Ma vie d’enfant/VIII

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Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 149-175).

VIII


Grand-père, du jour au lendemain, vendit sa maison au cabaretier et en acheta une autre dans la rue des Cordiers. Cette rue-là, propre, paisible, toute envahie par les herbes, n’était point pavée et aboutissait aux champs ; de petites maisonnettes peintes de couleurs vives la bordaient des deux côtés.

Notre nouvelle demeure était plus belle et plus agréable que l’ancienne. Sur la façade au ton framboise, tiède et reposant, se détachaient nettement les volets bleus des trois croisées et le contrevent grillé de la fenêtre du grenier ; à gauche, l’épaisse frondaison d’un orme et d’un peuplier couvrait en partie le toit. Dans le jardin et dans la cour, il y avait une quantité de recoins confortables qui semblaient faits exprès pour jouer à cache-cache. Le jardin surtout me plaisait : assez exigu, il était très touffu et agréablement compliqué : dans un coin se trouvait une petite chambre à lessive, minuscule comme un appartement de poupée : dans un autre, une sorte d’excavation assez profonde, où, parmi les herbes folles, émergeaient des poutres noircies, débris de l’ancienne chambre à lessive consumée par un incendie. À gauche, le jardin était borné par le mur de l’écurie du capitaine Ovsiannikof ; à droite, par la bâtisse de notre voisin Betleng ; tout au fond, il touchait à la ferme de la laitière Petrovna, grosse femme rubiconde et bruyante qui ressemblait à une cloche ; sa maisonnette, noire, délabrée, enfoncée dans le sol mais bien couverte de mousse, avait un air placide et regardait de ses deux fenêtres la campagne toute sillonnée de ravins profonds ; au loin se profilait la pesante masse bleu sombre des forêts. Toute la journée, des soldats manœuvraient dans les champs et, sous les rayons obliques du soleil d’automne, les baïonnettes lançaient des éclairs blancs.

La maison était entièrement habitée par des gens que je n’avais jamais vus. Sur le devant logeaient un militaire, ainsi qu’un Tatare avec sa femme. Du matin au soir cette petite créature rondelette riait et jouait d’une guitare enrichie d’ornements bizarres. Elle chantait d’une voix aiguë et sonore, et affectionnait tout particulièrement un air fougueux et entraînant dont voici quelques paroles :


     Tu aimes une femme, elle ne veut pas de toi !
     Il faut en chercher une autre, sache la trouver.
     Et la récompense t’attend dans cette voie sûre,
     Une douce récompense !


Quant au militaire, rond lui aussi comme une boule, il passait une grande partie de son temps assis à la fenêtre, gonflant ses joues bleues et roulant gaîment ses yeux roux. Sans arrêt, il fumait la pipe, ce qui le faisait souvent tousser. De temps à autre aussi, on l’entendait rire avec un bruit étrange, pareil à un aboiement :

— Voukh, voukh, voukh…

Dans un petit appartement au-dessus du cellier et de l’écurie, logeaient deux charretiers : l’oncle Piotre, petit bonhomme grisonnant, et son neveu Stépa, garçon très fruste et muet, dont le visage prenait par instants la teinte chaude d’un plateau de cuivre rouge. Un Tatare, nommé Valéy, individu long et maussade qui exerçait la fonction d’ordonnance, habitait avec eux. C’étaient pour moi des gens nouveaux et le mystère d’inconnu qui planait sur eux me captiva tout de suite.

Mais, parmi ces locataires, celui qui me saisit et m’attira le plus, ce fut notre pensionnaire « Bonne-Affaire ». Il avait loué à l’arrière de la maison une longue chambre à deux fenêtres dont l’une donnait sur le jardin, l’autre sur la cour, et qui était contiguë à la cuisine.

C’était un homme maigre et voûté, au teint blanc ; sa barbiche noire se partageait en deux et ses bons yeux étaient protégés par des lunettes. Il était silencieux et discret, et quand on l’appelait pour dîner ou pour prendre le thé, il répondait invariablement ;

— Bonne affaire !

Grand’mère, qu’il fût présent ou absent, se mit à l’appeler ainsi :

— Alexis, va dire à « Bonne-Affaire » de venir prendre le thé ! Bonne-Affaire, pourquoi ne vous servez-vous pas ?

Sa chambre était encombrée de caisses et tapissée de gros livres imprimés en caractères ordinaires que je ne pouvais déchiffrer, car je ne savais lire encore que le vieux russe des livres sacrés. Il y avait aussi dans tous les coins des fioles remplies de liquides multicolores, des morceaux de cuivre, de fer, et des lingots de plomb. Du matin au soir, vêtu d’un veston de cuir roux et d’un pantalon à carreaux noirs, le visage tout barbouillé, échevelé, gauche et malodorant, il fondait du plomb et coulait de petits morceaux de métal qu’il pesait sur une balance de précision. De temps en temps, il poussait un mugissement parce qu’il se brûlait les doigts, et il soufflait à pleins poumons sur ses mains, puis il allait en trébuchant vers les dessins pendus au mur et, après avoir frotté les verres de ses lunettes, il semblait flairer les graphiques, son nez droit et mince, d’une blancheur bizarre touchant presque le papier. Parfois, il s’arrêtait brusquement au milieu de la pièce ou près de la fenêtre, et restait longtemps ainsi immobile, muet, les yeux fermés, le menton levé.

