Ma vie (Cardan)/Introduction

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Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. ix-xxxi).

INTRODUCTION

I

De toutes les œuvres sur lesquelles Cardan comptait pour éterniser son nom, il n’en est guère qu’une de nos jours qui trouve encore des lecteurs, et ce sont les mémoires de sa vie, sur lesquels certainement il n’avait pas mis les plus grands espoirs. Le reste est désormais du seul domaine des spécialistes de l’histoire des sciences ou de la philosophie.

Après avoir joui, de son vivant et pendant le siècle qui suivit sa mort, d’une large renommée[1], il est à peu près oublié ; après avoir été célébré comme un inventeur incomparable, il n’a laissé son nom qu’à une invention (la suspension de Cardan[2]) et à une découverte (la formule de résolution des équations du troisième degré) auxquelles il avait peu de droits. Lui que Naudé et ses contemporains admiraient, non pas seulement comme un « preux de pédanterie », mais comme un des moralistes les plus pénétrants et du plus précieux conseil, il est devenu aux yeux de certains psychiatres un type de déséquilibré et de demi-fou.

Curieuse destinée, mais moins curieuse assurément que l’homme lui-même et que l’œuvre où il s’est mis à nu. Pour la hardiesse de la sincérité, pour l’ingénuité orgueilleuse dans l’aveu des faiblesses, son autobiographie ne le cède pas aux Confessions de Rousseau ; pour la richesse de la personnalité qui s’y montre, le pittoresque et l’imprévu de certaines aventures, c’est à la Vie de Cellini qu’elle ferait penser. Mais au lieu d’avoir atteint, comme Benvenuto et comme Rousseau, l’ample succès et la gloire durable, Cardan n’a trouvé que l’audience d’un cercle étroit d’érudits et de curieux. Cela tient à des causes diverses.

L’homme de science n’a jamais provoqué la même curiosité que l’écrivain ou l’artiste. De lui, on ne veut connaître que son œuvre, un sommaire grossier de son œuvre. On le résume en un trait, un mot, associés parfois à une découverte : si Archimède n’avait pas pris un bain, il serait moins célèbre. Ou bien on compose une sorte d’image sainte où il apparaît dépouillé des passions humaines : la main au scalpel, l’œil rivé au microscope, il semble avoir traversé le monde sans avoir vécu, sans avoir été éprouvé par les troubles agitations des mortels ignorants.

Quand un romancier ou un peintre se racontent, ils ont une autre supériorité : ils savent offrir d’eux-mêmes un portrait si bien composé ! Leurs aventures s’organisent si parfaitement ! Tout, en eux et autour d’eux, prend un charme, un éclat qui vient, non de la réalité, mais de leur art.

C’est là que la faiblesse de Cardan est grave et justifierait presque la négligence des lecteurs : il n’a aucun souci ni de composer ni d’écrire bien, ou mieux son souci de composition est à contre-sens. Il a toujours tiré fierté, plus encore que de l’étendue de son savoir, de l’excellence de sa méthode et de ses procédés d’exposition. Il se confesse, mais il continue, croit-il, à faire œuvre de savant. Aussi jugerait-il indigne d’exposer bonnement les aventures de sa vie dans l’ordre des événements. À cette besogne suffit un chapitre, le quatrième. Par ailleurs il constitue des rubriques où il groupe, avec quelle fantaisie et avec quel arbitraire, tout ce qu’il croit digne d’attention dans ses habitudes, ses mœurs, les accidents ou les succès d’une longue existence. Un fait, grâce à cet ordre prétendu, peut être rappelé trois ou quatre fois sans être jamais raconté complètement. Ce qui lui est arrivé le jour même où il compose un chapitre se trouve rapproché d’un souvenir de sa plus lointaine enfance. Et c’est par moments un écheveau de dates qui découragerait l’attention.

Que d’incidents pittoresques escamotés en quelques lignes, que d’hommes rencontrés dont l’originalité perce à travers la sèche brièveté de ses mentions, sans qu’il croie à propos de nous en offrir un croquis. Il abandonne presque toujours le réel, le concret, la vie pour ses déductions, ou ses méditations philosophiques, hélas ! Et pourtant il ne manque pas de dons : s’il se laisse aller, s’il oublie ses ambitions, la scène s’anime, la conversation se fait vive, les êtres prennent une consistance et une physionomie. Parfois son extrême naïveté d’écrivain (l’homme n’est point naïf quoi qu’on en ait pu dire) rejoint le raffinement du moins ingénu de nos contemporains. On pourrait le soupçonner de procédés. Il entremêle caractères physiques et moraux dans un lacis où l’auteur de Suzanne et le Pacifique semble annoncé.

La langue dans laquelle il écrit a été dommageable à la diffusion de son œuvre : c’était celle que lui imposaient les idées régnantes dans son milieu. Le latin était alors l’instrument général de l’expression des idées scientifiques ; pendant longtemps encore il allait rester le moyen le plus commode de propager livres et idées à travers toute l’Europe. Mais les cercles où il était en usage, répandus dans l’espace, enfermaient un public toujours plus restreint. Rares sont les œuvres latines modernes qui n’ont pas été condamnées à un demi-oubli, lorsque leur contenu idéologique n’en imposait pas la connaissance et n’en provoquait pas des traductions renouvelées d’âge en âge. Elles n’avaient point la puissante source de rajeunissement continuel que constitue l’école : être classique est encore pour un écrivain le plus sûr moyen de survivre, mais y a-t-il des classiques latins du xvie siècle ? En fût-il même, Cardan n’aurait pu atteindre à cet honneur, tant son style est terne, confus, obscur, son vocabulaire abstrait, pauvre, plein d’impropriétés venues du jargon médical ou scolastique. Il n’avait pas dédaigné parfois de recourir à l’idiome vulgaire. Ce fut seulement pour composer de ces recueils plaisants qui l’occupaient pendant « le temps de sa réfection corporelle », et qui sont aujourd’hui perdus[3].

Mais malgré tant de défauts, malgré toute son insuffisance littéraire, cette Vie reste une lecture passionnante. Le lecteur hausse parfois les épaules, fait avec humeur le mouvement de refermer le livre, mais il ne saurait se détacher de ces pages maladroites où peu à peu s’anime un homme qui, sans dissimulation, vit sous nos yeux une vie moins intéressante par les accidents et les aventures que par les tumultes d’une âme inquiète, d’un esprit passionné. Et autour de lui, mêlé comme il le fut à des milieux divers dans des temps si agités, si profondément troublés, où la bataille des idées n’était pas moins ardente que les luttes de la politique, si riches de tous les mouvements humains, c’est une image de l’époque qui dessine quelques aspects de la société, la vie universitaire par exemple, la profession médicale et aussi la lutte pour les idées nouvelles, leurs répercussions, leurs réactions.

II

Né le 24 septembre 1501 d’une union peut-être irrégulière entre un homme déjà âgé et une veuve beaucoup plus jeune, Cardan eut longtemps à souffrir de l’incertitude de sa condition et de la tyrannie, diverse mais également pénible, de ses parents. Son père, prodigieux érudit à l’esprit trouble et confus, ne s’occupe de lui que pour le réduire à une sorte de servitude et semer dans son cerveau des superstitions à jamais indéracinables ; sa mère, capable d’admirables sacrifices, ne savait lui épargner les sautes d’une humeur d’abord colère, plus tard dolente.

