Ma vie d’enfant/XIII
XIII
Je suis de nouveau chez grand-père.
— Ah ! brigand ! s’exclama-t-il quand il me vit, et il frappa sur la table. Eh bien, moi, je ne veux plus te nourrir ; que ta grand’mère s’en charge !
— Certainement ! dit-elle. La belle affaire, vraiment !
— C’est bon, nourris-le ! cria-t-il, et se calmant aussitôt, il m’expliqua : Nous avons tout partagé et nous vivons chacun pour soi…
Assise près de la fenêtre, grand’mère faisait de la dentelle ; les fuseaux cliquetaient avec un bruit joyeux et précipité ; sous le soleil printanier, le coussin brillait comme un hérisson doré, car il était tout constellé d’épingles de laiton. Grand’mère, elle aussi, luisait comme du cuivre ; elle n’avait pas changé. Grand-père était devenu plus sec et plus ridé, ses cheveux roux grisonnaient, et la paisible gravité de ses mouvements avait fait place à une agitation fiévreuse ; ses yeux verts, un peu ternis, prenaient un air méfiant. Tout en riant, grand’mère me raconta comment le partage s’était fait : il lui avait donné tous les pots, toutes les jattes et toute la vaisselle en déclarant :
— Voici ta part, ne me demande rien d’autre !
Ensuite, il lui avait pris la plupart de ses vieilles robes ainsi que son manteau de renard et avait vendu le tout sept cents roubles. L’argent, il l’avait prêté à son filleul, un juif, marchand de fruits. La passion de l’avarice le rongeait à un point tel qu’il avait perdu toute pudeur. Il s’en allait chez ses anciennes connaissances, ses ex-collègues, au tribunal de commerce et chez les riches négociants ; là, il gémissait, assurait que ses enfants l’avaient ruiné et demandait un secours. C’était encore à cette époque-là un homme considéré, on se montrait généreux envers lui, et, de retour à la maison, il agitait sous le nez de grand’mère les billets de banque qu’il avait reçus, se rengorgeant et la taquinant comme un enfant :
— As-tu vu, nigaude ? À toi, on ne t’en donnerait pas la centième partie !
Il prêtait l’argent ainsi obtenu à son nouvel ami, un pelletier long et chauve qu’on avait, dans le faubourg, baptisé « la Verge », et à sa sœur, une grosse boutiquière aux joues rouges et aux yeux bruns, molle et sucrée comme de la mélasse.
Dans la maison, on partageait strictement toutes choses : un jour, grand’mère faisait le dîner avec les provisions qu’elle avait achetées de ses deniers ; le lendemain, c’était grand-père qui fournissait le pain et les victuailles ; mais alors les repas n’étaient ni copieux ni succulents ; grand’mère achetait de la bonne viande tandis que lui ne prenait que des tripes, de la fressure ou de la fraise de veau. Chacun d’eux avait en propre son thé et son sucre, mais ils faisaient leur infusion ensemble, dans la même théière ; grand-père disait d’une voix inquiète :
— Attends, attends, combien en as-tu mis ?
Il se versait une pincée de thé dans la main, comptait soigneusement les feuilles et déclarait :
— Ton thé est plus brisé que le mien ; je dois donc en mettre moins que toi, car le mien a de plus grosses feuilles et il est plus avantageux.
Il veillait soigneusement à ce que le thé qu’elle prenait fût de la même force que celui qu’elle lui servait ; il voulait aussi boire un nombre de tasses égal à celui qu’elle absorbait.
— Encore une, la dernière, hein ? demandait-elle, avant de vider la théière.
Grand-père jetait un coup d’œil dans le récipient et répondait :
— Eh bien, oui, la dernière !
Chacun d’eux achetait également à son tour l’huile pour les lampes qui brûlaient devant les images saintes ; et ces deux vieillards avaient travaillé ensemble pendant un demi-siècle !
Ces exploits de grand-père m’amusaient et me révoltaient à la fois ; grand’mère se contentait d’en rire.
— Ne t’en inquiète pas, me consolait-elle. La belle affaire ! Il est tellement vieux qu’il devient bête. Il a passé quatre-vingts ans. Qu’il fasse donc des sottises ; cela ne fait de tort à personne ! Et je saurai gagner ton pain et le mien, n’aie pas peur !