Pour l’observer à mon aise, je grimpais sur le toit du hangar et, à travers la cour, par la fenêtre ouverte, je scrutais la pièce : je voyais devant la flamme de la lampe à esprit-de-vin sa sombre silhouette ; il écrivait quelque chose sur un cahier chiffonné et ses lunettes, avec un reflet bleu et froid, étincelaient comme des glaçons ; pendant des heures entières, le labeur magique de cet homme enflammait ma curiosité et me retenait immobile à mon poste.

Parfois, les mains cachées derrière le dos, encadré par la fenêtre, il avait l’air de me fixer, mais sans me reconnaître ni me voir, ce qui m’humiliait profondément. Soudain, il bondissait vers la table, se courbait en deux et fouillait dans ses papiers entassés.

Je crois que j’aurais eu peur de lui s’il avait été plus riche et mieux vêtu. Mais il était pauvre : le col de son veston laissait passer le haut d’une chemise sale et chiffonnée ; son pantalon taché était rapiécé et l’on apercevait ses pieds nus dans ses pantoufles éculées. Les pauvres ne sont ni dangereux ni effrayants : la pitié qu’ils inspiraient à grand’mère et le mépris que leur témoignait mon aïeul m’en avaient peu à peu convaincu.

Dans la maison, personne n’aimait Bonne-Affaire et on ne le prenait pas au sérieux. La folâtre épouse du militaire l’appelait « Nez-de-craie » ; l’oncle Piotre, « apothicaire et sorcier » ; grand-père, « magicien noir et franc-maçon ».

— Que fait-il ? demandai-je un jour à grand’mère.

Elle répliqua d’un ton sévère :

— Cela ne te regarde pas ! Je ne veux pas que tu m’en parles, entends-tu ?

Plus intrigué que jamais, je rassemblai tout mon courage et profitant de ce qu’on ne me voyait point, je m’approchai de la fenêtre de Bonne-Affaire et le questionnai, en comprimant à grand’peine mon émotion :

— Qu’est-ce que tu fais ?

Il tressaillit, me regarda longuement par-dessus ses lunettes, et, d’un geste de sa main couverte de plaies, de cicatrices et de brûlures, m’invita :

— Entre…

Il m’autorisait à pénétrer chez lui, non point par la porte, mais par la fenêtre ! Cette attitude le rehaussa encore à mes yeux. S’asseyant sur une caisse, il m’installa devant lui, m’écarta, m’attira de nouveau, et enfin, à mi-voix, m’interrogea :

— D’où viens-tu ?

Cette question était pour le moins bizarre ; quatre fois par jour, nous nous attablions à la cuisine côte à côte. Je répondis :

— Je suis le petit-fils de la maison.

— Ah, oui ! reconnut-il en examinant son doigt, et il se tut.

Je jugeai alors utile de lui expliquer :

— Je ne m’appelle pas Kachirine, mais Pechkof… Alexis Pechkof…

— Pechkof ? répéta-t-il, et il accentua mon nom d’une manière défectueuse. Alexis Pechkof ? Bonne affaire.

Il me poussa de côté, se leva et se dirigeant vers la table :

— Reste tranquille, ordonna-t-il.

Je restai assis longtemps, très longtemps, le regardant agir : il râpait un morceau de cuivre maintenu entre les mâchoires d’un étau et la limaille dorée tombait en poussière sur un carton placé au-dessous. Bonne-Affaire prit une assez forte pincée de cette substance et la versa dans un bol épais avec une poudre blanche comme du sel qu’il sortit d’un petit pot. Ces préparatifs achevés, il aspergea le tout d’un liquide contenu dans une bouteille noire. Il y eut dans le récipient des bouillonnements et des sifflements en même temps qu’une odeur caractéristique se répandait par la pièce. Elle me chatouilla le nez et je me mis à tousser et à secouer la tête, tandis que le sorcier me demandait d’une voix satisfaite :

— Ça sent mauvais ?

— Oh ! oui !

— C’est bien, mon ami ! C’est fort bien !

« Il n’y a pas de quoi être fier ! » pensais-je, et je déclarais avec sévérité :

— Du moment que ça sent mauvais, ce que vous faites ne peut pas être bien !

— Vraiment ? s’exclama-t-il en clignant l’œil. Ce que tu dis n’est pas toujours exact, mon ami ! Sais-tu jouer aux osselets ?

— Oui.

— Veux-tu que je te fasse un osselet de plomb ? Ce sera un bon battoir.

— Je veux bien.

— Donne-moi ton osselet.

Il s’approcha de nouveau de moi, un œil cligné et l’autre fixant le bol fumant qu’il tenait à la main :

— Je te ferai un osselet de plomb, mais, en échange, tu ne reviendras plus ici. Cela te va-t-il ?