Une enfance malheureuse, du fait de maladies continuelles et des mauvais traitements subis, n’arrêta pas le développement de son esprit avide de connaître et, sans autres études que les entretiens de son père, il donna de bonne heure des preuves de son intelligence qui frappèrent les familiers de la maison.

Avant même d’avoir obtenu par supplications et presque par menaces de partir pour l’université de Pavie, il était déjà en certaines matières — les mathématiques et la dialectique — capable d’enseigner à ses camarades. À Pavie, puis à Padoue où les temps troublés le contraignirent ensuite à passer, il se jeta ardemment à la conquête de toutes les sciences ; la passion du jeu seule le détourna parfois du travail.

Reçu docteur en médecine, il exerça d’abord pendant des années de demi-misère dans des villages, à Piove di Sacco où il se maria vers la trentaine, ayant enfin recouvré sa virilité qu’il pleurait depuis dix ans. Bien que le Collège des médecins de Milan, considérant sa naissance comme illégitime, refusât de le recevoir, il revint en 1536 dans sa patrie où une chaire de mathématiques lui fut confiée. Il y resta six ans, — six ans d’un labeur productif, qui n’écartait cependant pas de son esprit le souci d’être agréé par le Collège. Les échecs ne le rebutent pas ; de puissants amis qu’il se concilie font pour lui fléchir la rigueur des règlements. Une première concession lui est faite : on lui accorde de pratiquer la médecine dans Milan sans jouir cependant de tous les droits des autres médecins. Deux ans plus tard son triomphe est complet.

De ce temps datent aussi les débuts de sa production médicale, par où, dès lors, il s’attire de nombreuses inimitiés du fait de son humeur combattive et de son goût de la nouveauté. Il entre en rapports avec le mathématicien brescian Nicolò Tartaglia qui, peu d’années auparavant, avait découvert les premiers éléments de la résolution des équations du troisième degré, et le voilà engagé dans une des aventures les plus retentissantes de sa carrière.

Mais sa renommée qui s’étend lui a valu des offres honorables : du pape Paul III, du lieutenant pour le roi de France en Italie, Brissac, qui voudrait se l’attacher ; Pavie et Pise lui offrent une chaire. Tout est repoussé jusqu’au jour où, les écoles platiniennes l’ayant chassé, sa clientèle s’étant clairsemée à cause de sa négligence de joueur acharné, il accepte d’enseigner la médecine à Milan où on a transporté, tant bien que mal, quelques cours de l’Université de Pavie fermée à cause des guerres. Là commence sa carrière de professeur, plusieurs fois interrompue parce que le traitement était payé irrégulièrement et que, cependant, il fallait faire vivre une famille accrue de trois enfants, deux garçons et une fille. Durant une de ces interruptions il est prié de donner ses soins à l’archevêque de Saint-Andrews, John Hamilton, primat d’Écosse et frère du régent, qui lui propose de venir jusqu’à Lyon. Il s’y laisse entraîner, puis de là à Paris et enfin jusqu’à Édimbourg. Les résultats de ses soins sont heureux, la récompense reçue est royale, et sa curiosité intrépide trouve dans près d’un an de voyage un aliment toujours renouvelé.

Dans cette période, entre quarante et soixante ans, il donne l’essentiel de son œuvre : après la polémique médicale il est passé à l’arithmétique, dont un traité paru en 1539 attire sur lui l’attention des grands libraires allemands, les Petri, qui éditeront les principaux de ses ouvrages. Son traité d’algèbre, l’Ars Magna, plein de découvertes nouvelles, les siennes et celles d’autrui, provoque la colère de Tartaglia et déclenche une longue polémique. Ensuite se succèdent ses encyclopédies, le De Subtilitate (1550) que Scaliger essayera d’écraser sous une massive critique, plus volumineuse que l’œuvre originale, et que Cardan complète à son retour d’Écosse par le De rerum Varietate, et enfin ses Commentaires de Ptolémée où il expose les doctrines astrologiques en les éclairant par les exemples empruntés à sa pratique. Quelques échecs retentissants — son horoscope d’Édouard VI par exemple — ne le découragent ni le démontent.

Il est maintenant à l’apogée de sa fortune : célèbre, heureux dans ses cures, recherché de ses compatriotes comme des étrangers qui viennent en foule auprès de lui, il retourne encore une fois à Pavie où la destinée semble l’accabler. Son fils aîné, mal marié, tente d’empoisonner sa femme et, condamné à mort, est exécuté le 10 avril 1560. Le cadet, joueur, débauché, vagabond, l’afflige par ses vices et le terrorise par ses menaces. Ses collègues, jaloux, s’acharnent à lui nuire. Son esprit se trouble ; il voit partout des embûches, en tous des ennemis. Cette névrose grandit de plus en plus et empoisonne ses jours.

Pour fuir Pavie, il demande au cardinal Charles Borromée de l’appuyer à l’université de Bologne. Sa candidature soulève des oppositions résolues. Il faut toute l’autorité, tout l’entêtement du légat pour en venir à bout. Sa présence ensuite triomphe des préventions et Bologne pendant quelques années l’honore et l’admire.

Mais l’air était étrangement vicié dans cette ville pontificale : l’Inquisition y déployait plus qu’ailleurs une activité soupçonneuse qui s’insinuait jusque dans l’intimité, et elle apportait à défendre la religion contre les moindres atteintes une vigueur effrayante. Pour y vivre en paix il fallait de la prudence et de la souplesse : la première qualité, à tout le moins, manquait à Cardan. Ses propos qu’il ne surveillait pas toujours, semble-t-il, prêtaient à des interprétations que son œuvre imprimée confirmait au besoin. Des pages d’orthodoxie douteuse pouvaient être relevées dans tous ses livres. Dans le De Subtilitate, une discussion sur la valeur comparée des croyances n’affirmait pas très clairement la supériorité du christianisme ; le De rerum Varietate proposait des explications trop rationnelles de la sorcellerie et critiquait sans ménagement les procédés des inquisiteurs dominicains ; le Commentaire de Ptolémée contenait un horoscope du Christ qu’il paraissait soumettre ainsi à l’influence astrale, comme tout mortel.

Le danger était grand. Quand Cardan pouvait croire sa vieillesse assurée d’une fin paisible, il fut arrêté, emprisonné et, après de longs interrogatoires et de diligentes enquêtes, condamné à ne plus enseigner et à ne rien publier désormais. Il plia sous l’orage ; puis, le temps ayant passé, il essaya de reprendre sa place. Ni son infatigable insistance, ni le bienveillant appui des cardinaux ses protecteurs, Morone, Alciati, n’eurent d’effet, non plus que l’accès au trône pontifical d’un pape d’esprit plus large. Il se vit contraint de quitter Bologne pour se fixer à Rome où, pensionné par le pape, agréé par le Collège des Médecins, il termina sa vie le 21 septembre 1576.

