Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/06

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Partie 1, chapitre VI.



CHAPITRE VI.


Quiproquo d’un lavement. Grand déchet
pour ma tante.


Ma tante rentrant chez elle, trouva un billet qu’on avait glissé dans sa serrure, qui l’avertissait qu’elle eut à se rendre au plutôt chez le révérend père prieur des Carmes, pour des besoins pressans concernant ses fonctions.

Elle était alors dans un état un peu équivoque, car monsieur de Lafleur, qui voulait à tout prix gagner ses bonnes grâces, afin d’avoir un libre accès auprès de moi, lui avait fait faire en revenant de chez le procureur une seconde station à l’auberge où nous avions déjeûné, et l’avait pansée noblement. Ma tante, quoique fort raisonnable, et naturellement très-ménagère, n’en était que plus disposée à profiter d’une belle occasion quand elle se présentait. Elle s’était donc d’autant plus volontiers abandonnée à celle-ci, qu’elle avait calculé qu’un bon déjeûner et un bon dîner la dispenseraient d’un mauvais souper.

D’après l’injonction du billet, elle se disposa promptement à aller rendre ses devoirs au révérend prieur des Carmes, elle partit munie de sa seringue, et arriva au couvent.

C’était le lendemain d’une fête qu’on avait célébrée aux Chartreux, où le prieur des Carmes avait été invité par les gros bonnets de l’autre ordre, et où la chère avait été complète en poisson, car on sait que c’est la nourriture habituelle et exclusive de ce couvent. Or comme il est naturel de se dédommager d’une privation par une jouissance, ces bons moines auxquels le gras est défendu, se consolent dévotement par la qualité et la quantité du maigre :


Il est avec le ciel des accommodemens.

Le prieur carme, pour qui c’était vraiment un régal, s’en était donné à cœur-joie, comme on dit… Mais peu accoutumé à ce régime, son estomac, dont la capacité ou la chaleur n’avait pu répondre à sa gourmandise, avait bien reçu tout ce qu’il avait plu à sa bouche de lui voiturer, mais n’avait pas su le digérer… de sorte qu’une moitié d’esturgeon qu’il avait voulu emballer de trop, disputant pour trouver place avec les poissons préoccupans, il en était survenu un gonflement, un engorgement,… bref, des crispations, des contractions, et enfin tous les tenans et aboutissans d’une indigestion bien conditionnée. Les douleurs étaient violentes, et l’urgence des remèdes augmentant de moment en moment, il n’y en avait plus à perdre, et le révérend était déjà presque hors de connaissance…

Pour comble de malheur, il n’y avait rien de préparé dans son appartement ; le prieur, peu sujet à ces sortes d’accidens, ayant toujours eu la précaution de garnir plutôt ses armoires de confortans, de restaurans et d’échauffans, que de rafraîchissans et d’évacuans. Ma tante qui croyait trouver les laxatifs tout disposés, n’avait apporté, comme j’ai dit, que l’instrument nécessaire pour les envoyer à leur destination, et le père pharmacien qui était sorti, avait emporté les clefs de l’apothicairerie du couvent.

Dans cette crise embarrassante, ma tante se rappela que dans la même rue et à quelques pas, il devait y en avoir une boutique… Car consommée comme elle l’était dans cette partie, elle savait sur le bout de son doigt, et à en faire l’appel rue par rue, le nom et la demeure de tous les apothicaires qui existaient dans Paris et ses fauxbourgs. Elle y courut donc, ne doutant pas qu’elle n’y trouvât ce qu’il lui fallait tout prêt, parce que dans ces boutiques-là on tient toujours des lavemens à disposition, comme chez les limonadiers, du café devant le feu.

