Ma vie d’enfant/VI

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Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 105-127).

VI


Ce fut vers le printemps que le partage eut lieu, Jacob resta en ville et Mikhaïl s’installa sur l’autre rive. Grand-père s’acheta, dans la rue des Champs, une maison assez vaste et qui me parut charmante. Le rez-de-chaussée était occupé par un cabaret, et le jardin descendait jusqu’à un ravin hérissé de branches d’osier nues.

— Que de verges ! me dit grand-père en clignant gaîment de l’œil, comme nous inspections le jardin en parcourant les allées détrempées et molles. Bientôt je vais t’apprendre à lire et à écrire, et j’aurai probablement besoin de recourir à leurs bons offices…

La maison était bondée de locataires ; grand’mère et moi, nous nous installâmes au grenier où une chambre avait été aménagée, tandis que grand-père se réserva, à l’étage au-dessous, une grande pièce qui servait en même temps de salon de réception. Notre fenêtre donnait sur la rue ; en se penchant, on pouvait voir chaque soir et chaque dimanche les ivrognes qui sortaient du cabaret, chancelaient, tombaient, puis s’en allaient enfin en hurlant. Parfois, on les jetait à la rue comme des sacs, mais ils revenaient à l’assaut et la porte du cabaret claquait ; le contrepoids grinçait, des altercations éclataient. Tout cela était fort intéressant. Dès le matin, grand-père s’en allait aux ateliers de ses fils pour les aider à s’organiser, et le soir en revenait fatigué, accablé, irrité.

Grand’mère faisait la cuisine, cousait, bêchait le jardin et le potager ; toute la journée elle virait comme une énorme toupie poussée par un invisible fouet. Elle prisait, éternuait avec volupté et disait, essuyant son visage en sueur :

— Salut, braves gens, dès maintenant et à jamais ! Eh ! bien, Alexis, nous voilà enfin tranquilles ! Grâce à Toi, Sainte Vierge !

À mon avis, notre existence n’était guère paisible ; de l’aube à la grande nuit, les locataires ne faisaient qu’aller et venir par la cour et dans la maison ; des voisines entraient à chaque instant ; chacun était pressé, et comme on était toujours en retard, des gémissements s’élevaient de partout : ces gens-là semblaient attendre quelque chose et appelaient grand’mère :

— Akoulina Ivanovna !

Après avoir humé sa prise de tabac et s’être essuyé soigneusement le nez avec son mouchoir à carreaux rouges, souriante, elle répondait à tous avec la même affabilité :

— Contre les poux, madame, il faut se laver souvent et prendre des bains de vapeur de menthe. Si les poux sont sous la peau, mélanger une cuiller à soupe de graisse d’oie tout à fait pure, une cuiller à thé de sublimé et trois grosses gouttes de mercure, brassez-le sept fois dans une soucoupe avec un tesson de faïence et frottez-vous avec cette pommade. Surtout n’allez pas employer une cuiller de bois ou d’ivoire, car le mercure serait perdu, et ne prenez ni cuivre ni argent : c’est dangereux !…

Parfois, elle conseillait d’un air pensif :

— Vous, ma chère, vous feriez mieux d’aller au couvent trouver Azafe, le moine austère ; je ne puis pas vous répondre !

Elle servait de sage-femme, débrouillait les histoires de famille, résolvait les conflits, soignait les enfants ; récitait par cœur le Rêve de la Vierge qui porte bonheur, afin que les femmes l’apprissent, et donnait des conseils culinaires.

Toute la journée, je restais près d’elle, au jardin ou dans la cour ; d’autres fois nous allions chez les voisines où, pendant des heures entières, elle prenait le thé en racontant d’interminables histoires, et de cette époque de ma vie je ne revois que cette vieille femme toujours bonne et si remuante.

Parfois, ma mère, venant je ne sais d’où, faisait une apparition ; mais elle ne restait pas longtemps. Fière et sévère, elle regardait choses et gens avec des yeux froids comme un soleil d’hiver et disparaissait bientôt sans laisser derrière elle le moindre souvenir.

Un beau jour, je demandai à grand’mère :

— Es-tu sorcière ?

