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Ma vie d’enfant/III

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Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 42-71).


III


Lorsque je fus rétabli, je constatai que Tziganok occupait dans la maison une situation particulière : grand-père l’injuriait moins souvent qu’auparavant et moins durement que ses fils ; quand il n’était pas là, il disait en parlant de lui :

— Quel habile ouvrier que ce Tziganok ! Rappelez-vous mes paroles : il fera son chemin !

Les oncles eux aussi traitaient Tziganok amicalement ; ils ne se permettaient pas de lui jouer de vilains tours comme au contremaître Grigory, à qui, presque chaque soir, ils faisaient une méchanceté. Tantôt ils chauffaient à blanc la poignée des ciseaux ; tantôt ils inséraient, la pointe en l’air, un clou sous le siège du malheureux ; ou bien ils profitaient de ce que Grigory était à demi aveugle pour lui donner à assembler des étoffes de couleurs différentes, ce qui excitait la colère du grand-père.

Une fois, après dîner, comme l’ouvrier dormait dans la soupente de la cuisine, on lui barbouilla le visage avec de la fuchsine et, pendant longtemps, il eut un air terrifiant et risible : sa barbe grise encadrant les deux cercles ternes des lunettes noires, tandis que son long nez écarlate, pareil à une lampe, pendait tristement.

Les oncles faisaient chaque jour de nouvelles trouvailles et Grigory supportait tout sans mot dire. Il toussotait seulement et, avant de toucher à un fer, aux ciseaux, aux pincettes ou à un dé, il prenait la précaution d’humecter son doigt de salive. Cela devint très vite chez lui une habitude et, à table, avant de prendre son couteau ou sa fourchette, il se mouillait le doigt, au grand amusement des enfants. Quand il souffrait, une vague de rides apparaissait sur son grand visage, elle glissait sur le front, soulevant les sourcils, puis disparaissait mystérieusement, sur le crâne dénudé.

Je ne me rappelle pas ce que grand-père pensait des distractions de ses fils ; je sais seulement que grand’mère faisait le poing à mes oncles et leur criait :

— C’est honteux ! Vous êtes des monstres !

Quand Tziganok était absent, les oncles entre eux le traitaient de paresseux et de voleur, s’emportaient contre lui et prétendaient que le jeune homme travaillait fort mal. Je demandai à grand’mère l’explication de cette énigme.

Elle me la donna, de grand cœur, comme toujours, et en termes compréhensibles :

— Tu ne vois pas, ils aimeraient tous les deux prendre Tziganok à leur service, quand ils auront chacun leur propre atelier ; c’est pour cette raison qu’ils le dénigrent et qu’ils essaient de le démolir aux yeux l’un de l’autre, en disant que c’est un mauvais ouvrier. Mais ils mentent, et ils rusent en vain. Ils ont peur aussi que Tziganok ne reste avec grand-père, car grand-père, lui, est autoritaire et, s’il veut ouvrir un troisième atelier avec Tziganok, ce ne sera guère avantageux pour les oncles. Comprends-tu ?

Elle se mit à rire tout bas :

— C’est vraiment cocasse, leurs malices ! comme si grand-père ne s’apercevait pas de tous leurs micmacs ! Aussi se plaît-il à taquiner Mikhaïl et Jacob. « Je vais racheter Tziganok, proclame-t-il souvent, il ne partira pas accomplir son service militaire, car moi-même j’ai besoin de lui. » Et eux, ils sont bien ennuyés, bien gênés, ils regrettent par avance l’argent dépensé, car cela coûte cher, de racheter un homme.

Maintenant, je vivais de nouveau avec grand’mère comme sur le bateau ; tous les soirs, avant de nous endormir, elle me racontait des histoires ou me narrait certains épisodes de sa vie, qui était elle aussi semblable à un conte. Des affaires d’argent de la famille, du partage de la fortune, de l’achat d’une nouvelle demeure pour elle et son mari, elle parlait en riant, comme une étrangère ou une voisine, et non pas comme une personne occupant par rang d’âge la deuxième place dans la maison.

Elle m’apprit que Tziganok était un enfant trouvé ; on l’avait découvert jadis exposé sur un banc, sous un portail, par une nuit pluvieuse de printemps.

— Il était là, enveloppé dans un tablier, contait grand’mère d’une voix mystérieuse et pensive ; il ne criait presque plus ; il était déjà tout engourdi.

— Pourquoi abandonne-t-on ainsi les enfants ?

— Parce que la mère n’a pas de lait, ou qu’elle n’a pas de quoi les nourrir ; elle apprend que dans telle ou telle famille un enfant est né et qu’il est mort ; et elle vient apporter le sien en cachette à ces gens-là.

Après quelques minutes de silence, elle se gratta la tête, soupira et reprit en regardant au plafond :

— Tout cela vient de la pauvreté, Alexis ; il existe de telles misères qu’on ne saurait les dépeindre. Certains proclament aussi qu’une fille non mariée ne doit pas avoir d’enfants, et que c’est une honte pour elle. Grand-père voulait porter Tziganok à la police, mais je l’en ai dissuadé. Je lui ai dit : « Gardons-le, c’est Dieu qui nous l’envoie pour remplacer ceux qui sont morts. » J’ai eu dix-huit enfants ; s’ils étaient tous vivants, ils peupleraient une rue entière ; pense donc, dix-huit maisons ! On m’a mariée à quatorze ans, vois-tu, et à quinze ans, j’étais déjà mère. Mais Dieu a aimé le fruit de ma chair, et les uns après les autres, il m’a pris mes petits pour en faire des anges. Je les regrette et suis heureuse en même temps !

