Ma sœur Jeanne/12

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 247-265).



XII


Nous avions pris la mer à Gênes et nous débarquâmes à Marseille. À peine fûmes-nous installés à l’hôtel, que M. Brudnel sortit pour aller à la poste. On préparait le dîner. Nous étions, Manuela et moi, dans un grand salon éclairé de maigres bougies. C’était la première fois que nous nous retrouvions seuls depuis le terrible tête-à-tête que sir Richard avait interrompu. Manuela vint à moi, les bras ouverts.

— Comme tu es craintif avec moi ! me dit-elle ; tu ne m’as pas donné un baiser, tu ne m’as pas dit un mot d’amour durant le voyage. Tiens, tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimeras jamais autant que lui !

— Lui ? dis-je avec une soudaine colère que je ne pus renfermer. De qui parlez-vous ? De l’officier de Pampelune, du professeur de musique, ou de M. Brudnel ?

Je m’arrêtai effrayé de ma violence ; elle était devenue pâle, mais elle souriait encore.

— Comme tu es jaloux ! reprit-elle ; M. Brudnel ne m’a jamais reproché mon pauvre passé avec cette amertume.

— Alors, c’est lui décidément le préféré ? Il faudra pourtant choisir entre lui et moi, Manuela !

— Choisir ? Il faudra quitter cet ange qui m’a permis de t’aimer ? Ah ! quelle injustice et quelle cruauté !

Je fis de vains efforts pour me contenir. Chacune des paroles de Manuela m’exaspérait. Cette nature spontanée manquait toujours de tact et d’à-propos. Elle crut que le moment était venu de nous expliquer sur notre avenir et qu’il fallait ne pas le laisser échapper. Elle provoqua une discussion que nous n’étions ni l’un ni l’autre en état de soutenir sagement. Elle me força de lui dire que je voulais quitter M. Brudnel pour toujours.

— Soit ! répondit-elle, tu le veux, je te suivrai, et ma volonté sera la tienne, puisque je t’appartiens !

Elle se jeta à mon cou, mais je la sentis faiblir dans mes bras et glisser. Elle fût tombée à terre, si je ne l’eusse retenue et portée sur un fauteuil. Elle était froide, immobile ; un instant, je la crus morte.

Je sonnai précipitamment. Dolorès vint m’aider à la faire revenir. Manuela s’était évanouie en souriant ; elle se ranima en souriant encore. Dolorès me regardait d’un air de reproche, elle sentait que je l’avais encore grondée.

Manuela se trouva vite remise, mais son pouls était redevenu fébrile, sa figure était altérée. Un instant de tête-à-tête avec moi avait suffi pour détruire le bien-être recouvré pendant plusieurs jours. Elle nous supplia de ne rien dire à M. Brudnel, tant elle craignait son inquiétude. Elle fit un grand effort pour qu’il ne s’aperçût de rien, fit semblant de manger et fut forcée de s’en aller avant la fin du dîner, disant qu’elle était vaincue par le sommeil.

Je n’en croyais rien, j’étais inquiet. M. Brudnel l’était aussi.

— Je vous supplie, lui dis-je, de ne pas quitter cette ville sans appeler les premiers médecins en consultation. La responsabilité qui pèse sur moi seul est trop lourde.

— Eh bien, dit-il en se levant, je vais chez mon ami C… le prier de venir demain ; allez chez les autres.

Je sortis et m’acquittai vite de mes commissions. Je rentrais triste et absorbé lorsque quelqu’un me toucha l’épaule. C’était mon ami Vianne. Je lui sautai au cou. Il arrivait à Marseille, appelé par quelque affaire. Il se décida vite pour l’hôtel que j’occupais, et monta dans ma chambre.

— Ah ! ah ! me dit-il en me voyant aux lumières, ton attitude dans la rue ne m’avait pas trompé ; tu es changé, tu as souffert. As-tu fait une maladie ? as-tu éprouvé un chagrin ? Il faut tout me dire, à moi ! Ta mère et ta sœur ne doivent pas te revoir avec cette figure-là ; elles en seraient effrayées.