— Eh bien, vrai, en voilà une idée ! s’exclama-t-elle en souriant ; puis, elle ajouta aussitôt d’une voix pensive :

» La sorcellerie c’est une science trop difficile pour moi qui ne sais ni lire ni écrire ; ton grand-père, lui, est un homme instruit, mais la Sainte Vierge ne m’a pas donné beaucoup d’intelligence ni de savoir…

Et elle me découvrit un autre fragment de sa vie :

— Moi aussi, j’étais orpheline ; ma mère était une pauvre paysanne estropiée et sans feu ni lieu. Encore jeune fille, s’étant, un jour de frayeur, jetée par la fenêtre, elle s’était cassé les côtes et meurtri l’épaule. Son bras droit, le plus nécessaire, avait dépéri. Et comme ma mère, très habile dentellière, ne rapportait plus rien à ses maîtres, ils lui donnèrent la liberté. « Vis comme tu pourras ! » lui dit-on. Comment vivre quand on n’a plus de bras ! Il ne lui restait qu’à mendier ; mais à cette époque-là, les gens vivaient mieux et étaient meilleurs qu’aujourd’hui. Ah ! les charpentiers de Balakhane et les dentellières, quels cœurs d’or ! Pendant l’automne et l’hiver, nous restions en ville pour demander la charité, ma mère et moi ; mais dès que l’archange Gabriel agitait sa lance et chassait le froid, dès que le printemps étreignait la terre, nous partions au loin, droit devant nous. Nous avons été à Mourome et à Jourevetz et nous avons monté le Volga, ainsi que la tranquille Oka. Il est agréable de courir le monde durant la belle saison : la terre est caressante, l’herbe comme du velours et il y a des fleurs partout. Une joie indicible nous envahit, les membres sont dispos et le cœur à l’aise. Parfois, maman fermait ses yeux bleus et entonnait une chanson : sa voix n’était pas très forte mais très sonore, et tout semblait s’apaiser et se taire pour mieux écouter. Que cette vie de mendicité était agréable ! Mais quand j’eus neuf ans, ma mère trouva honteux de me laisser mener cette existence oisive. Elle se fixa à Balakhan : pendant la semaine elle quémandait notre pain de maison en maison, et le dimanche, mendiait sur le parvis des églises. Durant ce temps, à la maison, j’essayais de faire de la dentelle ; je tenais à apprendre le plus vite possible afin d’aider maman, et quand j’échouais dans mes tentatives, je versais des larmes. En deux ans et quelques mois, j’appris à fond le métier et bientôt je fus très connue en ville ; si quelqu’un avait besoin d’un ouvrage bien fait, c’était à moi qu’on s’adressait : « Tiens, Akoulina, fais danser tes fuseaux ! » Et j’étais heureuse ! Mon travail, bien sûr, n’avait de valeur que parce qu’il était inspiré et dirigé par ma mère qui, n’ayant qu’une main, se bornait à me guider ; mais un maître comme elle valait dix ouvrières. Alors, je suis devenue ambitieuse et je lui ai dit : « Ne va plus mendier, maman ; c’est moi seule maintenant qui vais te nourrir ! » Elle m’a répondu : « Tais-toi, ma fille, garde ton argent pour ta dot ! » Et bientôt ton grand-père est arrivé ; c’était un garçon remarquable : à vingt-deux ans, il gagnait déjà pas mal d’argent… Sa mère m’a examinée : elle a reconnu que j’étais travailleuse et, parce que j’étais fille de mendiante, elle a conclu que je serais très soumise et obéissante… Elle vendait des brioches, mais… quelle méchante créature ! Dieu me pardonne de le dire… À quoi bon se rappeler les méchantes gens ? Le Seigneur les voit bien lui-même ; il les voit et le diable les aime !

Et elle riait d’un petit rire cordial ; son nez tremblotait d’une manière un peu ridicule, mais les yeux rayonnants et pensifs semblaient me caresser plus encore que ses paroles.



Je me souviens comme si c’était hier de ce grand événement. Grand’mère et moi nous prenions le thé dans la chambre de grand-père ; le vieillard était souffrant ; il avait enlevé sa blouse et, assis sur son lit, les épaules nues couvertes d’une longue serviette de toilette, il essuyait à chaque instant la sueur qui perlait sur son visage ; il avait le souffle court et rauque. Dans son visage devenu violet, ses yeux verts s’étaient troublés, les petites oreilles pointues surtout étaient écarlates. Quand grand-père tendait la main pour prendre sa tasse, cette main tremblait lamentablement. Il était doux et il ne se ressemblait plus.

