Macbeth/Traduction Guizot, 1864/Acte II

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Macbeth
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 2 (p. 251-263).
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ACTE DEUXIÈME



Scène I

Toujours à Inverness.—Cour dans l’intérieur du château.

Entrent BANQUO ET FLEANCE, précédés d’un domestique qui porte un flambeau.

BANQUO. — Où en sommes-nous de la nuit, mon garçon ?

FLEANCE. — La lune est couchée ; je n’ai point entendu sonner l’heure.

BANQUO. — Et elle se couche à minuit.

FLEANCE. — Je crois qu’il est plus tard, monsieur.

BANQUO. — Tiens, prends mon épée.—Ils sont économes dans le ciel ; toutes leurs chandelles sont éteintes.—Prends encore cela ; le besoin du sommeil pèse sur moi comme du plomb, et cependant je ne voudrais pas dormir. Miséricorde du ciel, réprimez en moi ces détestables pensées où se laisse aller la nature pendant notre repos. (Entre Macbeth, avec un domestique portant un flambeau.) (A Fleance.) Donne-moi mon épée.—Qui est là ?

MACBETH. — Un ami.

BANQUO. — Quoi, monsieur ! pas encore au lit ? Le roi est couché.—Il a joui d’un plaisir inaccoutumé : vos serviteurs ont reçu de sa part de grandes largesses ; il offre ce diamant à votre épouse, en la saluant du nom de la plus aimable hôtesse ; et il s’est retiré satisfait au delà de toute expression.

MACBETH. — N’étant pas préparés à le recevoir, notre volonté s’est trouvée assujettie à un défaut de moyens qui ne lui a pas permis de s’exercer librement.

BANQUO. — Tout s’est bien passé.—La nuit dernière j’ai rêvé des trois sœurs du Destin : elles se sont montrées assez véridiques à votre égard.

MACBETH. — Je n’y songe plus. Cependant, quand nous en trouverons le temps, je voudrais vous dire quelques mots de cette affaire, si vous pouvez m’en accorder le temps.

BANQUO. — Quand cela vous sera agréable.

MACBETH. — Si vous vous unissez à mes combinaisons, lorsqu’elles auront lieu, il vous en reviendra de l’honneur.[1]

BANQUO. — Je me déterminerai pour ce qui ne m’exposera pas à le perdre en cherchant à l’augmenter, et me laissera conserver un cœur droit et une fidélité sans tache.

MACBETH. — En attendant, bonne nuit.

BANQUO. — Grand merci, monsieur ! je vous en souhaite autant.

(Banquo et Fleance sortent.)

MACBETH. — Va, dis à ta maîtresse de sonner un coup de clochette quand ma boisson sera prête. Va te mettre au lit. (Le domestique sort.)—Est-ce un poignard que je vois devant moi, la poignée tournée vers ma main ? Viens, que je te saisisse.—Je ne te tiens pas, et cependant je te vois toujours. Fatale vision, n’es-tu pas sensible au toucher comme à la vue ? ou n’es-tu qu’un poignard né de ma pensée, le produit mensonger d’une tête fatiguée du battement de mes artères ? Je te vois encore, et sous une forme aussi palpable que celui que je tire en ce moment. Tu me montres le chemin que j’allais suivre, et l’instrument dont j’allais me servir.—Ou mes yeux sont de mes sens les seuls abusés, ou bien ils valent seuls tous les autres.—Je te vois toujours, et sur ta lame, sur ta poignée, je vois des gouttes de sang qui n’y étaient pas tout à l’heure.—Il n’y a là rien de réel. C’est mon projet sanguinaire qui prend cette forme à mes yeux.—Maintenant dans la moitié du monde la nature semble morte, et des songes funestes abusent le sommeil enveloppé de rideaux. Maintenant les sorcières célèbrent leurs sacrifices à la pâle Hécate. Voici l’heure où le meurtre décharné, averti par sa sentinelle, le loup, dont les hurlements lui servent de garde, s’avance, comme un fantôme à pas furtifs, avec les enjambées de Tarquin le ravisseur, vers l’exécution de ses desseins.—O toi, terre solide et bien affermie, garde-toi d’entendre mes pas, quelque chemin qu’ils prennent, de peur que tes pierres n’aillent se dire entre elles où je suis, et ravir à ce moment l’horrible occasion qui lui convient si bien.—Tandis que je menace, il vit.—Les paroles portent un souffle trop froid sur la chaleur de l’action. (La cloche sonne.)—J’y vais. C’en est fait, la cloche m’avertit. Ne l’entends pas, Duncan ; c’est le glas qui t’appelle au ciel ou aux enfers.