III

En rapportant cette mort dans son histoire universelle[4], de Thou l’accompagnait des commentaires suivants : « Cette année, mourut à Rome un homme d’un grand nom, mathématicien célèbre ou médecin fameux tel qu’on voudra l’appeler, en un mot Jérôme Cardan, natif de Milan. Jamais caractère ne fut plus sujet à mille contradictions, ni vie plus remplie d’inégalités ; soit simplicité, soit grande liberté d’esprit, il a écrit de lui-même des choses qu’on n’attendrait jamais d’un homme de lettres et il en apprend plus lui seul que le plus habile historien ne pourrait en faire comprendre. Je le rencontrai à Rome quelques années avant sa mort, habillé d’une façon toute extraordinaire. Je lui parlai même et je ne pouvais assez m’étonner de ne trouver dans un homme si fameux par ses ouvrages rien qui répondît à la haute réputation qu’il avait. C’est ce qui me fit admirer davantage la pénétration de Jules-César Scaliger. Car dans la critique que ce sublime esprit entreprit de l’ouvrage que Cardan intitule De Subtilitate, il a marqué avec une justesse merveilleuse toutes les inégalités de cet auteur. Ici c’est un génie divin, dans cet autre endroit il semble qu’il ait moins de sens qu’un enfant. Cardan travailla beaucoup sur l’arithmétique et y fit plusieurs découvertes. Il était d’ailleurs très versé dans l’astrologie judiciaire. Ses prédictions, dont l’événement parut souvent au-dessus de toutes les règles de l’art, infatuèrent bien des gens de cette espèce de science. Mais le comble de la folie ou plutôt de l’impiété fut de vouloir assujettir le créateur lui-même aux lois chimériques des astres. C’est pourtant ce que Cardan prétendit en tirant l’horoscope de Jésus-Christ. Il mourut âgé de 75 ans moins trois jours, l’an et le jour qu’il avoit prédit, c’est-à-dire le 21 septembre. On crut que pour ne pas en avoir le démenti il avança sa mort en refusant de prendre aucun aliment. Son corps fut mis en dépôt dans l’église de St-André et transporté ensuite à Milan où il fut enterré à St-Marc dans le tombeau de ses ancêtres. »

Négligeons l’étonnement de de Thou à ne point trouver le grand homme semblable à l’image qu’il s’en était faite, à ne point voir jaillir à chaque mot un trait de génie. Plus tard il devait être à son tour victime de la même illusion déçue : des visiteurs étrangers, allemands ou anglais, s’étonnaient de sa conversation et quaerebant Thuanum in Thuano[5]. Mais son témoignage est un reflet de l’opinion moyenne des contemporains et laisse percer un peu de la légende qui s’était constituée dès le vivant de Cardan pour se cristalliser à sa mort, supposée volontaire parce qu’il n’aurait point voulu décevoir encore une fois une science dont les prédictions étaient si souvent démenties.

La légende, Cardan était pour une large part responsable de sa naissance, par l’insistance avec laquelle il avait étalé les étrangetés de sa vie et de son caractère, par sa volonté bien affirmée de se présenter différent et isolé des autres. De tout cela il a donné un bon raccourci dans une page de ses exemples de nativités.

« Le ciel m’a fait habile aux travaux manuels, doté d’un esprit philosophique et apte aux sciences ; fin, honnête, de bonnes mœurs, voluptueux, gai, pieux, fidèle, aimant la sagesse, méditatif, fertile en idées, d’un esprit remarquable, enclin à apprendre, prompt à rendre service, jaloux d’égaler les meilleurs, découvreur de nouveautés et progressant sans le secours d’un maître ; de caractère modéré, studieux de médecine, curieux de merveilles, inventeur, captieux, rusé, mordant, instruit des arcanes, industrieux, laborieux, diligent, ingénieux, vivant au jour le jour, impertinent, contempteur de la religion, rancunier, envieux, triste, traître, magicien, enchanteur, exposé aux malheurs fréquents, haïssant les miens, adonné à de honteux plaisirs, solitaire, désagréable, rude, prédisant naturellement, envieux, lascif, obscène, médisant, humble, se plaisant à la conversation des vieillards, changeant, irrésolu, impudique et voué aux tromperies des femmes, chicanier, et, à cause des oppositions de ma nature et de mon caractère, inconnu de ceux même que je fréquente assidûment[6]. »

IV

C’est parce qu’il continue à se sentir inconnu et incompréhensible qu’il emploie les deux dernières années de sa vie à composer ses mémoires. Il ne veut, affirme-t-il, que raconter sa vie pour le seul amour de la vérité ; une sincérité totale, une humilité vraie donneraient un démenti à ses calomniateurs qui avaient douté de la bonté de son cœur et de la pureté de sa conscience. En vérité, si grande que soit son ardeur dans l’aveu de ses erreurs et de ses vices, son but n’est pas là, et l’auditoire qu’il veut atteindre est bien plus étroitement déterminé. On a accusé sa religion ; le tableau de sa vie va être tout éclairé de sa croyance profonde, dévote, superstitieuse. Il n’a jamais oublié ou négligé les enseignements de l’église : elle n’a pas eu de fils plus docile ni plus confiant, et, médecin, il a gardé plus de confiance dans les prières que dans les remèdes de son art.

Là-dessus se greffe l’ambition de retrouver sa place dans une université, de reprendre la carrière brutalement interrompue par les accusations qu’il prétend effacer et que, tout au long du livre, il néglige de préciser — au point que longtemps on a fait les plus étranges suppositions sur leur vraie nature. D’où l’autre face de ses mémoires, faite d’orgueil qui s’étale et de réclame sans vergogne. En mettant en relief sa valeur comme médecin, ses succès comme professeur, l’importance de ses découvertes, la richesse de ses livres et l’originalité, l’étrangeté même de son esprit et de son caractère, n’espère-t-il pas écarter les scrupules auxquels il se heurte pour remonter dans sa chaire ?

Dans ce double souci réside l’explication de ses apparentes contradictions : il avoue toutes ses faiblesses, toutes ses erreurs, sauf en matière de religion, il reconnaît qu’il fut malheureux partout, sauf dans la médecine, où la faveur divine peut seule expliquer ses triomphes.

Ajoutez à cela les dispositions d’esprit où il se trouve quand il écrit, seul, vieux, malade, contraint à résider dans Rome où lui sont fermés les exutoires ordinaires de son activité, l’enseignement et la publication des livres. Le pessimisme, produit naturel de pareille situation, trouble le souci d’apologie qui l’a inspiré dans la rédaction de ses souvenirs. De plus, ces deux caractères — pessimisme et panégyrique — ne sont pas adroitement fondus ou alternés ; ils se juxtaposent et le ton change brusquement d’une page à l’autre suivant la dominante de l’instant. Et comme assurément il n’eut pas le temps de mettre la dernière main son livre et de pratiquer une révision attentive, les disparates éclatent ; et on a fait état de ces disparates pour porter sur son caractère et sur la véridicité de son livre une condamnation excessive. À l’appui de leurs dires, les critiques apportent en preuves, outre les contradictions que fournit aisément une lecture superficielle, quelques témoignages de contemporains et, souvent, des inductions tirées de difficultés apparentes ou réelles, offertes par le récit de certains événements[7]. Quelques-uns ont même pris argument des rêves étranges et des interventions prétendues surnaturelles où Cardan se complaît.

