Ma sœur Jeanne/17

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Michel Lévy frères (p. 333-344).



XVII


Le lendemain, elle partit pour Montpellier avec Jeanne, après m’avoir expliqué en peu de mots que Manuela ni personne au monde ne saurait rien de l’histoire de Jeanne. Ma mère avait simplement promis d’assister au mariage comme le public et sans avoir à se faire connaître, non plus que Jeanne, de Manuela. M. Brudnel tenait simplement à ce que sa fille vît à son aise la figure de sa femme, afin de consentir ou de se refuser à la voir intimement par la suite, selon le degré de sympathie qu’elle lui inspirerait. Jeanne était décidée d’avance à chérir Manuela. La précaution était donc assez inutile. Je crus comprendre que sir Richard craignait dans l’avenir quelque doute sur un mariage qui en avait déjà tant suscité. Il ne voulait pas que personne pût dire à sa fille :

— Êtes-vous bien sûre qu’ils soient mariés ?

L’absence de ma famille ne devait être que de quelques jours. J’essayai de m’en distraire par le travail et la promenade, mais j’étais envahi et comme brisé par une tristesse profonde. Si Vianne m’eût vu en ce moment, il m’eût peut-être accusé de regretter Manuela, et j’aurais pu cependant lui jurer que je ne pensais point à elle. Je ne songeais qu’à Jeanne et ne m’expliquais pas pourquoi cette pensée m’était si douloureuse. Puisqu’elle devait rester dans les conditions où elle avait vécu, rien ne s’opposait à ce que nous vécussions toujours ensemble. Mon titre de frère était sacré à ses yeux, puisqu’elle m’avait témoigné une tendresse plus vive depuis qu’elle savait n’être pas ma sœur. Cette situation assurait donc le repos et les douces joies de l’avenir. Quant à la crainte de la voir enlevée par son père, ce n’était encore pour moi qu’une appréhension sans fondement et ne motivait pas le chagrin et l’espèce de jalousie que j’en éprouvais.

Je ne voulais pas descendre au fond de ma pensée. Quand il s’était agi de Manuela, je m’étais confessé moi-même sans ménagement ; mais Jeanne n’était pas Manuela. Un être si pur et si grand, si longtemps enveloppé de mon respect et de ma religion, ne pouvait pas faire naître en moi des agitations du même genre, et effectivement mes angoisses ne partaient que d’un cœur profondément pénétré.

— Ce ne peut être que de l’amitié fraternelle, me disais-je ; mais ici il y a une nuance de plus, c’est que le monde seul est entre nous et que nous nous sentons libres dans notre affection. S’il nous est interdit de nous appartenir, et nous nous estimons trop l’un l’autre pour nous en plaindre, je sais maintenant que Jeanne m’a toujours aimé comme je l’aime depuis mon retour ici ; pourra-t-elle se contenter toujours, d’un sentiment si contenu et si stérile ? Ma mère veut qu’elle se marie, il est difficile d’admettre que Jeanne ne le voudra jamais. Moi-même, je dois vouloir qu’elle connaisse les joies suprêmes de la famille ; alors, nécessairement son mari et ses enfants seront tout pour elle.

Et je me surprenais, non pas en proie aux tortures d’une jalousie sensuelle, mais déchiré de cœur au point que des ruisseaux de larmes me brûlaient les joues.

La vérité, dont je me rends compte à présent, est que j’aimais Jeanne de toutes les forces de mon être, mais que mon amour était comme imprégné et sanctifié par l’habitude de l’aimer comme ma sœur.

Ma mère avait fixé le jour où elles reviendraient. Ce jour s’écoula, et je les attendis en vain. Je rentrai fort triste, me disant que M. Brudnel les avait retenues, que Jeanne avait voulu se lier avec Manuela pour réjouir le cœur de son père et qu’elle resterait quelques jours de plus auprès d’eux ; mais alors le secret de la naissance de Jeanne, dont j’étais si jaloux à cause de l’honneur de ma mère, serait donc confié, autant dire ébruité ?

Le courrier du lendemain m’apporta une lettre de ma mère que je lus avec une avidité mêlée de stupeur.

« Nous retardons notre départ jusqu’à demain, mais je ne veux pas que tu passes une journée dans l’inquiétude, et je profite d’une heure de répit pour te faire part de l’étrange événement qui vient de s’accomplir dans la vie déjà si agitée de R. B.

» Nous sommes arrivées à Montpellier en bonne santé, ta sœur très-ingénument enchantée d’assister au mariage, moi un peu soucieuse d’un si grand sacrifice à des convenances ou à des scrupules que je trouvais fondés, mais non pas aussi impérieux qu’il semblait à R. B. Je le lui avais dit, il n’était plus temps de le lui dire. Il vint nous voir un instant le soir à l’hôtel où nous étions descendues et nous dit que tout était prêt pour le lendemain. Ce serait un mariage et non une noce ; car, aussitôt après la cérémonie, les époux monteraient en chaise de poste pour se rendre à ce chalet que R. B. a loué dans notre voisinage. Seulement, il voulait donner un peu d’apparat au mariage ; il avait invité les personnes avec lesquelles il était en relations, et la mariée aurait une toilette exquise, un très-bel équipage pour se rendre au temple protestant.