— Oui, je te dirai tout ; mais parle-moi d’elles d’abord. Tu ne m’as pas écrit depuis longtemps. Les as-tu vues récemment ? Écris-tu toujours à ma sœur ? Espères-tu la décider au mariage ? Si tu savais comme j’ai besoin de son bonheur et du tien pour supporter ma sotte et mauvaise destinée !

— Ta sœur, ta sœur…, répondit Vianne en me regardant fixement et en appuyant sur les mots d’une manière étrange, ta sœur Jeanne…

— Eh bien, qu’y a-t-il ? m’écriai-je. Qu’est-il arrivé à ma sœur ? Parle donc, tu m’épouvantes !

— Mais rien, rien de fâcheux pour elle. Dieu merci ! Je croyais que tu savais… Tu ne sais donc pas… ? Allons, je vois que tu ne sais rien. Eh bien, ta sœur ne m’aimera jamais. Elle m’avait permis de lui écrire, elle n’a pas reçu ma première lettre. Ta mère me l’a renvoyée sans l’ouvrir, en me priant d’aller lui parler. Je me suis rendu à ses ordres, et elle m’a dit des choses qu’elle se réserve de te dire elle-même.

— Mais quoi ? Jeanne a-t-elle disposé de son avenir ?

— Jeanne est un ange, et je suis ton meilleur ami. Voilà l’explication dont il faut te contenter jusqu’à nouvel ordre. Elle se porte bien, elle est plus belle que jamais. Ta mère aussi est belle et bonne, et vraie ; sois digne de toutes deux ! Je crains que tu n’aies fait quelque folie. Tu te dis malheureux, voyons, parle vite. Il est très-important que tu ne me caches rien. Veux-tu me le promettre ?

— Je jure de te dire tout.

Je lui racontai dans les moindres détails tout ce qui s’était passé entre Manuela, M. Brudnel et moi. Il m’écouta très-attentivement, et, quand j’arrivai à cette conclusion que la vie de Manuela me semblait menacée par mon amour :

— Assez ; me dit-il ; je m’attendais à cela. Je t’ai suivi en ami et en médecin : or, le médecin te déclare que tu dois rompre à jamais avec Manuela parce que l’effusion la tuera ; l’ami te prescrit la même chose, parce que la position est impossible. Tu ne peux supporter la rivalité avec M. Brudnel. Quelque innocente que son intimité avec Manuela puisse paraître aux gens désintéressés, pour un amant comme pour un mari, il n’y a pas d’intimité absolument innocente entre personnes qui ont eu le désir involontaire ou consenti de s’appartenir. M. Brudnel le sait bien, et le pardon lui coûtera beaucoup ; mais il y arrivera, parce qu’il aime depuis longtemps, l’habitude y est, et la vieillesse vit d’habitudes. Lui seul, tu l’as fort bien observé, peut tout pardonner, et il est plus engagé que toi qui acceptais l’avenir dans une heure de vertige, tandis qu’il a accepté le passé durant des années d’abnégation. Tu as été la dupe de tes sens, mon cher Laurent, et encore plus de tes théories sur la réhabilitation des âmes dévoyées. Te souviens-tu de nos discussions ? Te voilà arrivé à l’expérimentation fatale de nos problèmes philosophiques. Peut-on laver une âme comme on lave un vêtement ? Moi, je disais non, je le dis encore. Quelque sincère que soit le repentir du passé, il y a l’organisation qui proteste et dont le premier élan reste invincible. Cette Espagnole t’a aimé sans réflexion et sans raisonnement, comme à seize ans elle avait aimé le freluquet qui l’a enlevée à Pampelune… Depuis ce jour-là, six ans s’étaient écoulés dans la retraite et l’abstinence avec la volonté très-bien entendue d’arriver pure au mariage, et la voilà qui abandonne ce projet si lentement mûri et qui te le sacrifie uniquement parce que tu as vingt-cinq ans et que tu es beau garçon. Tu admires ce sublime sacrifice avec la vanité inséparable de la jeunesse et de l’inexpérience ; tu le trouves si méritoire, que tu donnes ton honneur, l’axe souverain de toute la vie, en échange d’un moment d’exaltation nerveuse ; mais à présent il faut en rabattre, car, au bout de trois jours, tu t’aperçois qu’on ne t’a rien sacrifié du tout, que la santé, le calme, la tendresse et la joie sont dans les mains magnétiques de sir Richard. Tu n’apportes que les transports de ta vitalité à une malade qui les appelle, mais qui ne peut les partager sans en mourir. Sais-tu ce qu’il te reste à faire ? T’en aller à l’instant, rejoindre ta mère et lui tout dire. Tu ne peux pas craindre que ta mère te donne un conseil égoïste et lâche. C’est une âme supérieure ; elle tranchera le nœud gordien, et, quoi qu’elle prescrive, il faudra t’y soumettre. Je crois qu’elle te défendra de rien confier à ta sœur, ton sentiment pour la Manuela n’est pas assez pur pour qu’elle le comprenne, et, comme j’espère que tu en reviendras, tu aurais fait à Jeanne un chagrin inutile. Va donc, n’attends pas la permission de Manuela, tu ne l’obtiendrais qu’en réitérant des promesses que tu ne pourras pas tenir. Ne consulte pas non plus M. Brudnel, dont le rôle en tout ceci reste assez mystérieux ; ta mère avant tout et en dernier ressort. Va, le courrier passe ici à minuit ; tu as tout le temps de t’y rendre.

