Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/30

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Partie 3, chapitre XXX.




CHAPITRE XXX.


Ma tante devient gouvernante d’un curé.
Comme quoi je suis sa nièce.


Je n’avais donc rien de mieux à faire que de rester dans cet hôpital, et d’y continuer mes fonctions auprès des autres malades. Je le demandai, et on me l’accorda. Je vécus ainsi pendant quelque temps. Un jour, un bon prêtre qui venait administrer les sacremens aux moribonds, et qui m’avait vue plusieurs fois dans cet hôpital, fut nommé à une petite cure de campagne. Il avait besoin d’une gouvernante, il me proposa de l’être. J’acceptai, je partis avec lui, et j’y restai pendant près d’un an, durant lequel il fut infiniment satisfait de mes services.

Je croyais enfin être arrivée là au port du salut, et que j’y finirais mes jours en paix avec ce saint ecclésiastique… mais comme j’étais encore fort jeune, plusieurs garçons du village cherchaient à me faire la cour. Je n’en écoutais aucun, étant bien décidée, par les traverses que j’avais essuyées, à ne plus penser au mariage ni à la bagatelle…

Par rancune, ces mauvais amoureux-là supposèrent que j’avais un commerce criminel avec le curé… d’autant plus que mon âge était, de sa part, une contravention aux règles épiscopales, qui enjoignent aux curés de n’avoir que de vieilles servantes… Hélas ! le pauvre cher homme n’y avait pas encore réfléchi… Ces méchantes langues disaient que sans cela je n’aurais pas refusé les bons partis qui s’étaient présentés pour moi… comme si une femme prudente ne pouvait pas rebuter des jeunes fous, dont elle se méfie, pour vivre honnêtement chez un homme mûr et respectable, en qui elle avait confiance !…

Ces bruits étant parvenus jusqu’au bon curé, dont la conscience était très-timorée, il rougit d’avoir donné, sans y penser, un pareil scandale, et me dit un matin, que quoiqu’il fût extrêmement content de moi, il ne pouvait me garder auprès de lui à cause de ma jeunesse… Que de même, quoiqu’il pût et dût me donner tous les certificats possibles pour ma bonne conduite et probité, etc. il me priait cependant de ne pas les exiger, et même de ne pas le citer comme l’ayant servi, parce que cela pourrait lui faire du tort auprès de l’évêque… mais que si j’avais besoin de lui, je le retrouverais dans tous les temps… Je fis donc mon paquet, et je le quittai pour m’en venir à Paris, d’où j’ai toujours depuis entretenu correspondance avec lui. C’est le même qui vient de m’écrire pour aller reprendre la place de la défunte gouvernante, fonction que mon âge me met à même de pouvoir remplir aujourd’hui, sans scandale comme autrefois… et c’est aussi pour cela que je t’ai fait habiller en garçon, pour pouvoir te garder auprès de moi et t’employer chez lui.

Or, à présent, il faut que je t’apprenne comme quoi tu es ma nièce.

Sortant de chez ce bon curé ; je m’en vins à Paris, où, vu mes premiers exercices dans les hôpitaux, ce qui équivaut à une maîtrise, je me fis garde-malade. Je perçai beaucoup dans l’état de la seringue. Je me fis quantité de pratiques, et je vivais assez bien de mes lavemens.

Un jour je fus appelée par une privilégiée qui recevait chez elle des femmes en couches. Je m’y transportai, et j’opérai sur une fort jolie petite dame, que je ne reconnus pas à la première vue, car notre posture réciproque n’était pas dans le cas de nous rappeler des souvenirs. Mais, au défaut des yeux, les oreilles nous remirent toutes deux sur la voie. Elle parla, moi aussi… Voilà un son de parole qui ne m’est pas nouveau, dîmes-nous, chacune de notre côté… puis, elle s’étant retournée dans son lit, et nos deux visages se rencontrant, je la reconnus pour une de mes camarades de théâtre, une sœur de défunt mon mari le directeur.