(Il sort.)


Scène II

Le même lieu.

LADY MACBETH entre.

LADY MACBETH. — Ce qui les a enivrés m’a enhardie, ce qui les a éteints m’a remplie de flamme.—Écoutons ; silence ! C’est le cri du hibou, fatal sonneur qui donne le plus funeste bonsoir.—Il est à l’œuvre ; les portes sont ouvertes, et les serviteurs, pleins de vin, se moquent, en ronflant, de leurs devoirs. J’ai préparé leur boisson du soir[2], de telle sorte que la Nature et la Mort débattent entre elles s’ils vivent ou meurent.

MACBETH, derrière le théâtre. — Qui est là ? quoi ? holà !

LADY MACBETH. — Hélas ! je tremble qu’ils ne se soient éveillés et que ce ne soit pas fait. La tentative sans l’action nous perd. Écoutons.—J’avais apprêté leurs poignards, il ne pouvait manquer de les voir.—S’il n’eût pas ressemblé à mon père endormi, je m’en serais chargée.—Mon mari !

MACBETH. — J’ai frappé le coup.—N’as-tu pas entendu un bruit ?

LADY MACBETH. — J’ai entendu crier la chouette et chanter le grillon.—N’avez-vous pas parlé ?

MACBETH. — Quand ?

LADY MACBETH. — Tout à l’heure.

MACBETH. — Comme je descendais ?

LADY MACBETH. — Oui.

MACBETH. — Écoute ! —Qui couche dans la seconde chambre ?

LADY MACBETH. — Donalbain.

MACBETH, regardant ses mains. — C’est là une triste vue !

LADY MACBETH. — Quelle folie d’appeler cela une triste vue !

MACBETH. — L’un des deux a ri dans son sommeil, et l’autre a crié, au meurtre ! Ils se sont éveillés l’un et l’autre : je me suis arrêté en les écoutant ; mais ils ont dit leurs prières et se sont remis à dormir.

LADY MACBETH. — Ils sont deux logés dans la même chambre.

MACBETH. — L’un s’est écrié : Dieu nous bénisse ! et l’autre, amen, comme s’ils m’avaient vu, avec ces mains de bourreau, écoutant leurs terreurs ; je n’ai pu répondre amen lorsqu’ils ont dit Dieu nous bénisse !

LADY MACBETH. — N’y pensez pas si sérieusement.

MACBETH. — Mais pourquoi n’ai-je pu prononcer amen ? J’avais grand besoin d’une bénédiction, et amen s’est arrêté dans mon gosier.

LADY MACBETH. — Il ne faut pas penser ainsi à ces sortes d’actions, on en deviendrait fou.

MACBETH. — Il m’a semblé entendre une voix crier : « Ne dormez plus ! Macbeth assassine le sommeil, l’innocent sommeil, le sommeil qui débrouille l’écheveau confus de nos soucis ; le sommeil, mort de la vie de chaque jour, bain accordé à l’âpre travail, baume des âmes blessées, loi tutélaire de la nature, l’aliment principal du tutélaire festin de la vie. »

LADY MACBETH. — Que voulez-vous dire ?