— Ton avis est bon, répondis-je ; mais je ne t’ai pas dit qu’une consultation doit avoir lieu demain, et que je ne puis me dispenser d’y rendre compte des symptômes observés par moi et des résultats de ma médication.

— C’est juste. Eh bien, dormons, soyons lucides pour demain, et demain, au sortir de la consultation, je t’embarque pour ta ville natale.

Ma chambre avait deux lits. Vianne se jeta sur le plus proche et s’endormit à l’instant même. J’admirais son esprit net, à la fois calme et décidé. En écoutant sa respiration égale, je me demandais s’il avait jamais connu l’amour, et si le refus de Jeanne était un chagrin sérieux pour lui.

M. Brudnel ne crut pas devoir cacher aux médecins consultants que Manuela était à la veille de se marier et qu’elle avait un sentiment très-vif pour son fiancé. Deux médecins déclarèrent qu’il fallait hâter le mariage ; les quatre autres prononcèrent que ce serait son arrêt de mort. Il fallait l’éloigner de son fiancé, la distraire, le lui faire oublier à tout prix.

— Si elle est inconsolable, dit M. C…, elle mourra en six mois ; si elle épouse, elle en aura au plus pour six jours.

— À présent, me dit M. Brudnel quand nous fûmes seuls, tout est changé ; nous avons deux chances pour la perdre, une seule pour la sauver ; j’imagine, mon ami, que vous n’hésitez pas.

— Je pars à l’instant même, répondis-je.

— Vous renoncez à elle, reprit-il avec vivacité : pour toujours, même quand elle guérirait ?

— Dans ce cas, je ne le puis ni ne le dois. Je lui ai donné ma parole ; elle seule peut me la rendre.

— Vous penseriez ainsi, même quand votre mère vous conseillerait autrement ?

— Ma mère ne peut me conseiller de manquer à une parole, même imprudemment donnée.

— Une promesse qui causerait la mort de la personne aimée n’est-elle pas non avenue le jour où vous en connaissez les fatales conséquences ?

— Nous ne raisonnons ici que sur une hypothèse. Vous avez supposé le cas de guérison complète.

— Très-bien ; mais il y a encore un cas à prévoir, celui où Manuela guérie réclamerait de vous sa liberté.

— Je n’aurais qu’à me soumettre, répondis-je. Et je pris congé de lui. Il me semblait tout à fait démasqué. Il aimait toujours Manuela, il l’aimait peut-être plus que jamais. Il allait la disputer obstinément à la mort et à moi. Il prenait sa revanche ; sans doute il y avait compté. Son désintéressement n’était probablement que de la patience.

