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Ma vie d’enfant/VII

La bibliothèque libre.
Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 128-148).

VII


Je compris très vite que le Dieu de grand-père n’était pas le même que celui de grand’mère ; impossible de s’y tromper : la différence était flagrante.

Le matin, quand grand’mère se réveillait, elle s’asseyait sur son lit et commençait par peigner, en maugréant, ses étonnants cheveux.

La chose faite, tant bien que mal, elle les nattait en grosses tresses, se débarbouillait à la hâte, en s’ébrouant avec rage ; et, sans avoir effacé de son grand visage fripé par le sommeil l’irritation qui y était peinte, se tournait vers les icônes. C’est alors que commençait la véritable ablution matinale qui la rafraîchissait tout à coup et tout entière.

Grand’mère redressait son dos voûté, rejetait sa tête en arrière, regardait avec affection la figure ronde de Notre Dame de Kazan, puis, se signant à grands gestes, murmurait avec ardeur :

— Glorieuse Vierge, Sainte Mère, accorde-nous Ta grâce pour le jour qui vient !

Elle se prosternait jusqu’à terre et se relevait lentement ; ensuite elle reprenait avec un attendrissement toujours croissant :

— Source de joie, Beauté si pure, pommier en fleur….

Presque chaque jour, elle trouvait de nouveaux termes de louange, aussi j’écoutais sa prière avec une attention soutenue :

— Mon petit cœur céleste et pur ! Ma défense et mon soutien ! petit soleil d’or, Mère de Dieu, préserve-nous de la tentation mauvaise, ne me laisse offenser personne et ne permets à personne de m’offenser inutilement !

Ses yeux noirs souriaient ; elle semblait rajeunie ; d’une main pesante, elle se signait encore, mais plus lentement :

— Seigneur Jésus, Fils de Dieu, sois miséricordieux envers la pécheresse que je suis : je T’en supplie au nom de Ta mère…

Sa prière était toujours une action de grâces, un dithyrambe sincère.

Le matin, mon aïeule ne priait pas longtemps : il fallait chauffer le samovar, car nous n’avions plus de servante ; et si le thé n’était pas prêt à l’heure fixée, grand-père récriminait rageusement.

Parfois, il se réveillait avant sa femme et, montant au grenier, il la trouvait en train de prier. Il écoutait un moment les oraisons, ses lèvres minces grimaçaient dédaigneusement, et au cours du déjeuner, il l’attrapait :

— Combien de fois t’ai-je appris à prier, vieille sotte ! Et tu continues quand même à réciter des âneries de ton invention ! Je ne sais vraiment comment le Seigneur peut encore te supporter !

— Il comprendra ! répliquait grand’mère avec assurance. On peut dire à Dieu tout ce qu’on veut. Il comprend toujours.

— Ah ! maudite bourrique !

Le Dieu de grand’mère était toute la journée avec elle : même aux animaux elle parlait de Lui. Je sentais que les gens, les chiens, les oiseaux, les abeilles, les plantes, tout obéissait avec soumission et sans effort à ce souverain omnipotent qui était également bon pour n’importe laquelle de ses créatures.

Un jour, le chat de la cabaretière, une bête rusée, gourmande, sournoise et fort populaire parmi les habitants de la cour, apporta du jardin un petit étourneau. Grand’mère prit l’oiseau et se mit à gourmander le matou aux prunelles dorées :

— Tu n’as donc pas peur de Dieu, vilain malfaiteur ?

La cabaretière et le portier, en entendant ces paroles, se mirent à rire, mais grand’mère les apostropha avec colère :

— Vous croyez peut-être que les animaux ne savent pas ce que c’est que Dieu ? Toutes les créatures Le connaissent et Le comprennent, aussi bien que vous, gens sans cœur…

Quand elle attelait Charap elle ne manquait pas de converser avec lui.

— Pourquoi as-tu l’air si triste, serviteur de Dieu ? Tu vieillis, n’est-ce pas ?

Le cheval soupirait et hochait la tête.