Il n’est pas hors de nos moyens de vérifier bon nombre de ses affirmations. Les sources de sa biographie ne manquent pas. Il a passé sa vie à se confesser publiquement. Pour ce qui nous occupe ici son œuvre comporte trois groupes importants :

1o Les livres de publicité, si l’on peut dire, par exemple le De libris propriis libellus[8], où il fait connaître ses travaux, publiés ou en projet, en indiquant rapidement pour chacun d’eux les circonstances de la composition, le sujet et la manière dont il l’a entendu et traité. Qui s’étonnerait qu’en de telles conditions l’esprit de réclame, malaisément conciliable avec la modestie, l’ait entraîné à des exagérations favorables à sa renommée ?

2o Un certain nombre de traités à tendances moralisantes, où sa propre existence lui fournit des exemples vécus : De consolatione, De utilitate ex adversis capienda… Presque toujours il les écrivit dans des circonstances critiques, à des moments d’abattement ou de désespoir, pour se donner à lui-même le réconfort de la philosophie[9]. L’entrain qui anime le premier groupe cède ici la place à la tristesse, au découragement, à la misanthropie ; une vie toute de malheurs semble avoir été la sienne.

3o Les thèmes de nativités qu’il apporte dans Liber XII Geniturarum et Liber de Exemplis C. Geniturarum à l’appui de ses doctrines astrologiques et où il rapproche les événements des prédictions faites d’après les astres. Il y fait figurer son thème astral, ceux de son père, de son fils, de ses amis et les accompagne d’un commentaire riche de détails précis. Là son souci est, non d’arranger les faits, mais de faire concorder avec eux ses calculs et ses déductions.

Mais il y a plus : pas un seul de ses livres qui ne nous fournisse quelque indication sur sa vie, sur sa personne, sur son esprit. La science a été profondément mêlée à son existence ; c’est son souci perpétuel. Il vit pour observer et pour savoir ; il n’est rien du plus intime de son être qu’il n’offre au public comme sujet d’étude. C’est alors, n’y ayant plus dessein d’apologie ni parade de souffrance, que sa parole mérite le mieux notre confiance.

Ainsi, certains événements, il les a racontés plusieurs fois ; et parfois l’écart entre les différentes versions a une telle netteté que le défendre serait impossible s’il n’avait pris soin de nous avertir de ses procédés. « Ce que j’ai déjà raconté ailleurs en détail, dit-il quelque part[10], je le passerai rapidement ; quand mes précédentes narrations auront été brèves, je m’étendrai longuement. » Et, de fait, il est à peu près toujours facile de concilier ses divers récits. Quand ils sont inconciliables, c’est généralement par les interprétations qu’il en propose — interprétations toujours arbitraires, très souvent surnaturelles, choquantes pour des esprits positifs.

Par ailleurs, il n’est pas inutile de s’efforcer de comprendre quelles conditions psychologiques variables ont pu colorer diversement, suivant les temps, le souvenir d’un même fait. Toute son attitude mentale est faite du jeu excessif d’un rythme reconnaissable même chez l’être le plus normal et le mieux équilibré : sans cesse il passe de l’exaltation à la dépression.

Or, nous l’avons déjà remarqué, deux au moins des textes importants cités plus haut ont été composés dans cette phase dépressive où l’esprit se laisse aller à n’admettre que le malheur, la maladie, la persécution, tandis que d’autres, au contraire, ont été écrits dans l’entrain du travail aisé et aimé ou avec une volonté d’optimisme contagieux et traduisent bien le niveau passagèrement plus élevé de son tonus psychique.

V

Malgré tout, on peut observer à l’égard de tout ce qui vient de Cardan une attitude de réserve prudente. Plus sûre et plus concluante sera la comparaison des sources qui offrent soit l’impartialité passive de l’indifférence officielle et administrative, soit le contre-témoignage de ceux qui ont été mêlés à sa vie, spectateurs ou adversaires.

Les documents d’archives, dont un certain nombre ont été publiés depuis quelques années, peuvent être groupés d’après les résidences successives de Cardan : ils proviennent de Milan, de Pavie et de Bologne, Pavie n’étant à cet égard qu’un prolongement de Milan puisque le Sénat milanais était l’autorité dont dépendait l’université.

À la période milanaise se rapportent les différends de Cardan avec le Collège des médecins dont nous connaissons les délibérations[11]. Les procès-verbaux rédigés par le secrétaire sont sans aucun doute défavorables à Cardan, candidat indésirable et obstiné, qui pendant cinq longues années met en œuvre tous les moyens pour parvenir à ses fins. La concordance foncière entre les affirmations de Cardan et celles du Collège n’est donc que plus digne d’intérêt. Lui s’attache surtout aux sentiments de ses adversaires, aux motifs individuels qui le font rejeter de la corporation, et glisse sur ce qu’il y a de douloureux pour lui et pour les siens ; le porte-parole des médecins fait surtout étalage de raisons juridiques ou formelles. Les conditions du succès, Cardan les place bien en évidence dans la protection de quelques personnages. Cette protection, on la devine dans le compte-rendu officiel qui cependant attribue à pure bonté, à un sentiment élevé de la justice, ce que l’on n’a accordé que par contrainte. La preuve en est surabondamment fournie par les entorses successives que l’on donne au statut fort strict de la compagnie. En 1537 on crée pour Cardan une catégorie spéciale : des praticiens qui n’ont pas tous les droits des membres du collège. En 1539, pour le recevoir, on assimile les bâtards légitimés aux fils légitimes.

À Pavie, les archives de l’Université[12] confirment les dates des nominations et des années d’exercice de Cardan. Nommé pour la première fois en 1536, il n’occupe pas sa chaire, et il est alors remplacé par Boldone. À partir de 1543 il figure sur les rotuli dei lettori, avec les interruptions qu’il a marquées. Quant aux motifs qu’il invoque pour suspendre ses fonctions, ils sont bien réels : le trésor accuse une constante misère et les traitements sont irrégulièrement payés, si bien qu’il n’en résulte pas seulement des démissions, mais une tentative de grève collective en 1552[13]. Parmi les actes qui nous portent les échos de toute la vie des Facultés, discussions, jalousies entre collègues, chahuts d’étudiants, succès bruyants, les doléances de Cardan ont laissé des traces : il invoque son âge et sa santé pour déplacer son cours fixé à une heure trop matinale, mais le Sénat trouve le prétexte mauvais et repousse sa demande[14] ; il se plaint de son éternel rival Giulio Delfino[15] qui, tracassier et avide, s’est attribué les redevances payées par les nouveaux docteurs, alors qu’elles lui revenaient à lui comme premier professeur. Ce Delfino devait être un collègue difficile, toujours en querelles ; Cardan n’est pas le seul à avoir maille à partir avec lui[16], et d’autres sont ses victimes pour les prétextes les plus futiles. On finit par admettre qu’il s’est acharné contre celui dont il convoitait la place — et il l’eut en effet aussitôt Cardan parti — et que les persécutions qui empoisonnèrent les dernières années du séjour de Cardan à Pavie ne sont pas tout à fait les rêveries d’un maniaque.

