Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/19

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(Volume I, tome 2p. 105-128).
Partie 2, chapitre XIX.




CHAPITRE XIX.


Qui était cette bonne dame. Ce qui arriva
chez elle à ma tante.


Le lendemain matin je fus hâtive à me lever, et je priai ma tante de reprendre son aventure avec cette dame nouvelle.

Sitôt, me dit-elle, que nous fûmes arrivées à son logis, elle m’embrassa affectueusement, en m’assurant que c’était ma bonne étoile qui me l’avait fait rencontrer, et que je ne tarderais pas à m’en féliciter ; ensuite me raillant sur la mesquinerie de mon déshabillé, qui pourtant n’était pas trop chétif, sauf que, fort décent pour une fille de service, il n’avait pas l’élégance des ajustemens d’une petite-maîtresse… Appuyant sur-tout sur la souillure de l’ordure de ces enfans que j’avais portés, elle me dit qu’elle voulait me vêtir autrement, et des pieds à la tête… Là-dessus elle étala devant moi des déshabillés et des robes dignes de parer les demoiselles les plus huppées, et me montrant une baignoire qu’elle venait de faire remplir, elle me dit de me dépouiller de toutes ces vilenies qui salissaient mon corps, et de me bien laver, pour me coucher ensuite après souper dans un bon lit, où je dormirais la nuit et le lendemain toute la grasse matinée, pour me refaire des fatigues que j’avais éprouvées dans ma dernière condition.

Sans attendre ma réponse, elle m’aida elle-même à me déshabiller, et me fit mille complimens sur la beauté de mon corps et la régularité de ses proportions, (car, sans vanité, ma nièce, je puis dire qu’étant jeune, j’étais au moins aussi bien faite que toi, et si les peintres m’avaient connue dans ce temps-là…)

« Je le crois bien, lui dis-je, ma tante, et même vous en avez encore de beaux restes. — Oh ! non, je suis maigre à présent, et un peu voûtée ; mais dame, à mon âge tu ne me vaudras peut-être pas ; et alors j’étais droite comme un jonc, et dodue comme une caille… et les hommes aiment ça.

» Oui, mais, repris-je, il n’y avait pas d’homme là. Vous m’avez dit, je crois, que vous étiez seule avec votre maîtresse ? — Oh ! c’est vrai, mais tu sauras bientôt pourquoi je fais cette remarque-là ».

Cette dame me fit donc mille caresses, m’examina très-scrupuleusement dans tous les sens, tant en me lavant et me frottant, qu’en m’essuyant après, et me demanda si je n’avais jamais vu d’hommes.

« Pardonnez-moi, madame, beaucoup, même. — Comment, beaucoup ! — Oh oui. D’abord presque tous ceux de mon village, et puis quelques-uns sur la route, et encore pas mal depuis que je suis à Paris. — C’est singulier, je vous croyais novice ; il n’y paroît pourtant pas. — Eh mais, dame, est-ce qu’il doit y paroître, donc ? On a beau en voir, ça ne dérange pas la vue, peut-être. — Mais, ma chère fille, entendons-nous. Qu’appelez-vous donc voir des hommes ? — Eh mais, ma bonne dame, en les regardant. — Quoi ! ce n’est donc qu’avec les yeux que vous avez vu tout ce monde-là ? — Eh, mon Dieu ! est-ce qu’on peut voir avec autre chose ? — Oh ! que tu es donc simple, mon enfant, reprit-elle, en m’embrassant de nouveau ; je le disais bien aussi en t’examinant, et certes, je m’y connais !… Allons, allons, tant mieux !… Tu n’as jamais couché avec aucun homme, donc ?… — Pardonnez-moi, madame. — Oh, oh ! voilà qui devient plus sérieux : comment, est-ce que je m’y serais trompée ?… Explique-moi donc bien ça, car il faut que je sache au juste à quoi m’en tenir ».

Là-dessus, je lui racontai mon aventure avec le prétendu cousin qui m’avait rencontrée en chemin : elle en rit beaucoup, et sur-tout du je ne sais quoi qui m’avait tant fait de peur et de mal en me repoussant ; et, après m’avoir fait à ce sujet quelques questions auxquelles je répondis avec toute l’innocence et l’ignorance que j’avais véritablement, elle parut encore plus enchantée.