J’étais presque irrésolu quand Vianne vint me prendre pour me conduire à la diligence.

— Qui sait, lui disais-je, si le chagrin de mon départ, l’étonnement de n’avoir pas reçu mes adieux, ne vont pas être pour Manuela une crise mortelle ? Elle va penser que je la trahis et l’abandonne.

— M. Brudnel est là pour la rassurer sur ton compte.

— M. Brudnel travaille pour lui !

— Tu t’en aperçois ? C’est fort heureux. Eh bien, il aura gain de cause ; lui seul peut tout pardonner, ne sortons pas de là. Viens-tu ?

— Que sais-je ? Puisque, dans tous les cas, il y a à risquer l’existence de cette pauvre enfant, pourquoi laisserais-je à un autre la tâche du dévouement et la chance du triomphe ? Si je l’enlevais…

— Tu vas venir, ou je ne te revois de ma vie, reprit Vianne en m’entraînant. Je n’ai pas le goût des lâchetés. Si c’est là l’amour, arrière ce sentiment égoïste et brutal ! je ne veux jamais le connaître.

Il me mit en diligence : il était forcé de rester deux jours à Marseille ; il me promit de s’informer de la santé de Manuela et de m’en donner des nouvelles. Je l’avais présenté à M. Brudnel, qui lui avait fait bon accueil et l’avait engagé à revenir.

Ma mère m’attendait, bien que je ne lui eusse pas annoncé ma si prompte arrivée. Elle avait correspondu avec M. Brudnel, et je la trouvai informée grosso modo de mes secrets de cœur.

— Puisque tu n’as pas eu le courage de m’écrire tout cela, me dit-elle, c’est qu’il y a quelque chose de sérieux entre cette Espagnole et toi. Voilà ce que je craignais, et ta figure altérée me dit assez que j’avais raison de me tourmenter. Sais-tu au moins qui elle est ?

— C’est la fille d’Antonio Perez, elle m’a tout dit, même sa faute. Comment es-tu au courant… ? M. Brudnel t’a donc, à mon insu, écrit des volumes ? Où a-t-il pris le droit de confesser Manuela qui ne te connaît pas, et moi qui aurais voulu avoir le mérite de mes propres aveux !

— Voilà bien des questions à la fois, mon enfant. Je te répondrai à loisir, et tu verras que sir Richard est digne de toute ta tendresse, de tout ton respect. Je te demande deux ou trois jours pour causer avec toi et conclure.

— Tu veux attendre une nouvelle lettre de M. Brudnel ?

— Peut-être.

— J’ignorais qu’il fît chez nous la pluie et le beau temps.

— Tu les as faits chez lui bien davantage. Voyons ! ne te mords pas les lèvres, tu n’as pas de sang à perdre, tu es si pâle, mon pauvre enfant ! Je veux tout savoir, car on n’a pu me donner dans une lettre tous les détails nécessaires, et je ne puis encore me prononcer. Aie confiance, nous causerons à fond demain. J’entends ta sœur qui rentre de la promenade ; elle va être bien surprise. Je n’ai pas besoin de te dire qu’elle ne sait rien de tes aventures et qu’il n’en faut pas laisser échapper un seul mot devant elle.

Jeanne entrait, son saisissement fut tel en me voyant, qu’elle devint pâle ; mais tout aussitôt elle reprit ses fraîches couleurs et se jeta dans mes bras avec effusion. Je ne l’avais jamais vue si belle, si bien portante, si heureuse de me voir. Quel contraste avec la pâle et fiévreuse Manuela ! La vie coulait à pleins bords dans cette organisation privilégiée, mais c’était un flot tranquille et mesuré, parce qu’il était puissant et sans intermittence. Quelle sérénité d’intelligence dans ces yeux bleus, limpides comme un beau ciel ! Quelle franchise dans ce sourire pur qui éclairait tout le visage !

