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Ma vie d’enfant/XII

La bibliothèque libre.
Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 265-301).

XII


Certain jour, m’étant endormi vers le soir, je sentis en m’éveillant que mes jambes étaient réveillées, elles aussi ; je les sortis du lit, elles me refusèrent tout service, mais je pus me convaincre d’une chose, c’est qu’elles étaient intactes et que je pourrais marcher. Ce fut une impression si nette et si réjouissante que j’en hurlai de bonheur. J’appuyai mes pieds au plancher et je tombai, mais je me traînai quand même à quatre pattes jusqu’à la porte et descendis l’escalier, en m’imaginant l’étonnement de tout le monde quand on me verrait apparaître.

Je ne me rappelle pas comment je me retrouvai sur les genoux de grand’mère, dans la chambre de ma mère ; des gens que je ne connaissais pas étaient là ; entre autres une petite vieille sèche et verte qui disait d’un ton sévère, couvrant toutes les autres voix :

— Il faut lui faire boire une infusion de feuilles de framboises, et l’envelopper complètement.

Son chapeau, sa robe, sa figure et la verrue qu’elle avait sous le menton, tout était vert ; et je crois bien que les poils qui poussaient sur sa verrue avaient aussi la couleur de l’herbe. Elle laissait pendre sa lèvre inférieure et retroussait l’autre ; elle me regardait de ses dents vertes, car elle dissimulait ses yeux sous sa main gantée d’une mitaine en dentelle noire.

— Qui est-ce ? demandai-je, intimidé. Grand-père répondit d’une voix déplaisante :

— C’est encore une grand’mère pour toi…

Ma mère sourit et poussa Evguény Maximof vers moi :

— Et voilà ton père…

Elle prononça ensuite et précipitamment des paroles que je ne compris pas, tandis que Maximof, plissant les paupières, se penchait vers moi et me disait :

— Je te donnerai une boîte de couleurs…

La chambre était très éclairée ; dans un coin sur une table, brûlaient deux candélabres d’argent à cinq branches entre lesquels on avait placé l’icône préférée de grand-père : « Ne me pleure pas, Mère. » Les gemmes du cadre en métal rutilaient à la clarté des bougies et, parmi l’or des auréoles, les améthystes rayonnaient. Des nez épatés, des faces rondes, vagues, plates comme des beignets se collaient, silencieuses, contre les vitres sombres des fenêtres qui donnaient sur la rue. Tout ce qui m’entourait semblait filer à la dérive, je ne savais où, et la vieille femme verte, me tâtant l’oreille de ses doigts froids, s’obstinait à répéter :

— Donnez-lui une infusion…

— Il sommeille, dit grand’mère, et, m’emportant dans ses bras, elle se dirigea vers la porte.

Mais je ne dormais pas ; j’avais seulement fermé les yeux ; et comme elle me montait au grenier, je lui demandai dans l’escalier :

— Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de cela ?

— Toi, tais-toi ! Entends-tu ?

— Vous me trompez tous…

Après m’avoir posé sur le lit, elle se cacha la tête dans un oreiller et se mit à pleurer ; ses épaules tremblaient sans discontinuer ; enfin, d’une voix haletante, elle murmura :

— Pleure donc… pleure un peu…

Je n’avais pas envie de pleurer. Il faisait froid et sombre ; je frissonnais, le lit grinçait ; je revoyais la vieille femme verte ; je feignis de dormir et grand’mère s’en alla.

Quelques journées vides se déroulèrent monotonement ; après les accordailles, ma mère était partie ; un silence accablant régnait dans la maison.

Un matin, grand-père survint, un bec-d’âne à la main et se mit en devoir d’enlever le mastic de la double-fenêtre. Grand’mère lui ayant apporté un baquet d’eau et des chiffons, il lui demanda à mi-voix :

— Eh bien, ma vieille…

— Quoi ?

Elle lui répliqua en employant les mêmes mots qu’elle m’avait adressés dans l’escalier :

— Toi, tais-toi, entends-tu ?

Les paroles les plus ordinaires avaient maintenant un sens spécial ; elles dissimulaient des événements tristes et importants dont il ne fallait pas parler mais que tout le monde connaissait.

Après avoir enlevé le cadre avec précaution, grand-père l’emporta et mon aïeule ouvrit toute grande la fenêtre : au jardin, un étourneau pépiait, les moineaux gazouillaient et l’odeur enivrante de la terre dégelée monta jusqu’à la chambre. Je sortis du lit.

— Ne marche pas pieds nus, recommanda grand’mère.

— Je veux aller au jardin.

— Tu ferais mieux d’attendre, c’est encore trop mouillé !

Mais je ne voulus pas l’écouter.

Au jardin, les aiguilles vert clair de l’herbe nouvelle pointaient ; les bourgeons des pommiers étaient gonflés, quelques-uns éclataient déjà ; sur la maisonnette de Petrovna, la mousse verdoyait agréablement. Il y avait partout beaucoup d’oiseaux et quantité de bruits joyeux ; mais cet air frais et odorant me donnait un peu le vertige. Dans le bas-fond où l’oncle Piotre s’était tranché la gorge se dressaient de hautes graminées rousses et sèches, cassées et emmêlées par la neige. C’était le seul coin où il n’y eût rien de printanier ; les bûches noircies luisaient mélancoliquement, et le creux tout entier était inutilisé et agaçant à regarder. J’eus tout à coup une envie rageuse d’arracher les herbes folles, d’enlever briques et poutres, de nettoyer tout ce qui était sale et superflu, et après m’être construit là une demeure proprette, de m’y installer pour l’été tout seul, loin des grandes personnes. Je me mis immédiatement à l’œuvre ; et par bonheur cette besogne me détacha pour longtemps de tout ce qui se passait dans la maison ; quoique les événements fussent encore bien étranges pour moi, à mes yeux ils perdaient de leur intérêt de jour en jour.

— Pourquoi fais-tu la mine ? me demandaient parfois ma mère et ma grand’mère.

Cette question me gênait, car je n’étais fâché contre personne ; seulement, tout m’était devenu étranger dans la demeure. La vieille femme verte venait souvent dîner, goûter et souper ; on aurait dit un pieu pourri dans une haie décrépite ; ses yeux étaient comme cousus sur son visage par des points invisibles : ils sortaient d’ailleurs très facilement de leurs orbites et bougeaient sans cesse, apercevant tout, observant tout, se levant vers le ciel, quand leur propriétaire parlait de Dieu, s’abaissant vers les joues, quand il s’agissait de choses familières. Ses sourcils simulaient assez deux taches de son symétriques, et ses larges dents déchaussées déchiquetaient tout ce qu’elle portait à sa bouche, de sa main drôlement tordue. De petites boules osseuses roulaient près de ses oreilles qui remuaient ; les poils verts de la verrue s’agitaient aussi et, comme des vers, semblaient ramper sur sa peau ridée, d’une netteté sans attrait ; elle était aussi soignée que son fils, mais leur propreté avait à mon avis quelque chose de répulsif. Les premiers jours, elle avait tenté de poser sur mes lèvres sa main de cadavre qui sentait l’encens et le savon jaune de Kasan, mais je tournai la tête et je m’enfuis…

Elle répétait souvent à son fils :

— Il faut absolument éduquer ce garçonnet, comprends-tu, Evguény…

Il penchait la tête avec soumission, fronçait le sourcil et gardait le silence. Tous ceux qui s’approchaient de la femme verte se rembrunissaient.