« Ma chère amie, me dit-elle, en m’enveloppant d’une grande gaule de mousseline, te voilà assez vêtue pour venir souper, et ta toilette sera toute faite pour te coucher. Demain je t’arrangerai de manière que tu ne te reconnaîtras pas toi-même, et qu’on te prendra pour une princesse… d’opéra. Je ne veux pas te flatter : quoique tu ayes de la fraîcheur, ta figure n’est pas extrêmement jolie ; et ce n’est pas là ce qui m’a prévenue d’abord pour toi… mais, comme j’ai du coup d’œil, j’ai deviné ta taille à travers tes habits mal faits, et je vois avec satisfaction que j’ai bien jugé : tu as un corps superbe ». (Effectivement, j’avais encore beaucoup profité et grandi durant près de huit mois que j’avais passés chez ma première maîtresse). « Et c’est un avantage pour lequel tu ne seras pas moins recherchée qu’une autre qui n’aurait qu’un beau minois. Ne t’inquiète pas : je te réponds de ta fortune ».

Elle me répéta tous ces complimens et ces propos pendant le souper, sans que je comprisse rien à ce qu’elle voulait me dire… Mais, flattée de ses caresses, et sur-tout de la bonne chère qu’elle me fit faire, et du ton amical qu’elle avait avec moi, car rien ne sentait la maîtresse, de son côté, ni ne me faisait souvenir, du mien, que j’étais servante, je soupai très-agréablement, et me couchai ensuite dans un bon lit, où je me reposai très-délicieusement, et où je rêvai même que j’étais devenue duchesse.

Le lendemain, sur les dix ou onze heures, madame entra dans ma chambre, et me fit apporter, par la servante, une tasse de chocolat que je pris dans mon lit ; ce qui pensa me faire croire que mon rêve de la nuit se réalisait, et que j’étais vraiment un personnage d’importance… car il est surprenant et incroyable comme les plus vilaines histoires ont quelquefois de beaux commencemens !…

Je voulais me lever, mais elle m’obligea à rester au lit, ce qui, disait-elle, me rafraîchirait davantage. Malgré ses bontés, la modestie et l’humilité qui convenaient à ma pauvreté, me portant conseil à travers les suggestions de la paresse, qui me disait de profiter de ce bien-être, qui s’offrait si rarement dans l’état de servitude où je me croyais cependant toujours, je dis à madame que je me ferais scrupule d’abuser de sa complaisance, et que, si bonne que voulût être une maîtresse pour un premier jour, une domestique ne devait pas s’oublier au point de se méconnaître.

« Qu’appelles-tu, domestique et maîtresse ?… Eh, ma chère enfant, tu oublies donc que je t’ai dit que tu serais demoiselle de compagnie ? Je ne t’ai prise que sur ce pied-là, et jamais tu n’auras d’autre service à faire, chez moi, que celui du plaisir et de la fortune ».

Tous ces discours me paraissant des énigmes, je ne savais que répondre.

« Repose-toi encore, me dit-elle, j’attends quelqu’un de très comme il faut qui doit venir dîner avec nous, et dont je veux te faire faire la connaissance. Je viendrai t’avertir quand il sera l’heure de faire ta toilette, et tu verras bientôt que tu ne seras pas fâchée d’avoir quitté ton hôtel pour ma maison ».

Elle sortit de ma chambre en refermant les rideaux qui garnissaient l’alcove de mon lit.

Dame ! je croyais rêver encore, et dans la crainte de voir tout changer à mon réveil, je refermai les yeux pour tâcher de prolonger ce beau songe, puisque jamais je n’avais été si fortunée étant bien éveillée.

Je fis donc un nouveau somme, et vraiment je sentais, par cette épreuve agréable, que je prenais cependant pour une illusion, qu’il était très-facile de s’accoutumer au bien.

Il y avait peut-être trois ou quatre heures que je dormais, pour ma seconde reprise, lorsque madame, ma maîtresse, ma bonne amie… (car je ne savais plus comment l’appeler, vu les noms affectueux qu’elle me donnait elle-même, de sa chère enfant, de son cœur, de sa petite poule !…) rentra dans ma chambre et me réveilla… et déjà, preuve de cette habitude que l’on prend à ce qui flatte, je ne me gênai presque plus avec elle…

« Allons, vîte, mon ange, il est trois heures ; on va dîner. Reprends encore un petit bain, et nous nous mettrons à table ».