Moi aussi je commençais à gagner de l’argent ; le dimanche et les jours de fêtes, je me levais de grand matin et, muni d’un sac, je faisais une tournée dans les cours et dans les rues pour ramasser les os de bœuf, les chiffons, les clous et les morceaux de papier. Les chiffonniers payaient vingt copecks pour quarante livres de chiffons de papier ou de ferraille ; ils donnaient moitié moins pour les os, et même descendaient jusqu’à huit copecks seulement. Je m’adonnais à ce commerce : après l’école et chaque samedi, je touchais trente, cinquante copecks et même davantage quand j’avais de la chance. Grand’mère acceptait mes sous et les enfonçait très vite dans la poche de sa jupe ; baissant les yeux, elle me complimentait.
— Grand merci, petite âme de pigeon. Nous allons pouvoir manger tous les deux, n’est-ce pas ? C’est une bonne affaire !
Une fois je la surpris qui tenait mes pièces de cuivre dans sa main ; elle les regardait et pleurait en silence. Une grosse larme était même restée suspendue à son nez spongieux et bourgeonné.
Ce qui rapportait plus encore que de vendre des chiffons, c’était de voler du bois de chauffage ou de menuiserie dans les chantiers situés au bord de l’Oka ou aux Sablons. Dans cette île, durant la foire, on vendait du fer sous des hangars légèrement construits. Sitôt la foire terminée, on démolissait ces hangars ; perches et voliges étaient mises en tas et restaient ainsi sur place jusqu’aux crues du printemps. Les bourgeois propriétaires payaient vingt copecks une volige bien équarrie, et on pouvait en emporter une ou deux par jour ; mais pour réussir, le mauvais temps était nécessaire, la pluie ou la tempête de neige chassant des chantiers les gardes qui allaient ailleurs se mettre à l’abri.
Une bande très unie s’organisa ; elle comprenait Sanka Viakhir, le fils d’une mendiante mordouane, un gentil garçon de dix ans, affectueux et tendre, toujours paisible et gai ; Kostroma, un sans-famille impétueux et décharné, aux immenses yeux noirs et qui se pendit plus tard, à l’âge de treize ans, dans la colonie pénitentiaire où on l’avait relégué pour avoir volé une paire de pigeons. Il y avait aussi Chabi, un petit Tatare de douze ans, hercule bon et placide ; Jaze, le fils du fossoyeur et gardien du cimetière, un gamin de huit ans au nez épaté, taciturne comme un fauve en cage et qui souffrait du haut-mal ; enfin, Gricha Tchourka, l’aîné de la troupe, judicieux et juste, amateur passionné de la lutte à coups de poing ; la mère de ce dernier était couturière et veuve. Nous habitions tous la même rue.
Au faubourg, le vol n’était pas considéré comme un péché ; c’était une habitude, et presque le seul moyen d’existence pour beaucoup de petits bourgeois qui ne mangeaient jamais à leur faim. Les six semaines que durait la foire ne pouvaient enrichir les gens pour une année entière ; aussi, un très grand nombre d’honorables pères de famille demandaient-ils à la rivière un complément de gain ; ils pêchaient les poutres et les bûches emportées par la crue, transportaient sur des radeaux les cargaisons légères ; mais surtout ils volaient. En général, ils « écumaient » le Volga et l’Oka et s’emparaient de tout ce qui était mal assujetti. Le dimanche les grandes personnes se vantaient de leurs exploits ; les enfants les écoutaient et profitaient de ces enseignements.
Au printemps, pendant la période de travail fiévreux qui précédait la foire, les rues étaient remplies chaque soir d’ouvriers, de charretiers et d’artisans un peu gris ; les petits enfants, sans se gêner, exploraient la poche des passants, sous les yeux de leurs parents, et c’était un usage admis, un procédé licite.
On dérobait leurs outils aux charpentiers ; aux charretiers, on prenait les chevilles et les pièces de fer des essieux ; aux cochers de fiacre, des écrous. Mais notre bande ne se livrait pas à cette besogne-là ; Tchourka avait déclaré une fois pour toutes, d’un ton résolu :
— Je ne veux pas voler, maman ne me le permet pas.
— Et moi, j’ai peur, appuya Chabi.
Kostroma n’éprouvait que du dédain pour les petits filous ; et il accentuait le mot « voleur » avec une énergie toute particulière ; quand il voyait des gamins étrangers à notre troupe dévaliser des ivrognes, il les poursuivait et, s’il parvenait à saisir un des délinquants, il le rossait sans pitié. Cet enfant aux grands yeux et à l’air triste s’imaginait qu’il était un homme ; il marchait en roulant les hanches comme un portefaix et s’efforçait de parler d’une voix mâle et brutale. Toute sa personne avait quelque chose de vieux, de réfléchi, de tendu. Viakhir, lui, était persuadé que le vol était un péché.
