Ma sœur Jeanne/11

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Michel Lévy frères (p. 230-246).



XI


Le lendemain, je me sentis comme accablé ; je ne pus écrire à ma mère, je l’osai d’autant moins que c’était, je m’en rendais bien compte, le premier soin que j’eusse dû prendre. Je me mis à mon bureau, la lettre de Jeanne tomba sous ma main. Par un mouvement instinctif, je la repoussai au fond du tiroir, comme font les Italiens superstitieux quand ils voilent la madone.

Je trouvai sir Richard très-calme et comme absorbé dans des réflexions auxquelles j’étais étranger. Durant le déjeuner, il me questionna sur les choses insignifiantes qui avaient pu se passer en son absence ; j’ignore s’il entendit mes réponses. Il y avait pour moi je ne sais quoi d’effrayant dans cette placidité glaciale.

Dès que nous fûmes seuls :

— Mon ami, dit-il, nous allons maintenant parler des choses positives. Le chapitre du sentiment a été épuisé hier soir. J’ai peu de jours à passer ici. Le temps de me reposer, et je repars. Vous est-il possible de me fixer l’époque à laquelle je dois revenir consacrer votre bonheur ?

— Vous voulez partir encore ?

— Il le faut absolument, et cette fois j’ai la douce certitude qu’on ne s’ennuiera pas ici en mon absence.

— Ici, en votre absence, on n’aura aucun bonheur, si c’est aux dépens du vôtre.

Il se leva avec une sorte de colère.

— Encore ? s’écria-t-il ; vous persistez à croire… ? Est-ce de la jalousie ? De quel droit me soupçonnez-vous de feindre un regret que je n’éprouve pas ? Ne me suis-je pas expliqué hier assez nettement ? Ma parole n’est-elle plus rien à vos yeux ! Ah ! c’est fatal, il y a une femme en cause, et, si nous n’y prenons garde, nous allons nous haïr. Je partirai dès demain.

— C’est moi qui dois partir, dis-je avec fermeté. Plus vous mettez de passion dans votre légitime orgueil, plus je sens que je suis coupable et qu’au fond du cœur vous me méprisez. Vous m’aviez confié Hélène, vous disiez votre Hélène ! Je ne devais pas la regarder, je ne devais pas recevoir ses confidences, je ne devais pas être ému, enfin je ne devais pas m’éprendre d’elle ! Sachez bien que je me condamne absolument et que je veux m’en punir, dussé-je laisser ma vie dans cet effort suprême ! Je vous quitte, recevez mes adieux et pardonnez à Manuela. Elle n’est pas coupable, elle vous aimait, c’est moi qui lui ai fait répudier cet amour comme une honte ; oui, c’est moi, avec cette perversité d’égoïsme que le désir aveugle suggère aux meilleures consciences ; c’est moi qui l’ai fait rougir de sa situation, et qui, en affectant de la dédaigner, lui ai laissé voir la jalousie, par conséquent la passion qui me dévorait. Et puis cette Dolorès, qui la gouverne et que je hais, nous a poussés malgré nous dans l’abîme. Elle a réussi à nous persuader que vous seriez très-heureux de vous dégager, et le dépit, oui, très-probablement le dépit a jeté Manuela dans mes bras : mais vous savez tout : puisque vous nous observiez, vous savez que nous n’avons échangé que des paroles…

— Et des baisers ! reprit sir Richard en riant, beaucoup de baisers !

— Oui, des baisers que vous pouvez bien oublier, puisque vous avez oublié ce qui s’est passé à Pampelune. Vous seul connaissez assez Manuela, ses grandeurs et ses défaillances, son irréflexion, sa spontanéité, les dangers de son isolement, pour être d’une indulgence absolue. Vous lui pardonnerez, vous dis-je, et elle vous aimera encore, elle m’oubliera !…