— Pourquoi ne me donnes-tu point de sucre ? demanda-t-il à grand’mère, du ton capricieux d’un enfant gâté.

Elle répondit gentiment, mais avec fermeté :

— Prends du miel en guise de sucre, cela vaut mieux…

Il avala rapidement la boisson chaude ; puis, tout haletant et soufflant, il recommanda :

— Fais attention, que je ne meure pas !

— N’aie pas peur, je veillerai.

— Bon ! Si je mourais maintenant, ce serait comme si je n’avais pas vécu ! Tout serait perdu…

— Ne parle pas tant et reste tranquille…

Pendant un instant, il garda le silence ; les yeux fermés, il tortillait les poils de sa barbe et faisait claquer ses lèvres noires ; tout à coup, il se secoua comme si on l’avait piqué et il se mit à penser tout haut :

— Il faut remarier Jacob et Mikhaïl le plus vite possible ; peut-être qu’une femme et de nouveaux enfants les retiendront de boire.

Et il chercha dans sa mémoire les filles qui lui conviendraient comme brus. Grand’mère se taisait et vidait tasse sur tasse ; quant à moi, assis à la fenêtre, je regardais le crépuscule s’enflammer au-dessus de la ville et les vitres rouges qu’embrasait le soleil couchant, grand-père, pour me punir de je ne sais quelle faute, m’ayant interdit de descendre dans la cour et au jardin.

Là-bas, pourtant, les scarabées voletaient et bourdonnaient autour des bouleaux. Un tonnelier travaillait dans la cour voisine ; tout près, on aiguisait des couteaux ; au bas du jardin, dans le ravin, les enfants jouaient. J’aurais bien voulu les rejoindre. La tristesse vespérale me remplissait le cœur.

Tout à coup, grand-père sortit je ne sais d’où un livre neuf dont il frappa bruyamment la paume de sa main et m’appela d’une voix alerte :

— Eh ! gamin, arrive ici ! Oreilles salées, pommettes de Kalmouck, vois-tu ce dessin ? C’est un a. Dis : a ! b ! c ! Qu’est-ce que cela ?

— B.

— C’est juste. Et ça ?

— C.

— Non, c’est a ! Regarde : d, e, f ; qu’est-ce que cela ?

— E.

— C’est juste. Et ça ?

— F.

— C’est juste. Et ça ?

— A.

Grand’mère intervint :

— Tu devrais rester tranquille, père…

— Tais-toi ! Cela me distrait. Continue, Alexis !

Il avait posé sur mon cou son bras moite et, par-dessus mon épaule, tenant le livre sous mon nez, il désignait du doigt les lettres. Il sentait très fort le vinaigre, la sueur et l’oignon frit, et j’étouffais presque. La colère l’envahissait peu à peu, il vociférait d’une voix rauque :

— L ! M !

Le son des lettres m’était connu, mais non les signes : L ressemblait à un ver ; G à Grigory, M à grand’mère et à moi réunis, tandis que grand-père avait quelque chose de commun avec toutes les lettres à la fois. Longtemps, il me promena sur l’alphabet, me questionnant et reprenant tous les caractères par série ou au hasard. Son emportement m’avait gagné : je transpirais moi aussi et je criais de toutes mes forces. Il s’en amusait, se frottait la poitrine, toussait, pétrissait le livre entre ses doigts et râlait :

— Regarde donc comme il s’échauffe, mère ! Ah ! peste d’Astrakhan, pourquoi hurles-tu ainsi ?

— C’est vous qui hurlez…

Je riais en regardant mes grands-parents : grand’mère, accoudée, les poings aux pommettes, nous surveillait en souriant ; elle remarqua :

— Vous êtes assez éreintés, tous les deux !

Grand-père amicalement s’excusait :

— Je crie parce que je suis malade ; mais toi, pantin, pourquoi brailles-tu ?

Et, secouant sa tête ruisselante, il déclara à grand’mère :

— Elle s’est trompée, la pauvre Nathalie. Cet enfant a une mémoire de cheval, Dieu merci ! Continue, clampin !

Enfin, il me poussa gaîment en bas du lit :

— C’est assez ! Garde le livre. Demain, tu me réciteras tout l’alphabet sans te tromper et je te donnerai cinq copecks.

Lorsque je tendis la main pour prendre le livre, il m’attira de nouveau à lui et, d’une voix attristée, me confia :

— Ta mère t’a jeté à l’abandon par le monde, mon petit.