Et pourtant grand’mère ne prononçait pas aussi souvent que grand-père le nom du Seigneur. Son Dieu à elle m’était accessible et ne m’effrayait pas, mais on ne pouvait Lui mentir, car c’était une honte. Il m’inspirait une sorte de pudeur invincible et je ne mentais jamais à grand’mère. Pas plus à elle qu’à ce bon Dieu, d’ailleurs, je n’avais envie de rien cacher.

Certain jour, la cabaretière, s’étant querellée avec grand-père, injuria du même coup grand’mère qui n’avait pas pris part à la dispute, la couvrit d’invectives et lui lança même une carotte.

— Ma chère, vous êtes une sotte ! lui répliqua fort tranquillement mon aïeule.

Mais j’étais très vexé de l’attitude de la cabaretière et je résolus de tirer vengeance de la détestable commère.

Longtemps, je me creusai la tête pour découvrir ce qui blesserait le plus douloureusement cette grosse femme aux cheveux roux, au double menton et dont on ne voyait pas les yeux.

Ayant observé toutes les phases des querelles intestines qui éclataient entre nos locataires, je savais que, lorsqu’ils voulaient se livrer à des représailles, ils coupaient la queue des chats, empoisonnaient les chiens, tuaient les poules et les coqs ; ou bien se glissaient la nuit dans la cave de l’ennemi, versaient du pétrole dans les cuves où l’on conservait la choucroute et les concombres, ou bien encore ouvraient les robinets des tonnelets de kwass. Mais rien de tout cela ne me convenait ; je voulais quelque chose de plus saisissant, de plus terrible.

Et voici ce que j’inventai : je guettai le moment où la cabaretière descendit dans sa cave ; j’abaissai la trappe sur elle, la fermai à double tour et, après avoir dansé sur la porte horizontale la danse du scalp, je lançai la clef sur le toit ; puis je m’enfuis à toutes jambes à la cuisine, où grand’mère préparait le repas. Elle ne comprit pas immédiatement la cause de mon enthousiasme ; mais quand je lui eus tout expliqué, elle me gratifia de quelques claques vigoureuses et, me traînant vers le lieu de mon forfait, m’envoya sur le toit à la recherche de la clef. Étonné d’un tel dénouement, je lui tendis la clef sans mot dire, et je me sauvai dans un coin d’où je pus la voir remettre en liberté la captive. Les deux femmes traversèrent ensuite la cour en riant ensemble comme de bonnes amies.

— Ah ! Le petit vaurien !

La cabaretière brandit vers moi son poing bouffi ; mais son visage aux jeux noyés souriait. Grand’mère, m’ayant saisi au collet, me fit rentrer à la cuisine où elle m’interrogea :

— Pourquoi as-tu tourné la clef ?

— Elle t’avait lancé une carotte…

— C’est donc à cause de moi que tu l’as enfermée ! Vraiment ? Ah ! petit dogue, je vais te jeter sous le poêle, en compagnie des souris, et tu reviendras à la raison. Le beau défenseur que j’ai là ! Voyez-vous cet enflé ! Je raconterai la chose à grand-père qui te corrigera comme tu le mérites ! Allez, file au grenier ; va apprendre tes leçons !

De toute la journée, elle ne me parla pas ; mais, le soir, avant de se mettre à prier, elle s’assit sur le lit et prononça des paroles que je n’ai jamais oubliées depuis :

— Écoute, mon enfant : rappelle-toi que tu ne dois jamais te mêler des affaires des grandes personnes ! Les grandes personnes sont méchantes. Agis donc selon ton cœur d’enfant. Attends que le Seigneur t’indique ta mission et te montre ton sentier. As-tu compris ? Quant aux fautes des autres, ce n’est pas ton affaire. C’est à Dieu à juger et à punir. C’est à lui et non à nous !

Elle se tut ; puis, après avoir prisé, elle ajouta, clignant de l’œil :

— Et je t’assure que souvent Dieu lui-même n’est pas capable de distinguer l’innocent du coupable !