Je haïssais la vieille et son fils d’une haine concentrée, et ce sentiment me valut beaucoup de gifles et de coups. C’est ainsi qu’un jour, au cours du dîner, comme elle écarquillait affreusement les yeux et me faisait cette observation :

— Dis-moi, mon petit Alexis ; pourquoi manges-tu si vite et de si gros morceaux ? Tu finiras par t’étouffer, mon chéri !

Je sortis le morceau que j’avais dans la bouche et, le plantant au bout de ma fourchette, je le lui tendis :

— Tenez, prenez-le, si vous trouvez que c’est dommage…

Ma mère m’arracha de ma chaise et je fus honteusement chassé au grenier. Je courus grimper sur le toit de la maison, où je restai longtemps assis derrière une cheminée. Oui, j’aimais faire des sottises et me montrer insolent avec tout le monde ; il m’était difficile de surmonter ce penchant, et pourtant, je dus bien y arriver : un jour, ayant subrepticement garni de gomme de cerisier les chaises de mon futur beau-père et de la nouvelle grand’mère, ils restèrent tous deux attachés à leur siège et ce fut très amusant ; mais lorsque grand-père m’eut fouetté, ma mère monta vers moi au grenier, m’attira à elle et, me serrant avec force entre ses genoux, elle me dit :

— Voyons, pourquoi es-tu si méchant ? Si tu savais quel chagrin tu me causes…

Ses yeux se remplirent de larmes claires ; elle appuya ma tête contre sa joue et le spectacle de cette douleur me fut si pénible que j’aurais préféré être battu. Je lui promis de ne plus jamais, jamais offenser les Maximof, à condition qu’elle cessât de pleurer.

— Non, non, supplia-t-elle tout bas, il ne faut plus que tu sois un polisson. Nous allons bientôt nous marier, ensuite, nous reviendrons et nous t’emmènerons avec nous. Maximof est très bon et intelligent, tu seras heureux avec lui. Tu iras au lycée, tu seras ensuite étudiant, comme il l’est maintenant, et ensuite tu deviendras docteur, ou ce que tu voudras. Les gens instruits peuvent prétendre à tous les emplois. Et maintenant, va t’amuser…

Ces « ensuite » qu’elle avait placés l’un après l’autre m’apparaissaient comme des degrés d’une échelle qui se serait perdue dans un gouffre profond, très loin de ma mère, dans l’obscurité, dans la solitude, et la perspective de cet avenir m’effraya tellement que j’eus grande envie de lui dire :

— Je t’en prie, ne te marie pas, je te nourrirai bien moi-même.

Mais les mots ne voulaient pas sortir. Ma mère avait beau m’inspirer les pensées les plus délicates et les sentiments les plus chaleureux, je n’osais jamais les lui exprimer.

Au jardin, mes affaires allaient bien : j’avais sarclé les mauvaises herbes et coupé les grandes à l’aide d’une serpe ; avec des morceaux de brique, j’édifiai un large siège si confortable que je pouvais même m’y étendre et je garnis de briques également les endroits où la terre glissait sur le pourtour de mon domaine. Je rassemblai des tessons de bouteilles et des éclats de verre irisé, et les fixai avec de l’argile dans les fentes entre les briques de sorte que, quand le soleil donnait dans le bas-fond, les parois, comme les vitraux de l’église, flamboyaient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

— Tu as eu une bonne idée ! me dit un jour grand-père, en examinant ce travail. Seulement, les mauvaises herbes vont t’envahir ! Attends, je vais remuer la terre avec la bêche ! Va me la chercher !

J’apportai la bêche et grand-père, ayant craché dans ses mains et toussé au préalable une ou deux fois, enfonça du pied l’outil très profondément dans la terre grasse.

— Enlève les racines et je te planterai des mauves et des tournesols. Tu verras que ce sera très joli !

Mais tout à coup, il se tut, et, penché sur la bêche, resta longtemps immobile. Je le regardai avec attention : de ses petits yeux intelligents et vifs comme ceux d’un jeune chien, des larmes s’échappaient et tombaient sur la terre.

— Qu’as-tu ?

Il se secoua, essuya de la paume de la main son visage ridé et, me jetant un vague coup d’œil :

— Je transpire ! Regarde donc tous ces vers !

Puis, s’étant remis à creuser, il s’arrêta soudain et déclara :

— C’est un travail inutile que tu as fait là, mon ami. Un travail inutile ! La maison sera bientôt vendue. Oui, je la vendrai sans doute vers l’automne, car j’ai besoin d’argent pour doter ta mère. Il faut bien qu’elle, au moins, vive convenablement !

Il jeta la bêche et, laissant retomber les bras d’un geste découragé, s’en alla derrière la chambre à lessive, dans un coin du jardin où étaient remisés les outils. Je voulus continuer seul la besogne commencée, mais je n’en étais pas à mon troisième coup de bêche que je me broyais un doigt de pied.

Cet incident m’empêcha d’accompagner ma mère à l’église le jour de son mariage : je ne pus que la suivre jusqu’à la porte cochère. La tête baissée, elle donnait le bras à Maximof. On aurait dit qu’elle marchait sur des pointes de clous tant elle posait avec précaution ses pieds sur les briques du trottoir et sur les touffes d’herbe qui sortaient des fentes.

Ce fut une noce tranquille ; en rentrant de l’église, on prit le thé sans beaucoup d’enthousiasme et ma mère s’en fut tout de suite dans sa chambre changer de toilette et faire ses malles ; mon beau-père s’assit à côté de moi et me dit :

— Je t’ai promis une boîte de couleurs ; mais on n’en trouve point de jolies ici ; et comme je ne puis pas te donner la mienne, je t’en enverrai une de Moscou…

— Et que faudra-t-il que j’en fasse ?

— Tu n’aimes pas la peinture ?

— Je ne sais pas peindre.

— Eh bien, je t’enverrai autre chose.

Ma mère s’approcha de nous :

— Nous reviendrons bientôt. Dès que ton père aura passé ses examens et terminé ses études, nous reviendrons…

Ils me parlaient comme à une grande personne, j’en étais flatté, mais je trouvais bizarre qu’un homme qui avait de la barbe étudiât encore. C’est pourquoi je demandai :

— Qu’est-ce que tu apprends ?

— L’arpentage.

Ce mot ne me disait rien, mais je ne voulus pas prendre la peine de m’informer davantage. Une tranquillité mortellement ennuyeuse pesait sur la maison et j’aurais voulu que la nuit vînt très vite. Grand-père, le dos appuyé contre le poêle, regardait par la fenêtre, les paupières plissées, tandis que la vieille verte, grommelante et gémissante, aidait ma mère à emballer. Quant à grand’mère, ivre dès midi, on avait jugé bon de l’expédier au grenier où on l’avait enfermée pour lui éviter la honte d’être vue.