— Si vous n’aviez la poitrine pleine de sanglots, répondit sir Richard d’une voix attendrie, je croirais que vous vous repentez des engagements que vous avez pris envers elle ; mais je vois bien qu’elle vous est chère et que vous voulez répondre à mon prétendu héroïsme par un héroïsme réel. Allons, tranquillisez-vous, mon enfant. Dolorès est une personne plus précieuse que nuisible. Au milieu de son espionnage, elle a une qualité qui doit lui mériter le pardon : c’est son attachement vrai, son dévouement sans bornes à sa jeune maîtresse, Ce dévouement lui donne au besoin le courage de la franchise, car elle ne m’a pas caché qu’elle avait travaillé contre mon mariage, préférant voir Manuela unie à un jeune homme épris d’elle qu’à un vieillard qui ne l’était pas. Je lui ai donc accordé toute confiance pour cette déclaration, et je sais par elle les moindres détails de vos amours. Je sais que vous avez résisté comme je n’aurais probablement pas su résister à votre âge. C’est donc grâce à elle que je vous donne une absolution complète et que je vous défends de me reparler de vos remords. Ils me rendraient ridicule, et je ne crois pas avoir mérité de l’être.

Il fallait bien accepter les dénégations de sir Richard, ou l’offenser cruellement. Je lui déclarai que je n’avais plus qu’à attendre ses ordres relativement à mon mariage, mais que pourtant je désirais ne pas passer outre sans avoir obtenu le consentement de ma mère.

— Ah ! ah ! dit M. Brudnel, qui ne put cacher un mouvement de satisfaction, oui, voilà un obstacle ! Votre mère n’a pas été consultée. Eh bien, il faut savoir… Une mère comme la vôtre ne doit pas seulement consentir, il faut qu’elle approuve. Partez donc ! mais non, attendez-moi ; nous partirons ensemble ou bien… Non, attendez ; je vous dirai ce soir ce qu’il faut faire.

Il semblait me faire signe de le laisser seul.

— Écoutez-moi encore un instant, lui dis-je. Puisque vous me parlez de ma mère… il y a une chose à laquelle, pas plus que moi, elle ne consentira jamais.

— Elle ne voudra pas que je fasse une dot à votre fiancée ; voilà ce que vous voulez dire ?

— Précisément, et même une disposition d’autre sorte, un don caché, ignoré du public.

— Oui, j’entends, il faut que la pauvre Manuela soit punie d’avoir eu confiance en moi. Eh bien, soit ! Pousserez-vous le scrupule jusqu’à refuser de rester avec elle auprès de moi ?

— Eh bien, oui, hélas ! je pousserai jusque-là la crainte du qu’en dira-t-on.

— Non, je ne vous crois pas si bourgeoisement méticuleux. Vous êtes jaloux, Laurent, dites la vérité, vous êtes jaloux de moi !

— Pas en ce moment, non. Je vous estime et vous aime trop ;… mais je le serais demain, je le sens. Elle vous a aimé, elle me l’a dit du moins, et son désir de vous plaire a été la principale cause de sa réhabilitation. Rien de plus simple et rien de mieux ; mais l’amour est ombrageux, injuste, irréfléchi…

— Oui, je sais ; il faudra donc nous séparer… Que tout cela est triste et mal arrangé ! J’aurais dû revenir un jour plus tôt. Je ne vous reproche rien, Laurent, mais votre amour brisera bien des choses dans votre vie et dans la mienne !

Je ne le savais que trop, et je restai accablé sous cet arrêt de l’amitié. Sir Richard m’avait quitté. Je sortis en proie à un chagrin profond, et, en marchant, je résumai dans mon esprit toutes les ivresses et tous les déboires de ma situation. À deux pas de Manuela, je m’étais interdit de la voir seule, et je m’en réjouissais. Je n’eusse pu lui cacher ma tristesse et mon épouvante ; mais, quand je vis approcher l’heure où M. Brudnel avait l’habitude de se présenter chez elle, je revins précipitamment, en proie aux furies.

Rentré dans la villa, je ne savais plus que faire, quelle contenance prendre, quel prétexte donner à mes scrupules et à ma jalousie. Comme j’errais dans le vestibule, Dolorès vint à moi, et, me montrant la petite porte ouverte sur le jardin :

— Elle est là, me dit-elle, elle vous attend.

— Elle est avec M. Brudnel ?

— Non, il a fait dire qu’il ne viendrait pas aujourd’hui.