Elle me fit sortir du lit, m’enleva ma blouse, me mit dans la baignoire, et sortit.

Je commençais à prendre du goût à tous ces rafinemens utiles et sains pour le corps, et inventés par la volupté. Je me lavais avec plus de plaisir que la veille ; je me regardais même avec un certain amour propre, produit par les complimens que cette bonne amie m’avait faits, en me disant que la beauté de mon corps suppléait celle de ma figure… dont effectivement je n’étais pas si contente ; et, en m’essuyant ensuite, je me contemplais avec satisfaction devant une glace… lorsque j’entendis la voix de ma maîtresse, qui disait :

« Hem ! comment la trouvez-vous ? » Et de suite une voix d’homme qui répondait : « Admirable, en vérité : je n’ai guères vu de plus beau corps de femme ».

En tournant les yeux du côté d’où venaient ces voix, je vis un petit panneau de porte vitrée, qui donnait sur ma chambre, et dont on avait levé, pour me regarder, le rideau, qui retomba à l’instant. Confuse, et pour me cacher, je me replongeai dans la baignoire, où je serais restée jusqu’au soir, si madame n’était venue m’en retirer et me faire reprendre ma gaule, pour aller dîner, en me disant que j’étais une enfant, une visionnaire, que j’avais apparemment rêvé cela… et qu’au surplus, si la chose était véritable, je n’aurais que sujet de m’en louer, puisque cette vue-là ne pouvait être qu’à mon avantage.

Je me laissai persuader et conduire à table. Je trouvai dans la salle à manger un monsieur en perruque, assez vieux, long, sec, des jambes de fuseaux, une figure platte, en manière de singe ; un grand cou de travers, et une forte bosse entre les deux épaules, mais tout galonné, qui me fit mille complimens. Je pensai, malgré son galon, que ce n’était pas là le quelqu’un comme il faut qu’on attendait, car il me paraissait tout juste comme il ne fallait pas être…

La bonne dame me présenta à lui, comme sa nièce y en le priant d’excuser, si je me montrais en si simple négligé, mais qu’elle n’avait pas voulu que le temps de ma toilette retardât l’heure de son dîner. Le bossu galonné affirma, en me baisant la main, qu’il attrapa je ne sais comment, car je ne la lui avançai sûrement pas… que, telle que j’étais, il me trouverait le morceau le plus appétissant du repas, et se plaça entre ma soi-disant tante et moi, car c’était à une petite table ronde, et nous n’étions que nous trois.

Pendant tout le dîner, il me dit les choses les plus obligeantes, à ce qu’il crut, et moi aussi… et nous nous trompions tous deux…

Il m’engagea à être bien complaisante pour cette bonne tante… (qui venait de m’agréger si bénignement dans sa famille… ce qui me rappela bientôt l’autre parent, qui m’avait voulu encousiner auparavant…) à bien faire tout ce qu’elle me recommanderait, et m’assura que si je me prêtais à ses vues obligeantes, elle me rendrait heureuse, que lui-même se chargerait de contribuer à ma fortune.

Tout cela était fort clair, si j’avais su l’entendre, mais ça me passait encore… je m’aperçus seulement qu’il glissait, à cette nouvelle parente, une bourse de louis qu’elle empocha très-bien ; puis il se leva de table en me disant que je le reverrais bientôt, et sortit…

La dame alors me dit qu’il était temps de faire ma toilette, pour aller au spectacle, et me donna une chemise blanche, et de la plus grande finesse, pour l’aller passer en place de celle de nuit, qu’elle m’avait laissée. Je retournai donc à ma chambre pour faire cette opération ; mais, avant d’y procéder, j’eus l’attention de regarder à la porte vitrée, par laquelle j’avais été ou cru être aperçue avant le dîner, et l’ayant couverte, de mon côté, avec une serviette, je me dépouillai sans inquiétude.

Mais quelle fut ma surprise et ma frayeur !… Je n’eus pas plutôt quitté ma chemise, que je vis sortir de derrière un double rideau de mon lit, ce même bossu galonné, qui s’était introduit par une porte dérobée…

Il se précipita sur moi, me saisit toute nue entre ses bras, et se préparait à me faire des horreurs, car je sentais déjà un même repoussoir comme avec mon faux cousin… Je me débattis de toutes mes forces et me mis à crier au voleur ! à l’assassin !… A ces cris, ma tante postiche, qui ne valait pas mieux que cet autre cousin-là, sortit aussi de dessous le même rideau.