Cette proposition m’offensa cruellement.

— Je n’ai pas besoin de cela pour ne plus revenir.

Très vexé, je retournai au jardin. Grand-père s’y trouvait, garnissant de fumier les racines des pommiers ; on était en automne et depuis longtemps les feuilles tombaient.

— Tiens, va tailler les framboisiers ! me dit-il, et il me tendit le sécateur.

Je lui demandai :

— Qu’est-ce que peut bien fabriquer Bonne-Affaire ?

— Il abîme la chambre, répondit mon aïeul avec irritation. Il a déjà brûlé le plancher, sali et déchiré la tapisserie : je vais lui dire qu’il ferait mieux de déménager !

— Tu feras bien, en effet, acquiesçai-je, et je me mis à tailler les branches sèches des framboisiers.

Mais j’avais parlé trop vite.

Par les soirs de pluie, lorsque grand-père sortait, mon aïeule organisait à la cuisine des réunions extrêmement intéressantes, auxquelles tous les locataires étaient conviés : charretiers et ordonnances venaient prendre le thé avec nous. On y voyait aussi la pétulante Petrovna, et, parfois même, la joyeuse femme du militaire. Quant à Bonne-Affaire, il était toujours présent, muet et immobile dans son coin, près du poêle, tandis que Stépa le simple jouait aux cartes avec le Tatare Valéy.

L’oncle Piotre, en venant, ne manquait pas d’apporter une grosse miche de pain blanc avec un pot de confitures dont il recouvrait généreusement le pain coupé en petits morceaux. Ensuite, s’inclinant très bas, la paume de la main servant de plateau, il offrait à chacun une ou plusieurs de ses tartines :

— Je vous en prie, servez-vous ! disait-il d’une voix affable.

Quand on avait accepté une tranche de pain, il examinait avec attention sa main noire et, s’il y apercevait une goutte de confiture, il s’empressait de la lécher.

Petrovna, elle, s’était munie d’eau-de-cerises et la joyeuse petite dame, de noix et de bonbons. Alors le festin commençait, pour la plus grande joie de grand’mère.

Quelque temps après que Bonne-Affaire eut tenté de me soudoyer, afin que je ne vinsse plus lui rendre visite, mon aïeule organisa une soirée de ce genre. La pluie d’automne tombait et rejaillissait sans répit : le vent gémissait dans les arbres, dont les branches agitées venaient griffer le mur. Dans la cuisine, il faisait bon ; nous étions assis côte à côte, affectueux et paisibles, et grand’mère ne tarissait pas de raconter des histoires toutes plus belles les unes que les autres.

Assise sur le rebord du poêle, les pieds sur une marche, elle se penchait vers l’auditoire éclairé par une petite lampe de fer-blanc. D’habitude, quand elle était en veine de narrer, elle ne manquait pas de se hisser sur le poêle en prétextant :

— Il faut que je parle de haut ! Les paroles portent mieux et c’est plus beau !

Je m’installais à ses pieds sur une large marche, dominant presque la tête de Bonne-Affaire. Grand’mère contait la belle histoire d’Ivan le guerrier et de Mirone l’ermite, et ses paroles nettes et savoureuses nous arrivaient en cadence.

… « Il était une fois un méchant voïvode nommé Gordion.

Il avait une âme noire et une conscience de pierre

Il traquait les justes, il torturait les gens.

Et vivait dans le mal comme une chouette dans le creux d’un arbre.

Mais celui que Gordion détestait le plus,

C’était le moine Mirone, l’ermite,

Un paisible défenseur de la foi,

Qui faisait le bien sans avoir peur.

Le voïvode appelle son serviteur fidèle,

Le vaillant Ivan le guerrier :

— Va-t’en, Ivan, va-t’en tuer le moine,

Le présomptueux moinillon Mirone,

Va, et tranche-lui la tête,

Va, et prends-le par sa barbe grise,

Apporte-la-moi, que je la jette en pâture aux chiens !

Ivan s’en va, obéissant,

Ivan s’en va et pense avec amertume :

« Je ne vais pas de ma propre volonté, c’est la nécessité qui me pousse.

» Il faut croire que c’est le sort que Dieu m’a assigné ! »

Ivan a caché son glaive tranchant sous sa tunique.

Il arrive et salue l’ermite :

— Es-tu toujours en bonne santé, honnête petit vieux ? Dieu t’a-t-il toujours en Sa sainte garde ?

Mais le moine sagace se met à rire,

Et ses lèvres sages laissent tomber ces mots :

— Ivan, n’essaie pas de mentir,

Le Seigneur Dieu connaît tout, le bien et le mal sont dans Sa main !

Je sais pourquoi tu es venu !

Ivan eut honte.

Mais il craignait aussi de désobéir. Alors, tirant le glaive de son fourreau de cuir,

Il essuya la lame au revers de son habit :

— Mirone, dit-il, je voulais faire en sorte

De te tuer sans que tu voies le glaive ! Mais maintenant,

Prie Dieu, Prie-Le pour la dernière fois !