Mais le fait d’aller aux Sablons pour en emporter des planches et des perches n’était pas classé parmi les actes répréhensibles ; aucun de nous ne craignait de le commettre, et nous élaborâmes toute une série de procédés qui nous facilitèrent grandement la besogne. Les jours de pluie ou à la tombée de la nuit, Viakhir et Jaze se dirigeaient vers les Sablons en passant sur la glace mouillée et bosselée ; ils faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour attirer l’attention des gardes, tandis que les quatre autres – et j’étais de leur nombre – se rendaient à l’île en cachette, un à un. Inquiétés par l’apparition de Viakhir et de Jaze, les gardes les surveillaient et, pendant ce temps, nous nous rassemblions près d’un tas de bois convenu à l’avance ; nous choisissions tranquillement notre butin et, tandis que nos camarades aux pieds agiles s’amusaient à harceler les gardes et à les entraîner à leur poursuite, nous prenions, nous, le chemin du retour. Chacun des quatre opérateurs possédait une corde munie à son extrémité d’un gros clou recourbé en forme de crochet ; nous plantions ce crochet dans les voliges ou les perches et nous n’avions plus qu’à les traîner sur la neige ou sur la glace. Les gardes ne nous voyaient presque jamais ou, s’ils nous apercevaient, ils ne pouvaient plus nous rattraper. Le butin vendu, nous partagions en six la recette et chacun de nous touchait ainsi cinq ou six et parfois sept copecks pour sa part.
Avec cette somme, on pouvait se nourrir très suffisamment pendant un jour ; mais Viakhir était rossé s’il ne rapportait à sa mère de quoi acheter un peu d’eau-de-vie ; Kostroma faisait des économies, rêvant d’élever des pigeons. La mère de Tchourka était malade et il tâchait de gagner le plus possible. Chabi gardait aussi tout son argent pour regagner la ville où il était né et d’où l’avait amené un oncle qui s’était noyé peu après son arrivée à Nijni-Novgorod. Chabi d’ailleurs avait oublié le nom de son lieu d’origine ; il savait seulement que son pays se trouvait quelque part au bord de la Kama, près du Volga.
Cette manie nous amusait beaucoup et nous taquinions le petit Tatare aux yeux bigles en chantant :
La ville est sur la Kama ; où ? Nous n’en savons rien.
On ne peut pas la toucher en tendant le bras, ni y arriver en marchant !
Au commencement, Chabi s’était fâché ; mais Viakhir, d’une voix roucoulante, qui justifiait son sobriquet de « Jaseur », lui avait dit :
— Voyons ! Est-ce qu’on boude entre camarades ?
Le petit Tatare avait baissé l’oreille et, depuis lors, il chantonnait avec nous le refrain de la ville sur la Kama.
Néanmoins, nous aimions mieux ramasser les os et les chiffons que de voler du bois. Ce travail devint très intéressant au printemps, lorsque la neige fondit et que les pluies lavèrent les rues pavées de la foire déserte. Sur cet emplacement-là, on pouvait toujours découvrir dans les rigoles une grande quantité de clous et beaucoup de ferraille ; souvent même, on y trouvait de l’argent : pièces blanches et monnaie de cuivre. Mais les gardiens des boutiques vides nous pourchassaient et nous enlevaient nos sacs si nous ne leur graissions la patte au préalable ou si nous ne leur faisions toutes sortes de salamalecs. En général, nous ne gagnions pas notre argent avec facilité, mais nous vivions en bonne harmonie ; quelquefois, nous nous querellions bien un peu ; cependant je ne me rappelle pas qu’il y ait jamais eu de batterie sérieuse entre nous.
Viakhir jouait toujours le rôle de pacificateur ; il avait le tact de prononcer au moment opportun les paroles simples qui nous faisaient rentrer en nous-mêmes et nous remplissaient de confusion. Il les proférait avec une sorte d’étonnement. Les violentes sorties de Jaze ne l’offensaient ni ne l’effrayaient ; il jugeait inutile tout ce qui était méchant et il blâmait d’un ton calme et convaincant :
— Pourquoi as-tu encore fait ça ? demandait-il, et nous sentions, qu’en effet, il n’y avait aucune raison pour agir de la sorte.
Il appelait sa mère : « Ma Mordouane » et nous n’en riions pas.
— Hier soir, ma Mordouane est encore rentrée soûle comme une grive ! racontait-il gaîment, et ses yeux ronds couleur d’or étincelaient. Elle ouvre la porte toute grande, s’assied sur le seuil et se met à chanter ! Une vraie poule !
Tchourka, toujours positif, s’informe :
— Qu’est-ce qu’elle chantait ?