Je crus que sa présence en imposerait à l’effronté qui m’outrageait, et qu’elle allait le mettre à la porte ; mais je fus interdite et anéantie lorsque je l’entendis, au contraire, me dire que j’étais une petite mal-honnête, une idiote indigne de ses bontés… qu’il ne me convenait pas de me refuser à l’honneur que ce galant homme voulait me faire ; et que, si je voulais parvenir à un bien-être, je devais bénir cette occasion, puisque ce généreux protecteur me faisait déjà présent de dix louis d’or pour commencer ma fortune, qui ne tarderait pas à aller grand train, pour peu que je fusse raisonnable et complaisante… car c’était toujours là le point capital, selon eux… et elle m’étala les dix louis sur une table.

« Ah, madame ! lui dis-je, je n’ai pas d’ambition pour la fortune ; je n’en ai que pour conserver ma sagesse, comme ma mère me l’a recommandé. Je remercie monsieur de ses louis ; et, sans savoir comment vous voulez que je les gagne, je crois bien que ce n’est pas là une manière honnête ».

J’étais toujours nue entre ces deux décentes personnes, qui me retenaient chacune par une main, tandis que le vieux libertin me caressait malgré moi, de l’autre.

« Ma chère dame, repris-je encore, en pleurant et me prosternant devant elle, au nom de Dieu, laissez-moi aller ! laissez-moi me rhabiller avec mes mauvais vêtemens, et je vais sortir de chez vous. J’aime encore mieux promener et laver des enfans, que de gagner comme ça des louis…

» Oh bien, ma bonne !… dit alors le bossu à la dame, je n’ai pas prétendu venir ici à un assaut, moi ! et si la belle ne se prête pas de bonne volonté, il n’y a rien de fait, et notre marché est nul… Je reprends d’abord ces dix louis-là qu’elle refuse, et vous n’avez qu’à me rendre les cinquante que je viens de vous donner.

» Les rendre !… s’écria la dame en fureur, perdre comme ça soixante louis d’or par l’entêtement d’une petite guenon !… d’une malheureuse laidron, qui n’est bonne qu’à barbotter dans les crottes de la rue ! »…

(Note, ma nièce, qu’il n’y avait plus ni d’ange ni de petite poule).

« J’aimerais mieux l’attacher aux pieds du lit… Non, non, mon cher monsieur, je veux qu’elle gagne votre argent, ou je vais l’équiper, moi ! »…

En même temps, elle tira d’une armoire un gros et fort martinet, dont elle commença à m’appliquer plusieurs coups sur les fesses et sur les épaules… la douleur me fit pousser de nouveaux cris…

« Misérable ! me dit-elle, en me prenant à la gorge, si tu souffles seulement, je vais t’étrangler » ! Et vraiment elle m’ôtait la respiration.

Mais, le vieux paillard, qui n’avait pas autant d’envie d’employer si désagréablement ses louis qu’elle en avait de les garder, lui dit : « Non, non, ce n’est pas là mon compte, décidez-la, si vous pouvez, à se prêter de bonne grâce, mais je ne donne pas soixante louis pour faire étrangler une fille et jouir d’une morte » !… Et il me lâcha.

« Eh bien, petite sotte, petite ingrate ! qui reconnais si mal le bien que je t’ai déjà fait et celui que je te voulais faire encore, choisis donc, ou de contenter tout-à-l’heure monsieur, ou de décamper de chez moi toute nue comme te voilà » ! En disant cela, elle me lâcha aussi, pour renfermer toutes mes hardes dans un tiroir. Je profitai bien vîte de ce moment de liberté pour me sauver dessous le lit, afin de me dérober du moins aux regards de l’homme… et de là je conjurai cette méchante femme de me jeter par pitié quelques vieux haillons pour me couvrir… Mais cette cruelle mégère, enragée de ce qu’elle appelait mon obstination, et sur-tout de s’entendre redemander les cinquante louis par l’autre, avança sous le lit, et me lançait, à tour de bras, des coups de martinet pour me faire sortir…

Enfin, voyant que je m’enfonçais toujours davantage, et qu’elle ne pouvait plus m’atteindre, elle eut la barbarie de prendre un grand manche à balai, dont elle me bourrait impitoyablement la tête, la gorge, le ventre, et par-tout indistinctement où elle pouvait m’attraper.