— Mon Dieu, lui dis-je, comme tu es embellie et bien portante ! La musique est un bon régime, je le vois.

— Il n’y a pas que la musique, répondit-elle en embrassant sa mère, il y a avant tout cette personne-là ! On dépérit quand on la quitte, car je vois que tu es maigre, toi ; tu as besoin de revenir au bercail. Nous allons te bien soigner. Je veux mettre moi-même la main au dîner, mère, tu le permettras ! Je ne gâterai pas mes doigts de pianiste, je te le promets, et quand je les gâterais un peu !

— Tu t’occuperais de la cuisine, toi ? tu es donc bien changée ?

— Non, je suis née princesse, tu le sais bien, mais maman se fatigue à force de m’épargner. Il n’y a pas de princesse qui tienne. Il y a vingt ans et plus qu’elle me sert, il faut que cela finisse, et je prétends désormais la servir à mon tour… Tu vas m’aider ?

— À la cuisine ! Je n’y entends rien.

— À la cuisine, s’il le faut. Tu as pâli sur les livres, je le vois bien ; je vais te faire remuer et travailler comme un portefaix, je t’en avertis.

— Je ne demande pas mieux. Que faut-il faire ?

Commande, je ne serai pas fâché de faire un peu le portefaix. Il y a si longtemps que je vis comme un prince ! Faut-il aller fendre du bois ?

— Pas encore, repose-toi aujourd’hui de ton voyage. Comment as-tu laissé ton digne patron ?

— M. Brudnel ? C’est vrai que tu le connais beaucoup à présent ?

— Mais oui ; il est venu nous voir deux fois, en allant à Bordeaux et en revenant ; cette fois-là, il est resté trois jours avec nous.

— En vérité ? Maman ne me disait pas cela ! Et tu l’as pris en belle amitié, mon digne patron ?

— En grande amitié, il t’aime tant et il est si bon ! Je t’avertis qu’on l’adore ici. Parle-nous donc de lui et de… la señora.

— Quelle señora ? dis-je en regardant ma mère avec stupéfaction. Jeanne ne peut pas savoir…

— M. Brudnel, répondit ma mère avec calme, nous a parlé de son intérieur. En trois jours, quand on est sympathique les uns aux autres, on se dit bien des choses. Il nous a confié qu’il avait chez lui une fille adoptive qui n’était point sa femme comme on le supposait, mais qu’il comptait épouser pour témoigner de son estime pour elle. Il m’a raconté à moi l’histoire de cette jeune personne, cela m’intéressait parce que j’avais connu un peu son père, sous de mauvais rapports, je dois l’avouer ; mais ce n’est pas une raison pour que la señora Manuela ne soit pas une personne recommandable.

— Je suis sûre, moi, qu’elle est charmante, reprit Jeanne avec ingénuité, M. Brudnel ne peut faire qu’un bon choix. Tu la connais, Laurent, parle-nous d’elle.

— Cela ne peut vous intéresser que médiocrement, répondis-je, parlons plutôt de toi. Parle-moi musique ; as-tu fait de grands progrès ?

Et, comme je voyais qu’elle allait insister sur le compte de Manuela :

— Allons, repris-je, joue-moi quelque chose, j’ai soif de musique ; il y a si longtemps que j’en suis privé !

— Eh bien, s’il faut te l’avouer, répondit-elle, il y a huit jours que je n’ai ouvert mon piano, pas depuis que j’ai joué pour M. Brudnel.

— Est-ce qu’il t’a dégoûtée de la musique ?

— Bien au contraire ! mais enfin en musique comme en tout il y a des phases de recueillement…

— D’ailleurs il faut qu’elle s’occupe du dîner, dit ma mère, elle l’a promis, et pour aujourd’hui je consens à ne me mêler de rien, afin de rester près de toi. Va, ma Jeanne, il n’y a pas de temps à perdre, si tu veux servir à ton frère les mets qu’il aime.

Jeanne sortit joyeusement.