Pour quitter Pavie, Cardan fait appel à son puissant protecteur le cardinal Borromée[17], légat du pape à Bologne. Les difficultés soulevées contre sa candidature à l’université de Bologne, les défiances des Bolonais, les négociations interminables, les rapports de l’enquêteur envoyé à Pavie n’ont pas existé dans sa seule imagination troublée par la mort de son fils. Presque jour par jour on peut les suivre dans la correspondance et dans les registres des Quarante[18].

Puis Cardan, qui a réussi à faire taire les jalousies et les suspicions, se voit décerner par le Sénat des privilèges accompagnés de hautes louanges. Beau triomphe que suit sa ruine ourdie par la Sainte Inquisition. Les lettres reçues de Rome par l’Inquisiteur bolonais en 1571 nous montrent le procès de Cardan près de son terme : une première sentence terrible, puis un adoucissement qui reste encore fort rude et au bas duquel Cardan signe d’une main tremblante[19].

Des dernières années il nous reste, outre ses testaments[20], une longue lettre où il plaide sa cause une fois de plus. Il voudrait persuader que rien ne s’oppose plus à la reprise de son enseignement, que le feu pape — celui-là qui l’a fait condamner — était dans ses derniers jours disposé à le lui permettre et que la mort seule l’aurait empêché d’effacer complètement la sentence de 1571[21].

Dans les grandes lignes, tout ce que nous venons d’énumérer confirme les dires de Cardan ; entrer dans le détail serait ici superflu. Que ses testaments par exemple fassent ressortir une situation de fortune plus large qu’il ne le dit, que les temps de misère se soient terminés plus tôt qu’il ne le laisse supposer, qu’on puisse en déduire que sa femme n’a pas été tout à fait pauvre mais lui a apporté une modeste dot, ce sont choses peut-être instructives sur son humeur, mais qui ajoutent peu à ce que nous pouvons deviner par la seule lecture de la Vie. C’est, plus marquée, une touche de son pessimisme plaintif de vieillard malheureux.

Enfin, que nous apprennent ses contemporains ? Dans un des derniers chapitres, Cardan a dressé une longue liste de ceux qui ont fait mention — bonne ou mauvaise — de sa personne et de ses œuvres. Il en a trouvé soixante-quatorze et son énumération semble incomplète ; elle nous suffit pour juger de l’ampleur de sa renommée.

La plupart de ces témoignages se bornent à une phrase, à un rappel de travaux et de découvertes. Mais trois sont d’importance par leur étendue et leur caractère. Ils viennent d’adversaires bien armés qui ont été aux prises avec Cardan sur des points essentiels de ses doctrines ou à propos de l’attribution de ses plus importantes découvertes. Ce sont chronologiquement Tartaglia, Scaliger et Camuzio. De ces polémiques dont on trouvera un résumé dans les notes des chapitres XLV et XLVIII, il est évidemment impossible de dégager une conclusion très nette : il nous manque la déposition d’un témoin impartial qui nous aurait transmis le sentiment des spectateurs. Chaque fois, suivant l’habitude, chacun des deux adversaires s’est proclamé vainqueur. Dans le duel Tartaglia-Cardan, les historiens des mathématiques se sont rangés d’un côté ou de l’autre. Il n’était pas besoin de prendre parti.

L’origine du désaccord n’est pas honorable pour Cardan : il a manqué à sa parole. Mais il se rachète ensuite grâce aux services qu’il rend à la science par sa faute même. Sa dignité, son détachement, l’honnêteté avec laquelle il reconnaît ses dettes, tout contraste avec l’acharnement haineux, les accusations excessives, l’entêtement égoïste du mathématicien brescian.

Scaliger comme Camuzio se sont dressés contre lui pour défendre Aristote et Galien avec l’espoir de faire rejaillir sur leur personne un peu de la gloire de l’adversaire illustre qu’ils provoquaient. L’un regrettait hypocritement plus tard d’avoir par ses critiques impitoyables tué Cardan. Le second affirmait l’avoir réduit au silence. Cardan survécut longtemps à ces coups prétendus mortels et gardait la conviction d’avoir contraint Camuzio à se taire.

Est-ce sur des bases pareilles que nous fonderons une accusation de mensonge ? Mais est-ce à dire d’autre part que nous tenions Cardan pour toujours vrai ? Comme tous, plus que d’autres si l’on veut, il est sujet à l’erreur, à la partialité, aux affections comme aux rancunes et aux haines ; sa mémoire l’a parfois trahi, mais on sent la volonté d’atteindre à la vérité jusque dans les aveux les plus douloureux. Il ne déforme pas délibérément les faits et s’applique à une chronologie exacte sans dissimuler la part d’incertitude qui se trouve dans certaines données. S’il n’est pas toujours véridique, il est le plus souvent sincère, même dans celles de ses assertions qui sont pour nous le moins croyables. Tout le mystère, le surnaturel, les interventions divines rentrent pour lui dans les conditions presque normales de la vie universelle. Il y a recours pour expliquer les menus faits auxquels tout autre homme n’aurait pas prêté attention, ou, les ayant remarqués, n’aurait pas cru nécessaire de les interpréter. Il ne cherche pas à en imposer, il est victime de ses croyances et, pourrait-on dire aussi, de l’excès de sa curiosité et de sa foi scientifiques. C’est de là que lui vient son souci de tout expliquer ; et, suivant les méthodes ordinaires, il explique au moyen de ce qu’il estime assuré et définitivement connu. Pourquoi faut-il qu’il tombe presque toujours dans la naïveté et l’invraisemblance ? Est-ce déséquilibre mental, comme on l’a dit ? Peut-être, mais c’est plus probablement insuffisance de méthode et obnubilation d’un esprit critique qui se manifeste d’autre part fort vif et fort net dans certains domaines. Il ne serait pas le seul savant qui, en dehors du champ où il est véritablement grand, reste l’esclave de son éducation : il en avait reçu une si étrange que son vaste esprit abritait d’innombrables superstitions.

VI

Le De vita propria liber, composé en 1575-1576, traîna en manuscrit pendant plus d’un demi siècle, passant de main en main pour parvenir enfin (1632) entre celles de Gabriel Naudé, fervent admirateur de Cardan[22]. Pendant ses tournées en Italie, le bibliothécaire de Mazarin n’achetait pas seulement par piles les volumes pour son illustre patron, il chassait aussi pour son propre compte et en particulier les inédits de Cardan. Il reçut la Vie « escripte de sa propre main » du « medico Croce, en reconnaissance de ce qu’il luy avoit dédié la première de ses questions, et pour luy il l’avoit eue du cardinal Bevilacqua qu’il avoit longtemps servi[23] ». En 1643 il la publiait à Paris avec une importante préface[24].