» À cinq heures du matin, nous fûmes réveillées par R. B., qui nous fit prier de nous habiller au plus vite.

» — Venez chez moi, nous dit-il. Laissez vos effets ici. Je vous parlerai chez moi, ma voiture vous attend.

» Et il nous quitta précipitamment.

» Il habite une belle maison qu’il a louée à un kilomètre de la ville. Nous y fûmes rendues un instant après lui, qui était venu et s’en était retourné à cheval.

» Il nous fit monter dans sa chambre et nous dit :

» — Personne ne vous connaît ici, vous pouvez y passer pour des amies ou des parentes, peu importe ; vous serez censées venir, à ma prière, soigner Manuela, très-gravement malade.

» Jeanne s’élança pour courir vers elle, R. B. l’arrêta en lui disant :

» — Ne la cherchez pas, c’est inutile, elle n’est plus ici, elle n’y reviendra jamais, elle ne mérite plus de pardon, elle s’est enfuie cette nuit avec Dolorès, et voici la lettre qu’elle m’a laissée.

» Il parlait avec un calme absolu. Sa figure n’était pas altérée ; il nous montra la lettre de Manuela, que je transcris fidèlement.

« Non, non, je n’abuserai pas plus longtemps de votre paternelle bonté ; vous ne pouvez avoir d’amour pour moi, et je serais méprisable si j’abusais plus longtemps de votre générosité sublime. Je pars avec celui qui me donne l’amour avec le mariage, et je crois faire mon devoir envers vous. Je crois vous prouver ma reconnaissance sans bornes, mon respect et ma tendresse filiale inaltérables. »

» — Elle est partie si mystérieusement, reprit R.B., que personne ne s’en est aperçu et ne pourrait dire par où elle a passé avec sa camériste ; le hasard a voulu que John, chargé d’éveiller celle-ci, ait seul découvert leur absence, au point du jour. Sans rien dire à personne, il m’a apporté la lettre qui était sur le bureau de Manuela. Nous avons refermé son appartement, nous avons défendu qu’on en approchât, madame est censée très-malade ; j’ai mandé M. Vianne, qui va sans doute venir pendant que vous m’aiderez à écrire à toutes les personnes averties ou invitées que ma fiancée a été prise d’une subite et sérieuse indisposition et que mon mariage est retardé de quelques jours. Dans quelques jours, je serai probablement la fable de la ville. Peu m’importe, faisons en sorte que, d’ici là, je n’en sois que la légende. Restez aujourd’hui et demain chez moi, vous n’y verrez personne, John seul nous servira. Mes autres domestiques croiront que la malade est dans sa chambre, le genre de vie qu’elle menait rend l’erreur possible ; après-demain nous partirons tous avant le jour, et nous serons censés emmener Manuela au bord de la mer par prescription du docteur Vianne.

» Jeanne était inquiète de la présence d’esprit de sir Richard. Quant à moi, je devinais que, s’il était attristé et stupéfait, il était allégé d’un grand poids et comme rendu à sa propre dignité.

» Nous écrivîmes tous les billets, qu’il signa et que le facteur vint prendre. Il avait envoyé tous ses domestiques, excepté John, à la mairie, au temple, partout où il était nécessaire, sans rien oublier, ni omettre. Nous attendions M. Vianne afin de nous concerter avec lui pour sauver les apparences ; mais nous ne le vîmes pas. On vint nous dire qu’il était parti dans la nuit pour assister un malade dans un cas d’urgence, qu’il y aurait peut-être une opération à faire et qu’il ne pourrait sans doute pas revenir le soir.

» Alors, R. B. nous dit avec un sourire singulier :

» — Qu’en pensez-vous ?

» — Rien, répondit Jeanne. C’est un fâcheux hasard, voilà tout.

» R. B. me prit à part.

» — C’est M. Vianne, me dit-il en riant tout à fait, qui enlève Manuela !

» Je lui répondis que c’était impossible.

» — Au contraire, me dit-il, c’est la seule chose possible.

» — Mais pourquoi ? Ne voyait-elle donc que lui ?

» — Elle voyait d’autres personnes ; elle sortait souvent ; deux fois par semaine, elle recevait des visites. Je lui ai présenté les quelques Anglais que j’ai rencontrés ici. Tous nous regardaient comme mari et femme ; quelques jeunes gens riches en ont plaisanté probablement et ont pu se dire que Manuela trouverait facilement mieux que moi, sauf le mariage. Plusieurs, j’en suis certain, l’ont vue avec des yeux ardents et ont pu songer à me l’enlever ; mais un seul a dû éprouver pour elle la passion soudaine et irrésistible qui avait féru votre fils : c’est le docteur Vianne. Décidément la faculté était destinée à éterniser mon célibat. Grâces en soient rendues à elle et à Dieu !