— Comme elle est transformée ! dis-je à ma mère. Cette gaieté, cette animation, je ne la reconnais plus ! qu’a-t-elle fait de ses habitudes de rêverie, de ses accès de mélancolie ?

— Tout cela s’est modifié peu à peu ; sa santé est devenue florissante.

— Mais non, tout cela s’est fait très-vite ! Ne serait-ce pas depuis le passage de sir Richard ?

— Que veux-tu dire ? répondit ma mère en me regardant fixement.

— Ah ! tiens, je n’en sais rien. M. Brudnel, dans une de ses lettres, m’a paru si frappé de la beauté et du talent de ma sœur, que c’est à se demander s’il n’en est pas tombé épris à première vue.

— Quelle folie !

— Pourquoi pas ? Le vieillard a le cœur jeune, l’imagination vive. Au moment où il s’est vu supplanté par moi, il a dit très-spontanément qu’il avait déjà en vue un autre mariage, un mariage très-sérieux. Il ignorait s’il serait agréé, mais il ne désespérait pas.

Ma mère m’écoutait en riant.

— Si tu me disais, reprit-elle, qu’il songeait peut-être à moi, je te dirais que tu es fou ; mais, quand tu penses qu’il songeait à Jeanne, tu es vraiment stupide.

— C’est possible. Pourtant sir Richard a de grandes séductions, et à l’heure qu’il est je me trouve en rivalité avec lui, forcé de le regarder comme un rival très-redoutable. Les femmes sont si étranges !

— Jeanne n’est point étrange ; elle est intelligente et noble. Je te prie de ne pas continuer cette plaisanterie qui la blesserait et qui m’afflige.

— Pardonne-la-moi ; mais alors dis-moi si Jeanne aime quelqu’un.

— Qui te le fait supposer ?

— J’ai vu Médard Vianne. Il renonce à elle et refuse de me dire pourquoi. Il dit que c’est à toi de me l’apprendre, et j’attends je ne sais quelle révélation.

— Tu l’attendras ! S’il y avait au fond du cœur de ma sainte fille un secret quelconque, je ne te le dirais pas avant de savoir si ton cœur, à toi, est resté assez pur pour recevoir une si délicate confidence.

— Tu n’as plus confiance en moi, et tu doutes ? Je croyais trouver ici le baume sur la plaie, et j’y trouve un redoublement de tristesse, d’incertitude et de confusion pour moi.

— Mon pauvre enfant ! dit ma mère en pressant ma tête contre son sein ; quand je songe que, sans cette fantaisie pour une inconnue, tu aurais pu être si heureux ! mais peut-être que tout cela n’est pas si grave que nous le pensons. Prenons patience et cachons nos anxiétés à ma Jeanne.

— Tu l’as toujours aimée mieux que moi, lui dis-je ; conviens-en, je n’en suis pas jaloux. Les sentiments purs et sacrés ignorent l’égoïsme.

Le dîner fut simple comme nos habitudes, mais plein des petites douceurs de l’intimité. On me servit les mets que j’avais aimés dans mon enfance. Jeanne était gaie et tendre, notre mère adorable. Jeanne me servit du vin de notre cru, que je préférais à tout autre ; elle prétendait m’enivrer. Je ne demandais pas mieux, mais l’ivresse ne gagna que mon cœur. Il y a dans le foyer de la famille une influence vraiment souveraine. Un moment, j’oubliai mes tristes pérégrinations et m’imaginai que j’avais encore douze ans. Après le dîner, Jeanne céda à ma prière et se mit au piano. Elle fut admirable et me plongea dans des rêves délicieux. Il me semblait, en rentrant dans ma petite chambre de garçon, que j’étais guéri.

Le lendemain, ma mère reçut ma confession entière ; elle l’écouta encore mieux que Vianne, car elle m’interrompit par mille questions si méticuleuses, qu’elle arriva à voir en moi comme dans un miroir. Pourtant elle ne se prononça pas encore, elle refusa même fermement de faire aucune réflexion et ne me cacha pas qu’elle attendait une lettre de sir Richard pour bien connaître la situation.