Grand’mère s’effara :

— Ah ! père, pourquoi parles-tu de la sorte ?

— Je ne l’aurais pas fait si le chagrin ne m’y avait forcé… Ah ! cette fille-là, se perdre ainsi !

Il me repoussa brusquement.

— Va te promener ! Je te défends d’aller dans la rue ; reste au jardin ou dans la cour.

C’était justement au jardin que j’avais affaire : dès que j’y parus, les gamins massés dans le ravin commencèrent à me lancer des pierres et je leur rendis la pareille avec le plus vif plaisir.

— Voilà le voisin ! criaient-ils en m’apercevant, et ils s’armaient à la hâte.

Leurs clameurs ne m’effrayaient pas. Il m’était agréable de me défendre seul contre beaucoup ; de voir l’ennemi fuir et se cacher dans les buissons, pour éviter mes projectiles. Ces combats, d’ailleurs, étaient dépourvus de malveillance et se terminaient presque toujours bien.

J’apprenais à lire avec facilité ; grand-père me considérait avec une attention croissante, me corrigeant moins souvent qu’auparavant, alors, qu’à mon avis, j’aurais dû l’être davantage. Car, en grandissant, je devenais audacieux et j’enfreignais beaucoup plus souvent les ordres et les règlements de mon aïeul, qui se contentait de gronder et de menacer.

Je pensais alors qu’il me fouettait inutilement quand j’étais plus petit et je le lui fis remarquer.

D’une légère chiquenaude au menton, il m’obligea à lever la tête :

— Hein ? s’écria-t-il en clignant de l’œil malicieusement.

Puis avec un rire saccadé, il reprit :

— Ah ! petit hérétique ! Comment peux-tu calculer combien de fois tu as mérité les verges et qui peut le savoir, sinon moi ? Va-t’en, polisson !

Mais aussitôt, il me prit à l’épaule et, me regardant droit dans les yeux, me demanda :

— Es-tu rusé ou bien naïf ?

— Je ne sais pas…

— Tu ne sais pas ? Eh bien, écoute, mon ami, sois rusé, c’est préférable, car la naïveté et la bêtise, c’est la même chose ; as-tu saisi ? Les moutons sont naïfs. Souviens-toi de cela ! Et maintenant, va t’amuser…



Bientôt, je sus épeler le livre des Psaumes ; on consacrait généralement à l’étude l’heure qui suivait le thé du soir et chaque jour je devais en lire un passage.

— H-e-u-, heu, r-e-u-x, heureux… L’-h-o-m, l’homm-e. Heureux, l’homme… épelais-je, en promenant mon crayon sur la page ; et je demandais pour égayer la leçon :

— L’homme heureux, c’est l’oncle Jacob ?

— Je vais te calotter, et alors tu sauras qui est l’homme heureux, répliquait grand-père en reniflant furieusement ; mais je sentais bien qu’il ne se fâchait que par habitude, et pour le maintien de la discipline.

Et je ne me trompais presque jamais : au bout d’un instant, mon aïeul semblait m’avoir oublié et il grommelait :

— Oui, pour ce qui est de s’amuser et de chanter, il ressemble au roi David ; mais il agit comme Absalon ; il est plein de fiel, ce chansonnier, ce bouffon, cet histrion… Ah ! vous…

J’interrompais ma lecture, et j’écoutais en jetant de temps à autre un coup d’œil sur le visage rembruni et soucieux du vieillard ; ses yeux à demi fermés semblaient me transpercer ; un sentiment de tristesse et d’affection y étincelait et je savais qu’alors sa sévérité coutumière s’amollissait. Il tambourinait sur la table, ses ongles teints brillaient et ses sourcils dorés tremblaient.

— Grand-père…

— Quoi ?

— Raconte-moi quelque chose…

— Tu ferais mieux de lire, petit paresseux, bougonnait-il, et, comme s’il venait de se réveiller, il se frottait les yeux. Tu aimes les histoires, et tu n’aimes pas le livre des Psaumes.

Mais je le soupçonnais de préférer, lui aussi, les histoires aux Psaumes qu’il savait presque par cœur, car il avait fait vœu de lire à haute voix chaque soir avant de s’endormir un des vingt chapitres de ce recueil.

Je revenais à la charge et le vieillard, gagné par l’attendrissement, finissait par céder.