Je poussais des hurlemens affreux, et la maudite femme, s’animant de plus en plus, à mesure, aurait infailliblement fini par me tuer sous ce lit, si un bruit effrayant ne s’était fait entendre à la porte, où l’on frappait à coups redoublés, car elle l’avait fermée, et mis même la clef dans sa poche, ne voulant pas, disait-elle, que, ni l’homme ni moi, nous puissions sortir que l’affaire ne fût consommée.

Sur ses refus d’ouvrir, on enfonça, et nous vîmes entrer un commissaire, quatre soldats du guet, et ma mère avec eux.

Rassurée par sa présence, et songeant plutôt à me sauver, qu’à l’état d’indécence dans lequel je me trouvais, je sortis vivement de dessous le lit et me précipitai dans ses bras, toute nue, toute meurtrie et ensanglantée, en m’écriant :

« Ah, ma bonne mère, sauvez votre pauvre fille » !

A cet aspect, tous les survénans frémirent d’indignation ; l’homme galonné resta sot et confus, et la scélérate fut pétrifiée…

Il faut t’expliquer ici, ma nièce, comment et pourquoi tout le monde venait là… Tu te rappelles que je t’ai dit qu’en quittant la cuisinière, après lui avoir remené ses enfans, j’avais pris avec elle un petit ton de hauteur, en lui disant que j’avais trouvé une meilleure condition. Cette femme, piquée et curieuse, m’avait fait suivre par un petit commissionnaire de l’hôtel, et avait appris, par son rapport, que j’étais chez une entremetteuse. Ma mère étant arrivée le lendemain, sur la lettre de la dame, la cuisinière lui avait annoncé mon escapade, en l’animant contre moi pour le vilain métier qu’elle conclut que j’allais faire dans cette maison, et lui avait conseillé d’avertir un commissaire pour m’en faire enlever d’autorité. Ma mère n’avait pas perdu de temps, et était survenue, comme tu vois, bien à propos… car c’est comme un bonheur dans notre famille, qu’on arrive toujours à temps pour empêcher le mal… et je te suis déjà venue aussi quelque-fois bien à point nommé, ma nièce ! témoin la seringue d’Anodin, la broche de monsieur de Lafleur, et le jeu des clercs du procureur… J’allais dire aussi les pinceaux des peintres… mais sainte Suzanne veillait sur toi dans ce moment-là !… Revenons à notre histoire.

Ma pauvre mère ne se possédait plus, et jetait les hauts cris en me voyant dans un état si pitoyable. Elle commença par m’envelopper dans son tablier, pendant que je racontai au commissaire, qui me somma de faire ma déposition, toute mon aventure avec cette abominable femme, depuis notre rencontre, la veille, jusqu’au moment actuel.

Il lui ordonna d’abord de me rendre mes vêtemens, et sitôt que je fus rhabillée ; il m’envoya avec ma mère, dans un fiacre qui fut pris aux dépens de la coupable, pour me conduire chez un chirurgien, où je serais traitée à ses frais aussi. Pour elle, il la fit mener en prison, ainsi que l’homme aux soixante louis, en me disant que, lorsque je serais en état, je serais appelée pour comparoir aux interrogatoires du procès criminel qu’il allait faire instruire contr’eux ; et que, pour récompense de ma vertu, j’obtiendrais de bons dédommagemens.

Ainsi se termina cette scène horrible. Je fus bien guérie chez le chirurgien, où ma mère fut logée et nourrie avec moi aux dépens de la suborneuse, et nous retournâmes ensemble à notre village, avec la copie du jugement, qui attestait ma sagesse et ma conduite honorable, vingt-cinq louis qu’on m’avait fait payer par la femme, comme amende et réparation ; et vingt-cinq autres que le bossu, que cette aventure avait retiré du vice, et qui avait fait des réflexions sur ma vertueuse résistance, y ajouta de lui-même, en gratification, en me faisant prier de lui pardonner le tort qu’il avait eu dans cette malheureuse affaire.