Assise au bord du lit, vêtue seulement de sa chemise, ses cheveux noirs éparpillés, elle était énorme et hirsute comme certaine ourse qu’un paysan avait dernièrement amenée des forêts de Sergatch et qu’il nous avait montrée dans la cour. Grand’mère fait le signe de croix sur sa poitrine blanche comme la neige, rit tout bas, et se balance :

— Il a rappelé les meilleurs et il m’a laissé les méchants. J’ai été très heureuse qu’on ait trouvé Tziganok, j’aime tant les petits enfants. Nous l’avons recueilli et baptisé et il est devenu un brave garçon. Au commencement je l’appelai Hanneton ; il bourdonnait si drôlement qu’il me faisait penser à cet insecte ; oui, tout comme un hanneton, il rampait et bourdonnait partout. Il faut l’aimer, c’est une bonne âme !

J’aimais Tziganok et il me rendait muet d’étonnement.

Le samedi, lorsque grand-père était parti à vêpres après avoir fouetté les enfants qui avaient failli pendant la semaine, on se livrait à la cuisine à des divertissements extraordinaires : Tziganok allait chercher derrière le poêle des blattes noires ; il confectionnait vivement un harnais avec des bouts de fil, découpait un traîneau dans du carton, et bientôt un attelage de quatre coursiers arpentait le plancher jaune et bien raboté. Tziganok dirigeait la marche, au moyen d’un petit bâton et il criait d’une voix excitée.

— Ils vont chercher l’archevêque !

Il possédait aussi des petites souris qui, à son commandement, se dressaient et marchaient sur les pattes de derrière, en traînant après elles leur longue queue et en regardant drôlement de leurs yeux noirs et ronds comme des perles. Tziganok traitait ses élèves avec beaucoup de sollicitude ; il les portait dans sa blouse, leur donnait à croquer des miettes de sucre qu’il tenait entre ses lèvres, les embrassait et déclarait d’un ton convaincu :

— Les souris sont des êtres intelligents et caressants ; les lutins les aiment beaucoup ! Aussi, ceux qui nourrissent les souris sont-ils très bien vus des lutins !

Tziganok savait faire toutes sortes de tours avec des cartes ou avec des pièces de monnaie ; il criait plus fort que les enfants dont il ne se distinguait presque pas.

Un jour qu’ils jouaient aux cartes tous ensemble, les petits gagnèrent plusieurs fois de suite et Tziganok en fut très affecté ; il prit même un air vexé, refusa de continuer la partie et, en reniflant, vint vers moi se plaindre de la chose :

— Ils se sont donné le mot, j’en suis sûr ! Ils se faisaient signe de l’œil, ils se sont glissé des cartes sous la table. Ce n’est pas jouer, cela ! Moi aussi, je sais tricher, si je veux…

Il avait dix-neuf ans et il était plus grand que nous quatre tous ensemble.

Je me le remémore surtout tel qu’il était les soirs de fête et les dimanches. Lorsque grand-père et l’oncle Mikhaïl étaient partis en visite, l’oncle Jacob, toujours ébouriffé et échevelé, venait à la cuisine et apportait sa guitare. Grand’mère organisait un thé ; elle offrait des gâteaux en quantité et une certaine eau-de-vie contenue dans une bouteille carrée et verte dont les flancs étaient artistement ornés de fleurs de verre rouge coulées à l’intérieur. Tziganok tourbillonnait comme une toupie. Le contremaître survenait sans bruit et les verres de ses lunettes noires scintillaient avec un éclat atténué. Eugénie, la bonne d’enfant, grosse et pansue, pareille à une cruche, à la trogne rouge et grêlée, aux yeux rusés, à la voix de trompette, était également toujours de la partie. Parfois venaient aussi le diacre de l’église de l’Assomption, bonhomme hirsute et antipathique, et d’autres personnages encore, qui me semblaient visqueux et noirs, pareils à des brochets ou à des lottes.

On mangeait et on buvait beaucoup ; on respirait avec bruit ; les enfants avaient droit à des friandises, ainsi qu’à un petit verre de liqueur douce ; et peu à peu, une animation ardente, mais étrange, s’emparait de tous.

L’oncle Jacob accordait sa guitare avec des attentions d’amoureux, ensuite de quoi il proférait ces paroles, toujours les mêmes :

— Maintenant, je vais commencer !

Secouant ses cheveux bouclés, il se penchait sur son instrument et tendait le cou comme une oie ; son visage rond et insouciant prenait un air endormi ; ses yeux au regard vif et insaisissable s’éteignaient dans des replis de chair adipeuse. Et, pinçant doucement les cordes, il jouait une mélodie mélancolique qui empoignait l’auditoire.

Sa musique exigeait un silence absolu ; pareille à un ruisseau impétueux, elle accourait de loin, on ne savait d’où ; elle s’infiltrait à travers le plancher et les murs ; elle agitait les cœurs et faisait naître un sentiment incompréhensible, composé à la fois de tristesse et d’inquiétude. En entendant ces airs, on avait pitié de soi-même et des autres ; les grandes personnes semblaient redevenues enfants ; tout le monde demeurait immobile, submergé dans un silence méditatif et profond.

Sachka surtout écoutait avec une attention particulière ; toute sa personne se tendait vers l’oncle ; il regardait la guitare, entr’ouvrait la bouche ; et la salive coulait de ses lèvres. Parfois il s’oubliait au point de tomber de sa chaise, les bras en avant. Quand cet accident lui arrivait, il restait assis sur le plancher et continuait à écouter, les prunelles écarquillées.

Les autres assistants, eux aussi, semblaient pétrifiés et ensorcelés. Le samovar seul murmurait sa monotone chanson, sans dominer d’ailleurs la mélopée de la guitare. Les deux petites fenêtres carrées béaient dans les ténèbres de la nuit d’automne ; parfois, quelqu’un frappait aux vitres un coup léger, tandis que sur la table vacillaient les flammes jaunes de deux chandelles de suif, pointues comme des fers de lances.