— Eh bien, c’est entendu !

Affalé contre le dossier du vieux fauteuil de tapisserie, dans lequel il s’enfonçait toujours davantage, la tête rejetée en arrière en une attitude pensive et les yeux au plafond, il se mettait à parler d’une voix basse de son père et de l’ancien temps. Certain jour, des brigands étaient venus à Balakhan pour piller la maison du marchand Zaitzef ; le père de mon aïeul monta au clocher pour sonner le tocsin ; mais les brigands, s’emparant de lui, le tuèrent à coups de sabre et le précipitèrent en bas.

— Je n’étais alors qu’un tout petit enfant et je n’ai pas été témoin de cet événement, je ne me le rappelle même pas ; mes premiers souvenirs remontent seulement à l’arrivée des Français ; je venais alors d’atteindre mes douze ans. On avait employé chez nous, à Balakhan, une trentaine de prisonniers, tous petits et maigres, plus déguenillés que nos mendiants. Ils étaient transis et quelques-uns qui avaient les pieds gelés ne pouvaient même plus se tenir debout. Les paysans voulaient d’abord les massacrer, mais l’escorte et la garnison s’y opposèrent et on obligea les exaltés à rentrer chez eux. Ensuite tout a bien marché, on s’est habitué aux Français qui sont des gens adroits, débrouillards et gais. Parfois ils chantaient des chansons qu’on venait écouter avec intérêt. La noblesse de Nijni-Novgorod, en troïkas, leur faisait assez souvent des visites ; parmi les nobles, les uns les menaçaient du poing, et même les frappaient, mais d’autres conversaient gentiment avec eux dans leur langue, leur donnaient de l’argent et toutes sortes de hardes. Je me souviens plus particulièrement d’un petit vieux qui, en les voyant, s’est caché le visage dans les mains et s’est mis à pleurer : « Ah ! a-t-il déclaré, ce malfaiteur de Bonaparte a mené la France à la ruine ! » Tu vois, c’était un Russe et même un noble ; pourtant, il était bon et il a eu pitié d’un peuple étranger…

Grand-père se taisait un instant, fermait les yeux, lissait ses cheveux et puis il continuait, réveillant le passé avec précaution :

— En hiver, la neige tourbillonnait dans les rues ; le gel semblait ratatiner les chaumières et parfois nous voyions les Français accourir sous nos fenêtres, car ma mère vendait des petits pains. Les prisonniers frappaient au carreau, criaient, sautaient et demandaient des pains chauds. Ma mère ne les laissait pas pénétrer dans la chaumière et leur passait les pains par la fenêtre ; ils s’en emparaient et les enfilaient sous leurs blouses, tout contre la peau. Nous ne comprenions pas comment ils pouvaient résister à cette chaleur ! Beaucoup d’entre eux moururent de froid ; cela se comprend ; ils venaient d’un pays chaud et n’étaient pas habitués à de telles températures. Nous avions chez nous deux de ces malheureux : un officier et son ordonnance qui s’appelait Miron ; on les avait logés dans la chambre à lessive, au fond du jardin. L’officier, grand et mince, n’avait que la peau et les os. Il était vêtu d’un manteau de femme qui lui allait aux genoux. C’était un homme très sympathique, mais qui aimait boire ; comme ma mère fabriquait et vendait de la bière en cachette, il en achetait, et quand il était ivre, il se mettait à chanter. Il apprit un peu le russe ; parfois, il baragouinait : « Votre pays pas blanc ; il est noir, méchant ! » Il parlait mal et pourtant parvenait très bien à se faire comprendre. Ce qu’il disait d’ailleurs est juste, le pays du Nord n’a rien de plaisant ; quand on descend le Volga, il fait plus chaud, on dit même qu’au delà de la Caspienne on ne voit jamais de neige. Cette assertion est fort plausible : nulle part, dans les Évangiles, ni dans les Actes des Apôtres et encore moins dans les Psaumes, il n’est fait mention de la neige et de l’hiver ; et Jésus a vécu dans ces pays-là… Quand nous aurons terminé la lecture des Psaumes, je commencerai l’Évangile avec toi…

Grand-père se tait de nouveau, comme s’il sommeillait, puis il regarde en louchant par la fenêtre, et toute sa physionomie prend un air étriqué et pointu…

— Raconte encore, lui dis-je tout bas.