Viakhir se tape sur le genou en cadence et il imite sa mère d’une voix fluette :
Toc-toc-toc, oh ! Le jeune berger,
Frappe à la fenêtre et nous allons sur le pas de la porte !
Toc-toc-toc, le berger frappe ; à la tombée de la nuit,
Il joue du chalumeau ; tout fait silence au village.
Viakhir savait un grand nombre de ces rengaines et il les débitait avec beaucoup d’art.
— Oui, continue-t-il, elle s’est endormie, là, sur le seuil, et la cuisine s’est toute refroidie ; je tremblais de tout mon corps ; j’ai failli être gelé car je n’avais pas la force de la traîner dans la maison. Aussi, ce matin, lui ai-je demandé : « Pourquoi te soûles-tu pareillement ? » Elle m’a répondu : « Patiente encore quelque temps, je mourrai bientôt. »
Tchourka confirme gravement :
— Oui, elle mourra bientôt ; elle est déjà toute bouffie…
— Auras-tu du chagrin ? m’informai-je.
— Mais bien sûr ! réplique Viakhir étonné. Elle est très bonne…
Nous savions tous que la Mordouane battait son fils sans rime ni raison et pourtant nous ne doutions pas qu’elle fût bonne ; parfois même, les jours où la chance ne nous avait pas souri, Tchourka proposait :
— Donnons chacun un copeck pour que Viakhir achète de l’eau-de-vie à sa mère, sinon elle cognera !
De toute la troupe, seuls Tchourka et moi savions lire et écrire ; Viakhir nous enviait profondément et de temps à autre il roucoulait en tiraillant son oreille pointue de souris :
— Quand j’aurai enterré ma Mordouane, j’irai moi aussi à l’école et je ferai une grande révérence au maître pour qu’il veuille bien m’accepter. Ensuite, je m’engagerai comme jardinier chez l’évêque, ou chez l’empereur !
Au printemps, la Mordouane ainsi qu’un vieux dont le métier était de quêter pour l’érection d’une église furent écrasés par une pile de bois de chauffage qui s’effondra sur eux au moment où ils s’apprêtaient à lamper une bouteille d’eau-de-vie. On emmena la femme à l’hôpital et le grave Tchourka dit à Viakhir :
— Viens demeurer chez nous, ma maman t’apprendra à lire…
Peu de temps après, Viakhir, le nez en l’air, déchiffrait les enseignes :
— Cotesmibles…
Tchourka rectifiait :
— Comestibles, hurluberlu !
— Je vois bien, mais seulement les lettres changent de place !
— C’est toi qui les embrouilles !
— Mais non, elles sautent toutes seules, elles sont contentes parce qu’on les lit !
Il nous divertissait et nous étonnait tous par son amour pour les plantes et les arbres.
Le faubourg, disséminé sur le sable, était très pauvre en végétation. Çà et là, dans les cours, poussaient de maigres saules blancs ; des massifs de sureau étalaient leurs branches tordues ; au pied des palissades se cachaient timidement des brins d’herbe grise et sèche. Si l’un de nous par hasard s’asseyait sur une de ces touffes poussiéreuses, Viakhir grommelait d’un air irrité :
— Pourquoi écrases-tu cette herbe ? Assieds-toi donc à côté, sur le sable ; n’est-ce pas la même chose pour toi ?
Quand il était là, on éprouvait de la gêne à casser une branche de saule, à arracher un rameau de sureau fleuri ou à couper une tige d’osier au bord de l’Oka. Il se récriait toujours, haussant les épaules et laissait tomber ses bras :
— Pourquoi avez-vous besoin de tout casser ? Ah ! quels diables !
Et sa stupéfaction rendait tout le monde honteux.
Le samedi, on se livrait à un joyeux divertissement, auquel on s’était du reste préparé pendant toute la semaine en ramassant dans les rues les vieilles chaussures de tille éculées qu’on cachait dans des coins. Le samedi soir donc, quand les portefaix tatares du « débarcadère de Sibérie » rentraient par bandes à la maison, nous prenions position à l’un des carrefours et nous les bombardions avec ces projectiles. Au début, ils se fâchèrent, nous insultèrent et même nous donnèrent la chasse ; mais bientôt, le charme du jeu les entraîna et, sachant par avance ce qui les attendait, ils arrivèrent sur le champ de bataille munis eux aussi de chaussures de tille. Ils nous volèrent même plus d’une fois notre matériel de guerre, ayant déniché les recoins où nous le dissimulions ; nous nous plaignions de ce procédé déloyal :
— Ce n’est pas de jeu, cela !