L’oncle Jacob s’engourdissait de plus en plus ; il paraissait dormir profondément, les mâchoires serrées ; seules, ses mains semblaient vivre d’une vie particulière, d’une vie à elles ; les doigts recourbés de la droite tremblaient indistinctement sur la table de résonance, comme un oiseau qui battrait des ailes ; et ceux de la gauche couraient avec une rapidité insaisissable sur le manche de l’instrument.

Quand l’oncle était un peu gris, il fredonnait presque toujours une interminable rengaine ; sa voix alors sifflait désagréablement entre ses dents :



Si Jacob était un chien, il aboierait du matin au soir.
Oh ! que je m’ennuie ! Ah ! que je suis triste !
Une nonne passe dans la rue ; un corbeau se perche sur la haie.
Oh ! que je m’ennuie !
Derrière le poêle, le grillon grésille et les blattes remuent.
Oh ! que je m’ennuie !

Le mendiant a mis sécher ses bandes ; un autre mendiant les lui vole !
Oh ! que je m’ennuie ! Oh ! que je suis triste !

Je ne pouvais supporter cette litanie et quand l’oncle arrivait au couplet des mendiants, je me mettais à pleurer bruyamment, le cœur débordant d’une douleur profonde.

Tziganok écoutait avec autant d’attention que les autres ; les mains plongées dans ses boucles noires, il fixait des yeux quelque coin de la pièce et reniflait de temps à autre. Parfois, tout à coup, sans qu’on sût pourquoi, il se mettait à gémir :

— Ah ! si j’avais eu une voix, mon Dieu, comme j’aurais chanté !

Grand’mère soupirait et disait :

— Tu nous déchires le cœur, Jacob, en voilà assez ! Si tu dansais un peu, Tziganok…

On ne lui obéissait pas toujours immédiatement ; mais il arrivait aussi que le musicien appliquait un instant la paume de la main sur les cordes de son instrument dont le chant cessait aussitôt, tandis que son poing serré semblait jeter violemment à terre quelque chose d’invisible et d’insaisissable aux oreilles les plus fines :

— Foin de la tristesse et de l’ennui ! À toi, Tziganok ! s’exclamait-il d’une voix crâne.

Celui-ci rajustait ses vêtements, tirait sa blouse jaune et venait au milieu de la cuisine à petits pas prudents, comme s’il eût marché sur des clous. Ses joues basanées se coloraient et, d’un ton souriant et embarrassé, il demandait :

— Un peu vite seulement, s’il vous plaît !

La guitare résonnait avec furie ; les talons tambourinaient en cadence ; sur la table et dans l’armoire, la vaisselle s’entre-choquait, cependant qu’au milieu de la pièce, Tziganok planait tel un milan royal, les bras battant comme des ailes. Ses pieds se déplaçaient sans qu’on s’en aperçût, il s’accroupissait en poussant un cri aigu, tourbillonnait, semblable à un martinet doré, et illuminait tout du reflet soyeux de sa blouse, dont le tissu frémissait et ondulait ; on eût dit que tout en lui flamboyait.

Tziganok dansait sans se lasser, oublieux de lui-même et de son entourage ; je me disais que si on lui eût alors ouvert la porte, il serait parti ainsi dansant par les rues, par la ville et je ne sais où encore…

— Vas-y gaîment ! criait l’oncle Jacob, frappant du pied en cadence.

Il poussait une sorte de sifflement et lançait d’une voix agaçante des refrains vulgaires :


Ah ! si je n’avais pas peur d’endommager mes souliers,
Je m’en irais loin, loin de ma femme et de mes enfants !

Les convives toujours attablés s’excitaient aussi, de temps à autre, ils se prenaient à vociférer et à glapir, comme s’ils avaient été échaudés. Le contremaître barbu se tapait sur le crâne en marmottant des paroles indistinctes. Certain soir, il se pencha vers moi ; sa barbe soyeuse couvrit mon épaule et il me dit à l’oreille, poliment, comme s’il se fût adressé à une grande personne :

— Ah ! si ton père était resté ici, c’eût été tout autre chose ! C’était un homme gai et joyeux. Te souviens-tu de ton père ?

— Non.

— Vraiment ? Parfois, il dansait avec ta grand’mère… Attends, tu vas voir…

Très grand, mais épuisé et flasque, pareil à une image de saint, il se leva, fit une révérence à grand’mère et lui demanda, d’une voix plus grave et plus basse encore que de coutume :

— Patronne, je t’en prie, accepte de faire un tour de danse avec moi, comme autrefois avec ton gendre. Fais-nous ce plaisir !…

— À quoi penses-tu, Grigory, à quoi penses-tu, mon ami ! répondit grand’mère qui se défendait en riant. Danser à mon âge ! Les gens se moqueraient de moi…

Mais tout le monde joignit sa prière à celle de Grigory. Alors elle se décida, se leva d’un mouvement juvénile, tapota sa jupe, se redressa, rejeta en arrière sa tête pesante et arpenta la cuisine, en s’écriant :

— Eh bien ! riez si vous voulez ! Allons, Jacob, en avant la musique !

L’oncle se raidit, ferma les paupières et joua plus lentement. Pendant un instant, Tziganok s’arrêta ; puis il bondit et il se mit à tourner autour de grand’mère, les genoux pliés, tandis qu’elle marchait sur le plancher sans bruit, comme si elle flottait, les bras écartés, les sourcils haussés, les yeux noirs fixés au loin. Elle me sembla très drôle et le fou rire me saisit. Grigory me menaça du doigt et toutes les grandes personnes me regardèrent d’un air mécontent.

— Cesse de te trémousser, Tziganok ! commanda le contremaître ; l’autre obéit, fit un saut de côté et s’assit sur le seuil de la porte.