— Nous en étions donc aux Français, reprend-il en tressaillant. Ce sont aussi des êtres humains, tout comme nous. Parfois, je les entendais interpeller la femme de notre maître : « Madame ! Madame ! » c’est ainsi qu’on appelle les femmes nobles ; mais cette madame-là pouvait s’en venir de la meunerie avec un sac de farine de cent kilos sur son dos. Elle était d’une force incroyable. Jusqu’à ma vingtième année, elle me secouait comme un galopin et pourtant, à vingt ans, je n’étais certes pas un avorton ! Miron, l’ordonnance, aimait beaucoup les chevaux ; il rôdait dans les cours et par gestes demandait la permission de panser les bêtes. D’abord, on eut peur qu’il les estropiât, puisqu’il était un ennemi ; mais quand ils l’eurent vu à l’œuvre, les paysans vinrent eux-mêmes l’appeler : « Viens donc, Miron ! » Il souriait, secouait la tête et obéissait docilement. Il savait très bien soigner les chevaux et les guérissait comme par miracle. Il est resté à Nijni-Novgorod où il s’était établi vétérinaire ; mais il a perdu la raison et les pompiers un certain jour l’ont tellement rossé qu’il en est mort. L’officier est tombé malade au printemps, et, vers la fin de mars, il s’est éteint tout doucement : il était assis dans sa chambre, à la fenêtre ; il réfléchissait et il est mort ainsi. Je l’ai bien regretté ; je l’ai même pleuré, mais en cachette ; il était si affectueux. Souvent il me prenait par l’oreille et me disait des choses que je ne comprenais guère sans doute, mais qui étaient bien agréables à entendre ! Des amitiés pareilles, on n’en trouve pas souvent, et cela ne s’achète pas au marché. L’excellent homme avait commencé à m’apprendre sa langue, mais ma mère me défendit de poursuivre cette étude et me conduisit même chez le prêtre qui lui ordonna de me fouetter et porta plainte contre mon professeur. À cette époque-là, mon petit, on ne plaisantait pas ; tu ne passeras pas par là, sans doute ; ce sont les autres qui ont supporté pour toi ces épreuves, souviens-t’en !

Le soir tombait. Dans la pénombre, grand-père grandissait étrangement ; ses yeux luisaient comme ceux d’un chat. En général, il s’exprimait avec prudence, d’un ton contenu et pensif ; mais, dès qu’il était question de lui-même, il parlait avec une vivacité et une ardeur pleines de suffisance. Cela m’était antipathique et j’exécrais ses sempiternelles recommandations :

— Souviens-t’en ! Rappelle-toi !

Non, certes, je n’avais nulle envie de me rappeler certaines choses qu’il racontait ; et cependant, quoi que je fisse, elles s’implantaient dans ma mémoire comme des échardes douloureuses. Ses récits n’étaient pas des contes de fées, mais se rapportaient toujours au passé. J’avais remarqué qu’il n’aimait pas les questions, c’est pourquoi je l’interrogeais sans me lasser.

— Qui est-ce qui vaut le mieux du Russe ou du Français ?

— Eh, comment le savoir ? J’ignore tout à fait comment les Français se conduisent chez eux, marmotte-t-il d’un air bourru.

Et il ajoute :

— Le putois lui-même est supportable quand il est dans son trou.

— Et les Russes, sont-ils bons ?

— Il y en a de bons et de mauvais. Au temps du servage, les gens étaient meilleurs qu’aujourd’hui : ils portaient des chaînes. Maintenant que tout le monde est libre, nul n’observe plus les vieilles coutumes. Les seigneurs ne sont pas très tendres, sans doute, mais au moins, ils ont un brin de raison ; et puis, il y a des exceptions, et quand un seigneur est bon, il l’est vraiment, et on ne se lasse pas de l’admirer ! Il y a aussi des nobles qui sont bêtes comme des sacs et gardent en eux tout ce qu’on y met. En Russie, il y a beaucoup d’écorces, de coquilles ; on croit voir un homme et, quand on regarde de près, on s’aperçoit qu’il n’en a plus que le dehors, le noyau manque, on l’a rongé. Il faut qu’on nous instruise, qu’on aiguise notre intelligence, mais la véritable pierre à aiguiser, celle qui serait nécessaire, nous fait défaut aussi…

— Les Russes sont-ils forts ?

