Ma tante Geneviève, ou Je l’ai échappé belle/31

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(Volume II, tome 3p. 96-111).
Partie 3, chapitre XXXI.




CHAPITRE XXXI.


Accident en sortant du coche. Ma
tante me laisse dans une auberge.


C’Etait là que nous devions quitter le coche, pour continuer notre route à pied jusque chez le curé, au-dessus de Fontainebleau. Nous en sortîmes donc fort contentes toutes deux de ce que, pendant ce petit voyage, mon sexe n’avait pas été soupçonné, malgré la quantité de monde qui nous entourait, et ma tante en augurait déjà le mieux du monde pour le succès de mon travestissement aux yeux du bon curé, chez qui nous allions.

Avant de nous mettre en marche pour faire les quatre à cinq lieues que nous avions encore, ma tante voulut prendre un petit repas à une auberge qui était à quelques pas de là sur la route, et nous y entrâmes.

A peine assises toutes deux, je m’aperçus que, par un reste de l’étourdissement des aventures de ma tante, et sur-tout par la profonde impression de sensibilité que nous avait causée la mort funeste de ma mère, j’avais oublié de prendre notre petit paquet en sortant du coche. J’y courus bien vîte pour le chercher ; mais, en marchant sans précaution le long du rebord du coche, mon pied s’accrocha dans un cordage, et je tombai dans la rivière.

Des mariniers, qui heureusement me virent barbotter, s’empressèrent à me secourir, et me repêchèrent de dedans un des petits bateaux qui étaient à la suite, et sous lequel j’allais passer… mais j’avais déjà avalé beaucoup d’eau, et j’avais perdu connaissance.

Ces hommes charitables, mais grossiers et sans scrupule, voyant mes vêtemens tout trempés, imaginèrent d’abord qu’il était tout naturel de me les ôter pour les faire sécher, et m’essuyer le corps après. Ils me dépouillèrent donc sur-le-champ, et leur surprise ne fut pas petite en voyant une fille où ils avaient cru trouver un garçon…

Mais voici une augmentation d’étonnement. Ma tante, inquiète de ne me pas voir revenir, était sortie de l’auberge, et rentrait dans le coche à ce même instant, et me vit ainsi toute nue au milieu de cinq à six mariniers et d’une douzaine de personnes. Elle se mit dans une colère affreuse, et voulait dévisager tous les regardans ; mais me voyant sans mouvement et sans connaissance, et ayant appris mon accident, et l’innocence des mariniers, qui n’avaient agi qu’à bonne intention, elle s’appaisa un peu, et, au lieu de jurer après eux, elle se mit à pleurer sur moi, et, m’enveloppant de son mieux avec ce qu’elle avait dans son paquet qu’elle reprit, elle pria un des mariniers de me porter dans l’auberge, pour m’y faire donner des secours.

La maîtresse, qui était une bonne femme, prit beaucoup d’intérêt à moi, fit allumer un grand feu dans une chambre, où elle aida à ma tante à me faire revenir à force de cordiaux et de spiritueux, et m’ayant bassiné un bon lit, elle voulut m’y faire coucher, disant que je resterais chez elle jusqu’à ce que je fusse entièrement rétablie, et sans qu’il en coûtât rien ni pour ma tante, ni pour moi : même, ajouta-t-elle, si la pauvre fille veut, elle pourra demeurer plus long-temps chez moi. Où alliez-vous, comme ça avec elle ?

Ma tante lui avoua ingénuement qu’elle allait chez le curé d’Avon pour le servir, et qu’elle m’avait fait prendre ces habits-là pour pouvoir m’y présenter comme son neveu. « Eh bien, reprit l’aubergiste, vous n’avez pas besoin de la mener jusque-là pour être plus sure de lui trouver une condition ; laissez-la moi ici. Je n’ai plus de servante ; voilà la saison des coches et du passage des voyageurs, qui va m’amener du monde, et je la garderai. Outre ses petits gages, elle aura encore ici d’assez bons profits, et je la ferai toujours habiller, pour commencer ; ça vaudra mieux pour elle, que de courir comme ça le guilledoux, en garçon ».

Ma tante, trouvant cette proposition raisonnable et avantageuse, y consentit. Elle resta encore toute la journée et la nuit avec moi, et le lendemain, me voyant parfaitement bien remise, et que je lui parlais de partir avec elle, elle m’apprit le nouvel arrangement fait avec la maîtresse de l’auberge, et m’engagea à y rester, m’assurant qu’elle reviendrait me voir sous huit jours, et que si je ne me trouvais pas contente de cette maison, elle m’emmènerait.