Eugénie, la bonne d’enfant, dont la pomme d’Adam saillait, se mit à chanter d’une agréable voix de basse :



Toute la semaine, jusqu’au samedi
La jeune fille a tissé de la dentelle ;
Elle a tellement travaillé
Qu’elle en est à demi morte !

Grand’mère ne danse pas, elle semble raconter quelque chose. Elle marche lentement, elle se balance, elle est pensive et, par-dessus ses bras, jette des regards sur les assistants. Tout son grand corps s’agite, indécis ; ses pieds tâtent le sol avec précaution. Soudain elle s’arrête, comme si quelqu’un l’avait effrayée ; son visage tressaille et se rembrunit, puis il s’illumine aussitôt d’un bon sourire accueillant. Elle saute de côté, faisant place à quelqu’un qu’elle ne voit pas et qu’elle repousse de la main. Elle baisse la tête, elle s’immobilise, prête l’oreille et sourit toujours plus gaîment ; et soudain, elle s’envole, pareille à un tourbillon ; elle semble plus harmonieuse, mieux proportionnée ; on dirait qu’elle a grandi ; nul ne peut détacher d’elle ses regards, tant elle est redevenue belle, impétueuse et séduisante, en ces instants où elle retourne miraculeusement à sa jeunesse.

La danse terminée, grand’mère reprit sa place auprès du samovar ; tout le monde la complimenta, tandis qu’elle répliquait en lissant ses cheveux :

— Voyons, finissez donc ! Vous n’avez pas vu de véritables danseuses ! Chez nous, à Balakhan, il existait une fille dont je ne me rappelle plus le nom, mais quand on la voyait danser il y avait des gens qui pleuraient de joie ! C’était une fête que de la regarder ; rien d’autre n’était nécessaire au bonheur, et j’en étais jalouse, malheureuse pécheresse que je suis !

— Il n’y a rien de plus grand au monde que les chanteurs et les danseurs ! affirmait Eugénie d’une voix sévère et elle entonnait des couplets sur le roi David ; l’oncle Jacob étreignait Tziganok dans ses bras et lui déclarait :

— Tu devrais danser dans les cabarets… tu rendrais les gens fous !…

— J’aimerais à avoir une belle voix ! gémissait Tziganok. Si Dieu m’avait donné une voix agréable, j’aurais chanté dix ans, quitte à me faire moine en expiation de mon bonheur.

Tous les assistants buvaient de l’eau-de-vie, Grigory aussi. Grand’mère lui remplissait continuellement son verre tout en l’avertissant :

— Fais attention, Grigory, tu deviendras tout à fait aveugle !

Il répondait avec gravité :

— Qu’importe ! Je n’ai plus besoin de mes yeux, j’ai vu tout ce qu’on peut voir au monde…

Il buvait sans se griser ; il devenait seulement plus loquace et, dans ces moments-là, presque toujours, il se mettait à parler de mon père :

— C’était un homme de grand cœur que ton père, mon petit ami…

Grand’mère soupirait et affirmait aussi :

— Oui, un véritable enfant de Dieu…

Tout cela était fort intéressant ; j’étais sans cesse aux aguets et toutes ces choses faisaient naître en mon cœur une mélancolie douce et très supportable. La tristesse et la joie vivaient côte à côte en ces êtres ; elles étaient presque inséparables et se succédaient avec une rapidité incompréhensible.



Un soir, l’oncle Jacob, sans être très ivre et après avoir déchiré sa blouse, se mit à tirailler frénétiquement ses cheveux, à tourmenter tantôt sa moustache maigrelette et blonde, tantôt son nez et sa lèvre pendante.

— Qu’est-ce que cela signifie, hein ? À quoi bon ? geignait-il tout en larmes.

Il se frappa le visage, le front, la poitrine, sanglotant toujours :

— Je suis un misérable, un coquin, une âme brisée…

Grigory mugit :

— Ah ! Ah ! Voilà ce que tu as sur le cœur…

Et grand’mère, qui n’était pas non plus à jeun, prit son fils par le bras et essaya de le calmer :

— Tais-toi, Jacob, Dieu sait bien ce qu’il nous enseigne…

Quand elle avait bu, elle devenait encore plus belle ; ses yeux noirs souriaient et projetaient sur tous ceux qui l’entouraient une lumière qui réchauffait l’âme. Tout en éventant avec son mouchoir son visage enflammé, elle susurrait d’une voix chantante :

— Mon Dieu, mon Dieu ! Comme tout est beau ! Non, mais regardez comme on est bien !

C’était là le cri de son cœur, la devise de sa vie !

Les gémissements et les larmes de mon oncle, si insouciant d’ordinaire, m’avaient profondément étonné ; aussi demandai-je à grand’mère les raisons de son désespoir et pourquoi il s’était injurié et accusé.

— Tu voudrais tout savoir ! grommela-t-elle, contrairement à son habitude. Attends encore, tu es trop jeune pour qu’on te mette au courant de ces affaires-là…

Ma curiosité n’en fut que plus excitée. Je m’en allai à l’atelier où j’interrogeai Tziganok qui refusa de me répondre ; il se contenta de sourire en louchant vers le contremaître, puis m’expulsa de la pièce en criant :

— Va-t’en, laisse-moi tranquille, sinon je te plonge dans le chaudron de teinture.

Debout devant le fourneau large et bas sur lequel trois récipients avaient été fixés avec du ciment, Grigory plongeait tour à tour dans les chaudrons une longue pelle noire qu’il retirait ensuite pour examiner le liquide coloré qui en dégouttait. Le feu flambait vivement et se reflétait sur le bas du tablier de peau, chatoyant comme une chasuble. L’eau sifflait dans les chaudrons, la vapeur caustique s’acheminait vers la porte en nuages épais ; dehors soufflait un petit vent sec.

Le contremaître, par-dessous ses lunettes, me regarda de ses yeux rouges et troubles et, s’adressant brutalement au jeune ouvrier, il réclama :

— Du bois ! Tu ne vois donc rien ?

