il suppose que tous les hommes comprennent que l’anéantissement de la vie personnelle est inévitable, et il leur révèle une vie impérissable. Il offre le vrai bien à ceux qui souffrent ; mais, à ceux qui se croient certains de posséder plus que ne donne Jésus, sa doctrine ne peut rien donner. Comment réussirai-je à persuader à un homme de travailler, en lui garantissant pour cela la nourriture et les vêtements, quand cet homme est persuadé qu’il est déjà millionnaire ? Évidemment il ne tiendra aucun compte de mes exhortations. C’est exactement le cas avec la doctrine de Jésus. Pourquoi irais-je travailler pour gagner mon pain, quand je puis être riche sans cela ? Pourquoi me donnerais-je la peine de vivre cette vie selon la volonté de Dieu, quand je suis sûr de ma vie personnelle pour l’éternité ?

Jésus-Christ a sauvé les hommes en tant qu’il est la seconde personne de la Trinité, qu’il est Dieu et qu’il s’est fait homme ; qu’il s’est chargé du péché d’Adam et de ceux de tous les hommes ; qu’il a racheté les péchés de l’humanité devant la première personne de la Trinité et qu’il a institué, pour notre salut, l’Église et les sacrements. En croyant à tout cela, nous sommes sauvés et nous entrons en possession de la vie éternelle et personnelle d’outre-tombe. Mais on ne peut pourtant pas nier qu’il a sauvé et qu’il sauve les hommes en leur démontrant leur perte inévitable, en leur montrant, par ces paroles : « Je suis le chemin, la vie et la vérité », le vrai chemin de la vie, au lieu du faux chemin de la vie personnelle que les hommes suivaient auparavant.

S’il y a des hommes qui doutent de la vie d’outre-tombe et du salut basé sur la rédemption, nul ne peut douter du salut de tous les hommes et de chacun en particulier basé sur l’évidence de l’anéantissement de la vie personnelle et du vrai chemin du salut par l’union de chaque volonté personnelle avec celle du Père. Que chaque homme doué de raison se demande ce qu’est la vie et la mort, et qu’il essaye de donner à la vie et à la mort un autre sens que celui révélé par Jésus.

Toute tentative de donner un sens quelconque à la vie, si elle n’est pas basée sur le renoncement à son égoïsme, si elle n’a pas pour but de servir les hommes, l’humanité — le Fils de l’homme, — est une chimère qui vole en éclats au premier contact de la raison. Que ma vie personnelle me condamne à périr et que ma vie conforme à la volonté du Père soit impérissable, qu’elle seule donne la possibilité du salut, — cela ne peut être mis en doute. C’est bien peu, dira-t-on, en comparaison de ces croyances sublimes dans la vie future ! — C’est peu, mais c’est sûr.

Je suis égaré, avec mes compagnons, dans un ouragan de neige. L’un d’eux m’assure, et cela lui paraît vrai qu’il aperçoit là-bas des feux — et un hameau ; mais ce n’est qu’un mirage qui nous trompe tous les deux ; nous voudrions les voir ces feux, et nous sommes déjà maintes fois allés vers eux, sans jamais les trouver. Un autre s’enfonce résolument dans la neige ; — il cherche, il trouve le chemin et nous crie : N’allez pas vers ces feux, ils sont dans vos yeux ; ou que vous alliez, vous ne pourrez que vous égarer et vous perdre ; — voici le chemin ferme, je le sens sous mes pieds, nous serons en sûreté. C’est bien peu, trouvons-nous. Quand nous avions confiance dans ces feux qui s’allumaient dans nos yeux trompés, il y avait là, tout près, un hameau, un abri chaud, le repos, la délivrance, et maintenant on ne nous propose rien que la route. — Eh bien, si nous continuons à marcher vers les feux imaginaires, nous serons gelés ; au contraire, si nous suivons la route, nous arriverons sûrement à bon port.

Ainsi donc, que faut-il que je fasse si je suis seul à comprendre la doctrine de Jésus et que seul je lui aie donné toute ma foi au milieu de gens qui ne la comprennent ni ne la pratiquent ?