MACBETH. — Elle criait encore à toute la maison : « Ne dormez plus. Glamis a assassiné le sommeil ; c’est pourquoi Cawdor ne dormira plus, Macbeth ne dormira plus ! »

LADY MACBETH. — Qui donc criait ainsi ? —Quoi ! digne thane, vous laissez votre noble courage se relâcher jusqu’à ces rêveries d’un cerveau malade ? Allez, prenez de l’eau, et lavez de vos mains ce sombre témoin.—Pourquoi avez-vous emporté ces poignards ? Il faut qu’ils restent là-bas. Allez, reportez-les, et teignez de sang les deux serviteurs endormis.

MACBETH. — Je n’y retournerai pas ; je suis effrayé en songeant à ce que j’ai fait. Je n’ose pas le regarder de nouveau.

LADY MACBETH. — Faible dans vos résolutions ! —Donnez-moi ces poignards. Ceux qui dorment, ceux qui sont morts, ne sont que des images ; c’est l’œil de l’enfance qui craint un diable en peinture. Si son sang coule, j’en rougirai la face des deux serviteurs, car il faut que le crime leur soit attribué[3]21.

(Elle sort.)

(On frappe derrière le théâtre.)

MACBETH. — Pourquoi frappe-t-on ainsi ? —Que m’arrive-t-il, que le moindre bruit m’épouvante ? —Quelles mains j’ai là ! Elles me font sortir les yeux de la tête.—Est-ce que tout l’océan du grand Neptune pourra laver ce sang et nettoyer ma main ! Non, ma main ensanglanterait plutôt l’immensité des mers, et ferait de leur teinte verdâtre une seule teinte rouge.

(Rentre lady Macbeth.)

LADY MACBETH. — Mes mains sont de la couleur des vôtres ; mais j’ai honte d’avoir conservé un cœur si blanc.—J’entends frapper à la porte du sud.—Retirons-nous dans notre chambre : un peu d’eau va nous laver de cette action ; voyez donc combien cela est aisé. Votre courage vous a abandonné. (On frappe.)—Écoutez : on frappe encore. Prenez votre robe de nuit, de peur que nous n’ayons occasion de paraître et de laisser voir que nous veillions. Ne restez donc pas ainsi misérablement perdu dans vos réflexions.

MACBETH. — Connaître ce que j’ai fait ! —Mieux vaudrait ne plus me connaître moi-même. (On frappe.)—Éveille Duncan à force de frapper. Plût au ciel vraiment que tu le pusses !

(Ils sortent.)


Scène III

Entre UN PORTIER.

(On frappe derrière le théâtre.)

On frappe ici, ma foi. Si un homme était le portier de l’enfer, il aurait assez l’habitude de tourner la clef. (On frappe.) Frappe, frappe, frappe. Qui est là, de par Belzébuth ! C’est un fermier qui s’est pendu en attendant une bonne année. Entrez sur-le-champ, et ayez soin d’apporter assez de mouchoirs, car on vous fera suer ici pour cela. (On frappe.) Frappe, frappe, frappe. Qui est là, au nom d’un autre diable ? Par ma foi, c’est un jésuite[4] qui aurait juré pour et contre chacun des bassins d’une balance. Il a commis assez de trahisons pour l’amour de Dieu, et cependant le ciel n’a pas voulu entendre à ses jésuitismes. Entrez, monsieur le jésuite. (On frappe.) Frappe, frappe, frappe. Qui est là ? Ma foi, c’est un tailleur anglais qui vient ici pour avoir rogné sur un haut-de-chausses français[5]. Allons, entrez, tailleur, vous pourrez chauffer ici votre fer à repasser. (On frappe.) Frappe, frappe. Jamais un moment de repos. Qui êtes-vous ? Mais il fait trop froid ici pour l’enfer : je ne veux plus faire le portier du diable. J’avais eu l’idée de laisser entrer un homme de toutes les professions qui vont par le chemin fleuri au feu de joie éternel. (On frappe.) Tout à l’heure, tout à l’heure. (Il ouvre.) Je vous prie, n’oubliez pas le portier.