Lorsque Tziganok fut sorti en courant, Grigory s’assit sur un sac de bois de santal et il m’appela de la voix et du geste :

— Viens ici !

Il me prit sur ses genoux ; sa barbe tiède et soyeuse se colla à ma joue, et les mots qu’il proféra furent tels que je n’oubliai de ma vie ce qu’il m’apprit à cette heure-là.

— Ton oncle a battu sa femme jusqu’à ce qu’elle en soit morte ; il l’a torturée, et maintenant sa conscience le tourmente à son tour ; comprends-tu ? Il faut que tu comprennes tout, sinon tu es perdu…

Avec Grigory, tout est simple comme avec grand’mère ; pourtant, il m’effraie, et il me semble que, par-dessous ses lunettes, il voit au travers des choses.

— Comment il l’a tuée ? explique-t-il sans se hâter. Eh bien, de la façon suivante : il se couchait avec elle, lui couvrait la tête avec un édredon et lui flanquait des coups tant et plus. Pourquoi ? Il n’en sait rien lui-même, j’en suis sûr.

Sans faire attention à Tziganok qui revient avec une brassée de bois, s’accroupit devant le feu et se chauffe les mains, le contremaître continue d’un ton sentencieux :

— Il la battait peut-être parce qu’elle valait mieux que lui et qu’il en était jaloux. Les Kachirine, mon petit, n’aiment pas ce qui est bien ; ils sont jaloux de tout ce qui leur paraît honnête et sérieux, et comme ils ne peuvent accepter ce qui leur fait honte ou leur déplaît, ils le détruisent. Demande donc à ta grand’mère comment ils se sont débarrassés de ton père ! Elle te le dira, car elle n’aime pas le mensonge et ne le comprend pas. Bien qu’elle boive de l’eau-de-vie et prise du tabac, la grand’mère est une sorte de sainte, de bienheureuse. Écoute-la toujours et aime-la bien…

Il me posa à terre et je me retirai effrayé, bouleversé. Dans le corridor, Tziganok me rattrapa et me tenant par la tête, me chuchota tout bas :

— N’aie pas peur de Grigory, car il est bon ; regarde-le en face, dans les yeux, il aime qu’on le regarde ainsi…

Tout était étrange et m’inquiétait. Je ne connaissais pas d’autre existence, mais je me rappelai pourtant que mon père et ma mère ne vivaient pas de la sorte ; ils tenaient d’autres propos, ils avaient d’autres divertissements ; ils s’asseyaient toujours l’un près de l’autre, et marchaient côte à côte. Souvent, installés près de la fenêtre, ils riaient ensemble des soirées entières, ils chantaient tout haut et les gens s’attroupaient pour les regarder. Le spectacle de ces visages au nez en l’air m’amusait et me faisait penser aux assiettes sales d’après dîner. Ici on riait peu et on ne savait pas toujours de qui ou de quoi on se moquait. Souvent, on s’invectivait mutuellement, on chuchotait avec mystère dans les coins. Les enfants n’étaient pas bruyants, nul ne s’apercevait de leur présence ; on aurait dit qu’ils étaient fixés au sol, comme la poussière abattue par la pluie. Je me sentais un étranger dans cette demeure et cette manière de vivre m’excitait, m’irritait par d’incessantes piqûres ; je devenais soupçonneux et j’en étais arrivé à examiner ce qui m’entourait avec une attention toujours soutenue.

Mon amitié pour Tziganok grandissait et se fortifiait. Du lever du soleil à la grande nuit, grand’mère était prise par les soucis du ménage et pendant la majeure partie de la journée je tenais compagnie au jeune ouvrier. Il continuait, lorsque grand-père me fouettait, à opposer son bras aux coups de verge qui m’étaient destinés et le lendemain, me montrant ses doigts tuméfiés, il se plaignait de la chose :

— Non, vraiment, tout cela est inutile ! Ça ne te soulage pas ! Et tu vois ce que j’y récolte ! C’est bien la dernière fois, je t’assure !

Et dès que l’occasion se représentait, il s’exposait de nouveau à une souffrance imméritée.

— Je croyais que tu ne voulais plus tendre le bras…

— C’est vrai, et je l’ai tendu quand même… Je ne sais pas ce qui m’a poussé… j’ai fait le geste sans le vouloir.

Bientôt, j’appris sur le compte de Tziganok quelque chose qui piqua ma curiosité et accrut encore mon affection pour lui.

Tous les vendredis, Tziganok attelait au large traîneau un cheval bai nommé « Charap », le favori de grand’mère, gourmand, capricieux et rusé. Le jeune homme endossait une pelisse courte qui lui descendait à peine aux genoux, se coiffait d’une volumineuse casquette, se serrait la taille dans une ceinture verte et dans cet accoutrement se rendait au marché pour acheter des provisions. Parfois, son absence était très longue, et tout le monde s’en alarmait ; on allait à la fenêtre, on soufflait sur les vitres que le gel avait couvertes de cristaux arborescents et l’on regardait dans la rue :

— Revient-il ?

— Non.

Grand’mère surtout haletait d’inquiétude.

— Ah ! vous me ferez périr l’homme et le cheval, reprochait-elle à son mari et à ses fils. N’avez-vous pas honte ; n’avez-vous point de conscience ? Sommes-nous dans la misère ? Ah ! race nigaude, pieuvres, le Seigneur vous punira !

Grand-père grommelait :

— C’est bon, c’est bon. C’est la dernière fois…

Parfois, Tziganok ne rentrait que vers midi ; les oncles et l’aïeul s’empressaient d’aller au-devant de lui et grand’mère les suivait en prisant avec acharnement. Elle ressemblait à une ourse et, en ces moments-là, je ne sais pourquoi, elle paraissait toujours gauche. Les enfants accouraient et on se mettait gaîment à décharger le traîneau, chargé de cochons de lait, de poissons, de gibier et de pièces de viande de toute espèce.