— Alors, personne ne m’attend, répondis-je. Et je montai à mon appartement. De là, je voyais Manuela dans un de ces endroits découverts qui m’avaient souvent permis de l’apercevoir, rieuse et bruyante, avec sa soubrette et ses animaux familiers. Les animaux, dédaignés maintenant, l’appelaient en vain. Assise sur un banc, les yeux fixés sur ma croisée, elle sourit en m’y voyant paraître et resta là sans faire un mouvement, sans m’adresser le moindre signe d’impatience ou de reproche, mais pâle comme un lis et triste comme une tombe. Je ne pus résister à l’inquiétude. Je lui demandai par signes si elle souffrait du cœur. Elle me répondit de même qu’elle n’en savait rien. J’insistai d’un air d’autorité. Dolorès, qui survint, me dit en pantomime que sa maîtresse était fort malade.

Au même instant, une sonnette retentit dans la maison, et une minute après John entra chez moi. Ce John, à la figure impassible, à la tenue irréprochable, me parut moins scrupuleusement poudré qu’à l’ordinaire, et je crus trouver dans son accent, toujours respectueusement calme, quelque chose de plus glacial que de coutume. Il était l’ami autant que le serviteur de sir Richard ; je m’imaginai qu’il savait tout et qu’il était mécontent de moi. Je lui demandai avec inquiétude si son maître était souffrant.

— Son Honneur demande à vous voir, dit-il sans répondre à ma question. Et il ajouta : Tout de suite d’un ton qui n’avait certes rien d’impératif, mais qui m’irrita secrètement. Tout m’était piqûre ou blessure ; je croyais me sentir déchu à tous les yeux.

Je trouvai sir Richard lisant près de la fenêtre une lettre qu’il replia aussitôt ; je me crus en proie à une hallucination : c’était l’écriture de Jeanne ! Je me dis que je rêvais tout éveillé, et j’attendis ses ordres.

— Eh bien, qu’est-ce donc ? me dit-il en souriant et en regardant à la fenêtre ; pourquoi n’allez-vous pas voir votre malade, docteur négligent ? On vous a fait signe qu’elle souffrait, portez-lui mes compliments. J’ai beaucoup de lettres à écrire, je ne puis vous accompagner.

— Je n’irai pourtant chez elle qu’avec vous, répondis-je.

— Pourquoi ?

— Parce que l’agitation où je suis me ferait parler trop ou pas assez. Je veux rester maître de moi-même ; chaque mot dit hors de votre présence me semblerait aggraver ma faute.

— Eh bien, mon enfant, reprit-il avec bonté, puisque la passion est si violente et votre fierté si scrupuleuse, allons ensemble voir la malade, et soyons gais pour qu’elle se rassure. J’écrirai plus tard.

Il passa un habit, prit mon bras et entra gaiement au jardin. Il alla baiser la main de Manuela ; puis, prenant à part la Dolorès, il s’éloigna pour ne pas gêner, disait-il, la consultation médicale. Je trouvai ma malade assez compromise, bien qu’elle ne se rendît compte de rien. Elle avait la fièvre, et elle le niait ; son regard extatique, rivé sur le mien, semblait me dire : « De quoi donc t’occupes-tu ? Parle-moi d’amour, qu’importe que j’en meure ? »

Je n’osais provoquer ce genre d’émotion. Il me semblait qu’il lui était nuisible et pouvait devenir funeste.

— Il faut vous calmer, lui dis-je, il le faut absolument.

— Mais je suis guérie, me dit-elle avec un sourire languissant qui m’effraya. Je ne sens plus aucun mal, il n’y a plus de place en moi que pour le bonheur. Quel médecin es-tu, si tu ne vois pas que je n’existe plus que pour aimer ? Pourquoi es-tu triste ? Est-ce que tu crois que Richard nous en veut ? Tu ne le connais pas, il est si bon et si sage ! Il a dû te parler ce matin de nos projets. Pourquoi ne m’en dis-tu rien ?

— Nos projets sont hors de discussion, répondis-je, il les accepte avec la magnanimité d’un grand cœur ; mais ne craignez-vous pas qu’il n’en souffre un peu ? Et la délicatesse ne nous commande-t-elle pas de nous contenir et de savoir attendre ? Je dois aller chercher le consentement de ma mère ; jusqu’à mon retour, me promettez-vous de ne songer qu’à vous rétablir ?

— Je ferai tout ce que vous me prescrirez ; mais vous croyez donc que M. Brudnel me regrette ? Pourquoi ? Nous ne le quitterons pas, n’est-il pas vrai ? Rien ne sera changé à la vie qu’il s’était arrangée. Nous le soignerons, nous le dorloterons, il aura deux enfants qui s’entendront pour le rendre heureux. Et puis sa fille ! vous savez bien qu’il a parlé d’une fille, et je suis sûre, moi, qu’il ne songe qu’à elle. Il l’amènera, nous la chérirons aussi. Je me ferai sa compagne, sa servante, si elle veut ; si elle lui ressemble, ce sera un ange de plus avec nous. Voyons, est-ce que tout cela est triste ou inquiétant ?