Le lendemain matin de bonne heure, ma mère partit. Me soulevant aisément, elle me prit dans ses bras et, me regardant en face avec des yeux qui m’étaient inconnus, elle m’embrassa :

— Allons, adieu…

— Dis-lui de m’écouter ! intervint grand-père d’un ton morose, en regardant au loin.

— Tu obéiras à ton grand-père ! ajouta-t-elle en dessinant sur moi le signe de croix.

J’avais espéré qu’elle me dirait autre chose et je ressentis une vive colère contre grand-père qui l’en avait peut-être empêchée.

Maximof et ma mère montèrent en voiture ; mais sa robe s’étant accrochée, elle eut fort à faire pour la dégager et devint écarlate de fureur.

— Va l’aider ! Tu ne vois donc rien ? me dit grand-père.

Je ne bougeai pas ; l’angoisse me ligotait. Maximof allongea précautionneusement ses longues jambes, tandis que grand’mère lui confiait toutes sortes de paquets qu’il entassait sur ses genoux et maintenait

avec son menton ; son visage blême se ridait peureusement :

— Assez ! disait-il d’une voix traînante.

La vieille verte et son fils aîné, l’officier, prirent place dans une seconde voiture ; l’une raide comme une statue, l’autre se grattant la barbe avec la poignée de son sabre, et bâillant de temps à autre.

— Ainsi, vous irez à la guerre ? lui demanda grand-père.

— Certainement.

— Vous ferez bien. Il faut battre les Turcs…

Les voyageurs partirent. À plusieurs reprises, ma mère se retourna en agitant son mouchoir ; appuyée d’une main au mur de la maison, grand’mère, qui faisait elle aussi des signes avec ses bras, pleurait de tout son cœur, tandis que grand-père écrasait les larmes apparues au bord de ses paupières et grommelait d’une voix saccadée :

— Cela ne finira… pas bien… non… pas bien…

Assis sur une borne, je regardais les voitures s’éloigner, puis disparaître au tournant de la rue ; il me sembla que dans ma poitrine quelque chose brutalement se fermait à jamais.

Il était encore très tôt ; les contrevents cachaient les fenêtres des maisons ; la rue était déserte ; jamais encore je ne l’avais vue aussi morte, ni aussi vide. Au loin, un berger faisait entendre une mélodie obsédante.

— Allons prendre le thé, proposa grand-père en me prenant par l’épaule. Ta destinée, paraît-il, est de vivre avec moi ; tu te frotteras donc souvent à moi, comme une allumette sur une brique !

Du matin au soir, nous travaillions en silence au jardin : il préparait les couches, attachait les framboisiers, enlevait la mousse des pommiers, écrasait les chenilles ; moi, j’aménageais et j’embellissais mon habitation. Mon aïeul avait coupé à la hache l’extrémité de la poutre calcinée et planté dans le sol des bâtons auxquels j’avais suspendu mes cages avec leurs habitants. En outre, après avoir, avec des herbes sèches, tissé une sorte de paillasson épais, je disposai au-dessus du banc un auvent qui me préservait de la rosée et du soleil. J’avais ainsi tout le confort désirable.

Grand-père m’approuvait.

— Il est très utile pour toi d’apprendre à t’organiser le mieux possible.

J’attachais beaucoup de valeur à ses paroles. Parfois, il s’étendait sur le siège recouvert de gazon par mes soins et d’une voix lente, comme s’il eût eu de la peine à sortir les mots, me déclarait :

— Maintenant tu es pareil à un morceau détaché de ta mère ; elle aura d’autres enfants qui lui seront plus chers que toi. Quant à grand’mère, elle s’est remise à boire…

Il se taisait un long moment, comme s’il écoutait quelque chose, et de nouveau, laissait tomber des paroles pesantes :

— C’est la deuxième fois qu’elle s’adonne à ces excès ; au moment où Mikhaïl aurait dû partir pour le service militaire, elle a aussi commencé à boire. Et elle m’a persuadé de le racheter, la vieille sotte. Peut-être aurait-il changé au régiment. Ah ! vous !… Moi, je mourrai bientôt. Tu resteras seul, tout seul et tu devras gagner ton pain toi-même, comprends-tu ? Apprends donc à être ton propre ouvrier, mais ne cède jamais aux pressions qu’on essayera d’exercer sur toi. Vis tranquillement, paisiblement, mais sois obstiné. Écoute tout le monde et fais ce qui te conviendra le mieux…

Pendant l’été, sauf naturellement durant les jours de pluie, je vécus au jardin ; par les nuits chaudes, j’y dormis même sur une vieille pièce de feutre que grand’mère m’avait donnée ; souvent, elle venait passer la nuit à mes côtés, elle aussi. Elle apportait alors une brassée de foin qu’elle éparpillait près de ma couche, s’étendait dessus et me racontait de longues histoires qu’elle entrecoupait d’exclamations inattendues :

— As-tu vu cette étoile qui est tombée ? C’est une petite âme pure qui s’ennuyait là-haut et qui s’est souvenue de sa mère, la terre. Il vient donc de naître à un endroit ou à un autre un brave garçon ou une brave fille…

Ou bien, elle attirait mon attention sur ceci ou cela :

— Une nouvelle étoile s’est levée, vois-tu ? Quels grands yeux elle a ! Ah ! le ciel, le ciel, c’est la brillante chasuble de Dieu…

Grand-père grommelait :

— Vous allez prendre froid, nigauds, et vous tomberez malades. À moins que vous ne soyez saisis d’apoplexie, ou bien ce seront des voleurs qui viendront et vous étrangleront.

Le soleil se couche, des torrents de feu se répandent dans le ciel et s’opalisent par degrés ; une cendre d’or rouge tombe sur la verdure veloutée du jardin. Encore quelques instants, puis, tout s’assombrit rapidement, tout s’élargit et se gonfle. Rassasiées de soleil, les feuilles s’inclinent ; les herbes se penchent vers la terre ; tout apparaît plus délicat et plus somptueux ; des parfums doux et divers, caressants comme des musiques, montent dans l’air et c’est aussi une musique qui vient de loin, de la campagne où l’on sonne la retraite dans les camps. La nuit descend, et avec elle quelque chose de fort et de rafraîchissant coule dans la poitrine : on dirait une bonne caresse de mère. Le silence vous frôle le cœur comme une main tiède. Et toutes les ressouvenances mauvaises de la journée, tout ce qu’il faut oublier s’efface de la mémoire. Quel enchantement que de s’étendre sur le dos et de contempler les étoiles qui s’allument en accentuant la profondeur du ciel ! Profondeur de plus en plus illuminée de nouvelles étoiles ! Quelque chose vous soulève de terre : est-ce la terre qui s’est rapetissée à votre taille, ou est-ce vous qui avez miraculeusement grandi ? L’obscurité devient de plus en plus dense et le silence augmente, mais partout des cordes invisibles et sensibles sont tendues ; qu’un oiseau chante, qu’un hérisson passe en courant ou qu’une voix humaine s’élève avec douceur, les sons vibrent, atténués, et ce silence frémissant les souligne avec amour.