» — Mais pourquoi M. Vianne, si froid, si positif, si posé ?…

» — Justement ! Il a tant raillé la passion devant elle, qu’il a rallumé l’invincible passion qu’éprouvent la plupart des femmes de vaincre celui qui résiste. Il a beaucoup blâmé Laurent d’avoir ingénument joué ce rôle d’amorceur et d’avoir succombé. Il a joué encore plus candidement le même rôle et il a succombé plus complétement. Cela est dans la nature ; on peut rire de ce que la nature a de comiquement fatal, mais il n’y a point à s’en fâcher. Croyez-moi, mon amie, tout ici est pour le mieux. Votre fils eût épousé Manuela par point d’honneur. Il eut été victime d’une velléité ; Vianne agit plus résolûment ; il enlève à la veille du mariage, il obéit à une passion véritable d’autant plus violente qu’il a plus refoulé et raillé la passion en lui-même. C’est un très-honnête homme ; il n’y a pas de raison pour que Manuela ne soit pas heureuse, n’y songeons plus. À présent, je vous appartiens pour toujours. Écrivez à mon cher Laurent que je l’ai toujours tendrement aimé et qu’il n’y aura, Dieu merci ! plus jamais de femmes entre nous. J’irai où vous voudrez, mon chalet auprès de votre ville m’attend. Rien ne s’oppose à ce que nous partions ensemble.

» Voilà, mon enfant tout ce qui s’est passé et où nous en sommes. Nous disparaissons d’ici après-demain matin et nous déposons sir Richard à sa nouvelle résidence, pour t’embrasser une heure après ; mais pourquoi ne viendrais-tu pas nous attendre à ce chalet où il doit passer l’été ? Nous te verrions une heure plus tôt et nous rentrerions ensemble à la maison.

Je n’hésitai pas, et, le lendemain soir, j’étais à pied sur la route du chalet, le cœur très-soulagé de la crainte de perdre la présence de Jeanne. Je sentais revenir tout entière mon ancienne amitié pour M. Brudnel désormais libre et pur de tout reproche. Notre situation respective pouvait être un peu délicate encore ; mais il s’y mêlait je ne sais quel besoin de rire discrètement ensemble de l’arrivée du troisième larron, et une pointe de gaieté nous venait très à propos pour effacer les chagrins ou les dépits du passé. Quant à Vianne, je ne croyais pas un mot des suppositions paradoxales de M. Brudnel. Je pensais que Manuela était partie pour échapper à ce mariage sans amour qui était tour à tour son ambition et son épouvante.

— Qui sait, me disais-je, si elle n’a pas menti pour dégager généreusement M. Brudnel de sa parole ? Ne se faisant plus d’illusion sur la possibilité de le passionner, elle a eu du courage, du désintéressement et de la fierté. Étrange nature, capable de s’être fait engager comme danseuse à quelque théâtre, tout aussi bien que d’aller s’enfermer dans un couvent ; il m’a semblé que la prière et la danse remplissaient ses journées avec la Dolorès. En somme, cette fidélité à l’instinct spontané, au mépris de la raison et des intérêts positifs, n’est point tant à dédaigner. Les inspirations sauvages ont leur grandeur.

Le chalet de M. Brudnel était charmant avec ses lumières roses dans la nuit bleue. La campagne était parfumée comme pour un jour de fête. Je n’eus pas le temps d’aller à lui quand il descendit de voiture. Il se jeta dans mes bras, m’appela son cher enfant, et il était non-seulement heureux, il était gai. Jeanne fut aussi charmante pour moi que de coutume. Elle ignorait que l’on m’eût confié son secret ; M. Brudnel seul savait que je l’avais surpris et que ma mère avait été forcée de me le révéler.

M. Brudnel était attendu au chalet ; on nous y servit un souper très-bon, et tout le monde mangea avec appétit, Le nom de Manuela ne vint sur les lèvres de personne, et il y eut comme un bonheur enjoué dans toutes nos paroles. Après le repas, sir Richard prit une lumière pour voir comment était disposé son nouvel établissement. Nous le suivîmes, et, comme je trouvais une chambre particulièrement jolie :

— Ce sera la vôtre ! dit-il vivement, car j’espère bien que vous allez redevenir mon médecin et mon compagnon.

— Mais non, lui dis-je, vous êtes guéri !

— Guéri à la condition de ne pas vivre seul !

Et, me parlant bas, il ajouta :

— D’ailleurs, c’est très-nécessaire. Votre mère vous dira pourquoi.

J’étais impatient de le savoir. Dès que nous fûmes chez nous, je questionnai ma mère.

— Il est en effet au moins très-utile pour nous, me dit-elle, que jusqu’à nouvel ordre tu ailles demeurer chez ton patron. Autrement on ne saurait pas, ou on ne croirait pas qu’il était ton meilleur ami avant d’être le nôtre, et il ne pourrait venir nous voir tous les jours sans qu’on prétendît bientôt qu’il épouse ou protége ta sœur.