— Est-ce que Dieu ne sait pas tout ? demandai-je avec étonnement. Elle me répondit, d’une voix basse et mélancolique :

— S’il savait tout, il y a bien des choses que les gens ne feraient pas. Dieu nous regarde du haut du ciel, il nous voit tous et souvent il doit s’écrier en sanglotant : « Ah ! mes enfants, mes pauvres enfants ! Que vous me faites pitié ! »

Grand’mère éclata elle-même en sanglots, et, sans essuyer ses larmes, se mit en devoir de prier.

À dater de cette heure, son Dieu me devint plus proche encore et plus accessible.

Grand-père m’enseignait que Dieu est un être tout-puissant, omniscient, omniprésent, toujours prêt à venir en aide aux hommes, mais grand-père ne priait pas comme sa femme.

Le matin, avant de réciter ses oraisons devant les icônes, il se lavait longuement, puis s’habillait avec soin, peignait ses cheveux roux, lissait sa barbe et se regardait dans le miroir. C’était seulement après avoir tiré sa blouse et arrangé son foulard noir sur son gilet, qu’il s’en allait vers les images saintes, et furtivement, semblait-il. Il s’arrêtait toujours au même nœud du plancher, restait silencieux un instant, baissait la tête et laissait pendre les bras le long de son corps, comme un soldat. Puis, mince et droit, pareil à un grand clou, il articulait d’un ton posé :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Il me semblait, qu’après ces paroles, un silence spécial régnait dans la pièce et que les mouches elles-mêmes bourdonnaient plus doucement.

Grand-père est debout : la tête rejetée en arrière, les sourcils haussés et la barbe d’or horizontale, il récite ses prières avec assurance et comme s’il répondait à un professeur. Sa voix est nette et impérieuse.

— Le Juge viendra et les œuvres de chacun seront dévoilées…

Il se frappe la poitrine, sans ardeur, et affirme avec insistance :

— J’ai péché envers Toi seul ; détourne Ton visage de mes crimes…

Il récite le Credo en martelant les mots, et sa jambe gauche frémit, comme si elle se mouvait au rythme de la prière. Tout son corps se tend vers les icônes, s’allonge, devient toujours plus mince, plus sec, tandis qu’il achève d’une voix exigeante :

— Guéris mon âme de ses passions séculaires ! Je t’apporte sans cesse les gémissements de mon cœur ; sois miséricordieux, ô Seigneur !

Et il implore à haute voix la miséricorde divine, tandis que ses yeux se remplissent de larmes :

— Que la foi me tienne lieu d’œuvres, ô mon Dieu ; et ne recherche pas celles de mes actions qui ne me justifient pas…

Pour terminer, il se signe d’une manière convulsive et secoue la tête comme s’il voulait donner des coups de corne ; sa voix devient glapissante et larmoyante. Plus tard, quand je fréquentai les synagogues, je compris que grand-père priait comme un Israélite.

Depuis longtemps, le samovar chante sur la table ; l’odeur tiède des galettes de seigle et de la caillebotte flotte dans la pièce. J’ai faim. Grand’mère s’appuie d’un air maussade au montant de la porte et soupire longuement. À la fenêtre qui donne sur le jardin, le soleil brille gaîment et les gouttes de rosée étincellent comme des perles aux branches de nos arbres. L’air matinal est imprégné de la bonne senteur du fenouil, des groseilliers et des pommes mûrissantes. Grand-père qui prie toujours se balance, et glapit :

— … Éteins la flamme de mes passions, car je suis misérable et maudit !

Je sais par cœur toutes les prières du matin et toutes celles du soir ; aussi j’écoute avec attention pour reconnaître si d’aventure grand-père ne se trompera pas ? N’oubliera-t-il point quelque chose, ne fût-ce qu’un mot ?

Le fait se produisait très rarement d’ailleurs, mais chaque fois cette omission me remplissait le cœur d’une joie malveillante.

Ses oraisons achevées, grand-père nous souhaitait le bonjour.

Nous lui répondions, et nous nous mettions enfin à table. Alors, j’annonçais gravement :

— Tu sais, aujourd’hui, tu as oublié de dire : « suffit ».

— Vraiment ? s’inquiétait-il d’un accent incrédule.