— Il y en a qui sont des hercules ; mais ce n’est pas la force qui importe, c’est l’adresse ; tu peux être aussi fort que tu voudras, un cheval sera toujours plus fort que toi.

— Pourquoi les Français nous ont-ils fait la guerre ?

— Ah ! la guerre, c’est l’affaire des gouvernements, des empereurs ; nous ne pouvons pas comprendre ces choses-là…

Mais lorsque je demandai qui était Bonaparte, grand-père me répondit en me donnant baucoup de détails qui se gravèrent dans ma mémoire :

— C’était un malin qui voulait conquérir l’univers pour qu’ensuite tout le monde vive de la même manière, sans maîtres ni fonctionnaires, sans distinction de classes, tout bonnement. Les noms également auraient été les mêmes pour tous. Et il n’y aurait eu qu’une seule religion. Évidemment, c’était une idée stupide ; il n’y a que les écrevisses qu’on ne peut distinguer entre elles. Les poissons, eux, sont tous différents et le silure et l’esturgeon ne sont pas plus camarades que le hareng et le sterlet ne s’aiment. En Russie aussi il y a eu des Bonaparte : Stenka Razine, Emelian Pougatchef, par exemple ; je te raconterai leur histoire plus tard…

Parfois, il m’examinait longuement, sans mot dire, les yeux arrondis comme s’il me voyait pour la première fois. Cette attitude m’était désagréable.

Et il ne me parlait jamais de mon père ni de ma mère.

Souvent, grand’mère survenait au cours de ces entretiens ; elle s’asseyait dans un coin où elle demeurait silencieuse, invisible et, tout à coup, demandait d’une voix qui m’étreignait doucement :

— Te rappelles-tu, père, le beau pèlerinage que nous avons fait ensemble à Mourome ? En quelle année était-ce ?

Après un instant de réflexion, grand-père répondait avec beaucoup de détails :

— Je ne sais plus au juste la date, mais c’était avant le choléra, l’année où l’on traquait les « olontchane » dans la forêt…

— C’est vrai ! Nous en avions encore peur !

— Tu vois !

Je demandais qui étaient ces « olontchane » et pourquoi ils erraient dans la forêt ; grand-père sans enthousiasme me donnait l’explication :

— C’étaient tout simplement des paysans qui s’étaient enfuis des usines et des champs, des paysans appartenant à la couronne.

— Et comment est-ce qu’on les traquait ?

— Comment ? Mais on faisait comme les enfants quand ils jouent : les uns se sauvent et se cachent ; les autres pourchassent et cherchent les premiers. Quand on attrapait un de ces malheureux, on le fustigeait, on lui donnait des coups de bâton, on lui déchirait les narines et on le marquait au front, pour bien montrer qu’il avait été châtié.

— Pourquoi ?

— Qui sait ! Ces affaires-là sont très compliquées et on n’a jamais pu comprendre qui était le coupable : de celui qui se sauvait ou de celui qui lui donnait la chasse.

— Te rappelles-tu, père, reprenait grand’mère, qu’après le grand incendie…

Mon aïeul, qui aimait la précision, l’interrompit sévèrement :

— Quel grand incendie ?

Mes grands-parents m’oubliaient en retournant dans le passé. Ils parlaient à mi-voix, leurs phrases se succédaient avec une telle harmonie qu’ils semblaient chanter une chanson, la mélancolique chanson des maladies, des incendies, des rixes, des morts subites et des adroites friponneries, des seigneurs méchants et des mendiants estropiés.

— Que de choses nous avons vues ! murmurait tout bas grand-père.

— Avons-nous mal vécu ? disait sa femme. Rappelle-toi le beau printemps qui a suivi la naissance de Varioucha !

— C’était en 1848, en pleine campagne de Hongrie ; le lendemain du baptême, le parrain Tikhon a dû partir pour la guerre…

— Et il n’est jamais revenu ! soupirait grand’mère.

— Non, il n’est jamais revenu ! Et c’est à dater de ce temps que la bénédiction de Dieu s’est étendue sur notre maison comme l’eau sur un désert. Ah ! Varioucha…

— Tais-toi donc, père !

Il se fâchait et fronçait les sourcils.

— Pourquoi me tairais-je ? Nos enfants ont mal tourné, de quelque côté qu’on les regarde. Où donc a été notre force, notre sève ?

Il glapissait et courait dans la pièce comme un chat échaudé, invectivant ses fils et menaçant grand’mère de son petit poing décharné.