Ils nous rendaient alors la moitié de notre butin et la bataille commençait. En général, ils se plaçaient dans un endroit découvert, le plus souvent au milieu du carrefour, et nous les attaquions en criant et en lançant les vieilles chaussures. Eux braillaient également et poussaient des éclats de rire assourdissants lorsque l’un de nous, surpris en plein élan, culbutait la tête la première dans le sable, renversé par un projectile adroitement lancé dans ses jambes.
Le jeu durait longtemps, parfois jusqu’à la tombée de la nuit ; les petits bourgeois se rassemblaient et, réfugiés à l’angle des rues, nous regardaient, protestant au nom de l’ordre troublé, tandis que les chaussures de tille, grises et poussiéreuses, voltigeaient comme des corbeaux.
Les Tatares s’échauffaient tout autant que nous. Souvent, la bataille finie, ils nous emmenaient au réfectoire de leur association, où ils nous offraient de la viande de cheval douceâtre et une bizarre préparation de légumes ; après le souper, on buvait un thé épais et on mangeait une sorte de pâte de noisettes grasse et sucrée. Ces énormes gaillards nous plaisaient beaucoup ; c’étaient de vrais hercules ; il y avait en eux quelque chose d’enfantin qui se comprenait d’ailleurs, mais ce qui me frappait surtout, c’était leur douceur sans malice, leur égalité d’humeur, leur bonhomie et les attentions amicales qu’ils se témoignaient les uns aux autres.
Leur rire avait une franchise adorable, ils riaient jusqu’aux larmes. L’un d’eux, un luron au nez cassé, originaire de Kassimof, doué d’une force fantastique — il avait une fois transbordé d’une berge sur le rivage, et assez loin, une cloche pesant près de six quintaux — hurlait avec des éclats de rire formidables :
— Vouou, vouou ! La parole, c’est de l’herbe ; la parole, c’est de la petite monnaie, mais c’est aussi de l’or, la parole !
Un soir, il avait fait asseoir sur sa main Viakhir et l’avait soulevé très haut en disant :
— C’est là qu’il faut que tu vives, au ciel !
Les jours de pluie, nous nous rassemblions chez Jaze, au cimetière, dans la loge de son père. Celui-ci était un homme aux longs bras, aux os tordus et comme usé par la vie. Sur son crâne minuscule et sur son visage noir poussaient des touffes de poils sales ; sa tête ressemblait à de la bardane desséchée et son long cou maigre à une tige. Il avait une façon voluptueuse de fermer ses yeux jaunes en s’écriant avec volubilité :
— Que Dieu me préserve de l’insomnie. Oukh !
Chaque fois que nous nous rendions chez lui, nous achetions dix grammes de thé, un demi-quart de livre de sucre et du pain. Une petite bouteille d’eau-de-vie lui était destinée particulièrement et Tchourka lui ordonnait d’un ton sévère :
— Chauffe le samovar, vilain homme !
Le gardien souriait et allumait le samovar d’étain ; en attendant le thé, nous discutions de nos affaires et il nous donnait de bons conseils.
— Faites attention, ouvrez l’œil ; après-demain, il y aura chez les Troussof une cérémonie commémorative ; un grand repas à l’occasion de l’anniversaire d’une mort et vous trouverez des os en quantité.
— C’est la cuisinière qui se les réserve, les os, chez les Troussof, observait Tchourka, toujours bien informé.
Viakhir rêvait tout haut, en regardant par la fenêtre qui ouvrait sur le cimetière :
— Bientôt, nous pourrons aller nous promener dans la forêt…
Jaze gardait toujours le silence ; ses yeux mélancoliques se posaient tour à tour sur chacun des assistants et le fixaient avec attention. C’était en silence aussi qu’il nous montrait ses jouets, soldats de bois extraits des tas d’ordures, chevaux sans pieds, boutons et fragments de métal.
Son père plaçait sur la table des tasses dépareillées, des gobelets, et enfin le samovar. Kostroma servait le thé tandis que le gardien, après avoir bu son eau-de-vie, grimpait sur le poêle, tendait son long cou dans notre direction, nous examinait avec ses yeux de hibou et grommelait :
— Oh ! puissiez-vous crever ! On ne dirait pas que vous êtes des gamins ! Ah ! petits voleurs, que Dieu me préserve de l’insomnie ! Oukh !
Viakhir lui répliquait :
— Nous ne sommes pas du tout des voleurs !
— Eh bien, des larronneaux !
Quand le gardien nous ennuyait par trop, Tchourka lui criait avec rudesse :
— Silence, vilain homme !