— Oui, j’en suis sûr. Il faut dire : « Mais ma foi me suffit et me tient lieu de toutes les autres. » Tu as oublié « me suffit ».

— Eh bien, c’est du joli ! s’exclamait-il tout troublé.

Il me faisait payer très cher mes observations ; mais, tant que je le voyais confus et gêné, je triomphais.

Un jour, grand’mère, en plaisantant, lui dit :

— Ta prière doit ennuyer le bon Dieu, tu lui répètes toujours la même chose…

— Hein ? répliqua-t-il d’une voix traînante et irritée. Qu’est-ce que tu jacasses ?

— Je dis que, depuis le temps que je t’écoute, tu n’as jamais adressé au Seigneur un mot qui te sorte du cœur.

La figure du grand-père s’empourpra ; il se mit à trembler et à danser sur sa chaise ; puis il lança une soucoupe à la tête de sa femme, et sa voix grinça comme une scie qui rencontre un nœud :

— Va-t’en, vieille sorcière !

Quand il me parlait de la force invincible de Dieu, avant toute chose et toujours, il en soulignait la cruauté : les hommes se sont livrés au péché et Dieu a provoqué le déluge ; ils pèchent de nouveau, Dieu les réduit en cendres et leurs villes aussi sont détruites ; Dieu châtie les hommes par le froid et par la famine. C’est le glaive toujours suspendu au-dessus de la terre ; c’est le fléau des pécheurs.

— Tous ceux qui, par désobéissance, violent les commandements de Dieu, seront punis ; les malheurs et la ruine s’acharneront sur leur maison, pontifiait grand-père cependant que les os de ses doigts décharnés tambourinaient sur la table.

J’avais peine à croire à la cruauté de Dieu. Je soupçonnais mon aïeul d’inventer toutes ces horreurs pour m’inspirer non pas la crainte de l’Éternel, mais la sienne propre ; je l’interrogeais avec franchise :

— Est-ce que tu me dis ça pour que je t’obéisse ? Et il me répondait, tout aussi ouvertement :

— Mais bien sûr ! Il ferait beau voir que tu ne m’obéisses pas !

— Mais alors, grand’mère…

— Ne va pas croire cette vieille sotte ! ordonnait-il avec sévérité. Elle a toujours été stupide ; elle n’a pas le sens commun et ne sait ni lire ni écrire. Je vais lui défendre de te parler de ces choses-là. Réponds-moi : combien y a-t-il de catégories d’anges et quelles sont leurs attributions ?

Je répondais et j’interrogeais à mon tour :

— Qu’est-ce que c’est qu’un fonctionnaire ?

— Ah ? quelle cervelle de linotte ! s’écriait-il avec un sourire et en se mordillant les lèvres, et il expliquait ensuite à contre-cœur :

— Cela n’a rien à voir avec l’histoire sainte, c’est quelque chose d’humain ! Le fonctionnaire est un homme qui vit des lois et qui les dévore !

— Quelles lois ? Qu’est-ce que c’est qu’une loi ?

— Les lois, ce sont les coutumes, expliquait le vieillard, d’une voix gaie et avenante ; en même temps son regard perçant devenait plus aigu. Les gens vivent en commun et ils se mettent d’accord pour reconnaître que telle ou telle manière d’agir les uns envers les autres est la meilleure, qu’elle deviendra une coutume, une règle, une loi ! Ainsi, par exemple, les enfants qui se réunissent pour jouer se concertent d’abord pour mener le jeu de telle ou telle façon ! Eh bien, la loi, c’est un accord entre grandes personnes !

— Et les fonctionnaires ?

— Le fonctionnaire, c’est le méchant polisson qui a la garde et qui abuse de toutes les lois.

— Pourquoi ?

— Tu es trop jeune pour comprendre ! affirmait grand-père d’un ton sévère en fronçant le sourcil.

Puis il reprenait la leçon :

— Le Seigneur est au-dessus de tout. Si les hommes désirent une chose, Dieu, lui, en veut une autre. Ce qui est humain est instable et fragile. Le Seigneur souffle dessus et aussitôt tout se réduit en poussière ou en cendres.