Prie-le pour toi, pour moi, pour toute la race humaine,

Après quoi je te trancherai la tête !

Le moine Miron se mit à genoux, à genoux sous un jeune chêne.

L’arbre devant lui s’inclina et le moine en souriant parla :

— Oh ! Ivan, ton attente sera longue ! Car la prière pour la race humaine durera longtemps,

Et tu ferais mieux de me tuer tout de suite, que de t’exténuer à attendre en vain !

Alors, Ivan a froncé le sourcil et il s’est rengorgé, le nigaud :

— Non, ce qui est dit est dit ! Tu n’as qu’à prier, j’attendrai, fût-ce un siècle !

Le moine pria jusqu’au soir ; et du soir jusqu’à l’aurore suivante il continua.

Et de l’aurore jusqu’à la nuit, il pria encore et de l’été jusqu’à l’autre printemps sa prière dura.

Et les ans aux ans s’ajoutaient et Mirone priait toujours.

Le jeune chêne arriva aux nuages.

Une forêt épaisse était née de ses glands, que la sainte prière n’était pas encore terminée.

Et aujourd’hui encore, le moine tout bas, murmure les paroles rédemptrices.

Il demande à Dieu d’assister les hommes ; à la Vierge, de leur accorder le bonheur.

Ivan le guerrier est debout près de lui. Depuis longtemps son épée est tombée

En poussière et son armure de fer est rongée par la rouille.

Ses beaux habits sont en loques et en pourriture.

Hiver comme été Ivan reste nu. Et le gel le mord et la chaleur le brûle, et il demeure quand même.

Son sang décomposé court encore dans ses veines.

Et les loups et les ours le regardent à peine.

Il n’a pas la force de quitter cet endroit, ni de lever le bras, ni de dire un mot !

Car c’est là son châtiment : il n’aurait pas dû exécuter l’ordre abominable,

Ni se dissimuler derrière la conscience d’autrui. Mais la prière que le moine

Adresse à Dieu pour les pauvres pécheurs que nous sommes, coule toujours sereine

Comme une rivière resplendissante qui s’épanche vers l’Océan ! » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès le commencement du récit, j’avais remarqué que Bonne-Affaire s’agitait. Pour quel motif, je l’ignorais, mais il remuait les bras d’une façon bizarre, comme convulsive ; il enlevait ses lunettes, les remettait, puis les secouait selon le rythme des paroles chantantes ; il hochait la tête, touchait ses yeux, les pressait du doigt avec force et, d’un rapide mouvement de la main, s’essuyait le front et les joues, comme quelqu’un qui transpirerait très fort. Quand l’un des auditeurs remuait, toussait, traînait le pied, notre pensionnaire sifflait avec sévérité :

— Chut ! Chut !

Lorsque mon aïeule se tut et passa sa manche sur son visage en sueur, Bonne-Affaire bondit impétueusement et, les bras étendus, tourna tout confus autour de grand’mère en murmurant :

— Vous savez, c’est extraordinaire… il faut que vous dictiez à quelqu’un cette légende. C’est effroyablement vrai… c’est bien russe.

On s’aperçut que ses yeux étaient baignés de larmes. Et c’était à la fois bizarre et très pathétique que le spectacle de cet homme courant par la cuisine, avec de petits bonds gauches et risibles et qui, dans son émotion, n’arrivait pas à accrocher derrière ses oreilles les branches de ses lunettes. L’oncle Piotre riait ; les autres gardaient un silence embarrassé, tandis que grand’mère disait précipitamment :

— Mettez cela par écrit, si vous voulez, je n’y vois pas d’inconvénient… Je connais d’ailleurs beaucoup d’histoires du même genre…

— Non, non, c’est celle-là que je veux noter ! Elle est terriblement russe ! s’exclama encore notre pensionnaire.

Mais tout à coup, il s’arrêta au milieu de la cuisine et se mit à parler tout haut en fendant l’air de sa main droite, tandis que, dans la gauche, ses lunettes tremblaient. Il parla longtemps, avec exaltation, poussant de temps en temps une sorte de plainte et tapant du pied ; je remarquai qu’il répéta à plusieurs reprises les mêmes paroles :

« On ne peut pas vivre de la conscience d’autrui, non, non ! »

Soudain, la voix lui manqua, il se tut, promena son regard sur les assistants et se retira sans bruit, la tête penchée, d’un air décontenancé. On se mit à rire, on échangea des coups d’œil gênés, grand’mère se dissimula dans l’ombre du poêle où je l’entendis soupirer.

Petrovna passa la main sur ses grosses lèvres rouges et déclara :

— On dirait qu’il est fâché !

— Mais non, répliqua l’oncle Piotre. Il est parti, comme ça…

Grand’mère descendit du poêle et, sans mot dire, alluma le samovar ; l’oncle Piotre déclara alors posément :

— Les gens instruits, les nobles, sont tous capricieux comme lui !

Valéy bougonna d’une voix maussade :

— Les célibataires font toujours des bêtises !

On se mit à rire de nouveau et l’oncle Piotre reprit :

— Notre histoire l’a fait pleurer.