Viakhir, Tchourka et moi, n’aimions pas à entendre le gardien énumérer les demeures où se trouvaient des malades ou des gens en danger de mort ; il brodait avec plaisir sur ce thème-là, et jamais aucun sentiment de pitié ne se manifestait dans son accent. Bien mieux, voyant que ces histoires nous étaient désagréables, il y revenait continuellement, harcelant et persiflant :
— Ah ah ! Vous avez peur, n’est-ce pas, petits paltoquets ! Je m’en aperçois bien ! Oui, il y a un gros bonhomme qui va mourir bientôt et il en mettra du temps à pourrir, celui-là !
On essayait en vain de le faire taire ; il continuait :
— Et vous aussi vous mourrez ! Vous ne vivrez pas longtemps, sur vos tas de fumier !
— Eh bien, nous mourrons, disait Viakhir ; et nous deviendrons des anges !
— Vous, des anges ? (Le père de Jaze suffoquait d’étonnement.) Vous ? Des anges ?
Et il partait de rire et recommençait à nous agacer en nous racontant des vilenies sur les défunts.
Parfois cependant cet homme étrange nous confiait d’une voix basse et gazouillante des choses bizarres :
— Écoutez donc, mes petits amis, attendez ! Avant-hier, on a enseveli une femme ; et j’ai appris quelque chose sur elle, oui, mes enfants. Ah ! qu’est-ce que j’ai appris !
Il parlait souvent des femmes et toujours pour des révélations très viles. Mais il y avait dans ses histoires quelque chose de plaintif, et comme une sorte d’interrogation désolée. Il semblait nous inviter à réfléchir et nous l’écoutions attentivement s’exprimer d’une façon maladroite et embarrassée. De toutes nos conversations avec lui, rien de précis ne subsistait, mais seulement des fragments d’idées et des lambeaux de récits qui prenaient une allure alarmante.
— … On lui demande : « Qui est-ce qui a mis le feu ? — C’est moi ! qu’elle dit. — Comment cela peut-il se faire, nigaude, tu n’étais pas à la maison cette nuit-là, tu étais à l’hôpital ! — C’est moi qui ai mis le feu ! » dit-elle encore. Pourquoi soutenait-elle cela ? Ah ! Que Dieu me préserve de l’insomnie !… Oukh !
Il savait l’histoire de presque tous les faubouriens qu’il avait enterrés dans le sable de ce cimetière nu et désolé. On aurait dit qu’il nous ouvrait la porte des maisons et que nous pénétrions à sa suite dans l’intimité des gens pour voir comment ils vivaient. Nous sentions que ses récits alors avaient quelque chose de sincère, de grave. Il aurait pu parler toute la nuit jusqu’à l’aurore, je crois, mais dès que la petite fenêtre de la loge se ternissait avec le crépuscule, Tchourka se levait :
— Je rentre pour que maman n’ait pas peur. Qui vient avec moi ?
Tout le monde s’en allait ; Jaze nous accompagnait jusqu’au mur d’enceinte ; derrière nous il fermait le portail, et appuyant contre la grille son visage noir et osseux, nous disait adieu d’une voix sourde.
Nous lui répondions, et une angoisse nous serrait le cœur de le laisser ainsi au cimetière ; un jour, Kostroma, regardant en arrière, formula notre pensée intime :
— Voilà, nous nous réveillerons demain, et lui sera mort !
— C’est Jaze qui est le plus malheureux de nous tous ! affirmait souvent Tchourka ; et chaque fois, Viakhir rétorquait :
— Nous ne vivons pas mal du tout !
Je trouvais moi aussi que nous n’étions pas si misérables ; cette vie de liberté, d’indépendance me plaisait fort ; j’aimais mes camarades qui m’inspiraient de grands sentiments un peu vagues et le désir de faire quelque chose pour leur bonheur.
J’eus de nouveau des soucis à l’école où les élèves me persiflaient, m’appelant mendiant, chiffonnier ; certain jour même, après une dispute, ils déclarèrent au maître que je sentais le purin et qu’on ne pouvait rester assis à côté de moi. Je me rappelle combien ces plaintes m’humilièrent et quel courage il me fallut pour retourner ensuite en classe. Les doléances de mes camarades n’étaient pas justifiées : tous les matins, je me lavais avec soin et je ne mettais jamais à l’école les vêtements que j’endossais pour faire mes tournées.