J’avais beaucoup de raisons de m’intéresser aux fonctionnaires, c’est pourquoi je revins à la charge :

— L’oncle Jacob chante : « Les anges lumineux sont les serviteurs de Dieu, et les fonctionnaires sont les valets de Satan !»

De la main, grand-père relève sa barbiche, la fourre dans sa bouche et ferme les yeux. Ses joues tremblent et je sens qu’il rit intérieurement.

— On ne ferait pas mal de vous attacher ensemble par la jambe, Jacob et toi, et de vous jeter à l’eau. Il ne devrait pas chanter ces chansons-là, et toi tu ne devrais pas les écouter. Ce sont des plaisanteries inventées par les schismatiques, par les hérétiques.

Il se mettait à réfléchir, les yeux fixés au loin, et soupirait tout bas.

Mais, bien que plaçant son Dieu menaçant très haut au-dessus des hommes, il le faisait néanmoins participer à toutes ses affaires, ainsi qu’une innombrable quantité de saints. Grand’mère agissait de même pour le sien à elle, cependant elle semblait ignorer les saints, sauf saint Nicolas, saint Georges, saint Frola et saint Labre, bonnes gens, très familiers, qui parcourent les villages et interviennent dans la vie des hommes dont ils ne se différencient pas beaucoup. Les saints de grand-père, eux, étaient presque tous des martyrs : ils avaient brisé des idoles ou résisté aux empereurs de Rome ; aussi les avait-on mis à la torture, brûlés ou écorchés vifs.

Parfois, mon aïeul rêvait tout haut :

— Ah ! si le Seigneur m’aidait à vendre cette maison, ne serait-ce qu’avec cinq cents roubles de bénéfice, je ferais célébrer une messe en l’honneur de saint Nicolas…

Et grand’mère en riant me confiait :

— Le vieux nigaud ! Il s’imagine que saint Nicolas va aider à vendre la maison ; comme si ce brave saint n’avait rien de mieux à faire !

Longtemps, je conservai le calendrier ecclésiastique de grand-père enrichi de nombreuses annotations de sa main. Ainsi, en face du jour consacré à Anne et à Joachim, il avait écrit en lettres droites, à l’encre brune : « Les saints miséricordieux nous ont préservés d’un malheur. »

Je me souviens de ce « malheur » : pour aider ses enfants dont les affaires tournaient mal, grand-père s’était mis à pratiquer l’usure ; il prêtait sur gages. Mais on l’avait dénoncé, et la police, une belle nuit, était tombée chez nous pour perquisitionner. Il y eut dans l’appartement un tohu-bohu formidable, mais tout se termina bien, heureusement : grand-père pria jusqu’au lever du soleil et ce fut le matin, avant le déjeuner, en ma présence, qu’il traça ces mots dans son calendrier.

Avant le souper il lisait avec moi les psaumes, le bréviaire, ou le gros bouquin d’Efrène Sirine ; sitôt le repas terminé, il recommençait à prier ; dans le silence du soir, les paroles de désolation et de pénitence s’égrenaient longtemps, longtemps :

— Que pourrais-je T’apporter ou que pourrais-je Te rendre, ô Roi immortel et magnanime… Et préserve-nous de toute illusion… Et défends-moi contre certaines personnes… Vois mes larmes et mes remords !

Mon aïeul me menait à l’église, aux premières vêpres le samedi, et à la grand’messe le dimanche. Même au temple je savais distinguer à quel Dieu j’avais affaire ; tout ce que le prêtre et le diacre récitaient s’adressait au Dieu de grand-père, tandis que les chantres célébraient les louanges de celui de grand’mère.

J’exprime évidemment d’une façon très rudimentaire cette distinction enfantine établie par moi entre les Dieux, distinction qui partageait et alarmait alors mon âme. Le Seigneur de grand-père m’inspirait de l’effroi et de la haine. Il n’aimait personne, surveillait toutes les créatures d’un œil sévère ; et ce qu’Il voyait et cherchait avant tout en nous, c’était le mal, le péché, la méchanceté. J’avais le sentiment très net qu’Il ne croyait pas en l’homme, qu’Il attendait sans cesse les confessions de ses fautes et qu’il se plaisait à punir.