Comment fut faite cette édition ? À la simple lecture, elle paraît peu soignée ; les coquilles sont assez abondantes, la ponctuation insuffisante et capricieuse jusqu’à prêter à confusion ; quelques dates dont l’inexactitude apparaît dès qu’on les compare avec celles connues par ailleurs, laissent dans l’incertitude sur la confiance que l’on peut accorder aux autres. Quant à l’obscurité du style qui est pour une bonne part le fait de l’auteur[25], elle est encore aggravée par toutes ces négligences.

Le texte donné par Naudé fut reproduit deux fois, en 1654 par les soins de l’éditeur Ravenstein d’Amsterdam[26] et en 1663 en tête du recueil des œuvres complètes[27] réunies par Charles Spon et publiées à Lyon aux frais des libraires Huguetan et Ravaud. Ces éditions successives ne présentent avec l’édition originale d’autre différence qu’une plus ou moins grande correction : à cet égard celle de 1663 qui est la plus répandue est franchement mauvaise.

Le manuscrit original dont s’est servi Naudé semble perdu. Mais la Bibliothèque Ambrosienne de Milan possède une copie manuscrite du xviie siècle[28], indépendante de l’édition imprimée et dont la provenance est inconnue. Il est permis de supposer qu’elle fut faite sur les ordres de Frédéric Borromée, qui, à l’égal de beaucoup d’autres collectionneurs du temps, avait eu un moment la pensée d’acquérir les manuscrits de Cardan et s’en était fait envoyer le catalogue. Découragé sans doute par les prétentions excessives de leur possesseur, il se contenta peut-être de faire exécuter la copie déposée dans sa bibliothèque.

Dans l’ensemble cette copie est encore plus mauvaise que le texte de Naudé. Le copiste devait être un demi ignorant, peut-être habile à transcrire des écritures lisibles, mais qui, en présence d’un original comme celui-ci, probablement confus et d’un déchiffrement difficile, a été souvent embarrassé et quelquefois découragé. D’où des lacunes, des confusions, des non-sens. Mais telle qu’elle est, cette copie permet de juger les libertés prises par l’éditeur parisien et elle accuse le caractère d’inachevé de l’ouvrage. Naudé en a fait la toilette, il a supprimé les phrases incomplètes, omis celles qui lui paraissaient inintelligibles, éliminé les références et les dates inscrites dans les marges (quelques-unes ont été incorporées dans le texte) et il a lu intrépidement là où le scribe italien a parfois jugé illisible. Voici à titre d’exemple deux phrases typiques parce que dans le texte de Naudé elles ont provoqué discussions et hypothèses :

1o. Au chapitre II on lit dans les éditions imprimées : Ortus sum anno MDVIII calend. Octobris…, et on a longuement épilogué sur l’étrange énoncé de cette date. La copie de Milan donne… anno MDI, Viij calend. Octobris, ce qui s’accorde avec toutes les autres indications chronologiques fournies par Cardan.

2o. Au chapitre XXXVI, Naudé a lu : testamenta plura condidi ad hanc usque diem, quae est Calendarum mensis Octobris anni MDLXXVI. On avait été entraîné par cette mention à supposer fausse la date de la mort de Cardan fixée par de Thou (Hist. univ., an. 1576) au 21 septembre 1576. Dans la copie de l’Ambrosienne, le nom du mois est laissé en blanc, preuve d’une difficulté de lecture. Le dernier testament que nous connaissons est du 21 août 1576.

Mais une statistique montrerait aisément que les cas où le texte du scribe inconnu est préférable à celui de Naudé sont infiniment moins nombreux que les preuves de son incompréhension. Nous savions par d’autres exemples que Naudé n’avait pas comme éditeur les scrupules des modernes, qu’il se croyait autorisé à collaborer discrètement aux œuvres auxquelles il donnait ses soins[29]. Par la copie de l’Ambrosienne nous connaissons la mesure assez précise des droits qu’il s’attribuait. Il supprime, mais n’ajoute pas. Du sien il n’a presque rien mis : au chapitre II on trouverait une phrase de lui pour éviter la transcription d’un thème astrologique. Pour la forme, il se borne à de légères retouches grammaticales, à quelques allègements en effaçant un synonyme qui fait pléonasme, un mot ou un membre de phrase obscur.

La méthode de Naudé est évidemment discutable, et certainement inadmissible s’il s’agissait d’un classique ou d’un écrivain soucieux du style, de la suite et de l’enchaînement exact de ses idées. Mais on voit assez que Cardan n’eut jamais de grands scrupules de ce genre — il écrivait trop et trop vite — et, pour quelles raisons que ce puisse être, vieillesse et affaiblissement progressif de ses facultés, absence de mise au point définitive, ses mémoires sont pleins de désordre et de confusion : allusions à des idées dont il n’a jamais été question, rappel de faits qui seront racontés plus tard ou qui ne le seront point, digressions, retours en arrière, tout a été accumulé pour décourager le lecteur hâtif.

Naudé, admirateur convaincu de Cardan, dont il connaissait bien les idées et les tendances, a en somme, malgré des négligences, été respectueux de sa pensée et de son style.

Son but fut certainement avant tout, de donner un texte lisible. Il n’y est point parvenu. Il sera toujours difficile d’y arriver. Trop d’obstacles s’y opposent. Outre ceux qui ont été déjà indiqués, qui viennent des circonstances matérielles de composition, de transmission et de reproduction du livre, il en est un qui tient à l’auteur. Cardan remâchant une dernière fois ses craintes, ses souffrances, ses désillusions, ses rancunes, faisant encore une révision de ses idées et de ses croyances, étalant ses triomphes et ses prérogatives, prend le ton et la manière de quelqu’un qui parle à un ami déjà informé de ce dont il est question. Un mot, une allusion, un geste doivent suffire au confident pour comprendre et se souvenir. En tout lecteur il voit un confident. Ces aventures, ces rêves, ces douleurs et ces gloires, il les a dites si souvent qu’il les croit connues de nous comme de lui. Aussi à chaque instant, des « je l’ai dit », « je l’ai déjà raconté », « j’en ai parlé ailleurs », qui ne renvoient pas toujours à un autre chapitre des mémoires[30]. Un Naudé n’en était point trop embarrassé. Depuis lui, Cardan n’a plus trouvé de lecteur aussi enthousiaste et intrépide.

VII

Ce sont de telles difficultés qui, je le suppose, ont empêché le De Vita propria d’être plus souvent traduit. À ma connaissance il n’en existe que deux traductions[31] :

1. — Celle de Vincenzo Mantovani en italien, parue à Milan en 1821, qui ne se pique point d’exactitude ni de fidélité[32].

2. — Celle d’Hermann Hefele en allemand, publiée à Iena en 1914, infiniment plus scrupuleuse et attentive. Mais même cette dernière, malgré ses qualités, ne saisit pas toujours la pensée, en raison, semble-t-il, du peu de familiarité du traducteur avec le reste de l’œuvre de Cardan[33].

