Ma vie d’enfant/XIV

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Traduction par Serge Persky.
Calmann Levy (p. 326-329).

XIV


Ma mère mourut au mois d’août, un dimanche vers midi. Mon beau-père venait de rentrer de voyage ; il avait retrouvé une place. Grand’mère et Nicolas étaient déjà partis s’installer chez lui, dans un appartement petit mais propret à proximité de la gare. On devait y transporter ma mère à bref délai.

Le matin du jour où elle trépassa, elle me dit tout bas, mais d’une voix plus nette et plus dégagée que d’habitude :

— Va-t’en chez Evguény et dis-lui que je le prie de venir…

S’appuyant d’une main au mur, elle se souleva sur son lit, s’assit et ajouta :

— Cours vite !

Il me sembla qu’elle souriait, que quelque chose de nouveau brillait dans ses yeux. Mon beau-père était à la messe quand j’arrivai et grand’mère m’envoya chercher du tabac chez une boutiquière juive. Celle-ci n’avait point de tabac râpé ; il fallut attendre qu’elle m’en préparât et le rapporter ensuite à mon aïeule.

Quand je revins chez grand-père, ma mère était assise près de la table ; vêtue d’une jolie robe mauve, bien coiffée, elle avait repris son grand air d’autrefois.

— Tu es mieux ? demandai-je, intimidé sans savoir pourquoi.

— Viens ici ! Où as-tu rôdé, réponds ?

Je n’en eus pas le temps : elle me prit par les cheveux et, de l’autre main, s’emparant d’un couteau long et souple, taillé dans une scie, elle me frappa tant qu’elle put du plat de la lame jusqu’à ce que le couteau lui échappât des doigts.

— Ramasse-le ! Donne-le-moi !

J’obéis et je lançai le couteau sur la table ; ma mère me repoussa et je m’assis sur le marchepied du poêle, épiant ses gestes avec effroi.

Elle se leva et se dirigea lentement vers le coin qu’elle occupait d’ordinaire. Après s’être étendue sur le lit, elle prit son mouchoir et essuya son visage en sueur. Ses gestes étaient incertains ; par deux fois, sa main retomba sur l’oreiller sans que le mouchoir touchât la figure.

— De l’eau…

J’en puisai une tasse dans le seau ; soulevant la tête avec effort, elle but une gorgée de liquide et de sa main glacée repoussa la mienne. Un profond soupir lui échappa. Ensuite, elle regarda les saintes images, puis ses yeux se posèrent sur moi ; elle remua les lèvres comme dans un ricanement et, avec lenteur, abaissa ses longs cils sur ses prunelles. Ses coudes se collèrent avec force à ses côtés et ses mains, dont les doigts bougeaient un peu, rampèrent sur la poitrine et montèrent à la gorge. Une ombre passa sur son visage et s’accentua peu à peu, tendant la peau jaune, et aiguisant le nez. La bouche s’entr’ouvrit, mais on n’entendit pas le bruit de la respiration.

Pendant un temps incalculable, je restai debout devant le lit, ma tasse à la main, regardant ce visage qui se pétrifiait et qui prenait des teintes grisâtres.

Enfin, grand-père entra et je lui dis :

— Ma mère est morte…

Il jeta un coup d’œil sur le lit :

— Qu’est-ce que tu radotes ?

Il marcha vers le poêle et sortit un pâté du four en faisant un tapage assourdissant avec la poêle et les couvercles. Je le regardai sans rien dire, je savais que ma mère était morte et j’attendais qu’il comprît.

Il ne semblait pas s’en soucier.

Mon beau-père arriva peu après, vêtu d’un complet de toile et coiffé d’une casquette blanche. Il prit un siège et, sans faire de bruit, le porta près du lit de ma mère, mais, arrivé près d’elle, il lâcha la chaise et brusquement clama d’une voix claironnante comme une trompette de cuivre :

— Mais elle est morte, voyez donc !…

Les yeux écarquillés, un couvercle à la main, grand-père cette fois abandonna son fourneau et s’approcha du lit, en trébuchant comme un aveugle.

Quelques jours après les funérailles de ma mère, mon aïeul me prit à part et déclara :

— Alexis, mon garçon, tu n’es pas une médaille que je puisse porter à mon cou, il est inadmissible que tu restes ainsi à vivre à mes crochets ; va-t’en plutôt par le monde…

Et je m’en allai par le monde[1].



FIN
  1. À cette époque Gorki avait douze ans environ.