À cette époque, la pensée de Dieu composait la principale nourriture de mon âme ; c’était ce que j’avais de plus beau dans ma vie. Toutes les autres impressions m’offusquaient par leur cruauté, leur vilenie, et ne réussissaient qu’à m’inspirer du dégoût et de l’irritation. Dans mon entourage, Dieu était ce qu’il y avait de plus lumineux et de meilleur, je veux dire le Dieu de grand’mère, l’ami de la création. Et, naturellement, je me demandais comment il pouvait se faire que mon aïeul ne vît pas ce bon Dieu-là ?

On m’interdisait la rue, qui m’excitait trop, qui me grisait littéralement et où, presque toujours, je provoquais des scandales par mon attitude batailleuse. Je n’avais point de camarades et les enfants du voisinage me traitaient avec hostilité ; comme ils avaient remarqué qu’il m’était désagréable d’être appelé Kachirine, ils prenaient une joie méchante à me désigner par ce nom.

— Voyez, voyez ! Voilà le petit-fils du vieux grigou Kachirine !

— Tombons-lui dessus ! Et la bataille commençait.

J’étais adroit et plus fort que mon âge ne permettait de le supposer ; mes ennemis eux-mêmes le reconnaissaient : ils ne m’attaquaient jamais qu’en masse. Je me défendais vigoureusement ; cependant la bande ennemie finissait toujours par avoir le dessus et je rentrais en général le nez en sang, les lèvres fendues, le visage couvert d’ecchymoses, les vêtements déchirés et poussiéreux.

Grand’mère, effrayée, prenait part à ma défaite :

— Tu t’es encore battu, petit pandour ! Qu’est-ce que cela signifie ? Tu verras, si je m’en mêle, moi aussi…

Elle me débarbouillait, appliquait sur mes meurtrissures une pièce de monnaie ou une compresse et me morigénait :

— Pourquoi vas-tu toujours te battre ? À la maison, tu es tranquille et, dès que tu sors, on ne te reconnaît plus ! C’est honteux ! Je dirai à grand-père de ne plus te laisser descendre dans la rue…

Quand mon aïeul découvrait mes contusions, il ne me grondait pas sévèrement, mais se contentait de crier :

— Ah ! encore des bleus ! Je te défends d’aller t’amuser avec les autres, entends-tu, pendard ?

La rue ne m’attirait guère lorsque la paix y régnait ; en revanche, dès que le joyeux vacarme des gamins s’élevait, je m’évadais de la cour coûte que coûte, malgré les défenses familiales. Les meurtrissures et les écorchures ne comptaient guère à mes yeux ; mais je m’indignais régulièrement de la cruauté imbécile qui présidait aux jeux, cruauté que je ne reconnaissais que trop et qui me rendait furieux. Je me révoltais en voyant les enfants houspiller les chiens et les poules, tourmenter les chats et les chèvres des Juifs et se moquer des ivrognes, des mendiants et surtout d’Igoucha-la-Mort-dans-la-poche.

Celui-là était un homme de haute taille, sec et enfumé, vêtu en tout temps d’un lourd habit de peau de mouton ; des poils raides se hérissaient sur son visage osseux, comme rongé par la rouille. Le dos voûté, il s’en allait en chancelant, les yeux obstinément fixés à terre, devant lui. Son air fermé, ses petits yeux tristes m’inspiraient un respect infini ; il me semblait qu’une grave préoccupation dominait cet homme tout entier, qu’il cherchait quelque chose et qu’il ne fallait pas le déranger.

Les gamins couraient sur ses traces et lui lançaient des pierres. Longtemps, il paraissait ne pas les remarquer ni sentir les coups ; mais quand sa patience était à bout, il s’arrêtait soudain ; la tête redressée, d’un geste convulsif il enfonçait sur son front sa casquette poilue et regardait tout autour de lui comme s’il venait de se réveiller.

— Igoucha, la mort est dans ta poche, Igoucha, où vas-tu ? Regarde : tu as la mort dans ta poche ! criaient les polissons.