Un accordéon retentit, un rire de femme éclate, un sabre traîne sur les briques du trottoir, un chien jappe : comme tout cela est vain ; ce sont les derniers pétales du jour fané qui s’éparpillent.

Grand’mère était longue à s’endormir ; les mains croisées sous la tête, elle s’animait et, sans se préoccuper d’être écoutée ou non, racontait quelque histoire. Mais elle avait l’art de choisir toujours le conte qui rendait la nuit plus significative et plus belle encore.

Au son de ses phrases cadencées, je m’endormais insensiblement et ne m’éveillais qu’avec les oiseaux. Le soleil me donne en plein dans le visage ; l’air matinal circule et se réchauffe. Les rameaux des pommiers secouent leur rosée, la verdure humide des herbes brille et, dans la légère vapeur qui se lève, elle prend une transparence de cristal. Au ciel couleur de lilas, l’éventail des rayons s’ouvre et le firmament devient bleu. Une alouette invisible jette ses trilles très haut dans le ciel et toutes les nuances, tous les sons, comme une rosée, s’infiltrent dans la poitrine telle une grande joie paisible qui m’inspire le désir de me lever au plus vite, de travailler et de vivre en harmonie avec les êtres qui m’entourent.

Cet été-là fut la période la plus calme et la plus contemplative de ma vie ; ce fut à cette époque que le sentiment de confiance en mes propres forces naquit et s’affermit en moi. J’étais devenu insociable et sauvage ; j’entendais les cris des enfants Ovsiannikof, mais je n’éprouvais aucune envie d’aller jouer avec eux et, quand mes cousins venaient, je n’étais nullement enchanté de leur visite : l’idée qu’ils pourraient détruire mes constructions du jardin m’inquiétait particulièrement, car c’était la première œuvre que j’eusse accomplie de ma propre initiative.

Les propos de grand-père ne m’intéressaient plus. Toujours plus sec, plus geignard, plus bougon, il querellait sans cesse grand’mère qu’il chassait quelquefois de la maison ; elle s’en allait alors, soit chez l’oncle Jacob, soit chez l’oncle Mikhaïl, et parfois ne rentrait pas de plusieurs jours ; grand-père cuisinait alors lui-même ; il se brûlait les doigts, il braillait, il jurait, cassait la vaisselle. Son avarice allait croissant.

Parfois, quand il venait sous ma tente, il s’asseyait confortablement sur le gazon et me regardait travailler pendant un grand moment sans mot dire. Puis il demandait soudain :

— Pourquoi gardes-tu le silence ?

— Je ne sais ! Et toi, pourquoi me poses-tu cette question ?

Il se mettait à discourir.

— Nous ne sommes pas des seigneurs. Nous n’avons personne pour nous donner des leçons ; nous devons tout comprendre par nous-mêmes. C’est pour les autres qu’on écrit des livres et qu’on bâtit des écoles ; mais pour nous, il n’y a encore rien de prêt.

Il se plongeait alors dans ses pensées, il se desséchait. Immobile et muet, il devenait presque effrayant.

En automne, il vendit sa maison. Peu de temps auparavant, un matin, au moment de déjeuner, il avait déclaré à grand’mère d’une voix maussade et résolue :

— Tu sais, mère, je t’ai nourrie jusqu’à maintenant, et j’en ai assez ! Gagne ton pain toi-même.

Grand’mère écouta ces mots dans un calme parfait, comme si elle les eût attendus. Tranquillement, elle sortit sa tabatière, huma sa prise et répondit :

— Comme tu voudras ! S’il en doit être ainsi, ce sera ainsi.

Grand-père loua deux sombres petites chambres dans le sous-sol d’une vieille maison qui s’élevait à la croisée des chemins, au bas de la colline. Quand nous déménageâmes, grand’mère prit une vieille chaussure de tille, à longue frange, qu’elle lança sous le poêle, puis elle s’accroupit pour évoquer le farfadet gardien de la demeure :

— Farfadet de la famille, tiens, voilà un traîneau, viens avec nous dans la maison nouvelle où nous allons chercher plus de bonheur…

Grand-père, qui se trouvait à ce moment dans la cour, passa la tête par la fenêtre et lui cria :

— Je t’en donnerai, moi, des traîneaux, vieille hérétique ! Tu avais bien besoin de me ridiculiser.

— Ah ! père, prends garde, prends bien garde à ce que tu dis ; je crains que cela ne nous porte malheur ! déclara-t-elle gravement.

Mais grand-père se mit en colère et lui interdit de transporter ailleurs le farfadet.

Pendant trois jours, il avait vendu des meubles et diverses choses à des fripiers tartares, débattant les prix comme un beau diable et jurant avec frénésie. Grand’mère, par la fenêtre, considérait ce spectacle, et tantôt elle pleurait, et tantôt elle riait :

— Emportez tout !… Cassez tout !… s’écriait-elle de temps à autre à mi-voix.

Moi aussi, j’étais près de pleurer, car je regrettais fort mon jardin et la tente.

Le mobilier que l’on déménagea tint dans deux chars ; celui sur lequel je me juchai au milieu des meubles et des ustensiles me secoua terriblement.

Peu de temps après notre installation dans le sous-sol ma mère revint. Amaigrie et pâle, elle avait des yeux immenses et étonnés qui brillaient d’un éclat fiévreux. Elle examina tout d’un air attentif, étrange ; on eût dit qu’elle nous voyait, mes grands-parents et moi, pour la première fois. Elle nous observa et se tut. Mon beau-père arpentait la chambre sans s’arrêter, sifflotant tout bas et toussotant, les mains croisées derrière le dos.

— Seigneur ! C’est terrible de te voir grandir si vite, s’écria enfin ma mère, en serrant mes joues entre ses paumes brûlantes.

Elle était mal habillée et sa large robe rousse se gonflait sur le ventre.

Son mari me tendit la main.

— Salut, mon petit. Comment vas-tu ?

Il renifla et déclara :

— Vous savez, il fait très humide chez vous…

On aurait dit qu’ils avaient tous les deux couru très longtemps et qu’ils étaient bien fatigués ; leurs vêtements comme leurs personnes se décelaient chiffonnés et déteints. Il nous parut qu’ils ne souhaitaient qu’une chose : se coucher pour se reposer.

On prit le thé. Ce ne fut pas un repas particulièrement gai. Grand-père, tout en regardant la pluie qui lavait les vitres, demanda :

— Alors tout a brûlé ?

— Tout ! confirma mon beau-père avec assurance. Nous avons failli y rester nous-mêmes…

— Ah ! le feu ne plaisante pas !

Penchée sur l’épaule de grand’mère, ma mère lui chuchota dans l’oreille quelque chose et l’aïeule ferma les paupières, comme si la lumière l’eût soudain blessée. Je m’ennuyais de plus en plus.