J’acquiesçai à ses désirs ; nous nous embrassâmes, elle partit, et je demeurai dans l’auberge, après avoir été revêtue devant elle d’un déshabillé fort propre, appartenant à l’hôtesse, et dont cette brave femme, qui était de même taille que moi, déclara qu’elle me faisait présent.

J’entrai, dès ce même moment, en exercice ; ma maîtresse m’indiqua tout ce que j’aurais à faire, et, comme je n’étais ni paresseuse, ni mal-propre, elle fut bientôt très-satisfaite de mon service, comme je l’étais de ses bonnes façons pour moi.

Elle avait un mari qui faisait le commerce du vin, et, comme il était presque toujours en route sur la rivière, dans les coches, ou sur les ports, je ne le voyais guères à la maison, que pour les heures des repas, encore rarement pour le dîner. Comme il laissait à sa femme tout le détail de l’auberge, sans presque me regarder, il trouva fort bien qu’elle m’eût prise chez elle, et ne m’avait pas dit encore quatre paroles pendant les huit premiers jours…

Il y avait déjà près d’un mois que j’étais ainsi dans cette condition, où je me plaisais beaucoup. Ma tante m’était venu voir, et m’avait appris que son curé l’avait aussi fort bien reçue ; de sorte que nous étions toutes deux fort contentes de notre sort, et par la bonté de nos maîtres, et par la proximité de nos demeures, qui nous donnait la facilité de nous voir. Mais il était dit qu’il ne pouvait y avoir de bonheur durable pour nous.

Le mari de ma maîtresse s’absentait quelquefois pour un jour ou deux, suivant les petits voyages qu’il était obligé de faire ; mais jamais il ne découchait sans prévenir sa femme ; et ces jours-là, celle-ci me faisait partager son lit pour lui tenir compagnie.

Or un jour que le mari était allé à trois lieues, pour chercher une somme d’argent qu’on lui devait, et qu’il avait dit, en partant, qu’il serait revenu de bonne heure pour souper, nous l’attendîmes jusqu’au soir sans le voir rentrer. Ma maîtresse commença à prendre de l’inquiétude. La nuit était déjà venue, et le mari ne paraissait pas. Onze heures… minuit sonnent… point de nouvelles. La pauvre femme s’alarme, se figure des catastrophes tragiques… des voleurs, des assassins !… Enfin, n’espérant plus qu’il arrivât alors, elle se détermina à se coucher pour le reste de la nuit, et de partir le lendemain de grand, matin, pour aller elle-même s’informer de lui à l’endroit où il avait été pour recevoir de l’argent.

Je voulus veiller sur une chaise encore deux heures, mais à la fin elle m’obligea à me coucher avec elle, en me disant qu’il était impossible qu’il fût par les chemins à pareille heure, et que certainement il lui était arrivé malheur, ou qu’il ne reviendrait que le lendemain.

Je lui obéis donc, et me mis au lit auprès d’elle. Elle ne fit que rêver douloureusement, s’agiter et gémir… et dès le plus petit point du jour, elle s’habilla et partit sans vouloir me laisser aller avec elle, comme je le lui demandais ; mais elle m’ordonna de rester au lit, fatiguée que je devais être, et ne voulant pas laisser sa maison seule, et me recommanda sur-tout de n’ouvrir à personne…

Comme je me levais tous les jours de très-grand matin, et que je n’avais pas fermé l’œil de toute cette nuit, je profitai de l’occasion et de son ordonnance pour me dédommager… Le lit d’ailleurs étant beaucoup plus douillet que le mien, je m’étendis à mon aise et m’endormis profondément.

Voilà une réflexion à faire ici. C’est que le plus riche ne jouit pas toujours de son bien, et ne passe pas les momens les plus agréables…

Le maître aubergiste est hors de son bon lit, peut-être assassiné ; la maîtresse, sa femme, s’en arrache en gémissant pour courir après lui… et la servante, bien tranquille, s’étend et dort paisiblement sur leurs matelas… Ainsi l’on voit souvent des valets consommer les provisions de grands seigneurs et de richards, et s’enivrer à leurs tables, tandis que les propriétaires se font échiner aux armées, ou qu’ils sont détenus dans des prisons… Mais la morale n’est pas de mon ressort : revenons à mon histoire.

Voilà donc la pauvre aubergiste qui trime par les chemins, bien inquiète après son homme ! Mais au lieu de se rapprocher de lui, elle s’en éloigne, et voilà encore une preuve de l’inutilité et de la mal-adresse de nos prévoyances… Car enfin, c’est elle qui a voulu s’en aller ! c’est elle qui a voulu me faire coucher dans son lit, quand je voulais veiller sur une chaise ! c’est elle qui m’a encore forcée à y rester après son départ !… Eh bien, toutes ces précautions-là de sa part devaient et ont pensé tourner contre elle et contre moi.