Effectivement, en entrant dans le laboratoire, elle aperçut deux seringues remplies, encore chaudes, et debout contre un fourneau. Le maître apothicaire n’y était pas ; mais le garçon qui venait de les lui voir remplir, pensant naturellement que c’était pour cet office habituel, consentit à les laisser emporter à ma tante, sur-tout quand elle eut dit que c’était pour monsieur le prieur des Carmes ; qu’elle l’avait engagé à lui donner sa pratique, et qu’il acquitterait les fournitures qu’on lui ferait, avec des fioles de cette fameuse eau (des Carmes) dont la composition avait donné tant de renommée à leur couvent.

Or il faut savoir à présent que l’apothicaire absent ne se mêlait pas seulement de pharmacie, et ne se bornait pas à l’humble région des pays-bas ; mais s’étant lancé depuis peu dans la physique, il ambitionnait l’honneur de s’élever jusqu’aux plus hautes régions de l’air. Animé et guidé par les différens procédés des Robert, des Mongolfier et des Blanchard, il avait, à force de rêver, de calculer et de décomposer, imaginé une manière pour faire aussi envoler un globe. Il venait, en un mot, de finir cette nouvelle et intéressante composition ; il avait rempli ces deux seringues d’air inflammable, et avait été se promener ensuite pour se délasser de ses travaux, bien éloigné de se douter de la qualité du ballon qui allait servir à l’expérience qu’il avait projetée.

Ma bonne tante qui ne soupçonnait pas non plus le brillant phénomène dont elle allait donner le spectacle, revint toute essoufflée chez le prieur, et se hâtant d’administrer ces remèdes, dont on attendait un effet si salutaire, elle lui injecta promptement jusqu’à la dernière bulle d’air contenue dans les deux seringues.

« Dieu soit loué, disait-elle, triomphante, en se relevant et secouant, les instrumens devant les assistans, je crois, mes révérends, et je me flatte que cela s’appelle des lavemens donnés proprement et dans le dernier goût !… Voyez, il n’y en a pas une goutte de perdue ».

Mais, ô prodige ! à peine eut-elle articulé ces mots, que le corps du prieur se gonflant comme un muid, s’enleva de dessus le lit où il gisait, et s’envolant au plafond malgré les efforts des moines qui voulaient le retenir, cassa le né à l’un, pocha un œil à un autre, et enfonçant la porte de sa chambre, enfila le cloître, de là l’église, et s’élevant toujours, creva une fenêtre dans les travées d’en haut, et disparut comme un cerf-volant, à la vue de tous les religieux émerveillés. Les uns couraient par le jardin en criant après lui, d’autres se prosternaient à genoux, et le reste se mit à sonner les cloches du monastère, ou pour annoncer ce miracle à tous les fidèles habitans du quartier, ou dans l’intention de ceux qui font battre la caisse pour retrouver un effet perdu.

A ce bruit, tout le monde accourut en foule et put jouir quelque temps de la vue du révérend père prieur, qui, comme un nouvel Elie, enfilait la route du ciel, à la différence cependant que le premier avait laissé tomber son manteau pour son disciple Elisée, et que ce dernier ne laissait tomber que ses culottes, qui retenues par ses mules, n’arrivèrent heureusement pas jusqu’à terre. Je dis heureusement, car il y aurait eu vraisemblablement bataille entre les moines pour savoir à qui ce précieux vêtement serait demeuré,… à moins que pour s’accorder tous ils n’en eussent fait des reliques pour aider encore à mettre à contribution les dévots et crédules imbécilles du quartier.

Pendant que le prieur volait ainsi au firmament pour s’y nicher comme une nouvelle étoile, les moines qui s’étaient trouvés dans sa chambre au moment de l’injection des remèdes, soupçonnant quelque maléfice nécromancien, avaient arrêté ma pauvre tante, et en l’injuriant et la brutalisant, la menaçaient de l’envoyer au pape et de la faire livrer à l’inquisition pour être brûlée vive comme maudite sorcière… Elle pleurait amèrement, et s’excusait sur ce que ce n’était pas elle qui avait composé les lavemens, ce qui était facile à vérifier. Mais les moines ne sont pas aisés à persuader, encore moins à attendrir, et l’on opinait au moins pour la renfermer à perpétuité dans un cachot souterrain.