Je commençais à m’ennuyer ; une sorte de désespérance me serrait le cœur. Bonne-Affaire m’étonnait beaucoup ; et, quand je me remémorais ses yeux pleins de larmes, une invincible pitié m’envahissait.

Il découcha et ne rentra que le lendemain après dîner, tout fripé, apaisé et visiblement confus.

— J’ai fait du tapage hier, s’excusa-t-il auprès de grand’mère d’un ton embarrassé, comme un petit enfant. Êtes-vous fâchée contre moi ?

— Pourquoi serais-je fâchée ?

— Mais parce que j’ai parlé, que je vous ai interrompue…

— Vous n’avez offensé personne…

Je sentais que grand’mère avait peur de lui ; elle ne le regardait pas en face et ne lui parlait pas comme de coutume.

Il s’approcha tout près d’elle, et, avec une simplicité extraordinaire, expliqua :

— Voyez-vous, je suis effroyablement seul, je n’ai personne au monde… On se tait, on se tait longtemps, puis un beau jour, tout se met à bouillonner dans l’âme et cela déborde… Dans ces moments-là, je serais capable de parler à un arbre, à un caillou.

Grand’mère s’écarta de lui.

— Vous devriez vous marier.

— Oh ! s’exclama-t-il, puis son visage se rida et il sortit en levant les bras.

Mon aïeule se rembrunit encore en suivant du regard sa silhouette qui s’éloignait. Humant pensivement une prise, elle m’ordonna d’une voix sévère :

— Ne tourne pas trop autour de lui, entends-tu ? Dieu seul sait ce que c’est que cet homme !

Et cela suffit pour que je fusse de nouveau attiré vers lui.

J’avais remarqué la transformation, le bouleversement de son visage, quand il avait dit : « Je suis terriblement seul. » Il y avait dans ces paroles quelque chose que je comprenais, qui me touchait au cœur et je me mis à rechercher la société de Bonne-Affaire.

De la cour, je jetai par la fenêtre un regard dans sa chambre : elle était vide et ressemblait à un débarras où l’on aurait entassé en désordre et à la hâte quantité de choses inutiles, aussi inutiles et bizarres que leur propriétaire. Je me rendis ensuite au jardin et j’aperçus Bonne-Affaire : le dos voûté, les mains jointes derrière la tête, les coudes appuyés aux genoux, il était inconfortablement assis au bout d’une poutre à demi calcinée. La poutre était couverte de terre et son extrémité charbonneuse se dressait parmi les orties, les bardanes et les absinthes. Et le fait que Bonne-Affaire était si mal installé me disposait encore plus en sa faveur.

Longtemps, il ne me remarqua pas ; ses yeux de hibou aveugle regardaient au loin par delà moi-même. Soudain, semblant sortir de son rêve il me demanda avec ennui, me sembla-t-il :

— Tu viens me chercher ?

— Non.

— Alors, que fais-tu là ?

— Rien, je viens comme ça.

Il enleva ses lunettes, qu’il essuya avec son mouchoir maculé de taches rouges et noires, et continua :

— Eh bien, viens ici.

Lorsque je fus assis à côté de lui, il passa son bras autour de mes épaules et m’étreignit avec force.

— Nous allons rester là sans rien dire. Veux-tu ?… Voilà, c’est parfait ! Tu es têtu ?

— Oui !

— Bonne affaire !

Nous demeurâmes longtemps silencieux. Le crépuscule était paisible et doux ; c’était une de ces mélancoliques soirées de l’été de la Saint-Martin, où tout est si nuancé, où tout se ternit et s’appauvrit si visiblement d’heure en heure ; la terre qui a déjà épuisé ses enivrants parfums d’été n’exhale plus que la froide humidité ; mais l’air est étrangement transparent et dans le ciel rougeâtre tournoient les freux affairés, évocateurs de lugubres pensées. Tout est silencieux et muet. Chaque bruit, frôlement d’oiseau, froissement de feuille qui tombe, semble étrangement sonore et vous fait tressaillir ; mais on s’engourdit bientôt dans le silence qui étreint la terre entière et oppresse les poitrines.

Ces minutes divines favorisent l’envol des pensées délicates et épurées, mais elles sont fragiles et fines comme des toiles d’araignée et les mots sont impuissants à les fixer. À peine apparues, elles s’évanouissent, telles les étoiles filantes, en brûlant l’âme qu’elles caressent, et alarment à la fois d’une vague nostalgie. C’est alors que l’être intérieur se met à bouillonner, des orientations se précisent ; l’âme, si l’on peut dire, prend la forme qu’elle conservera toute sa vie et son visage se crée.

Serré contre le flanc tiède de notre pensionnaire, je regardais avec lui le ciel rouge entre les branches noires des pommiers ; je suivais le vol des linottes caquetantes et les mouvements secs des chardonnerets secouant les têtes des bardanes fanées pour en faire sortir les graines. Des nuages bleus effilochés aux bords écarlates accouraient des champs jusqu’à nous, et les corbeaux voletaient pesamment vers le cimetière où se trouvaient leurs nids. Tout revêtait une beauté particulière, et les choses familières prenaient avec une sorte de recul une gravité inconnue.