(Entrent Macduff et Lenox.)

MACDUFF. — Ami, tu t’es donc couché bien tard, pour dormir encore ?

LE PORTIER. — Ma foi, monsieur, nous vidions encore, des rasades au second chant du coq ; et la boisson, seigneur, provoque grandement trois choses.

MACDUFF. — Quelles sont les trois choses que provoque la boisson ?

LE PORTIER. — Ma foi, monsieur, c’est le rouge au nez, le sommeil et l’envie de pisser. Pour la luxure, on peut dire qu’il la provoque et ne la provoque pas : il provoque le désir, mais il ôte la faculté ; en sorte qu’on peut dire que le vin est un traître envers la luxure : il la cause et l’éteint ; il l’aiguillonne et puis l’arrête en chemin ; il l’excite, et puis la décourage ; il la trahit par un sommeil qui lui donne le démenti, puis il la plante là.

MACDUFF. — Je crois, l’ami, que le vin t’a donné un démenti la nuit dernière.

LE PORTIER. — Il l’a fait, seigneur, à mon nez et à ma barbe ; mais je lui ai revalu sa trahison ; et me trouvant, je crois, plus fort que lui, quoiqu’il m’ait pris un moment par les jambes, j’ai trouvé moyen de le rejeter.

MACDUFF. — Ton maître est-il levé ? —Nous l’aurons éveillé en frappant à la porte.—Le voici qui vient.

(Entre Macbeth.)

LENOX. — Bonjour, noble Macbeth.

MACBETH. — Bonjour à tous les deux.

MACDUFF. — Le roi est-il levé, digne thane ?

MACBETH. — Pas encore.

MACDUFF. — Il m’a ordonné de l’éveiller de bon matin ; j’ai presque laissé passer l’heure.

MACBETH. — Je vais vous conduire vers lui.

MACDUFF. — Je sais que vous prenez cette peine avec plaisir, et cependant c’en est une.

MACBETH. — Le plaisir que l’on prend à remplir un soin en guérit la peine.—Voici la porte.

MACDUFF. — Je prendrai la liberté d’entrer, car il m’en a donné l’ordre.

(Macduff sort.)

LENOX. — Le roi part-il aujourd’hui d’ici ?

MACBETH. — Il part : il l’a décidé ainsi.

LENOX. — La nuit a été bien mauvaise ; dans l’endroit où nous couchions, les cheminées ont été abattues par le vent : l’on a, dit-on, entendu dans les airs des lamentations, d’étranges cris de mort, annonçant, avec des accents terribles, d’affreux bouleversements et des événements confus, nouvellement éclos du sein de ces temps désastreux. L’oiseau des ténèbres a poussé toute la nuit des cris aigus ; quelques-uns disent que la terre avait la la fièvre et tremblait.

MACBETH. — Ç’a été une mauvaise nuit.

LENOX. — Mon jeune souvenir ne peut en retrouver une comparable.

(Rentre Macduff.)

MACDUFF. — O horreur ! horreur ! horreur ! ni la langue ni le cœur ne peuvent te concevoir ou t’exprimer.

MACBETH ET LENOX. — Qu’y a-t-il ?

MACDUFF. — L’abomination a fait ici son chef-d’œuvre. Le meurtre le plus sacrilège a ouvert par force le temple sacré du Seigneur, et a dérobé la vie qui en animait la structure[6].

MACBETH. — Que dites-vous ? la vie ?

LENOX. — Est-ce de Sa Majesté que vous parlez ?

MACDUFF. — Venez, entrez dans sa chambre ; et que vos yeux s’éteignent à la vue d’une nouvelle Gorgone : ne me demandez pas de vous en dire davantage. Voyez, et parlez ensuite vous-mêmes.—Qu’on s’éveille, qu’on s’éveille ; qu’on sonne le tocsin (Macbeth et Lenox sortent.)—Meurtre ! trahison ! —Banquo, Donalbain, Malcolm, éveillez-vous ! secouez ce calme sommeil, simulacre de la mort et venez voir la mort elle-même.—Levez-vous, levez-vous, et voyez une image du grand jugement.—Malcolm, Banquo, levez-vous comme de vos tombeaux, et avancez comme des ombres, pour être en accord avec ces horreurs.