Il appliquait la main sur sa poche ; puis, se baissant vivement, il ramassait une pierre, un petit bout de bois, ou une motte de boue sèche, et, son long bras brandi, grommelait un juron. Son répertoire se réduisait à trois mots obscènes, toujours les mêmes ; sous ce rapport, je dois le dire, ses antagonistes étaient infiniment plus riches. Quelquefois, en boitillant, il se jetait à leur poursuite, mais sa longue pelisse l’empêchait de courir et il tombait bientôt sur les genoux, ses mains noires pareilles à du bois mort, appuyées au sol. Les gamins en profitaient pour lui lancer des pierres dans le dos et dans les côtes ; les plus hardis s’approchaient même très près et, après lui avoir versé sur la tête une poignée de poussière, s’enfuyaient au galop.

J’éprouvais une impression plus pénible peut-être encore que celle-ci quand je voyais notre ancien ouvrier Grigory, devenu complètement aveugle, qui s’en allait mendier par les rues. Grand, beau et taciturne, il était conduit par une petite vieille qui s’arrêtait sous les fenêtres et psalmodiait d’une voix glapissante en regardant toujours ailleurs :

— Au nom de Jésus, donnez à un pauvre aveugle.

Grigory ne disait rien. Ses lunettes noires regardaient fixement les murs des maisons, les fenêtres et les visages des passants. Sa main toute rongée par les acides caressait doucement sa large barbe, ses lèvres restaient obstinément serrées. Je le voyais fréquemment, mais je n’entendais jamais sortir un son de sa gorge, et le silence du vieillard m’oppressait et m’accablait. Je ne pouvais pas m’approcher de lui ; bien au contraire, dès que je l’apercevais je rentrais chez nous en courant et je prévenais grand’-mère :

— Grigory est en bas !

— Vraiment ! s’exclamait-elle d’une voix inquiète et pleine de pitié. Tiens, va vite lui porter ceci !

Je refusais d’un ton bourru. Grand’mère alors allait elle-même au portail et conversait longuement avec l’aveugle, debout sur le trottoir. Il riait et sa barbe s’agitait ; mais il parlait peu et toujours par monosyllabes.

Parfois grand’mère l’invitait à entrer dans la cuisine, lui donnait à manger et lui offrait le thé. Un jour, il demanda où j’étais et grand’mère m’appela, mais je m’enfuis pour me cacher dans le bûcher. Il m’était impossible de m’approcher de Grigory, j’étais saisi en le voyant d’une honte insupportable et je savais que grand’mère partageait, elle aussi, le même sentiment. Nous n’avons parlé de Grigory qu’à une seule occasion : elle revenait de l’accompagner au portail et pleurait tout bas, la tête baissée. Je m’approchai d’elle et lui pris la main.

— Pourquoi te sauves-tu quand il vient ? murmura-t-elle. Il t’aime et c’est un brave homme…

— Pourquoi grand-père ne lui donne-t-il pas à manger ? répliquai-je.

— Grand-père ?

Elle s’arrêta, me serra contre sa poitrine, et chuchota d’une voix prophétique :

— Rappelle-toi mes paroles : le Seigneur nous punira durement de notre conduite envers cet homme ! Nous serons châtiés…

Elle ne se trompait pas : dix ans plus tard, alors qu’elle-même reposait à jamais, grand-père, misérable et fou, mendiait lui aussi dans les rues de la ville et geignait lamentablement sous les fenêtres :

— Mes bons cuisiniers, s’il vous plaît, un petit morceau de pâté, un tout petit morceau ! Ah ! vous…

Tout ce qui lui restait d’autrefois, c’était cette semi-exclamation bizarre, amère et émouvante :

— Ah ! vous… Ce qui me chassait aussi de la rue, sans compter Igoucha et Grigory, c’était la Voronikha. La Voronikha était une femme de mauvaise vie qui apparaissait le dimanche, horriblement échevelée, énorme et entièrement soûle. Elle avait une façon extraordinaire d’avancer, non point en remuant les pieds, ni en martelant la terre, mais à la manière d’un tourbillon brumeux qui aurait hurlé des chansons obscènes. Tout le monde se cachait quand elle se montrait ; les passants se dissimulaient sous les portes des maisons, dans les boutiques ou au tournant des ruelles. On eût dit qu’elle balayait la chaussée. Son visage était presque bleu foncé, gonflé comme une outre, et ses grands yeux gris, tout écarquillés, avaient une expression à la fois ironique et terrifiante. Il lui arrivait à certains moments de crier en pleurant :

— Où êtes-vous, mes petits ?