Je vis que Manuela vivait dans son rêve habituel de confiance et d’espoir et je n’osai la détromper ; mais elle sentit l’embarras de mes réponses, et, comme M. Brudnel revenait vers nous, elle se leva et passa son bras sous le sien avec cette grâce caressante qui ressemblait tellement à l’amour, qu’on pouvait s’y méprendre. Je savais bien qu’elle avait cette grâce-là, même en donnant un ordre à la Dolorès ou en caressant son chat. J’en avais été mille fois frappé ; je m’étais dit alors qu’elle devait être irrésistible dans l’amour ou dans la coquetterie, d’autant plus qu’elle y portait une inconscience absolue de la mesure et de la nuance. À force d’être femme, elle ne l’était plus assez. La manière dont elle penchait son front, comme pour solliciter de M. Brudnel le baiser paternel qu’il ne lui avait pas donné en arrivant, fit passer en moi le frisson de la colère. Elle s’en aperçut, et resta indécise, tout à coup maladroite et confuse, soumise à mon caprice plus qu’il n’était convenable de le laisser paraître en une rencontre si délicate. Mon humeur en augmenta, et je voulus m’éloigner à mon tour pour les laisser ensemble, comme si ma jalousie eût éprouvé le besoin de se donner plus de prétexte qu’elle n’en avait déjà.

M. Brudnel, qui devinait bien mon angoisse, me retint et me fit asseoir entre Manuela et lui. Il fut admirable d’intelligence et de générosité.

— Voyons, docteur, me dit-il, je ne veux pas m’en aller sans savoir ce que le médecin conclut de son examen. Comment trouvez-vous votre malade ? Mieux qu’hier, ou moins bien ?

— Pas mieux, répondis-je. Il faudrait le repos ou la distraction, je ne sais ; mais il y a excès d’agitation morale.

— Peut-être faut-il changer d’air ?

— Peut-être.

— Qu’en pensez-vous, ma fille ?

— Je serai bien partout, comme me voilà, répondit-elle, avec vous deux.

— Non, dit sir Richard, vous serez encore mieux tête à tête avec votre mari ; mais il n’est pas question de nous quitter maintenant, il faut d’abord vous guérir, et je crains que ce pays ne vous convienne pas. J’avais fait le projet de transporter prochainement nos pénates en France, au pied des Pyrénées, tout près du pays du docteur, dans un site charmant où j’ai avisé un grand chalet au moins aussi confortable que cette villa. Il est donc dès à présent à ma disposition, je n’ai qu’à écrire pour hâter certains préparatifs. Nous pouvons y être installés dans huit jours. Qu’en dites-vous ?

— Oh ! oui, oui, voyager, changer ! s’écria naïvement Manuela, redevenue enfant avec ce père habitué à la gâter.

— Et vous, docteur ? me dit M. Brudnel.

Je n’avais qu’à approuver, puisque ce voyage me rapprochait de ma famille, que j’avais l’intention d’aller consulter.

— Eh bien, reprit-il, nous partirons dans deux jours, si Manuela n’est plus souffrante.

— Alors, nous nous marierons en France ? quel bonheur ! s’écria Manuela en nous regardant tous deux comme si elle devait nous épouser tous deux.

Du moins ma jalousie vit une monstruosité dans le regard candide de la pauvre fille.

— Il faudra que tout cela finisse bientôt, pensai-je ; je ne pourrais pas supporter ce supplice.

Sir Richard le devinait bien. Il appela à son aide toutes les ressources de son esprit aimable et ingénieux pour distraire Manuela et me rendre la confiance. Quant à elle, il réussit vite. Il l’amusa, il la rendit à ses instincts enfantins, il la fit rire. Il la connaissait mieux que moi, il savait quelles cordes il fallait faire vibrer pour lui rendre la vitalité qui lui était propre. Lui aussi, il avait sa puissante coquetterie, et je vis bien qu’il l’avait toujours portée jusque dans son rôle de père. De là le charme de sa société pour Manuela, charme que probablement je ne pourrais jamais remplacer.