J’ai eu trop tardivement connaissance d’une nouvelle traduction italienne, qui marque un progrès considérable sur celle de Mantovani :

L’autobiografia di Gerolamo Cardano (De propria vita). — Traduzione, introduzione e note di Angelo Bellini. — Milano, La famiglia Meneghina editrice, 1932-X, in-8, 487 pp.

Dans la présente traduction, on s’est efforcé d’éclairer Cardan par Cardan. Toutes les fois qu’on l’a pu, on a rapproché la Vie des autres ouvrages de Cardan pour trouver des vérifications de faits et de dates, soit des similitudes de pensée.

Cette préoccupation explique pour une part la forme et l’étendue des notes. Elles veulent, dans certains cas, justifier la traduction quand le texte est douteux, et pour le reste apporter les éléments d’un jugement sur la véridicité de Cardan. Au total il reste encore des doutes à éclaircir, des phrases dont l’interprétation laisse place à la discussion, des allusions incompréhensibles. On espère du moins en avoir diminué le nombre.

Sur un point l’annotation a été systématiquement réduite. Il n’y a, au bas des pages, aucun renseignement biographique sur les innombrables personnages dont parle Cardan, à l’exception des données peu connues qu’il a fournies lui-même sur certains d’entre eux[34]. Les horoscopes, particulièrement, renferment des dates précises ou des traits de caractère qu’ignorent les dictionnaires biographiques. À cela près, les détails de cet ordre ont été rejetés dans l’index des noms propres, où, le cas échéant, il sera plus facile de les trouver que d’aller les chercher au bas d’une page quelconque, lorsque le même individu est rappelé plusieurs fois.

Il aurait été facile de multiplier la bibliographie, car on a abondamment écrit sur Cardan. L’histoire des sciences lui fait une place dans chacune des disciplines que l’on cultivait de son temps. Sa personnalité est assez attachante pour avoir attiré des curiosités psychologiques et il se prêtait à bien des divagations : il s’y était tant abandonné lui-même qu’il n’aurait pas le droit de se plaindre d’en avoir provoqué. Dans les notes nous avons limité nos références de cette catégorie aux travaux documentaires. Il ne sera pas mauvais de citer ici quelques biographies, à l’exclusion des études spécialement consacrées à son rôle philosophique ou scientifique. Aussi bien, de ce point de vue, reste-t-il encore à faire.

La fortune posthume de Cardan a été redevable d’abord aux Français. Naudé avec son Judicium de Cardano a mis en circulation bien des faits et bien des remarques que l’on n’a cessé de reprendre depuis. C’est grâce à Spon et aux éditeurs lyonnais qu’on trouve dans la plupart des bibliothèques l’ensemble, commodément accessible sinon toujours correct, des œuvres de Cardan. Mais depuis, tout en mettant à sa juste place l’ingénieux article que Bayle lui a consacré dans son dictionnaire, malgré Niceron, Sardou et quelques autres, ce sont surtout les Italiens — comme il est naturel — et les Anglais qui se sont occupés de lui. Voici donc, sans reprendre ici ce qui est cité à d’autres pages, quelques titres parmi un grand nombre :

J. Crossley, The life and times of Cardan, 2 vol., Londres, 1836.

H. Morley, The life of Girolamo Cardano of Milano, physician, 2 vol., Londres 1854.

Fr. Buttrini, Saggio psicobiografico su Girolamo Cardano, Savona, 1884.