Enfin, je satisfis à l’examen de sortie de la troisième année et je reçus en récompense, avec un Nouveau Testament et les fables de Kryloff reliées, un autre volume broché, au titre incompréhensible, Fata Morgana. On me donna aussi un certificat. Lorsque je rapportai le tout à la maison, grand-père se montra très satisfait et très touché. Il déclara que ces choses-là devaient être soigneusement conservées et qu’il allait enfermer les livres dans son coffre. Grand’mère, depuis quelques jours, était malade et n’avait point d’argent ; aussi entendait-on les gémissements de grand-père qui ronchonnait :
— Vous buvez, vous mangez à mes dépens ; vous me rognerez jusqu’aux os ; ah ! vous !
Je portai mes livres à un marchand qui les accepta pour cinquante copecks et je remis cet argent à grand’mère. Je gâtai le certificat en gribouillant dessus je ne sais quoi, ensuite je le confiai à mon aïeul qui le cacha sans le déplier ni remarquer ma gaminerie que je devais payer plus tard.
J’en avais fini avec l’école et je recommençai à vivre dans la rue ; c’était plus agréable encore qu’auparavant. On était en plein printemps et j’avais moins de peine à gagner mon pain. Le dimanche, de grand matin, toute notre bande partait pour la campagne ; nous nous engagions dans un bois de sapin, d’où nous ne rentrions que tard dans la soirée, les membres lourds d’une fatigue bienfaisante et plus amis encore qu’auparavant.
Mais cette vie ne dura pas longtemps. Mon beau-père fut encore renvoyé de sa place et disparut de nouveau. Ma mère et mon petit frère Nicolas revinrent demeurer chez grand-père et l’on m’attribua les fonctions de bonne d’enfants, grand’mère étant partie en ville chez un riche marchand pour lequel elle brodait un suaire.
Silencieuse et décharnée, ma mère pouvait à peine remuer les jambes, et ses yeux avaient pris une expression terrifiante. Mon frère était scrofuleux et si faible qu’il n’avait pas même la force de pleurer très fort ; quand il avait faim il gémissait tout bas sur un ton qui vous bouleversait. Lorsqu’il était repu, il sommeillait et soupirait drôlement, ronronnant comme un petit chat. Il avait des plaies au coude.
Grand-père, à son arrivée, le tâta avec attention et déclara :
— Il faudrait qu’il soit très bien nourri ; mais voilà, je n’ai pas assez d’argent pour vous entretenir tous…
Assise sur le lit, dans un coin, ma mère soupira d’un ton rauque :
— Il n’a pas besoin de grand’chose…
— Il n’a pas besoin de grand’chose, ni l’autre non plus, et pourtant cela finit par faire beaucoup…
Il eut un geste découragé et, s’adressant à moi :
— Il faut tenir Nicolas dehors, sur le sable, au soleil…
J’allai chercher un sac propre et sec, j’en fis un tas près de la fenêtre, à l’endroit le plus ensoleillé de la cour et j’y enterrai mon frère jusqu’au cou, selon les indications de grand-père. L’enfant aimait beaucoup rester ainsi dans le sable ; il plissait les paupières d’un air satisfait, me dévisageant de ses yeux rayonnants et extraordinaires, qui n’avaient point de sclérotique mais seulement des prunelles bleues entourées d’un anneau lumineux.
J’éprouvai tout de suite une profonde affection pour mon frère. Il me semblait qu’il comprenait toutes les choses auxquelles je pensais quand nous étions couchés côte à côte sous la fenêtre d’où nous venait la voix de grand-père :
— Mourir, ce n’est pas bien malin ; il vaut mieux que tu saches vivre…
Ma mère a un accès de toux prolongé.
Le bébé dégage ses bras et les tend vers moi en hochant sa petite tête blanche ; il n’a que quelques rares cheveux qui semblent gris et sa physionomie est vieillotte, réfléchie.
Quand une poule ou un chat s’approche de nous, Nicolas l’examine longuement puis il me jette un coup d’œil et sourit un peu. Cette ombre de sourire me trouble ; mon frère sentirait-il que je m’ennuie avec lui, que j’aimerais l’abandonner là et m’enfuir seul dans la rue ?
La cour est exiguë, malpropre et encombrée. De la porte cochère jusqu’au fond s’élèvent de petits hangars lambrissés de planches noueuses, des bûchers, des celliers ; à l’extrémité il y a la chambre à lessive qui sert aussi de salle de bains. Les toits sont tout encombrés de débris de barques, de morceaux de bois, de planches et de copeaux mouillés : on a tiré cela de l’Oka au moment de la crue et pendant la descente des glaces. Des monceaux de bois de toute espèce qui n’offrent rien de particulièrement agréable à contempler s’entassent un peu partout et l’eau dont ils sont imbibés, en s’évaporant au soleil, dégage de vagues relents de pourriture.