Je demandais à grand’mère pourquoi la Voronikha agissait de la sorte.

— Je ne peux pas te le dire ! grommela-t-elle.

Pourtant, elle me raconta brièvement son histoire. Cette femme avait épousé jadis un certain fonctionnaire nommé Voronof. Celui-ci, souhaitant de l’avancement, avait tout simplement vendu sa femme à un de ses chefs qui l’avait emmenée et, pendant deux ans, elle n’avait pas reparu chez elle. À son retour, ses deux enfants, une fillette et un garçon, étaient morts. Quant au mari, il avait perdu au jeu de l’argent qui appartenait à la caisse de l’État et on l’avait mis en prison. De chagrin la femme s’était mise à boire. Elle menait une vie de débauche et de scandale. Chaque fois qu’elle sortait, la police l’arrêtait…

Décidément, je préférais rester à la maison ; c’était plus agréable que la rue. J’aimais surtout les heures qui suivaient le dîner ; grand-père se rendait à l’atelier de l’oncle Jacob ; grand’mère, assise à la fenêtre, me racontait des légendes ou des histoires intéressantes, et me parlait de mon père.

Elle avait coupé avec beaucoup d’adresse l’aile de l’étourneau rapporté par le chat, et substitué à la patte brisée une petite béquille de bois. Et maintenant que l’oiseau était guéri, elle lui apprenait à parler. Semblable à une bonne grande bête, elle restait des heures entières debout devant la cage accrochée au montant de la fenêtre ; et de sa voix profonde répétait à l’oiseau intelligent :

— Voyons, dis : « Donne-moi du gruau ! »

L’étourneau, posant sur elle son œil rond et vif d’humoriste, sautillait avec sa béquille sur le mince plancher de la cage et là tendait le cou, sifflait comme un loriot, imitait le coucou, essayait de miauler et d’aboyer, mais ne parvenait pas à articuler les mots voulus.

— Ne fais pas l’espiègle ! exhortait gaîment grand’mère. Dis : « Donne-moi du gruau ! »

Et le petit singe emplumé criait d’une manière assourdissante quelque chose qui ressemblait vaguement aux paroles de la bonne femme ; du bout du doigt, elle offrait à l’oiseau du gruau de millet et protestait :

— Ah ! coquin, je te connais : tu sais tout, tu peux dire tout ce que tu veux, seulement, tu fais l’hypocrite ! Ses efforts furent couronnés de succès ; au bout de quelque temps, l’oiseau savait assez distinctement demander du gruau et siffler en apercevant grand’mère :

— Sa-lut, da-me !

Les premiers temps, on l’avait mis dans la chambre de grand-père ; mais mon aïeul l’expulsa bientôt, car l’étourneau s’était mis à l’imiter. Grand-père prononçait nettement les paroles des prières et l’oiseau, passant entre les barreaux de la cage son bec jaune comme de la cire, de siffloter en l’entendant :

— Tiou, tiou, tiou, irre, tiou-irre, ti-rre, tiou-ou, ou !

Grand-père en était extrêmement vexé ; un jour même, il s’interrompit tout à fait, tapa du pied et cria d’une voix féroce :

— Enlevez ce diable, sinon je le tue !

Dès lors l’étourneau partagea notre chambre du grenier.

La maison, somme toute, était amusante ; et pourtant, j’étais accablé parfois d’une invincible tristesse, il me semblait que j’étais comme saturé de quelque chose de pesant, ou que, durant de longues périodes, je m’engloutissais dans un trou profond et sombre, ou encore que mes sens s’abolissaient, que je devenais aveugle et sourd, comparable à un demi-mort…