Cependant grand-père répliqua très haut, d’une voix malicieuse :

— C’est bizarre, mon ami, il m’est venu aux oreilles qu’il n’y a pas eu d’incendie du tout, mais que tu as tout bonnement perdu aux cartes…

Il se fit un silence absolu, le samovar sifflait ; la pluie cinglait les vitres ; ma mère supplia :

— Papa…

— Quoi ? Pa-pa-a ? et mon aïeul se mit à crier d’une voix assourdissante. Qu’arrivera-t-il encore ? Ne t’ai-je pas prévenue ? Quand on a trente ans, on n’épouse pas un homme qui en a vingt ! Voilà ! Il est raffiné, n’est-ce pas ? Et toi, tu es de la noblesse, maintenant, hein ? Qu’en dis-tu, ma petite ?

Ils se mirent à vociférer tous les quatre ensemble, mais mon beau-père braillait plus fort encore que tous les autres. Je me réfugiai dans le corridor où l’on avait empilé le bois ; l’étonnement me pétrifiait. On m’avait changé ma mère ; elle n’était plus du tout comme auparavant. Dans la chambre, je l’avais moins remarquée ; mais seul dans la pénombre, je me rappelais mieux sa physionomie d’autrefois.

Je n’ai qu’une vague souvenance des circonstances qui suivirent. Je me rappelle que je me retrouvai à Sormof, dans une maison où tout était neuf, mais dont les murs n’étaient pas tapissés. En outre, les rainures entre les poutres étaient garnies de touffes de filasse qui abritaient une quantité innombrable de blattes. Ma mère et mon beau-père occupaient les deux pièces situées sur la rue et grand’mère et moi nous dormions dans la cuisine dont la fenêtre ouvrait sur le toit. Les noires cheminées des usines se dressaient ironiquement, crachant vers le ciel des rubans épais de fumée que le vent d’hiver chassait sur tout le village. C’est ainsi que dans notre froid logis une odeur grasse de fumée stagnait constamment. Le matin, de bonne heure, la sirène hurlait comme un loup :

— Vo - ou - ou, ou, o - ou…

Quand on grimpait sur le banc, on apercevait, par delà les toits, les portes de la fabrique éclairées par des lanternes et béant comme la bouche d’un vieux mendiant édenté, une foule compacte de petits hommes s’y engouffrait sans discontinuer. À midi, la voix de la sirène se faisait entendre de nouveau et les mêmes portes vomissaient dans la rue leur noir torrent de petits hommes. Le vent échevelé qui se précipitait au-devant d’eux semblait les chasser, les bousculer et les jeter dans les maisons. On ne voyait que très rarement le ciel dans ce village ; un éternel dôme gris de nuages et de fumée pesait sur les toits sales des maisons saupoudrées de neige et de suie.

Le soir, le crépuscule rougeoyait au-dessus de l’usine, illuminant le sommet des cheminées, de telle sorte que celles-ci, au lieu de s’élever de la terre au ciel, semblaient au contraire descendre du nuage fumeux. À voir tout cela, des nausées me montaient presque à la gorge et un ennui cruel me rongeait le cœur. Grand’mère remplissait l’office de cuisinière ; elle préparait les repas, lavait les planchers, fendait le bois, portait l’eau, travaillait du matin au soir ; aussi elle était très fatiguée quand elle se couchait, et je l’entendais gémir et grogner. Parfois, sa besogne terminée, elle endossait une courte jaquette ouatée, et, la jupe retroussée très haut, prenait le chemin de la ville :

— Je vais voir ce que fait le vieux !

— Emmène-moi avec toi !

— Par le temps qu’il fait, tu gèlerais en route.

Et, par une route perdue dans les champs neigeux, elle gagnait la ville, distante de huit bons kilomètres. Ma mère, qui était enceinte et dont la figure était toute jaune, s’enveloppait frileusement dans un châle gris et troué, garni d’une frange. Je détestais ce châle qui déformait son grand corps bien proportionné ; je le détestais et j’en arrachais les franges par petits bouts. Je haïssais aussi la maison, et la fabrique, et le village. Ma mère portait des chaussures de feutre tout éculées ; elle toussait et ses accès de toux agitaient d’une manière grotesque son ventre déformé ; ses yeux gris bleu étincelaient avec une expression de dureté ; souvent, ils s’arrêtaient si longtemps sur les murs qu’ils semblaient ne plus devoir s’en détacher. Parfois aussi, durant des heures entières, elle regardait la rue sinistre qui donnait l’impression d’une mâchoire : les maisons étaient des dents tordues et noires de vieillesse, quelques-unes étaient tombées et creusaient un trou béant, et d’autres avaient été maladroitement remplacées par de nouvelles, beaucoup trop grandes, qui juraient avec le reste.

— Pourquoi demeurons-nous ici ? demandai-je.

Ma mère me répondit :

— Ah ! tais-toi, hein !

Elle me parlait peu et seulement pour me donner des ordres :

— Donne, apporte, va chercher…

On ne m’accordait pas souvent l’autorisation d’aller jouer au dehors. Chaque fois, d’ailleurs, je rentrais roué de coups par les gamins. La bataille était mon seul plaisir, ma distraction préférée et je m’y livrais de tout mon cœur. Ma mère, après ces équipées, me fouettait avec une courroie. Mais le châtiment ne faisait que m’exciter davantage ; dès que l’occasion se présentait, je me battais avec plus de frénésie encore que la veille et ma mère, comme de juste, me punissait aussi plus sévèrement.

Pourtant je me lassai de ses corrections ; je la prévins que, si elle ne cessait pas de me fouetter, je lui mordrais la main pour me sauver ensuite dans la campagne et me laisser mourir de froid. Stupéfaite, elle me repoussa et se mit à aller et venir fiévreusement par la pièce, puis haletante de lassitude, elle laissa tomber ces seuls mots :

— Petit sauvage !

L’arc-en-ciel vivant et palpitant des sentiments qui composent l’amour s’était éteint dans mon âme, remplacé par les lueurs troubles d’une irritation profonde contre les gens et les choses, et qui surgissait avec une fréquence grandissante. J’avais conscience de ma solitude dans ce milieu morbide et une accablante sensation du mécontentement couvait sourdement dans mon cœur.

Sévère avec moi, mon beau-père n’adressait pas souvent non plus la parole à sa femme ; il sifflotait et toussotait souvent ; après le dîner, il se plantait devant le miroir et, muni d’un éclat de bois, curait longuement, avec des soins infinis, ses dents inégales. Il se querellait de plus en plus fréquemment avec ma mère à qui il disait : « vous » d’un air rageur. Cette façon de parler me révoltait jusqu’au fond de l’âme. Pour que je ne fusse pas témoin des disputes, il fermait hermétiquement la porte de la cuisine, mais les éclats de sa voix sourde me parvenaient tout de même et une fois, tapant du pied, je l’entendis crier d’un accent furieux :

— Si vous n’aviez pas cet ignoble bedon, je pourrais inviter des amis à venir nous voir, espèce de vache !

Étonné, envahi par une colère folle, je sursautai dans ma soupente avec une telle frénésie que ma tête heurta le plafond et que je me mordis la langue jusqu’au sang.