— As-tu acheté tout ce qu’on t’a dit ? demandait grand-père, et il estimait le chargement, d’un regard de ses yeux perçants.

— Oui, tout ce qui était nécessaire, répliquait Tziganok avec jovialité, et il gambadait dans la cour pour se réchauffer et frappait ses moufles l’un contre l’autre avec un bruit assourdissant.

— Doucement, ils ont coûté de l’argent, tes gants ! criait grand-père avec sévérité. Te reste-t-il quelque chose ?

— Non !

Grand-père tournait lentement autour du traîneau et à mi-voix il constatait :

— Tu as encore rapporté beaucoup de choses aujourd’hui. Prends garde, et surtout ne t’avise pas d’acheter sans argent. Je ne veux pas de cela.

Là-dessus il s’en allait très vite en faisant la grimace.

Les oncles se jetaient sur les paquets et, tout en soupesant les volailles, les poissons, les abatis d’oie, les pieds de veau et les énormes morceaux de viande, ils sifflaient joyeusement et d’un ton approbateur complimentaient le messager :

— Tu as bien choisi !

L’oncle Mikhaïl surtout était ravi : il bondissait, sautillait, flairait de son bec de pivert toutes les marchandises, claquait des lèvres et plissait voluptueusement ses yeux fureteurs. Sec comme son père, il lui ressemblait, mais en plus grand ; il cachait dans ses poches ses mains glacées, puis se mettait à questionner Tziganok :

— Combien mon père t’avait-il donné ?

— Cinq roubles.

— Tu en as pour quinze de marchandises. Et combien as-tu dépensé ?

— Quatre roubles et dix copecks.

— Tu as donc gagné quatre-vingt-dix copecks. Tu vois, Jacob, comme on amasse de l’argent ?

L’oncle Jacob, qui malgré le froid n’était vêtu que d’une blouse, riait tout bas et contemplait le ciel bleu et glacial d’un œil clignotant :

— Tu pourrais nous offrir une bouteille, Tziganok, insinuait-il avec indolence.

Cependant, grand’mère dételait le cheval et familièrement lui parlait :

— Eh bien, mon petit ? Eh quoi, mon joli ? Tu veux t’amuser ? Allons, amuse-toi, mon bon Charap.

L’énorme bête secouait son épaisse crinière, mordillait grand’mère à l’épaule, lui arrachait son fichu de soie et la fixait d’un œil espiègle. Puis Charap hochait la tête pour faire tomber la gelée blanche suspendue à ses cils et se mettait à hennir doucement.

— Tu demandes ton pain ?

Grand’mère lui mettait entre les mâchoires un gros morceau de pain couvert de sel ; pour que rien n’en tombât sur le sol, elle disposait comme une mangeoire son tablier sous la tête de l’animal, et le regardait d’un air pensif.

Tziganok qui s’amusait aussi, pareil à un jeune étalon, bondissait alors vers elle.

— Ah ! patronne, qu’il est gentil ce cheval ; qu’il est intelligent…

— Va-t’en, pas de simagrées, je t’en prie ! Tu sais que je ne t’aime pas les jours de marché ! criait-elle, en tapant du pied.

Elle m’expliqua que Tziganok achetait moins qu’il ne volait.

— Grand-père lui donne cinq roubles ; il en dépense trois et il vole pour dix, me confia-t-elle d’une voix sombre. Il aime la rapine ce vaurien-là. Il a essayé une fois jadis et il a réussi ; on en a ri, on l’a complimenté de son habileté et, depuis lors, il a pris l’habitude de voler. Grand-père a connu dans sa jeunesse la grande misère, maintenant qu’il est vieux, il est devenu avare et préfère l’argent à ses propres enfants ! Il aime ce qui ne lui coûte rien ! Quant à Mikhaïl et à Jacob…

Elle laissa retomber le bras et se tut un instant, puis, jetant un coup d’œil sur sa tabatière ouverte, elle ajouta en grommelant :

— Ici, l’affaire est plus embrouillée ; quand une femme aveugle fait de la dentelle, il est difficile de reconnaître le dessin. Si l’on prend Tziganok en flagrant délit, on le battra jusqu’à ce que la mort s’ensuive…

Et après une nouvelle pause, elle acheva :

— Ah ! Il y a beaucoup de règlements chez nous, mais point de justice ni de vérité…

Le lendemain, je suppliai Tziganok de ne plus voler.

— Si on t’attrape, on te battra et tu mourras…

— Je ne me laisserai pas pincer ; d’ailleurs je saurai bien me tirer d’affaire ; je suis débrouillard ; je suis agile, me répondit-il en riant ; mais presque aussitôt son front se rembrunit. Ah ! je sais bien que c’est mal et que c’est dangereux de voler. Si je le fais, c’est comme ça, par ennui. Et je n’économise rien, car, pendant la semaine, les oncles me soutirent tout. Cela m’est bien égal au reste. Qu’ils le prennent, cet argent ! Moi, j’ai tout ce qu’il me faut !

Soudain, il me saisit dans ses bras et me secoua doucement :

— Tu es léger, tu es fluet, mais tu as des os solides ; tu seras un fort gaillard ! Sais-tu ce que tu devrais faire ? Demande à ton oncle Jacob qu’il t’apprenne à jouer de la guitare. Il est vrai que tu es encore petit, et c’est regrettable ; mais tu as du caractère et tu réussiras. Aimes-tu ton grand-père ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, moi, je n’aime personne chez les Kachirine, personne, tu m’entends, excepté la grand’mère. Que le diable aime les autres, si cela lui fait plaisir !

— Et moi, tu ne m’aimes pas ?

— Toi, tu n’es pas un Kachirine ; tu es un Pechkof ; c’est un autre sang, une autre race.