Son mari était revenu la veille, mais il s’était attardé malgré lui avec des amis chez qui il avait soupé plus que raisonnablement. Ces braves gens, mais indiscrets, ne voulant pas le laisser sortir de chez eux pendant la nuit, et hors d’état de se conduire, ni le ramener devant sa femme dans le degré d’ivresse où ils l’avaient mis, l’avaient laissé sommeiller quelques heures, pendant qu’eux, plus fermes à leur poste, ribottaient toujours… et après l’avoir encore fait trinquer à son réveil, sous le prétexte de ce que les bons ivrognes appellent reprendre le poil de la bête… ils lui avaient enfin donné la liberté de revenir chez lui, quand ils avaient commencé à voir le jour, et l’avaient ramené jusqu’à sa porte, où ils l’avaient enfin quitté.

Comme il avait des doubles clefs, il ouvrit sans difficulté. Son premier soin fut de venir à son lit et de se coucher bien doucement, pour ne pas réveiller sa femme, dont il craignait une semonce…

Peu après, en se remuant et s’alongeant à côté de moi, qui tenais la place de cette épouse mal avisée, qui le cherchait alors où il n’était pas… il me toucha… On sait que le vin donne quelquefois des fantaisies… En me touchant, il se trouva sans doute étonné de quelques différences qu’il crut remarquer dans les formes… car sa femme était déjà d’un certain âge ; il voulut continuer son examen de vérification, et en palpant toujours pour vérifier, il me réveilla… Moi, pensant bonnement que c’était ma maîtresse qui s’était ravisée et était revenue, je lui dis : « Eh quoi, madame, vous voilà déjà de retour ?

» Oh, oh ! dit-il à son tour, me reconnaissant à la voix, ma main ne me trompait pas, et je sentais que ma femme avait fièrement rajeuni ! Mais, ventrebleu, l’occasion est trop belle, et je ne la manquerai pas ». Alors il se mit à m’embrasser. « Oh ! mon cher monsieur, lui dis-je, éveillée tout-à-fait et par ses gestes, et par l’effroi que me causait sa voix, que je reconnaissais aussi, pardon, c’est madame qui m’a forcée à coucher dans son lit ; mais, de grâce, laissez m’en sortir. Non pas, morbleu ! reprit-il, en me serrant le plus fort et le plus conjugalement possible, puisque ma femme vous a fait tenir sa place dans son lit, il est juste aussi que vous y jouiez son rôle ». Et poussant toujours sa pointe, comme on dit, il cherchait à en venir à son but.

J’avais beau le prier, le conjurer, crier, même : « Je ne connais et je n’entends rien, disait-il, en agissant toujours, je suis dans mon lit, dans ma possession, et j’ai le droit de propriété et d’exploitation sur tout ce qui s’y trouve… et vous y passerez, qui que vous soyez, sauf à expliquer après qui de nous deux sera en contravention ».

Effectivement, toute nue dans ses bras, et sans défense, je ne sais trop ce qui en serait résulté, lorsque la porte s’ouvrant toute grande, et de suite les rideaux du lit, je vis ma tante avec la maîtresse, qui s’étant rencontrées à la porte de l’auberge, accouraient à mes cris.

Toutes deux se précipitèrent à-la-fois sur le lit. Ma tante m’enleva, et l’aubergiste empoigna son mari, qui ne voulait plus la reconnaître… Il s’élançait toujours sur moi comme un furieux, malgré les empêchemens de mes deux gardiennes, qui avaient peine à s’opposer à ses efforts, et de l’épouse sur-tout, qui présentait son corps entre nous deux pour couvrir le mien, en s’écriant : « Ah ! le forcené… depuis qu’il m’a épousée, je ne l’ai jamais vu comme ça » !…

Enfin, voyant qu’on ne pouvait pas lui faire entendre raison, pour dernière ressource elle prit à deux mains un baquet plein d’eau, et l’en ayant aspergé abondamment, elle parvint à éteindre une partie de son feu.

Ma tante alors me dit qu’elle voyait que la malignité de notre étoile nous poursuivait toujours, et qu’il ne pouvait y avoir de sûreté pour nous parmi les hommes, à moins de les choisir, ou vieux et infirmes, ou de saints personnages, comme son curé.

En conséquence, elle signifia à la maîtresse de l’auberge (qui ne demandait pas mieux, par la jalousie qu’elle ressentait, de voir la supériorité de l’influence que j’avais sur le physique de son époux), qu’elle allait m’emmener, et elle me fit reprendre mes habits de garçon, pour me conduire au presbytère.

Nous quittâmes donc l’auberge, laissant le mari et la femme libres et au choix de se continuer des reproches ou de négocier un raccommodement.