Elle me raconta qu’après la chute de son frère, elle avait suivi un jeune négociant hollandais qui lui avait proposé de quitter le théâtre pour l’épouser. Qu’elle y avait consenti, et était venue avec lui à Paris, où ils avaient vécu ensemble près d’un an. Qu’enfin il était parti depuis un mois, pour des affaires pressantes qui l’appelaient dans son pays, et la laissant enceinte chez cette femme, où il l’avait conduite pour faire ses couches, et qu’il lui avait donné vingt-cinq louis pour ses besoins, en attendant son retour, qui devait, disait-elle, être d’un jour à l’autre… Enchantée de m’avoir retrouvée, elle me pria de lui chercher une nourrice pour une fille à qui elle venait de donner le jour, et c’était toi.

Je m’acquittai de la commission avec joie et zèle, et je te trouvai une bonne laitière, car, dieu merci, tu es venue à bien.

Quelques jours après, en revenant la voir, je la trouvai fondant en larmes, et le désespoir dans le cœur. Elle me fit lire une lettre qu’elle venait de recevoir, par laquelle le hollandais qu’elle croyait son mari, lui marquait « qu’il n’avait pu résister aux sollicitations et aux ordres de sa famille, qui l’avait contraint à faire un mariage dans son pays. Qu’il croyait s’être bien conduit pendant qu’il avait vécu avec elle ; qu’outre ce qu’il lui avait laissé en partant, il lui envoyait encore vingt-cinq louis pour dernier souvenir de lui, mais qu’elle ne devait plus penser à le revoir, puisqu’il était marié, et incapable de trahir sa légitime épouse… ».

Ma pauvre belle-sœur, furieuse contre lui, de la trahison qu’il lui faisait à elle, qui, d’après ses promesses s’était toujours regardée comme sa femme véritable et légitime, avait pris déjà un parti violent, dont toutes mes remontrances ne purent la dissuader.

Elle me dit qu’elle me confiait le soin de sa fille jusqu’à nouvel ordre, et me remit en même temps dix des louis qu’elle avait reçus… qu’avec les quinze autres elle allait partir pour Amsterdam, où était son suborneur ou infidèle époux ; qu’elle lui dirait qu’elle le dégageait de ce titre, puisqu’il n’en était pas digne ; mais qu’elle exigeait de lui, puisqu’il était riche et père, qu’il assurât, comme il le devait, une subsistance à son enfant, ou qu’à son refus elle lui brûlerait la cervelle avec un pistolet qu’elle s’était déjà procuré pour cette belle opération.

Sa garde et moi nous eûmes beau lui faire des représentations, nous ne pûmes rien gagner sur son esprit trop bouillant. Elle partit, et peu de temps après nous eûmes la nouvelle qu’elle s’était noyée avec tout l’équipage de son bateau, au passage du Mardyk.

C’est sa tendresse pour toi, ma nièce, et l’envie de te procurer un sort plus heureux, qui lui a coûté la vie. En la pleurant, j’ai juré de remplacer auprès de toi cette malheureuse mère. Je l’ai fait jusqu’à présent, autant que mes faibles moyens l’ont pu permettre. J’ai même écrit plusieurs lettres en Hollande, à ton père, dont ma belle-sœur m’avait dit le nom ; je n’en ai jamais eu de réponse, et il a vraisemblablement, comme un cœur dénaturé qu’il est, oublié la mère et la fille… Mais il te reste une tante, Suzon, et, tant que le bon Dieu lui conservera des jours, elle ne te manquera jamais… Elle finit là son récit.

Je me jetai dans les bras de cette digne femme, et, sans pouvoir proférer une parole, je la mouillai de mes larmes, qui se confondirent avec les siennes…

Nos tendres embrassemens furent interrompus par les voix rauques des mariniers qui nous criaient : « A terre, à terre, ceux qui sont pour Valvin » ! et qui venaient nous demander pour saint Nicolas, dont la bienheureuse assistance ne nous avait laissé engraver qu’une fois, et nous avait fait passer une nuit de plus sur l’eau.