Et il me serra tout à coup contre sa poitrine en poussant comme un gémissement :

— Ah ! si j’avais une voix de chanteur, ah ! Seigneur ! J’aurais bouleversé les gens… Va, mon petit ; il faut que j’aille travailler…

Il me posa à terre, remplit sa bouche de petits clous et se mit à tendre et à clouer sur une grande planche carrée une bande d’étoffe noire toute mouillée.

Peu de temps après, il mourut.

Voici comment la chose advint : dans la cour, près du portail, se trouvait depuis longtemps une grande croix de chêne, toute desséchée à son extrémité inférieure. Dès les premiers jours, je l’avais remarquée ; elle était alors plus neuve et sa couleur jaune se distinguait encore ; depuis, les pluies automnales l’avaient noircie. Elle dégageait une odeur amère et forte de bois vermoulu et faisait tache même dans cette cour exiguë et malpropre.

L’oncle Jacob l’avait achetée pour la placer sur la tombe de sa femme et il avait fait vœu de la porter lui-même sur ses épaules jusqu’au cimetière, au premier anniversaire.

Ce jour tomba un samedi. C’était vers la fin de l’hiver ; il ventait et gelait en même temps ; la neige tombait des toits. Tout le monde s’était rassemblé dans la cour. Grand-père, grand’mère et trois de leurs petits-enfants étaient déjà partis en avant au cimetière pour assister à l’office commémoratif ; quant à moi, j’avais été laissé à la maison en punition de je ne sais quels méfaits.

Les oncles vêtus de pelisses noires absolument pareilles redressèrent la croix dont ils disposèrent les traverses sur leurs épaules ; Grigory, avec l’aide d’un autre ouvrier, souleva à grand’peine le pied pesant qui fut placé sur la large épaule de Tziganok ; le jeune ouvrier chancela sous le fardeau et ses jambes s’écartèrent.

— Pourras-tu la porter ? s’inquiéta Grigory.

— Je ne sais pas. Elle me semble bien lourde…

L’oncle Mikhaïl cria d’un ton irrité :

— Ouvre le portail, diable aveugle !

Et l’oncle Jacob ajouta :

— Tu devrais avoir honte, Tziganok, nous qui ne sommes pas des hercules comme toi…

Mais Grigory, ouvrant toute grande la porte, lui conseilla d’une voix sévère :

— Fais attention, ne va pas te faire mal aux reins. Que Dieu soit avec vous !

— Vieille bête ! lui jeta de la rue en réplique l’oncle Mikhaïl.

Les assistants échangèrent des sourires et chacun se mit à parler très haut comme si tous eussent été satisfaits de la disparition de cette croix.

Grigory m’ayant pris par la main me conduisit à l’atelier tout en me confiant :

— Grand-père ne te fouettera peut-être pas aujourd’hui… il a l’air bien tourné…

Il m’installa sur un tas de laine préparée pour la teinture, m’enveloppa soigneusement jusqu’au cou ; puis il aspira la fumée qui s’élevait au-dessus des chaudrons et reprit d’un ton pensif :

— Moi, mon petit, il y a trente-sept ans que je connais ton grand-père ; j’ai vu cette maison à son début et j’en vois la fin. Jadis, nous étions camarades, nous étions amis et c’est ensemble que nous avons monté ce commerce. Il est malin, ton grand-père : il a su devenir patron, tandis que moi, je suis resté simple ouvrier. Mais Dieu est plus sage que nous tous : il lui suffit de sourire et l’homme le plus intelligent de la terre devient un pur imbécile. Tu ne comprends encore ni ce qui se dit, ni ce qui se fait, ni pourquoi cela se dit ou cela se fait. Il faut pourtant que tu comprennes tout. La vie est difficile aux orphelins. Ton père, mon petit, était un brave, il comprenait tout… c’est pour cette raison que ton grand-père ne l’aimait pas et ne voulait jamais l’écouter.

Il m’était agréable d’entendre ces bonnes paroles, tandis que le feu rouge et or jouait dans le foyer, que les nuages de fumée laiteuse s’élevaient au-dessus des chaudrons et se transformaient en gelée blanche sur les planches du toit déjeté. À travers les fentes des lambris on apercevait des bandes de ciel bleu ; le vent était un peu tombé, le soleil étincelait ; la cour tout entière était sablée d’une poussière de verre. Dans la rue, les ferrures des traîneaux grinçaient ; une vapeur bleuâtre s’échappait des cheminées de la maison, des ombres légères glissaient sur la neige, racontant aussi sans doute quelque mystérieuse histoire.

Grigory, osseux, barbu et grand, semblable à un bon sorcier, avec de longues oreilles et ses cheveux ébouriffés, brassait sans relâche la teinture bouillante tout en me prodiguant des conseils :

— Regarde les gens bien en face ; si un chien se précipite sur toi, regarde-le aussi dans les yeux et il te laissera tranquille.

Ses lunettes pesantes ont l’air d’écraser la racine de son nez dont l’extrémité injectée d’un sang violacé évoque irrésistiblement l’image du nez de grand’mère. Avec Grigory, d’ailleurs, tout est simple, comme avec l’aïeule…

— Attends ! s’exclame-t-il tout à coup en prêtant l’oreille ; puis, fermant du pied la porte du fourneau, il sort en courant et je me précipite à sa suite.

Dans la cuisine, sur le plancher, Tziganok est couché, face au ciel ; les larges bandes de lumière venues des fenêtres lui tombent l’une sur la poitrine, l’autre sur les pieds. Son front luit étrangement, ses sourcils sont levés très haut, et les yeux bigles regardent fixement le plafond enfumé. Les lèvres noires frémissent et laissent échapper des bulles roses. Du coin de la bouche, le long des joues et du cou, jusque sur le sol, le sang, en filets noirâtres, coule et forme des flaques sous le dos du jeune homme. Ses membres sont lourdement étalés et l’on remarque que les jambes du pantalon, mouillées elles aussi, se collent aux ais. Le plancher avait été proprement lavé avec du sable et il étincelait comme le soleil. Les ruisseaux de sang coupaient les bandes de lumière et se dirigeaient vers le seuil ; ils revêtaient une couleur éclatante.