(La cloche sonne.)

(Entre lady Macbeth.)

LADY MACBETH. — Pour quelle affaire cette odieuse trompette appelle-t-elle à se rassembler tous ceux qui dorment dans la maison ? Parlez, parlez.

MACDUFF. — O noble dame ! ce n’est pas à vous à entendre ce que je pourrais vous dire : ce récit tuerait une femme au moment où il arriverait à son oreille.—(Banquo arrive.) O Banquo ! Banquo ! notre royal maître est assassiné !

LADY MACBETH. — Oh malheur ! quoi, dans notre maison !

BANQUO. — Trop cruel malheur, n’importe en quel lieu ! Cher Duff[7], je t’en prie, contredis-toi toi-même, et dis que ce n’est pas vrai.

(Rentrent Macbeth et Lenox.)

MACBETH. — Si j’étais mort une heure avant cet événement, j’aurais terminé une vie heureuse ; car de cet instant il n’y aura plus rien d’important dans la vie de ce monde, tout n’est plus que vanité ; gloire, grandeur, tout est mort ; le vin de la vie est épuisé et la lie seule en reste dans la cave.

(Entrent Malcolm et Donalbain.)

DONALBAIN. — Qu’est-il arrivé de malheureux ?

MACBETH. — Vous l’êtes et vous ne le savez pas : la source, la fontaine de votre sang a cessé de couler, la source même en est arrêtée.

MACDUFF. — Votre royal père est assassiné.

MALCOLM. — Oh ! par qui ?

LENOX. — Suivant les apparences, par ceux qui étaient chargés de garder sa chambre. Leurs mains et leurs visages étaient tout souillés de sang, ainsi que leurs poignards que nous avons trouvés, non encore essuyés, sur leur chevet. Ils ouvraient des yeux effarés et paraissaient hors d’eux-mêmes : on n’aurait pu leur confier la vie de personne.

MACBETH. — Oh ! cependant je me repens du mouvement de fureur qui me les a fait tuer !

MACDUFF. — Pourquoi donc les avez-vous tués ?

MACBETH. — Eh ! qui peut être dans le même moment sage et éperdu, modéré et furieux ? qui peut être fidèle et rester neutre ? Personne. La rapidité de ma violente affection a dépassé ma raison plus lente. Je voyais là Duncan étendu, l’argent de sa peau parsemé de son sang doré ; et ses blessures ouvertes semblaient autant de brèches aux lois de la nature, par où devaient s’introduire les ravages de la désolation…. Là étaient les meurtriers teints des couleurs de leur métier, et leurs poignards honteusement couverts de sang. Comment aurait pu se contenir celui qui a un cœur pour aimer, et dans ce cœur le courage de manifester son amour ?

LADY MACBETH. — Aidez-moi à sortir d’ici. Oh !

MACDUFF. — Secourez lady Macbeth.

MALCOLM. — Pourquoi retenons-nous nos langues ? C’est à elles surtout qu’il appartient d’exprimer de pareils sentiments.

DONALBAIN. — Eh ! pourquoi parlerions-nous ici, où notre destinée fatale, cachée dans le trou de l’ogre, peut s’élancer sur nous et nous saisir ? Fuyons ! nos larmes ne sont pas encore prêtes à couler.

MALCOLM. — Ni notre chagrin sur le pied d’agir.

BANQUO. — Secourez lady Macbeth (on emporte lady Macbeth), et lorsque nous aurons couvert la nudité de notre frêle nature, qui souffre ainsi exposée, rassemblons-nous et faisons des recherches sur cette sanglante action, afin de la connaître plus à fond. Nous sommes ébranlés par les terreurs et les doutes, mais je suis dans la puissante main de Dieu, et de là je combattrai les desseins secrets d’une méchanceté perfide.