W. G. Waters, J. Cardan. A biographical study, 2 vol., Londres, 1898.

E. Rivari, La mente di Girolamo Cardano, Bologna, 1906.

J. Dayre, Jérôme Cardan, esquisse biographique. (Annales de l’Université de Grenoble, 1927).

Florence, mai 1933.
  1. Sur le succès de ses divers ouvrages cf. De libris propriis III (Op. omnia I, 130) : « Galenus uero, cum principalem causam conscribendorum operum praetermisisset, honestiorem quidem… subiunxit : scilicet preces amicorum, quae tamen nec nobis defuit, nam praedictiones ab Anglis, mathematica a Germanis, medica ab Italibus postulabantur, naturalia uero ab omnibus. Gallis moralia placuere, quae forsan usui multis fuerunt. Si epistolas omnes clarorum uirorum, qui ut ederem nostros labores suadebant, in unum congessissem, integra arca contineri non possent. Sed pertaesus multitudinis, maximam partem earum ignibus tradidi. » Voir aussi note 21.
  2. On en trouverait déjà un exemple chez Philon. (Feldhaus, Die Technik der Antike und des Mittelalters, Potsdam 1931, p. 144).
  3. Voir chap. XLV, note 4. Les volumes II et IV de ses œuvres complètes contiennent quelques pages d’un caractère assez différent, écrites en italien. Si elles sont bien de lui, leur style pourrait nous faire regretter davantage qu’il n’ait pas écrit plus souvent dans sa langue maternelle.
  4. Histoire universelle… depuis 1543 jusqu’en 1607 traduite sur l’édition latine de Londres. Londres 1737, t. VII, pp. 361-2.
  5. Patiniana (2e éd. Amsterdam, 1703) p. 19.
  6. Liber de exemplis C. Geniturarum (V, 523).
  7. De ce nombre sont quelques difficultés de chronologie qui ne tiennent qu’à des négligences de Naudé éditeur. Voir ici page XX.
  8. Il en existe trois rédactions successives de plus en plus développées : 1543, 1554, 1562.
  9. À propos du De consolatione : quasi dolorem leniturus (De lib. prop. [I, 66, 203]) ; pour De util. ex. adv. cap. : tanquam leuamen quoddam doloris scribam. (Util. III, 2 [II, 112]).
  10. De util. III, 2 (II, 112).
  11. Ces procès-verbaux ont été conservés par une copie qui figure dans les collections de la bibliothèque universitaire de Pavie (fonds Gianorini, Coll. Ticinese, ms no 252, busta S, fasc. V). L’original qui se trouvait au commencement du xixe siècle à la bibliothèque ambrosienne est, paraît-il, actuellement disparu. Cf. Dante Bianchi, G. C. e il Collegio dei fisici di Milano. Archivio stor. lombardo, XVIII (1912).
  12. Memorie e documenti per la storia dell’ Università di Pavia e degli uomini più illustri che vi insegnarono. — Parte prima : Serie dei Rettori e Professori, con annotazioni. Pavie, 1878. — On a tiré aussi de ces Archives, aux xviie et xviiie siècles, des copies d’actes dont on a constitué des recueils aujourd’hui conservés dans les collections de manuscrits de la Bibliothèque de cette Université. Il faut citer comme particulièrement intéressants pour notre sujet le fonds Gianorini et les nos 67 (Parodi, Syllabus lectorum papiensium) et 202 (Gymnasium ticinese, Acta varia) des Manoscritti ticinesi.
  13. Lettre du Sénat de Milan, 21 janvier 1552 (Ms 202 cité, p. 61) : Intelleximus lectores qui in ista Academia publica… ius canonicum et ciuile, artesque liberales profituntur, animo parum aequo ferre, quod debita stipendia praeter eorum expectationem et necessitates illis differantur et ex iis aliquos esse qui de lectura intermittenda iam cogitent… — Une lettre de Pavie (8 mars 1532) expose les bien modestes prétentions des professeurs : …habitis inter se consultationibus, ita mihi responderunt ut saltem ea pars salarii quam hoc anno hactenus meruerunt de praesenti soluatur, ut interea facilius se possint sustentare, asserentes eam non magnam esse summam… Existimant ut, apocha recepta, facilius se a mercatoribus pecuniarum mutuo, ipsa apocha ueluti loco pignoris oblata, inuenire posse… — Le 5 mai une lettre de l’empereur promet le paiement à brève échéance.
  14. Lettres du 2 décembre 1561, 27 avril 1562 (ms 202 et Parodi Elenchus p. 75) : Cardanus medicus qui ab initio Gymnasii ad celebritatem Diuae Catherinae quo tempore non erat intempestiuior legit sine querela, nunc quod hora legendi facta est productior, intermisit munus profitendi de quo facto non mediocriter miratus est Senatus, cum hora qua nunc legitur, non sit, ut ipse dicit, ante solis exortum.
  15. Lettre du 13 mars 1552 (ms 202).
  16. 1549, conflit avec le Recteur des Artistes an sint legendi Aphorismi Hippocratis necne ; 1552, altercatio excitata inter DD. Branda Porrum et D. Delphinum, où les étudiants et le vice-chancelier de l’Université se prononcent en faveur de Porro, etc.
  17. Lettre du 21 avril 1500 (Epistolario Borromeo, Bibl. ambrosienne, F. 100 pte inf., t. 50, vol. 64, no 152) publiée dans les Annales de l’Université de Grenoble, 1927, p. 324 n. 1.
  18. Cf. chap. XXXII n. 2 et XVII n. 1.
  19. Cf. chap. IV n. 9. Voir aussi I rotuli dei lettori legisti e artisti dello Studio bolognese dal 1384 al 1799 pubblicati dal Dr Umberto Dallari, Bologne 1889, vol. II, p. 179 n. 1.
  20. Voir chap. XXXVI n. 1.
  21. Lettre à Annibale Osio, segretario del Reggimento, en date du 28 avril 1573, publiée par Costa, loc. cit., p. 432 n. 2.
  22. Sur l’admiration de Naudé pour Cardan, voir Iudicium de Cardano (en tête des diverses éditions de la Vie) : Adeo semper mihi arrisit uaria illa, multiplexque Cardani doctrina, ut nihil intentatum reliquerim quo etiam aut in suis, aut in Camutii, Tartaleae, Duni, Scaligeri et aliorum libris inuestigarem ; et sine Medica, sine Moralia, Philosophica, Mathematica, Historica, Politica, Philologica, alteriusue generis esset, exploratam habuerim.
  23. Lettre à Peiresc du 26 mai 1636. (Tamizey de Laroque, Les correspondants de Peiresc, XII, Gabriel Naudé, Paris 1887, p. 71).
  24. Hieronymi Cardani Mediolanensis, de Propria Vita liber. Ex Bibliotheca Gab. Naudaei. Parisis, apud Jacobum Villery, in Palatio sub Porticu Delphinali, M.DC.XLIII., 48 ff. n. num. (comprenant la dédicace, De Cardano indicium et la table), 374 pp.. La Vie occupe les pages 1-322. De 323 à 374, Testimonia praecipua de Cardano.
  25. Cf. De libris propriis, II (I, 128) : Non absque re erit (quod plures in nobis damnant, alii uero queruntur) rationem nunc reddere, cur scilicet difficilis admodum omnibus in meis operibus uidear : cum in profitendo summa laus, quae mihi nullo negotio auditorium semper frequens reddidit, fuerit, sitque facilitas et claritas summa in docendo.
  26. Hieronymi Cardani Mediolanensis, de Propria Vita liber. Ex Bibliotheca Gab. Naudaei. Adiecto hac secunda editione de Praeceptis ad filios libello. Amstelaedami, apud Ioannem Rauesteinium. CIↃ DC LIV, in-12, 3 cahiers n. num., 288 pp. (la Vie pp. 1-228).
  27. Hieronymi Cardani Mediolanensis, Philosophi ac Medici celeberrimi Opera omnia tam hactenus excusa, hic autem aucta et emendata ; quam numquam alias uisa, ac primum ex Auctoris ipsius Autographis eruta : cura Caroli Sponii, doctoris medici Collegio medd. Lugdunacorum aggregati… Lugduni, Sumptibus Ioannis Antonii Huguetan, et Marci Antonii Ravaud, 1663, 10 vol. in-fol.. — L’édition ne répond pas aux promesses du titre, elle n’est ni complète, ni soignée. Parmi les inédits rassemblés par Spon il en est quelques-uns dont l’attribution à Cardan est au moins douteuse.
  28. Hieronymi Cardani Mediolanen(sis) Ciuisq(ue) Bonon(iensis) De propria uita liber unus. 124 ff. 22 × 29,5 cm, papier. (coté I. 218 inf.) — Argelati, (Bibl. Script. Mediol., I, 2, p. 309) en avait déjà signalé l’existence : De uita propria. Extat etiam MS in cod. Bibliothecae Ambrosianae, sign. G. num. 55 in-fol. paginar. 249.
  29. Voici ce qu’il dit de son édition du Syntagma de libris propriis de Campanella dans une lettre à Peiresc du 28 septembre 1635 : « M’estant mis à le revoir pour la première fois, je trouvé que c’étoit stabulum Augiae, tant pour la diction que pour l’extravagance du jugement. C’est pourquoi je le rescrivis tout entier et l’accomodé en forme aucunement plus passable. »
  30. Voir entre autres le chap. XLVII et n. 4 et 5.
  31. J’ai eu trop tardivement connaissance d’une nouvelle traduction italienne, qui marque un progrès considérable sur celle de Mantovani :

    L’autobiografia di Gerolamo Cardano (De propria vita). Traduzione, introduzione e note di Angelo Bellini. Milano, La famiglia Meneghina editrice, 1932-X, in-8, 487 pp.

  32. Vita di Girolamo Cardano, milanese, filosofo, medico e letterato velebratissimo, scritta per lui medesimo in idioma latino e recata nel volgare dal Sig. dottore Vincenzo Mantovani, Milano, Tip. G. B. Sonzogno, 1821. — 2e éd. dans la collection Scrittori Milanesi : Girolamo Cardano, L’autobiografia. Prefazione e note di Lavinia Mazzuchelli. Milano, L. F. Cogliati, 1922, in-16, XVI-399 pp.
  33. Des Girolamo Cardano von Mailand (Buergers von Bologna) eigene Lebensbeschreibung, uebertragen und eingeleitet von Hermann Hefele. Jena, verlegt bei Eugen Diederichs, in-8, XXXVIII-224 pp.
  34. Sur la fin de son ami et protecteur, le chanoine Francesco Gaddi, par exemple, il donne des détails ignorés d’Argelati. Cf. chap. XL n. 5. Argelati (op. cit. I, 2, p. 649) dit seulement : Erat adhuc in uinis M D XLII… Dolendum est quod de tanto uiro parum memoriae posteritatis suae seruauere.