Tziganok ne remuait pas ; seuls, les doigts de ses mains étendues le long de son corps s’agitaient et s’agrippaient au sol et ses ongles colorés brillaient.

Eugénie s’accroupit à ses côtés et plaça un petit cierge dans la main du blessé ; celui-ci ne serrant pas les doigts, le cierge tomba et la flamme minuscule se noya dans le sang ; la bonne ramassa le cierge, l’essuya du coin de son tablier et essaya encore de le remettre dans les doigts convulsés de Tziganok. Un murmure s’élevait et semblait planer dans la cuisine ; pareil à un vent puissant, il me repoussa lorsque j’arrivai sur le seuil, mais je me retins fermement à la poignée de la porte.

— Il a trébuché, racontait d’une voix morne l’oncle Jacob, et ce disant, il frémissait et tordait le cou.

Ses yeux clignotant à chaque mot s’étaient décolorés encore et il ressemblait à une loque grise et fripée.

— Il est tombé et il a été écrasé ; il a reçu le coup dans le dos. Nous aurions été estropiés, nous aussi, si nous n’avions pas lâché la croix à temps…

— C’est vous qui l’avez tué ! accusa sourdement Grigory.

— Mais, voyons…

— Oui, vous !

Le sang coulait toujours ; près du seuil, il formait déjà une flaque qui s’assombrissait, et semblait monter comme l’eau devant un barrage. La bouche emplie d’une écume rosée, Tziganok geignait comme en rêve. Il s’affaissait, s’aplatissait de plus en plus, se collait au plancher comme s’il eût dû s’y fondre et disparaître.

— Mikhaïl a filé à cheval jusqu’au cimetière pour prévenir le père, chuchotait l’oncle Jacob ; pendant ce temps, j’ai mis Tziganok dans un fiacre et je l’ai ramené ici au plus vite… Il est heureux que je ne me sois pas placé sous le socle, sinon, ce serait moi qui…

La bonne qui tentait de nouveau de consolider le cierge dans la main de Tziganok laissait tomber sur la paume de l’ouvrier des gouttelettes de cire et des larmes.

Grigory l’interpella brutalement :

— Colle-le donc au plancher, près de la tête, imbécile !

— Bien !

— Enlève-lui sa casquette !

Eugénie obéit ; la nuque de Tziganok donna contre le sol avec un bruit sourd ; sa tête roula sur le côté et le sang se mit à couler plus fort, mais d’un seul coin de la bouche. Tout cela dura affreusement longtemps. Je ne me faisais pas une idée exacte de ce qui était arrivé, je pensai d’abord que Tziganok se reposait, qu’il allait se redresser, s’asseoir et s’écrier :

— Fi ! Quelle chaleur !…

C’était l’exclamation qu’il proférait d’habitude lorsqu’il se réveillait le dimanche, après le dîner. Mais Tziganok ne se levait pas, il continuait à fondre. Le soleil baissait ; les bandes lumineuses s’étaient raccourcies et n’atteignaient plus que les tablettes des fenêtres. Tziganok devenait tout noir ; ses doigts ne bougeaient plus et je ne voyais plus d’écume sur ses lèvres. Au sommet de sa tête et près des oreilles brillaient trois cierges, dont la flamme dorée vacillait et éclairait les cheveux bouclés d’un noir bleuâtre. Sur les joues basanées couraient des ombres jaunes ; le bout du nez pointu et les dents rosées semblaient luire.

Eugénie agenouillée pleurait et murmurait :

— Mon petit pigeon, ma joie, mon chéri…

Il faisait froid et une angoisse particulière m’étreignait le cœur. Je me faufilai sous la table et j’y restai caché. Bientôt, grand-père, vêtu de sa pelisse, fit lourdement irruption dans la cuisine ; grand’mère le suivait enveloppée d’un manteau dont le col était orné de queues, puis survinrent l’oncle Mikhaïl, les enfants et quantité de gens inconnus.

L’aïeul à peine arrivé jeta sa pelisse à terre et se mit à crier :

— Canailles ! faire périr par bêtise un gaillard tel que celui-là ! Dans cinq ans, nul ne l’aurait égalé !

Le vêtement qui traînait sur le plancher m’empêchant de voir Tziganok, je sortis de ma cachette et m’empêtrai dans les pieds de grand-père. Il me repoussa et, de son petit poing rouge brandi, menaça mes deux oncles :

— Loups !

Se retenant des deux mains au banc sur lequel il venait de s’asseoir, il sanglotait sans pleurer et d’une voix grinçante se lamentait :

— Ah ! je savais bien que vous ne pouviez pas le sentir… Ah ! mon petit Tziganok… pauvre enfant ! Et que faire, hein ? Que faire, je te le demande ! Je ne suis plus maître de mes fils… Le Seigneur ne nous bénit pas dans nos vieux jours. Qu’en penses-tu, mère ? continua-t-il en s’adressant à l’aïeule.

Étalée sur le plancher, grand’mère tâtait le visage, la tête, la poitrine de Tziganok, lui soufflait sur les yeux et lui prenait les mains qu’elle pétrissait dans les siennes. Les trois cierges tombèrent quand elle se leva pesamment, toute noire dans sa robe noire. Les yeux dilatés, une expression terrifiante dans le regard, elle proféra à mi-voix :

— Hors d’ici, maudits !

Et tout le monde, sauf le grand-père, quitta lentement la cuisine.

Rien de saillant ne marqua les funérailles de l’ouvrier.