Par bonheur pour elle, l’orgueil et le calcul d’intérêt, aussi puissans sur les frocards que la rancune et la vengeance, vinrent à son secours. Les plus politiques d’entre eux ouvrirent l’avis de profiter de cet événement extraordinaire pour confirmer à cette aventure l’air de miracle qu’elle avait déjà. « Un prieur de Carmes enlevé dans le ciel en plein jour, à la vue de tout le peuple ! disait le père procureur, jugez donc quelle bénédiction pour notre couvent, et comme les aumônes vont nous pleuvoir de tous côtés !

» Oui, mais, reprenait le père infirmier, qui était le plus rétif de la bande (sans doute par jalousie de ce que ma tante lui avait soufflé le noble privilége de l’introduction de la canule), cette femme jasera, elle détruira la supposition du miracle en disant que c’est l’effet de son lavement… ou même elle ira dans un autre couvent qui, envieux de notre bonheur, la paiera bien pour renouveler la même épreuve sur un de leurs sujets qu’elle fera envoler pareillement. Ce couvent partagera avec nous la vénération du peuple, et qui pis est, ses aumônes et ses libéralités… Or tout bénéfice partagé diminue et devient bientôt à rien. Je conclus donc à ce que, pour jouir seuls de la faveur dont la providence nous gratifie, ou plutôt du bien que notre adresse et notre prudence peuvent nous procurer en cette occasion, ladite clystériseuse soit séquestrée et mise hors d’état de nous causer ni inquiétude ni dommage ».

On alla aux voix, et le cruel avis de ce féroce vénérable prévalait déjà ; car qu’est-ce pour des moines que la liberté ou même la vie d’un individu, mises en comparaison avec les intérêts de leur avarice et de leur momerie ?… Déjà l’ordre était donné pour enfermer ma pauvre tante ; déjà le frère geôlier s’avançait pour la saisir et l’entraîner dans un caveau, lorsqu’un tumulte étourdissant fit retentir la voûte de l’endroit solitaire où s’était tenu ce mystérieux et effrayant conciliabule. L’église, le cloître, le jardin, le terrein entier du couvent suffisaient à peine à contenir l’affluence du monde qui se pressait pour entrer. Les moines qui avaient jugé ma tante, stupéfaits de ce bacchanale, coururent au-devant pour s’éclaircir de la cause de ce mouvement incroyable et indéfinissable. C’était le révérend père prieur que l’on ramenait.

Emporté dans son vol rapide, on ne peut juger jusqu’où il aurait été, si en passant sur la butte de Montmartre il n’avait été accroché par sa robe à l’aile d’un moulin qui, heureusement pour lui, était alors en panne. Il était donc resté là suspendu, et toujours dans la même attitude qu’il avait en partant, la culotte sur les talons.

Le meunier, qui attendait le vent pour faire moudre du grain qu’on lui avait apporté, voyant la girouette s’agiter, et jugeant le moment favorable, fit sortir ses garçons pour garnir les ailes et les orienter. Le premier objet qui frappa leur vue, parce que le vent, qui soufflait déjà fort, enlevait la chemise du prieur, fut le postérieur béni qui se présentait, en guise de patène, à leurs dévots hommages.

Ces pauvres fariniers se signèrent d’abord d’effroi, pensant qu’il n’y avait qu’un suppôt de Satan qui pût leur offrir un pareil spectacle, et en telle place ; mais bientôt, apercevant le scapulaire, et pleins de respect pour la robe monacale, ils s’agenouillèrent dévotement et récitèrent tant bien que mal le Pater et l’Ave, qu’ils avaient appris de leur vicaire ; de-là ils allèrent chercher le curé, qui ayant entendu le cas, marcha en cérémonie avec son fourniment complet, escorté des marguilliers, suivi des bedeaux, et précédé du vicaire qui portait la croix, et du sacristain qui sonnait en avant, pour aller détacher et redescendre le très-saint et très-humble… mais très-enflé serviteur de Dieu.