Le samedi, les ouvriers par douzaines venaient chez mon beau-père pour lui revendre les bons qu’ils devaient échanger contre des marchandises à l’épicerie de l’usine, car au lieu de payer les ouvriers en argent, on leur donnait ces bons et mon beau-père les leur rachetait à moitié prix. Il recevait les ouvriers à la cuisine ; assis à la table, l’air important et rébarbatif, il décidait en examinant le bon :

— Un rouble et demi…

Cette existence morne et stupide ne dura pas longtemps ; lorsque ma mère fut sur le point d’accoucher, on me ramena chez grand-père. Il habitait alors rue Kounavine, dans une maison à deux étages, une étroite chambrette dont la fenêtre ouvrait sur la cour. La rue sablonneuse aboutissait au bas de la colline, vers l’enceinte du cimetière qui attenait à l’église des Champs.

— Hein ? — s’exclama-t-il en me voyant revenir, et il se mit à rire et à pousser de petits cris. — On disait qu’il n’y a pas de meilleur ami que sa propre mère, mais aujourd’hui, je crois qu’on remplacera la propre mère par « le vieux diable de grand-père ». Ah ! vous !…

Avant même d’avoir eu le temps de m’accoutumer aux lieux, ma grand’mère et ma mère arrivèrent avec le nouveau-né ; mon beau-père avait été renvoyé de la fabrique parce qu’il volait les ouvriers, mais il s’était présenté ailleurs et on lui avait trouvé un emploi de receveur-distributeur de billets.

De longs jours, vides d’événements, s’écoulèrent ; puis on me réexpédia chez ma mère qui occupait comme logement le sous-sol d’une maison bâtie entièrement en pierre. Dès mon arrivée, elle m’envoya à l’école, mais les premières séances me dégoûtèrent complètement.

Mal vêtu d’un méchant pardessus taillé dans une jaquette de grand’mère, d’une blouse jaune, d’un pantalon à passepoil, chaussé de souliers appartenant à ma mère, je fus immédiatement un objet de risée pour mes camarades, et la blouse jaune, notamment, me valut le surnom de « valet de carreau ». Néanmoins, je m’entendis bientôt avec mes camarades ; mais ni le prêtre ni le maître ne me prirent en affection.

Le maître, jeune et chauve, saignait constamment du nez ; il arrivait en classe, les narines bourrées de coton, s’asseyait, interrogeait d’une voix nasillarde ; puis soudain, au milieu d’un mot, il s’interrompait pour extraire de son appendice nasal un tampon d’ouate qu’il examinait en hochant la tête. Il avait un visage plat, comme oxydé et des reflets d’un bleu verdâtre semblaient jouer sur ses rides. Ce qui l’enlaidissait surtout, c’étaient ses yeux d’étain, qui semblaient n’avoir rien à faire dans sa figure et pourtant se collaient à vous avec une persistance si désagréable, qu’on avait toujours envie de se frotter la joue pour effacer la trace qu’ils auraient pu laisser.

Pendant quelques jours, on me mit dans la première division, au premier rang, à un banc qui touchait la table du maître. Il me semblait qu’il ne voyait personne d’autre que moi et cette impression m’était insupportable. Il nasillait sans cesse :

— Pechkof, change de blouse ! Pechkof, ne remue pas les pieds ! Pechkof, il y a de nouveau une mare, à ta place ; tes souliers ont suinté et dégoutté.

Je me vengeai de lui par un tour cruel : m’étant procuré un jour la moitié d’une pastèque gelée, je l’évidai avec soin et la suspendis par une ficelle au contre-poids de la porte. Le corridor était obscur ; lorsque la porte s’ouvrit, la pastèque monta avec le poids, mais lorsque le maître referma l’huis, l’écorce glacée lui coiffa la tête comme un chapeau. Le gardien de l’école, muni d’un billet explicatif, me ramena à la maison, où, une fois de plus, j’eus l’échine sérieusement frottée.

Un autre jour, comme j’avais répandu dans le tiroir de son bureau du tabac à priser, il éternua si violemment qu’il fut obligé de quitter la salle, et dut envoyer pour le remplacer son beau-frère, lequel était officier et nous obligea à chanter Dieu sauve le tzar et Ah ! liberté, liberté chérie ! Ceux qui chantaient faux reçurent sur la tête des coups de règle, mais aucun ne s’en plaignit, bien que le claquement du bois sur les crânes fût assez douloureux.

Le professeur d’histoire sainte, un jeune et beau prêtre, à la luxuriante chevelure, ne pouvait pas me sentir parce que je n’avais pas en ma possession l’Histoire sainte de l’Ancien et du Nouveau Testament, et aussi parce que je singeais sa manière de parler.

Quand il arrivait, son premier soin était de me demander :

— Pechkof, as-tu apporté le livre ou non ? Oui, le livre ?

Je répondais :

— Non, je ne l’ai pas apporté. Oui.

— Quoi, oui ?

— Non.

— Eh bien, retourne chez toi. Oui. Chez toi. Car je n’ai pas l’intention de te faire profiter de mon enseignement. Oui, je n’ai pas l’intention.

Le pope avait une belle tête de Christ, des yeux caressants comme ceux d’une femme et de petites mains qui, elles aussi, caressaient tout ce qu’elles touchaient. Que ce fût un livre, une règle, un porte-plume, il prenait les choses avec un geste étonnant de beauté et de douceur, comme si elles eussent été vivantes, fragiles et que, plein d’affection pour elles, il eût eu peur de les abîmer par un contact trop brusque. Il n’usait pas d’autant de précautions avec les enfants, mais ceux-ci cependant l’aimaient.

Je savais toujours assez bien mes leçons et, néanmoins, on m’avertit bientôt que je serais renvoyé pour ma mauvaise conduite. Cette information m’attrista ; car elle me faisait prévoir des suites plutôt fâcheuses ; ma mère devenant de plus en plus irritable me souffletait à tout propos et hors de propos.

Mais quelqu’un vint à mon secours : ce fut l’évêque Crisanphe, petit bossu qui avait l’air d’un sorcier, et arriva un jour à l’école sans y être attendu.

Vêtu d’une ample robe noire, coiffé d’un bizarre petit seau renversé, il prit place à la table du maître, sortit les mains de ses poches et commença :

— Eh bien, mes enfants, si nous causions un peu !

Tout, aussitôt, devint joyeux et vivant dans la classe, sensation agréable qui nous était trop peu connue.

M’appelant au tableau, après beaucoup d’autres élèves, il me demanda gravement :

— Quel âge as-tu ? Pas plus ! Que tu es long, mon ami ! Tu as sans doute été souvent à la pluie, n’est-ce pas ?

Il posa sur la table sa petite main sèche aux ongles pointus, rassembla entre ses doigts sa maigre barbe, puis fixant sur moi son bon regard il ajouta :

— Eh bien, raconte-moi ce qui te plaît le mieux dans l’histoire sainte.

Je lui répondis que, ne possédant pas le livre, je n’apprenais pas l’histoire sainte ; à ces paroles il rajusta sa calotte et s’informa :

— Comment cela se fait-il ? Il faudra que tu l’étudies ! Mais peut-être sais-tu quand même quelque chose ; tu as probablement entendu des récits de miracles ? Tu connais les psaumes ? C’est très bien ! Et les prières ? Eh bien, tu vois ! Et tu connais aussi la vie des saints ? En vers ? Mais tu es un vrai savant !