Parfois Bonne-Affaire demandait, après un soupir :

— C’est beau, n’est-ce pas, frérot ? Je crois bien ! Tu n’as pas froid ? Il ne fait pas trop humide ?

Mais lorsque le ciel s’assombrit et que le paysage se gonfla comme une éponge imbibée de ténèbres, il décida :

— Maintenant, c’est assez ! Rentrons !

Près du portail du jardin, il s’arrêta et murmura encore :

— Tu as une délicieuse grand’mère, mon petit ! Ah ! quel pays !

Fermant les yeux et souriant, il récita à mi-voix, mais très distinctement :

« Car c’est là son châtiment : il n’aurait pas dû exécuter l’ordre abominable,

» Ni se dissimuler derrière la conscience d’autrui. »

— Rappelle-toi bien cela, frérot ! Souviens-t’en toujours !

Tandis qu’il me poussait en avant, il me demanda :

— Sais-tu écrire ?

— Non.

— Eh bien, apprends ! Et quand tu sauras, note soigneusement tout ce que ta grand’mère te raconte ; cela te servira…

Nous nous liâmes d’amitié. À partir de ce jour, j’entrai chez Bonne-Affaire, quand je voulus. Dès qu’il m’en prenait fantaisie, j’arrivais, je m’asseyais sur une caisse et je le regardais travailler. Il fondait du plomb, chauffait du cuivre et, quand le métal était incandescent, forgeait sur une enclume minuscule, au moyen d’un léger marteau, de petites pièces plates. Bonne-Affaire se servait aussi de râpes, de limes, d’émeri, de scies fines comme du fil et d’une balance de cuivre, très sensible. Après avoir versé dans d’épais bols blancs divers liquides, il regardait la fumée qui s’en dégageait et remplissait la pièce d’une odeur acre ; les sourcils froncés, il consultait un gros bouquin et rugissait en se mordillant les lèvres, ou bien fredonnait doucement d’une voix enrouée :

Ô Rose de Saron…

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Quelque chose, petit frère.

— Mais quoi ?

— Je ne puis t’expliquer cela d’une façon intelligible pour toi.

— Grand-père dit que tu fais peut-être de la fausse monnaie…

— Il dit cela… Hum ! Eh bien, ton grand-père se trompe… L’argent, frérot, l’argent n’a pas d’importance…

— Et pour acheter du pain ?

— Tu as raison, frérot, il faut payer le pain, tu as raison…

— Tu vois ! Et la viande aussi !

— Et la viande aussi !

Il se mit à rire tout bas, d’un rire étonnamment affectueux, puis, me chatouillant derrière l’oreille, comme si j’étais un petit chat, il ajouta :

— Il n’y a pas moyen de discuter avec toi… tu me cloues le bec, frérot… taisons-nous, cela vaudra mieux…

Parfois, il interrompait sa besogne et s’asseyait à côté de moi ; nous regardions longtemps par la fenêtre : la pluie cinglait les toits et ruisselait dans la cour semée d’herbe ; les pommiers se dénudaient. Avare de paroles, Bonne-Affaire n’employait que les mots indispensables ; la plupart du temps, quand il voulait attirer mon attention sur quelque chose, il me poussait doucement du coude et clignait de l’œil dans la direction voulue.

Je ne distinguais dans la cour rien de particulier, mais ces coups de coude et ces brèves paroles rendaient le tableau très intéressant et tout finissait par se graver profondément dans ma mémoire. Un chat surgissait, trottinant, s’arrêtait devant une flaque lumineuse et, apercevant son image, levait sa souple patte comme s’il se fût préparé à frapper. Bonne-Affaire, à mi-voix, observait :

— Les chats sont fiers et méfiants…

Mamaï, le coq au plumage d’or roux, juché sur la haie du jardin, battait des ailes pour s’affermir sur ses pattes ; ayant manqué de tomber, il se fâchait et caquetait avec colère, le cou tendu.

— Il se rengorge, le général, continuait mon compagnon, mais il n’est guère malin…

Valéy, le maladroit, pénétrait dans la cour, piétinant lourdement comme un vieux cheval. Un blanc rayon de soleil automnal, lui tombant droit sur la poitrine, faisait flamboyer le bouton de cuivre de sa veste. Le Tatare ému s’arrêtait et longuement le tâtait de ses doigts tordus.

— Il contemple ce bouton comme une médaille qu’on lui aurait donnée, remarquait encore mon ami.

Je m’attachai très vite et très profondément à Bonne-Affaire ; nous devînmes inséparables dans la joie comme dans la douleur. Quoique taciturne, il ne m’interdisait pas de parler et, devant lui, je pouvais dire tout ce qui me passait par la tête, alors que grand-père régulièrement me coupait la parole chaque fois que j’ouvrais la bouche :

— Tais-toi donc, crécelle du diable !

Quant à grand’mère, ses propres impressions occupaient tellement son esprit qu’elle était incapable de prêter la moindre attention à celles d’autrui.