Je réussis à cacher l’amertume de mes réflexions, et sir Richard se flatta de vaincre mes résistances inavouées par sa grâce et son abandon. Au bout d’une heure, il voulut nous laisser ensemble, mais je me levai, décidé à le suivre. Je craignais de laisser voir à Manuela mes tourments intérieurs.

— Il faut absolument que je fasse au moins une partie de mon courrier, dit M. Brudnel ; mais nous pouvons bien dîner tous les trois, n’est-ce pas, docteur ?

— Dîner ? mais elle a la fièvre.

— En êtes-vous sûr ? dit Manuela en me tendant son bras.

Elle avait la main fraîche ; sous la bénigne influence de sir Richard, la fièvre s’était soudainement dissipée. Encore un coup de poignard pour moi. Ma passion tuait Manuela, la douce amitié de Richard lui rendait la vie.

Le dîner fut presque gai, et on essaya après d’une promenade en voiture. Nous suivîmes doucement la plage du lac, qui n’était qu’à deux kilomètres de la villa. Les approches de l’automne se faisaient sentir. L’air était doux, le lac admirable aux reflets du couchant. Le balancement moelleux et silencieux de la voiture sur le sable fin permettait de causer, et M. Brudnel causait de tout avec son charme accoutumé. Manuela s’y livrait sans réserve. Elle était en confiance, comme elle disait, pour la première fois avec lui devant moi. Jusque-là, dans nos dîners du dimanche, je l’avais trouvée craintive et timide jusqu’à la niaiserie ; elle se livrait maintenant, elle questionnait hardiment, elle raisonnait à sa manière, elle disait : « Je comprends cela, » ou bien : « Je ne le comprendrai jamais ; » ou encore elle faisait ses objections tantôt risibles de simplicité, tantôt fines et subtiles à la manière des enfants. Je compris seulement alors l’amusement que sa candeur et sa gentillesse pouvaient procurer à l’esprit élevé et sérieux de sir Richard. Pourquoi n’était-il jamais devenu amoureux d’elle ? Et s’il l’avait été, comme je m’obstinais malgré moi à n’en pas douter, pourquoi n’avait-il pas voulu l’épouser plus tôt ? Fallait-il prendre au sérieux ce singulier contrat entre sa sœur et lui ? Et n’y avait-il pas une raison plus matérielle encore qui avait fait redouter à sir Richard d’être une déception pénible après avoir été une séduction charmante ?

J’adoptai intérieurement cette conclusion, qui était la plus vraisemblable et qui m’expliquait pourquoi M. Brudnel avait sans doute voulu amener Manuela, par son genre de vie, à se contenter pour l’avenir d’une amitié paisible. Il l’avait quittée plongée dans l’indolence et rivée à l’existence facile et vide d’émotions qu’il lui avait faite. En son absence, j’avais apporté le trouble, la passion, la souffrance dans cette âme qu’il avait si habilement engourdie. Il devait me maudire, et j’étais forcé d’admirer le triomphe de sa force sur ma faiblesse.

Quand Manuela eut babillé avec animation, elle s’assoupit. Le soleil se couchait. La voiture nous ramenait à la villa. Manuela laissa tomber sa tête sur l’épaule de sir Richard, qui était dans le fond auprès d’elle.

— Mon cher, me dit-il avec un naturel exquis, je vois que cette enfant va dormir comme dorment les enfants, et je ne pourrais la soutenir sans fatigue. Prenez ma place ; ces choses-là sont de votre âge.

Il souleva doucement la tête de la dormeuse et me fit asseoir près d’elle ; mais, au bout d’un instant, elle s’éveilla et se remit à parler avec vivacité, tout en se serrant contre moi avec ardeur. Je vis bien qu’elle reprenait la fièvre. Mon simple contact devait-il donc la tuer ?

Le lendemain, j’espérai m’être trompé, car elle fut beaucoup mieux dans la journée et tellement bien, le soir, que le départ fut décidé pour le jour suivant. Elle avait veillé sans fatigue à tous ses emballages, elle était ivre de joie de partir avec son amour de mari et son amour de père. Elle pensait qu’elle ne serait jamais séparée de l’un ni de l’autre, et j’avais réussi à ne pas troubler son illusion. Je la vis si bien, que je la crus guérie en arrivant en France.