Notre pope accourut rouge et haletant et l’évêque lui donna sa bénédiction ; mais lorsque le professeur voulut parler de moi, l’évêque leva la main et l’interrompit :

— Un instant, permettez… Voyons, récite-nous l’histoire d’Alexis, le saint homme de Dieu…

— C’est une belle poésie, n’est-ce pas, mon ami ! remarqua-t-il, profitant d’un instant où je m’interrompis pour avoir oublié un vers. — Tu en connais d’autres ? Sur le roi David ?… Je suis tout oreilles !

Je voyais qu’il écoutait, en effet, et que les vers lui plaisaient. Il me laissa longuement débiter ma tirade, puis, tout à coup, m’arrêta et me questionna par petites phrases rapides :

— Tu as appris à lire dans les psaumes ? Qui est-ce qui t’a appris ? Ton grand-père ? C’est un brave homme, n’est-ce pas ? Il est méchant ! Est-ce possible ? Et tu fais beaucoup de sottises ?

Je me troublai, mais je répondis par l’affirmative. Le maître et le pope confirmèrent mon aveu à grand renfort de paroles et l’évêque les écouta, les yeux baissés, en soupirant.

— Tu entends ce que l’on dit de toi. Allons, viens ici…

Et posant sur ma tête sa main qui dégageait une odeur de bois de cyprès, il me demanda :

— Pourquoi es-tu un mauvais écolier ?

— C’est ennuyeux d’apprendre ses leçons…

— C’est ennuyeux ? Mais non, mon ami, ce n’est pas vrai. Si l’étude t’ennuyait tu ne retiendrais rien et justement les maîtres affirment que tu apprends avec facilité. Il y a donc une autre raison.

Sortant de son sein un petit carnet, il y inscrivit mon nom.

— Pechkof, Alexis. Bon. Tâche d’être plus sage, mon ami, et de ne pas faire tant de sottises ! En commettre quelques-unes, cela n’est rien ; mais quand on abuse, on fatigue les gens. N’est-il pas vrai, mes enfants ?

Quantité de voix joyeuses approuvèrent :

— Oui, oui !

— Vous autres, vous ne faites pas beaucoup de sottises, n’est-ce pas ?

— Si, beaucoup, beaucoup !

L’évêque, s’appuyant au dossier de la chaise, m’attira à lui et, d’un ton si drôle que tout le monde se mit à rire, même le maître et le pope, nous fit cette déclaration :

— Ah ! mes petits amis, quelle affaire ! Moi aussi, à votre âge, j’étais un grand polisson. Comment cela se fait-il, dites ?

Les enfants riaient ; il les interrogea, les embarrassa avec adresse, en les obligeant à se répondre l’un à l’autre. La gaîté redoublait ; enfin, il se leva et prit congé :

— On est très bien avec vous, petits espiègles, mais il est temps de partir !

D’un grand geste qui fit voler ses manches jusque sur ses épaules, il nous bénit et dessina sur nous un large signe de croix :

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, je vous bénis ; que votre travail soit couronné de succès. Adieu !

Tous les élèves se mirent à crier :

— Adieu, monseigneur ! Revenez !

Tout en secouant sa calotte, il promit :

— Je reviendrai ! Je reviendrai ! Je vous apporterai des livres !

Et il traversa la pièce ; sa soutane flottait, mais avant de quitter la salle il dit au maître :

— Donnez-leur congé !

Il me prit par la main, m’entraîna dans le corridor et là, se penchant vers moi, il murmura :

— Et toi, mon ami, tâche de te modérer, veux-tu ? Je comprends bien les raisons qui te font agir de la sorte. Allons, adieu, mon ami…

J’étais très ému, un sentiment singulier bouillonnait dans ma poitrine. Le maître donna congé à toute la classe ; mais avant mon départ il me prit à part pour me dire que, dorénavant, je devais me faire plus petit qu’une fourmi ; je l’écoutai de bon cœur, avec une grande attention, et c’était la première fois que j’agissais de la sorte.

Le pope lui aussi endossait sa pelisse ; sa voix sonore s’éleva, caressante :

— Dès maintenant, il faut que tu assistes à mes leçons. Oui. Il le faut. Oui. Mais, sois sage. Oui ! Sois sage !

À peine mes affaires se furent-elles arrangées à l’école, qu’une vilaine histoire m’arriva à la maison : je volai un rouble à ma mère. Ce crime n’avait pas été prémédité : un soir, ma mère, devant sortir, m’avait confié le soin de garder la maison et l’enfant. Comme je m’ennuyais, j’ouvris un des livres de mon beau-père, les Mémoires d’un médecin, de Dumas père, et j’aperçus entre les pages un billet d’un rouble et un autre de cinq. Le livre étant écrit en une langue que je ne connaissais pas, je le refermai en faisant cette réflexion qu’avec un rouble on pouvait s’acheter non seulement l’Histoire sainte, mais probablement aussi Robinson. J’avais appris peu de temps auparavant l’existence de cet ouvrage. C’était au cours d’une récréation, un jour qu’il gelait ; j’avais raconté une légende à mes camarades et l’un d’eux avait déclaré d’un ton méprisant :

— Quelles bêtises que ces contes de fée ; parle-moi de Robinson ! Voilà une histoire qui vaut la peine d’être lue.

Il se trouva que quelques autres garçonnets connaissaient ce livre et qu’ils en étaient tous enchantés. Très vexé de ce que le conte de grand’mère n’eût pas obtenu le succès que j’en escomptais, je résolus séance tenante de lire ce Robinson, afin de pouvoir déclarer à mon tour que ce n’était qu’une bêtise.

Le lendemain, j’apportai à l’école l’Histoire sainte, les contes d’Andersen en deux petits volumes tout en lambeaux, plus trois livres de pain blanc et une livre de saucisson. Dans la sombre et minuscule boutique qui s’ouvrait près de l’église Saint-Vladimir, j’avais bien trouvé le Robinson lui aussi ; c’était un maigre petit bouquin à couverture jaune sur laquelle on voyait un homme barbu, en haut bonnet de fourrure et vêtu d’une peau de bête. Cette gravure ne m’ayant pas charmé, j’optai pour les contes qui me séduisirent, même par leur extérieur, quoiqu’il ne fût pas bien brillant.

Pendant la grande récréation, je partageai pain et saucisson avec mes camarades, puis nous commençâmes la lecture d’un conte merveilleux, le Rossignol, qui nous empoigna singulièrement.

Je ne parvins pas à achever la lecture du Rossignol à l’école, le temps me manqua et quand je rentrai, ma mère, debout devant le foyer, tenant à la main une poêle où elle faisait cuire une omelette, me demanda d’une voix altérée :

— Tu as pris le rouble ?

— Oui, tiens, voilà les livres !…

Elle me frappa avec la poêle, à coups redoublés, et ce qui me fut plus douloureux que les coups, m’enleva les livres d’Andersen qui furent à tout jamais perdus pour moi.

