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Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/05

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Partie 1, chapitre V.



CHAPITRE V.



Je suis présentée chez un procureur.


Nous arrivons chez le monsieur et la madame dont monsieur de Lafleur me faisait espérer de diriger la cuisine. Ce monsieur était un procureur qui faisait les affaires de monsieur l’abbé, maître de mon introducteur, et la femme était madame la procureuse : ils étaient à déjeûner ensemble.

Si l’on, veut ici, pour que je ressemble à tous les romans faits ou à faire, avoir les portraits de ce couple dont je vais recevoir et exécuter les ordres, je puis les faire aisément, non sur ce que j’en vis alors, car au premier moment de mon arrivée, honteuse et étourdie des semonces que ma bonne tante m’avait faites en chemin, je restai derrière la porte, et ne pus d’abord connaître de ces futurs maîtres que la voix ; mais ayant eu depuis le temps d’examiner leurs figures, et d’apprécier leurs sentimens, je puis en faire la double description.

Monsieur le procureur était un homme de cinquante ans environ, l’air encore assez frais, mais d’un maintien tartuffe au premier abord, par l’habitude que les gens de cette profession ont de vouloir en imposer, et voir venir les autres. Des yeux très-vifs et très-perçans, recouverts de sourcils noirs et épais qui leur donnaient un regard à double entente, vous épluchaient et vous scrutaient toute une personne, avant que sa langue se fût mise en frais pour un seul mot ; mais lorsqu’ensuite elle avait pris son tour, elle se dédommageait amplement du petit retard que la politique lui avait imposé. Un cou tors et engoncé, un ventre épais, des jambes engorgées et arquées, s’emboîtant dans des genoux cagneux ; une voix rauque quoique glapissante par intervalle, sur-tout dans les finales… manière qu’il avait contractée sans doute par ses éloquens plaidoyers dans le barreau, qui, tout en étendant sa réputation et grossissant sa fortune, avaient affaibli et détérioré ses organes. Tel était son premier aperçu physique : quant au moral, on le jugera par le compte que je rendrai de sa conduite pendant le temps que je fus à son service.

Madame la procureuse, qui paraissait avoir trente-cinq à quarante ans, était maigre et pâle, mais sans l’air de maladie, car elle mangeait et buvait solidement (sur-tout quand elle assistait à des repas qui ne lui coûtaient rien). Des gens plus au fait que moi, et des tempéramens et des symptômes, m’ont appris depuis, que cela provenait d’une certaine chaleur de foie… qui, concomitant avec de certaines privations… entretenait en elle un certain appétit… qui, de l’intérieur exigeant et pâtissant, se manifestant au-dehors… mais je vois que je m’embrouille dans les définitions, et je ne suis pas encore assez savante pour achever celle-ci. Que le lecteur bénévole et plus instruit que moi, supplée donc de lui-même ce qui peut y manquer. Tant y a que madame la procureuse, grande brune à l’œil bien fendu et en coulisse, était maigre, pâle et même presque jaune… Et cependant il y avait quatre clercs dans l’étude… mais ce n’est pas encore là le moment de parler d’eux : chaque chose viendra à sa place, et il ne doit être question à présent que de ma présentation, et des deux individus devant qui elle eut lieu.

Monsieur de Lafleur entra le premier dans le cabinet où cet intéressant couple était assis auprès d’une petite table sur laquelle était un caraffon de vin d’Espagne pour monsieur, avec du beurre et des raves, et une tasse de chocolat pour madame ; plus, un saucisson qui, par sa place équivoque et aussi proche de l’homme que de la femme, ne me permit pas de décider au juste à qui des deux il était destiné… Mais cet article-là n’est pas encore de la compétence de ma narration : allons au fait.

Sitôt que monsieur de Lafleur fut devant les époux, il leur tourna joliment et en bref un petit compliment analogue et à double fin, dont le résultat fut : « Et voilà une cuisinière que je vous amène ».

Ma tante qui, en raison de son âge et de sa qualité, marchait immédiatement après notre introducteur, parut en même temps et fit une petite demi-révérence d’un air de prétention : ce qui n’était pas fierté de sa part, mais l’habitude de voir toujours les plus grands personnages s’humilier devant elle.

« Ah ! double contrôle » ! s’écria le procureur, en grimaçant et redescendant un verre de vin que sa main montait à sa bouche « je ne peux pas avaler celui-là !… Comment, morbleu ! voilà ce joli sujet que vous m’avez annoncé ! Mieux valait ne pas comparoir, et vous laisser condamner par défaut ; elle est trop vieille, et je n’en veux pas : néant à votre requête, débouté et hors de cour.