Bonne-Affaire écoutait toujours mon babil avec complaisance ; souvent en souriant il me reprenait :

— Mon frérot, ce n’est pas ainsi, c’est toi qui viens d’inventer cela.

Et ces brèves observations tombaient toujours à propos ; il ne prononçait que les paroles nécessaires, mais il semblait voir comme à travers une vitre tout ce qui se passait dans mon cœur et dans ma tête ; il devinait avant même que je les eusse prononcés les mots inexacts que j’allais dire, les erreurs que j’allais commettre et étouffait avant qu’elle fût née une discussion inutile :

— Frérot, tu radotes !

Souvent, je m’amusais à mettre à l’épreuve cette sorte de pouvoir magique qu’il possédait : j’imaginais n’importe quelle histoire et je la narrais le plus sérieusement du monde comme une chose vue. Après m’avoir écouté un instant, Bonne-Affaire hochait la tête :

— Comme tu déraisonnes, frérot !

— Qu’en sais-tu ?

— Ah ! je m’en aperçois bien.

Quand grand’mère s’en allait chercher de l’eau sur la place au Foin, elle m’emmenait assez fréquemment avec elle ; un jour, nous y vîmes cinq bourgeois qui rossaient un paysan qu’ils avaient jeté à terre et qu’ils déchiraient comme des chiens dépeçant une proie. Grand’mère détacha les seaux de la planche et, la brandissant sous le nez des bourgeois, elle leur cria d’une voix menaçante :

— Filez !

Bien qu’ayant grand’peur, je courus après elle et je lançai des cailloux aux agresseurs, tandis que, de sa traverse, la vaillante vieille cognait courageusement sur les épaules et sur les têtes. D’autres personnes étant intervenues aussi, les bourgeois s’enfuirent et mon aïeule put laver les plaies de la victime qui avait le visage horriblement piétiné. Maintenant encore, je revois avec un sentiment de répulsion cet homme qui, d’un doigt sale, maintenait sa narine arrachée, tandis que, par-dessous le doigt, le sang jaillissait jusque sur la figure et la poitrine de grand’mère. Elle criait aussi, mais de colère, et des frissons la secouaient.

Lorsqu’en rentrant je courus chez notre pensionnaire pour lui raconter ce que j’avais vu, il abandonna sa besogne et s’arrêta devant moi ; il tenait une lime longue comme un sabre ; après m’avoir regardé fixement et d’un air sévère par-dessus ses lunettes, il m’interrompit tout à coup et d’un ton plus grave et significatif que d’habitude acquiesça :

— Très bien, c’est bien comme cela que les choses se sont passées ! C’est parfait !

Encore tout bouleversé, je n’eus pas le temps de m’étonner de ses propos et je continuai à m’expliquer ; mais il me serra dans ses bras et, s’étant mis à arpenter la pièce en trébuchant, me coupa de nouveau la parole :

— Cela suffit, frérot, inutile de poursuivre. Tu as déjà dit tout ce qu’il fallait, comprends-tu ? Tout !

Je me tus, assez vexé ; mais, après un instant de réflexion, je compris avec une stupéfaction dont je me souviens très bien qu’il m’avait interrompu juste au bon moment.

— Ne t’arrête pas à ces choses-là, frérot ; il vaut mieux ne pas te les rappeler !

Il lui arriva souvent de proférer des phrases qui, toute la vie, restèrent présentes à mon esprit. Ainsi, comme je lui parlais de mon ennemi, un gros garçon à tête énorme nommé Kliouchnikof, le champion de la rue Neuve, qui n’arrivait pas plus à me vaincre que je ne parvenais à le battre, Bonne-Affaire écouta avec attention le récit de mes malheurs et m’expliqua :

— Tout ça, c’est de la sottise : la force comme tu la conçois n’est pas de la force. La vraie force est dans la rapidité des mouvements : plus on est agile, plus on est fort, as-tu compris ?

Le dimanche suivant, je jouai des poings avec vélocité et j’obtins la victoire sans peine, ce qui me détermina à suivre plus que jamais les enseignements de notre locataire.

— Il faut savoir prendre les choses, comprends-tu ? Et c’est très difficile.

Je n’avais pas compris, mais inconsciemment je me souvins de ces paroles et d’autres analogues, parce qu’il y avait dans leur simplicité quelque chose de mystérieux et de vexant à la fois : car, enfin, il n’était pas nécessaire d’être très malin pour savoir prendre une pierre, un marteau, un chanteau de pain ou une tasse.

Dans la maison, on aimait de moins en moins notre pensionnaire ; le chat de la joyeuse locataire lui-même, qui grimpait sur les genoux de tout le monde, exceptait Bonne-Affaire de ce témoignage de confiance et l’animal, si obéissant et si caressant d’habitude, ne répondait pas à son appel. Je l’en punissais en lui tirant les oreilles, et les larmes aux yeux, je le suppliais de ne pas avoir peur de mon ami.

— Mes habits sentent l’acide, c’est pourquoi le chat m’évite, m’expliqua Bonne-Affaire.