Que dois-je faire ? Vivre comme tout le monde ou vivre suivant la doctrine de Jésus. J’ai compris la doctrine de Jésus dans ses commandements, et je vois que la mise en pratique de ces commandements me donne le bonheur à moi et à tous les hommes. J’ai compris que l’accomplissement de ces commandements est la volonté de Dieu, cet être qui est la source de ma vie.

J’ai compris de plus que, quoi que je fasse, je mourrai bêtement après une existence absurde, avec tout ce qui m’entoure, si je ne pratique pas cette volonté du Père et que l’unique chance de salut est encore dans l’accomplissement de cette volonté.

En faisant comme tout le monde, j’agis, sans aucune espèce de doute, contrairement au bien de tous les hommes, contrairement surtout à la volonté du Père de la vie ; — je me prive, pour sûr, de l’unique possibilité d’améliorer ma situation désespérée. En suivant la doctrine de Jésus, je continue l’œuvre commune des hommes qui ont vécu avant moi ; je contribue au bien de mes contemporains et de ceux qui vivront après moi, je fais ce que me demande celui auquel je dois la vie, je fais la seule chose qui puisse me sauver.

Le cirque de Berditchef[2] est en flammes. On se bouscule et on étouffe devant la seule issue — une porte qui s’ouvre en dedans. Soudain, du milieu de la foule, retentit la voix d’un sauveur : « Faites place, retirez-vous de devant la porte, plus vous vous presserez contre la porte, moins il y aura d’espoir de salut. Faites place, vous trouverez une issue et vous serez sauvés. »

Que je sois seul, ou que nous soyons plusieurs à prêter l’oreille et à croire à ces paroles, cela est indifférent ; mais, du moment où j’ai entendu et cru, que puis-je faire si ce n’est de me retirer de la porte et d’appeler tout le monde, — de rendre tout le monde attentif à la voix du Sauveur ? Qu’on m’étouffe, qu’on me foule aux pieds, qu’on me tue, malgré tout, le salut pour moi est de faire la seule chose qui m’ouvre une issue. Et je ne puis pas ne pas la faire. Un sauveur doit être un sauveur, c’est-à-dire véritablement sauver. Et le salut de Jésus est vraiment le salut. Il paraît, il donne sa doctrine et l’humanité est sauvée.

Le cirque peut brûler en une heure et les hommes qui s’y trouvent n’auront peut-être pas le temps de se sauver. Mais le monde brûle déjà depuis dix-huit cents ans ; il brûle depuis que Jésus a dit : « J’ai fait descendre le feu sur le monde, » et comme je souffre jusqu’à ce qu’il s’enflamme — et il continuera à brûler — jusqu’à ce que l’humanité soit sauvée. Ce feu n’a-t-il pas embrasé le monde pour que les hommes aient la félicité du salut ?

Ayant compris cela, je compris et je crus que Jésus est non seulement le Messie, c’est-à-dire l’Oint, le Christ, mais qu’en vérité, il est le Sauveur du monde.

Je sais qu’il n’y a pas d’autre porte que Lui, ni pour moi, ni pour tous ceux qui se tourmentent avec moi dans cette vie. Je sais que, pour moi comme pour tous, il n’y a pas d’autre salut que l’accomplissement des commandements de Jésus, qui donnent à toute l’humanité la plus grande somme de biens que je puisse concevoir.

Aurai-je plus de difficultés à endurer, mourrai-je plus tôt en suivant la doctrine de Jésus ? — Cela ne m’effraye pas. Cela peut paraître effrayant à quiconque ne voit pas le néant et l’absurdité de sa vie personnelle isolée, et qui croit qu’il ne mourra pas. Mais je sais que ma vie, au point de vue de mon bonheur individuel, pris séparément, est le plus grand non-sens, et que cette existence stupide finira par ma mort tout aussi stupide. C’est pourquoi je ne puis rien craindre. Je mourrai comme tout le monde, tout comme ceux qui n’observent point la doctrine de Jésus ; mais ma vie et ma mort auront un sens pour moi et pour tous. Ma vie et ma mort auront servi au salut et à la vie de tous, et c’est précisément ce qu’enseignait Jésus.

  1. Les mots du 25e verset (Luc, xii) sont inexactement traduits : le mot ἡλικία veut dire âge, âge de la vie ; par conséquent toute la phrase veut dire : ne peut ajouter une heure à sa vie.
  2. Ville de district, en Russie, devenue fameuse par une récente catastrophe.