Je ne retournai pas à l’école de quelques jours. Durant ce temps, mon beau-père raconta sans doute mon exploit à ses collègues qui le répétèrent à leurs enfants, car l’un de ceux-ci rapporta l’histoire à l’école et, lorsque je revins, on m’accueillit par un sobriquet nouveau : « Voleur ! » C’était bref et net, mais faux. Je ne niai pas que je m’étais approprié le billet, mais quand j’essayai d’expliquer mon acte, on ne voulut pas me croire. Devant cette attitude, je rentrai à la maison en déclarant à ma mère que je n’irais plus à l’école.

Assise près de la fenêtre, fatiguée, les yeux égarés, toute grise et de nouveau enceinte, elle allaitait mon frère Sacha ; quand je lui fis part de ma décision, elle me regarda la bouche bée comme un poisson.

— Ce n’est pas vrai. Personne ne peut savoir que tu as pris un rouble.

— Eh bien, va t’informer…

— C’est toi-même qui t’es trahi. Allons, dis la vérité ! Est-ce toi qui as raconté la chose ? Prends garde, je saurai demain qui a rapporté cette histoire.

Je lui citai le nom de l’écolier. Son visage se plissa douloureusement et elle fondit en larmes.

J’allai à la cuisine et, étendu sur le lit qu’on m’avait arrangé parmi les caisses, derrière le poêle, j’entendais ma mère qui, dans la chambre, gémissait tout bas :

— Mon Dieu… mon Dieu !…

Dégoûté par l’odeur de graillon que la chaleur exaspérait, je me levai et me dirigeai vers la cour ; mais ma mère m’arrêta :

— Où vas-tu ? Où vas-tu ? Viens avec moi !..

Nous nous assîmes par terre tous les deux ; Sacha, couché sur ses genoux, empoignait les boutons de sa robe et se penchait en balbutiant :

— Ou-on, ce qui signifiait « bouton »…

Je me serrais contre la hanche de ma mère qui m’entourait de son bras et m’expliquait :

— Nous sommes pauvres… pour nous, chaque copeck… chaque copeck…

Elle n’acheva pas ; sa main brûlante se cramponnait à moi avec une force convulsive.

— Quelle fripouille !… Quelle fripouille ! conclut-elle soudain ; je l’avais déjà entendue prononcer ce mot une autre fois.

Sacha répéta :

— Fipoulle !

C’était un enfant étrange, qui avait une grosse tête et de magnifiques yeux bleus ; il regardait tout ce qui l’entourait avec un doux sourire et comme s’il s’attendait à quelque chose. Il avait commencé à parler de très bonne heure ; il ne pleurait jamais et vivait dans un état de joie paisible et perpétuelle. Plutôt faible, il avait de la peine à se traîner ; il était très content quand il me voyait et aimait à se blottir dans mes bras ; il pétrissait alors mes oreilles entre ses petits doigts mous qui sentaient la violette, on ne savait pourquoi. Il mourut subitement sans avoir été malade ; le matin encore, il était paisible et joyeux comme de coutume et le soir, comme on sonnait complies, il dormait déjà de son dernier sommeil. Cette mort survint peu de temps après la naissance d’un deuxième enfant, Nicolas.

Grâce à ma mère qui intervint, je pus retourner à l’école, où je fus de nouveau heureux et considéré. Mais une fois de plus, le sort m’obligea à cohabiter avec grand-père.

Un jour, à l’heure du goûter, comme je pénétrais dans la cuisine, j’entendis ma mère qui poussait un cri déchirant :

— Evguény, je t’en prie, je t’en supplie…

— Bê-ti-ses ! déclarait mon beau-père.

— Ah ! je sais que tu vas chez elle !

— Eh bien ?

Pendant quelques secondes, tous deux se turent, puis, ma mère, entre deux accès de toux, s’écria :

— Canaille que tu es !

J’entendis Maximof la frapper ; je me précipitai dans la chambre. Tombée à genoux, ma mère s’appuyait du dos et des coudes à une chaise, râlante, la tête rejetée en arrière, elle bombait la poitrine et ses yeux brillaient d’un éclat terrifiant. Le mari, correctement vêtu d’un uniforme neuf, lui donnait de son long pied des coups de botte dans les seins. Saisissant sur la table un couteau à manche d’ivoire orné d’argent qui servait à couper le pain, seul souvenir que ma mère eût conservé de mon père, je voulus le plonger de toutes mes forces dans le flanc du misérable.

Par bonheur, ma mère eut le temps de pousser Maximof : la lame glissa sur le drap qu’elle fendit et la peau ne fut qu’un peu éraflée. Mon beau-père n’en poussa pas moins des clameurs terribles et sortit en courant de la pièce, la main sur le flanc. Ma mère me prit, me souleva et, rugissante, me jeta violemment sur le plancher, m’écrasant de tout son poids. Je fus délivré par Maximof qui rentrait dans la maison

Plus tard dans la soirée, comme il était tout de même sorti, ma mère vint me retrouver derrière le poêle, me prit dans ses bras et m’embrassa en pleurant :

— Pardonne-moi ! J’ai eu tort ! Ah ! mon petit ! Comment as-tu osé ? Avec un couteau !

Très sincèrement, et comprenant fort bien le sens de ce que je disais, je lui déclarai que j’avais l’intention d’égorger mon beau-père et de me tuer ensuite. Je crois que je l’aurais fait, que j’aurais essayé tout au moins. Maintenant encore, je revois cet instant infâme, la longue jambe et le passepoil se détachant sur le drap du pantalon ; je vois cette jambe qui se balance en l’air, je vois la pointe du pied qui martèle la poitrine d’une femme. Bien des années plus tard, ce malheureux Maximof mourut sous mes yeux à l’hôpital, il m’était alors étrangement sympathique et je pleurai en voyant ses beaux yeux égarés se troubler et s’éteindre. Mais même à cette heure pénible, l’âme remplie d’une angoisse indicible, je ne pus oublier qu’il avait frappé ma mère à coups de pied.

En évoquant ces incroyables abominations, bien caractéristiques des mœurs russes, je me demande par moments s’il ne vaudrait pas mieux n’en point parler. Mais je me réponds avec une assurance nouvelle : « Si, c’est nécessaire, car c’est la vérité, une vérité vivante et vile qui n’a pas percé encore aujourd’hui. Et cette vérité il faut la connaître jusque dans ses fondements, pour pouvoir arracher de la mémoire des hommes, avec leurs racines, jusqu’au souvenir même des horreurs qui souillèrent la vie russe tout entière, déjà si pénible et si honteuse. »

Et puis, il y a une raison encore plus positive qui m’oblige à les décrire, ces horreurs. Quoiqu’elles soient révoltantes, quoiqu’elles nous écrasent et ravalent quantité de nobles âmes, le Russe est cependant encore assez jeune et robuste d’esprit pour pouvoir les combattre et les vaincre, et il a commencé.

Ce n’est pas seulement parce que la couche de boue bestiale est si grasse et si fertile chez nous que notre vie est singulière, mais parce que des choses pures, saines et fécondes arrivent à se frayer victorieusement une voie à travers ces obstacles. Malgré tout, les sentiments généreux se développent et voici que naît un inébranlable espoir en notre avènement à une vie lumineuse et humaine.