» Trop vieille ! dit monsieur de Lafleur surpris, et sans se retourner, ni voir que ma tante seule était derrière lui.

» Trop vieille ! reprit aigrement dame Geneviève, ah ! apprenez que telle qu’on est, on ne se donnerait pas encore pour ben des jeunesses !… Mais ce n’est pas moi, mon bon monsieur, qui veux être vote cuisinière ; non que je n’en sois ben capable pourtant, car sans vanité je l’ai été dans des maisons qui valaient un peu mieux que la vôtre, da !… Je ne vous dis pas ça par mépris mais c’est que vous non plus, il ne faut pas dédaigner les gens pour leur âge… Au surplus, c’est de ma nièce qu’on vous a parlé, et que v’là ».

Et elle vint me prendre derrière la porte où j’étais encore toute confuse, et me fit avancer.

« Oh ! je n’en veux pas, cria à son tour vivement la procureuse, elle est trop jeune. Si fait bien moi, j’en veux, reprit le procureur, en se déridant… Ah ! parlez-moi de celle-là. C’est positivement comme cela qu’il me la faut. Approchez, mon enfant, et n’écoutez pas madame. C’est moi qui suis le maître ici, et qui paie les gages. — Oh ! monsieur, contentez-vous de choisir vos clercs, et de les renvoyer à propos de botte, comme vous faites si souvent ; moi, je veux avoir l’inspection sur les femmes qui entrent ici. — Madame, mes clercs sont chez moi pour faire ma besogne, et si je les renvoie, c’est qu’apparemment je trouve qu’ils n’en font pas assez… ou même quelque-fois trop… Et vous, mademoiselle, la première chose que je vous recommande, c’est de ne jamais jouer avec eux.

» Ah ! dit monsieur de Lafleur, c’est une fille très-vertueuse, très-scrupuleuse même ; car un jour je l’ai vue refuser à monsieur l’abbé, mon maître… Oh ! oh ! contez-moi donc ça, dit en ricanant le procureur. Allons, déjà des histoires scandaleuses ! reprit la dame, en faisant signe à monsieur de Lafleur de se taire… Eh ! mon mari, vous êtes d’une curiosité !… — Et vous, ma femme, d’un ridicule !… — Mais ne voyez-vous donc pas que cette jeune fille rougit ?… — Eh bien, tant mieux, c’est de bon augure, et ça m’intéresse à elle ; et il ajouta bas à Lafleur : vous me conterez ça une autre fois, mon ami, je veux connaître cet épisode-là.

» Oh ! madame, dit ma tante, je peux vous répondre de Javotte. Ses inclinations sont droites, et si jamais elle péche, ce ne sera que par ignorance ; mais je vous promets de la surveiller. — A la bonne heure, car c’est bien scabreux ; et nos clercs sur-tout, sont de terribles pierres d’achoppement pour la vertu des filles ! — Ah ! ah ! madame, vous en savez donc quelque chose ? Je prends acte de cet aveu-là, et j’y mettrai bon ordre. Le premier qui la regardera seulement, son congé est au bout de ce coup-d’œil là… Mais en voilà assez pour le moment ; ma fille, je vous prends à mon service, et vos gages courent d’aujourd’hui, que cela convienne à ma femme ou non. Pour vous, la bonne tante, je vous dispense de nous rendre de fréquentes visites. Je vous ai déjà dit que je n’aimais pas la vue des vieilles femmes.

» Eh ! là, là, monsieur, reprit Geneviève en se redressant une seconde fois, ne rebutez donc pas tant les vieilles… Vous ne direz pas toujours fi de moi, peut-être ; et pour peu que votre estomac se dérange, vous serez bien aise de me trouver là, sans me regarder. Je ne vous en dis pas davantage… Mais si le bon Dieu pouvait vous envoyer seulement une bonne colique, ressouvenez-vous de la mère Geneviève, et vous verrez ce qu’elle sait faire ».

Là-dessus monsieur de Lafleur ayant expliqué au procureur que ma tante était une virtuose en son genre, il fut convenu qu’elle aurait la permission de venir me voir une fois par semaine, tant pour s’informer de ma conduite que de l’état des bas-ventres des deux époux. Elle se retira avec monsieur de Lafleur, qui lui donna le bras, et je fus conduite par le procureur et installée dans sa cuisine.