— Et tu as toujours soutenu ces voleurs et tu les as gâtés. Oui, toi, sorcière que tu es !

Son émotion et son amertume le faisaient larmoyer ; en arrêt devant le coin où les images saintes brillaient, il frappait à grands coups de poing sa poitrine maigre et sonore en invoquant :

— Seigneur ! Suis-je plus criminel que les autres ? Pourquoi me châties-tu pareillement ?

Il était alors tout tremblant et ses yeux mouillés de larmes luisaient de colère et d’humiliation.

Assise dans l’obscurité, grand’mère se signait sans mot dire ; ensuite, elle s’approchait de lui avec précaution et le consolait :

— Voyons, à quoi bon t’affliger ainsi ? Dieu sait ce qu’il fait. Les autres gens ont-ils des enfants meilleurs que les nôtres ? C’est partout la même chose, père : des querelles, de la discorde, des coups. Tous les péchés des parents s’effacent dans leurs larmes : tu n’es pas le seul…

Parfois, il se tranquillisait et sans répondre s’étendait sur son lit, tandis que grand’mère et moi, nous montions sur la pointe du pied jusqu’à notre galetas.

Mais une fois, comme elle s’approchait de lui avec une parole amicale sur les lèvres, il fit brusquement un demi-tour, et, de toutes ses forces, lui asséna en plein visage un formidable coup de poing. Grand’mère recula, chancela, porta la main à sa bouche, puis, se redressant, elle dit simplement d’une voix paisible :

— Que tu es bête !…

Et elle cracha du sang aux pieds de grand-père qui, par deux fois encore, glapit, en levant les deux bras :

— File ! File ! ou je te tue !

— Que tu es bête ! répéta-t-elle de nouveau en tirant le loquet ; grand-père s’élança à sa poursuite, mais, sans se hâter, elle franchit le seuil et lui ferma la porte au nez.

— Vieille coquine ! siffla le vieillard, pourpre comme un charbon incandescent, et il se retenait au montant de la porte qu’il égratignait de l’ongle.

J’étais assis sur le poêle, plus mort que vif, n’en pouvant croire mes yeux. Pour la première fois grand-père avait battu sa femme devant moi ; c’était infâme et cette constatation me bouleversa. Je ne pouvais me résigner à accepter ce fait qui m’accablait. L’aïeul était toujours là, agrippé au montant de la porte ; mais il se recroquevillait et devenait grisâtre, comme si une invisible main l’eût recouvert de cendres. Tout à coup il revint au milieu de la pièce et se mit à genoux, mais il faiblit et tomba en avant ; sa main toucha le plancher. Il se redressa immédiatement et, tout en se frappant la poitrine, il murmura :

— Seigneur…

Je glissai sur les tièdes carreaux de faïence comme sur de la glace et m’enfuis à toutes jambes. En haut, grand’mère allait et venait dans notre chambre et se gargarisait.

— As-tu mal ?

Elle alla cracher dans un seau de toilette et répondit tranquillement :

— Non, pas trop ; il ne m’a pas cassé de dents ; la lèvre seule est fendue…

— Pourquoi a-t-il fait cela ?

Après avoir regardé dans la rue, elle expliqua :

— Il s’ennuie, il est vieux, il n’a que des désagréments… Va te coucher, mon petit, et ne pense plus à ces choses.

Je lui posai encore une question ; mais elle cria avec une sévérité inaccoutumée ;

— Je t’ai dit de te coucher ! Que tu es désobéissant !…

Elle s’assit à la fenêtre, se suçant la lèvre et crachant de temps à autre dans son mouchoir. Je la contemplais tout en me déshabillant : au-dessus de sa tête noire, dans le bleu rectangle de la fenêtre, les étoiles scintillaient. La rue était paisible et notre chambre plongée dans l’obscurité.

Lorsque je fus au lit, grand’mère s’approcha de moi et, après m’avoir caressé doucement, elle m’exhorta :

— Dors, je vais redescendre près de lui… Ne t’inquiète pas à mon sujet ; j’ai eu tort, moi aussi… Dors bien !

Elle m’embrassa et sortit. Une indicible tristesse m’envahit ; je sautai à bas du large lit moelleux et chaud et m’en allai à la fenêtre d’où je contemplai la rue déserte. J’étais comme pétrifié par une angoisse insupportable.