Mais je savais que tout le monde, et même grand’mère, avait sur ce point des idées différentes, fausses d’ailleurs et très injustes à mon sens.

— Pourquoi rôdes-tu toujours dans sa chambre ? grommelait grand’mère. Prends garde qu’il ne t’enseigne Dieu sait quoi…

Grand-père me rossait cruellement chaque fois qu’il apprenait que j’avais rendu visite à notre pensionnaire. Je me gardais de rapporter à Bonne-Affaire qu’on m’avait interdit de le fréquenter, mais je lui racontais en toute franchise ce que les gens pensaient de lui :

— Grand’mère a peur de toi ; elle dit que tu es un magicien noir ; grand-père, lui, croit que tu es l’ennemi de Dieu et que tu es dangereux pour les hommes…

Il secouait la tête comme pour se débarrasser d’une mouche ; un sourire empourprait sa figure crayeuse, et mon cœur se serrait cependant que s’embuaient mes yeux :

— Ah ! je vois bien ce que c’est ! concluait-il tout bas. C’est triste, frérot, n’est-ce pas ?

— Oui…

— C’est bien triste, frérot…

On finit par lui donner congé.

Un matin, après le déjeuner, j’allai chez lui et le trouvai assis sur le plancher, en train d’emballer dans des caisses ses effets et ses livres ; il chantonnait l’air de la Rose de Saron.

— Tu vois, frérot, je m’en vais ailleurs !

— Pourquoi ?

Il me regarda fixement en disant :

— Tu ne le sais donc pas ? On a besoin de la chambre pour ta mère…

— Qui est-ce qui t’a dit cela ?

— Ton grand-père…

— Il ment !

Bonne-Affaire me prit la main et m’attira à lui, lorsque je fus aussi assis sur le sol, il me calma et d’une voix plus basse :

— Ne te fâche pas… J’ai cru que tu connaissais ces manigances et que tu me les avais cachées ; et je trouvais que ce n’était pas bien…

J’étais à la fois triste et vexé contre lui et ne pouvais découvrir les causes de cet état d’esprit.

— Écoute, chuchota-t-il en souriant. Te rappelles-tu que je t’ai dit une fois de ne plus revenir ?

Je secouai la tête en signe d’affirmation.

— Et ça t’avait offensé ?

— Oui…

— Je ne voulais pas te faire de la peine, frérot : je savais bien, vois-tu, que si nous devenions amis tu serais grondé. N’avais-je pas raison ? Et comprends-tu maintenant pourquoi je t’ai parlé de la sorte ?

Il s’exprimait comme si j’eusse été son égal, comme s’il avait été du même âge que moi, et ses paroles me remplissaient d’une joie douloureuse et intense. Il me sembla que depuis longtemps j’avais compris ce qu’il avait voulu me faire entendre. Je le lui dis :

— Il y a longtemps que j’ai compris cela !

— Tant mieux ! mon ami… Tant mieux, frérot… Une souffrance atroce me serra le cœur…

— Pourquoi est-ce que personne ne t’aime ?

Il passa le bras autour de mon corps, m’attira à lui et répondit avec un clignement des paupières :

— Je ne suis pas de leur race, comprends-tu ? C’est pour cette raison qu’ils ne m’aiment pas. Je ne suis pas comme eux…

Je le tirai par le bras, car je ne savais que répondre, ni comment m’exprimer…

— Ne te fâche pas, répéta-t-il, et il ajouta tout bas, dans le tuyau de mon oreille : Et il ne faut pas non plus que nous pleurions.

Mais les larmes coulaient déjà de dessous ses lunettes.

Ensuite, comme toujours, nous restâmes longtemps assis en silence, échangeant de temps à autre quelques paroles brèves.

Il partit le soir, après avoir amicalement pris congé de tout le monde. Il me serra très fort sur son cœur. Je sortis de la cour et je le regardai s’éloigner, assis dans la télègue qui le secouait et dont les roues écrasaient les mottes de boue gelée. Immédiatement après son départ, grand’mère se mit à laver et à nettoyer la chambre qu’il occupait, mais j’y vins avec elle et m’y promenai de long en large pour la gêner dans sa besogne.

— Ôte-toi de là, criait-elle en se cognant contre moi.

— Pourquoi l’avez-vous mis à la porte ?

— Petit curieux, ne jase donc pas tant !

— Vous êtes tous des imbéciles, déclarai-je.

Elle essaya de me fouailler avec son torchon mouillé.

— Mais tu deviens fou, polisson !

— Pas toi, tous les autres sont des imbéciles ! repris-je, mais ce correctif n’apaisa pas grand’mère.

Au souper, grand-père s’épanouit :

— Dieu merci, le voilà parti ! Toutes les fois que je le voyais, c’était comme si on m’avait donné un coup de poignard et je pensais : « Il faut absolument s’en débarrasser ! »

De rage, je cassai une cuiller et je fus corrigé, une fois de plus.

C’est ainsi que prit fin ma première liaison avec l’un de ces innombrables hommes qui sont des étrangers dans leur propre patrie bien qu’ils soient les meilleurs de ses fils…