Dans le bâtiment mitoyen se trouvait un abattoir pour le petit bétail. Presque tous les matins, on entendait les meuglements des veaux ou les bêlements des moutons. L’odeur du sang qui s’en dégageait était si forte qu’il me semblait parfois la voir monter, réseau de pourpre transparente, comme on voit des vapeurs d’eau s’élever dans le soleil d’été.
Lorsque les animaux mugissaient, assommés par un coup de masse entre les cornes, Nicolas plissait les paupières et gonflait les joues ; il essayait probablement d’imiter ce cri de douleur, mais il ne parvenait qu’à exhaler péniblement l’air qu’il avait aspiré :
— F-fou…
À midi, grand-père passait la tête par la fenêtre et criait :
— Dîner !…
Il donnait lui-même à manger à l’enfant qu’il tenait sur ses genoux ; il mâchait du pain ou de la pomme de terre ; puis de son doigt tordu, introduisait un peu de nourriture dans la petite bouche de mon frère, en barbouillant les lèvres minces et le menton pointu du garçonnet. Ce repas ne durait pas longtemps ; bientôt, grand-père soulevait la courte chemise de Nicolas, tâtait du doigt le petit ventre boursouflé et se demandait tout haut :
— Est-ce assez ? Ou bien faut-il lui en donner encore ?
Du sombre coin près de la porte où elle se tenait, s’élevait la voix de ma mère :
— Vous voyez bien qu’il tend les bras vers le pain !
— Les enfants sont bêtes ! Ils ne savent pas ce qu’il leur faut de nourriture.
Là-dessus, il enfonçait encore une chique dans la bouche du petit. J’éprouvais une telle honte de ce gavage que j’en avais la nausée et que ma gorge se serrait.
— Maintenant, cela suffit, disait enfin mon aïeul. Tiens, porte-le à sa mère.
Je prenais Nicolas qui gémissait, tout son petit corps s’allongeant désespérément vers la table. Ma mère se levait et venait au-devant de nous en râlant. Ses bras tendus n’avaient plus de chair ; elle était longue et desséchée comme un sapin aux branches rompues.
Devenue presque muette, elle ne prononçait que rarement un mot et d’une voix fiévreuse ; pendant des journées entières, elle restait silencieuse couchée dans le coin où elle se mourait. Elle se mourait, je le sentais, je le savais. Grand-père lui-même parlait trop souvent de la mort, il revenait sans cesse sur ce sujet, surtout le soir lorsque la cour s’assombrissait et qu’une grasse odeur de pourriture, tiède comme une toison de mouton, nous arrivait par la fenêtre.
Le lit de mon aïeul était placé dans un coin presque sous les images saintes ; il se couchait, la tête tournée vers elles et vers la fenêtre, et longtemps bougonnait dans l’obscurité :
— Voilà le temps de mourir qui est venu… Quelle attitude aurons-nous quand nous serons devant Dieu ?… Que Lui dirons-nous ? Voilà, durant toute la vie, on s’est démené, on a fait ceci, on a fait cela… Et où cela vous a-t-il mené ?
Je dormais sur le plancher, entre le poêle et la fenêtre. J’étais à l’étroit et, pour être plus à l’aise, je glissais les pieds sous le poêle où les blattes en passant me chatouillaient. J’éprouvais d’ailleurs dans ce réduit quelques petites satisfactions malicieuses. En cuisinant, grand-père cassait à chaque instant les vitres avec la pointe ou le bout du tisonnier. Je trouvais bizarre et amusant que mon aïeul, si intelligent d’ordinaire, n’eût pas l’idée de couper l’extrémité de cet ustensile.
Certain jour entre autres qu’il faisait cuire je ne sais quoi dans un pot menaçant de déborder, il manœuvra le tisonnier avec une telle force qu’il brisa le montant et la traverse du châssis ainsi que les deux vitres, tandis que le pot, se renversant sur la plaque du fourneau, se cassait en mille morceaux. Le vieillard fut si chagriné de cet accident qu’il s’assit à terre et se mit à pleurer :
— Seigneur, Seigneur…
Quand il fut sorti, je pris le couteau à pain et je coupai le tisonnier aux trois quarts de sa longueur, mais, dès qu’il vit mon ouvrage, il se mit à gronder :
— Maudit polisson, il fallait le scier, le scier avec une scie… on aurait pu utiliser les bouts pour faire des rouleaux à pâte et je les aurais vendus ! Ah ! graine de diable !
Il s’enfuit dans le corridor en agitant les bras.
— Tu ne devrais pas te mêler de ce qui ne te regarde pas… me fit observer ma mère.