MACBETH. — Et moi aussi.

TOUS. — Et nous tous de même.

MACBETH. — Allons promptement nous vêtir tous d’une manière convenable, afin de nous rassembler ensuite dans la salle.

TOUS. — Volontiers.

(Ils sortent.)

MALCOLM. — Que voulez-vous faire ? Ne nous associons point avec eux. Montrer une douleur qu’on ne sent pas est un rôle aisé pour l’homme faux.—Je me retire en Angleterre.

DONALBAIN. — Et moi en Irlande. En séparant nos fortunes nous serons plus en sûreté. Ici je vois des poignards dans les sourires, et celui qui est le plus près par le sang est le plus prêt à le verser.

MALCOLM. — Le trait meurtrier qui a été lancé n’a pas encore atteint son but ; et le parti le plus sûr pour nous est d’en éviter le coup. Ainsi donc, à cheval, et ne nous inquiétons pas de prendre congé : tirons-nous d’abord d’ici. Il est permis de commettre le vol, de se dérober soi-même, quand il ne reste plus d’espérance.

(Ils sortent.)


Scène IV

Les dehors du château.

ROSSE conversant avec UN VIEILLARD.

LE VIEILLARD. — Je me souviens bien de soixante-dix années, et dans ce long espace de temps j’ai vu de terribles moments et d’étranges choses ; mais tout ce que j’avais vu n’était rien auprès de cette cruelle nuit.

ROSSE. — Ah ! bon père, tu vois comme le ciel, troublé par une action de l’homme, en menace le sanglant théâtre. D’après l’horloge il devrait faire jour, et cependant une nuit sombre étouffe le flambeau voyageur. La nuit triomphe-t-elle ? ou bien est-ce le jour, honteux de se montrer, qui laisse les ténèbres ensevelir la face de la terre, lorsqu’une vivante lumière devrait la caresser ?

LE VIEILLARD. — Cela est contre nature, comme l’action qui a été commise. Mardi dernier, on a vu un faucon qui s’élevait, fier de sa supériorité, saisi au vol et tué par un hibou preneur de souris.

ROSSE. — Et les chevaux de Duncan (chose très-étrange, mais certaine), qui étaient si beaux, si légers, les plus estimés de leur race, sont tout à coup redevenus sauvages, ont brisé leurs râteliers, se sont échappés, se révoltant contre toute obéissance, comme s’ils eussent voulu entrer en guerre avec l’homme.

LE VIEILLARD. — On dit qu’ils se sont mangés l’un l’autre.

ROSSE. — Rien n’est plus vrai, au grand étonnement de mes yeux qui en ont été témoins. (Macduff paraît.) Voici l’honnête Macduff.—Eh bien ! monsieur, comment va le monde maintenant ?

MACDUFF. — Quoi ! ne le voyez-vous pas ?

ROSSE. — A-t-on découvert qui a commis cette action plus que sanguinaire ?

MACDUFF. — Ceux que Macbeth a tués.

ROSSE. — Hélas ! mon Dieu, quel fruit en pouvaient-ils espérer ?

MACDUFF. — Ils ont été gagnés. Malcolm et Donalbain, les deux fils du roi, ont disparu et se sont sauvés. Ce qui fait tomber sur eux le soupçon du crime.

ROSSE. — Encore contre nature ! —Ambition désordonnée, qui détruis tes propres moyens d’existence ! —Alors il est probable que la souveraineté va écheoir à Macbeth.

MACDUFF. — Il est déjà élu, et parti pour se faire couronner à Scone.

ROSSE. — Où est le corps de Duncan ?

MACDUFF. — On l’a porté à Colmes-Inch, sanctuaire où se conservent les os de ses prédécesseurs.

ROSSE. — Irez-vous à Scone ?

MACDUFF. — Non, mon cousin, je vais à Fife.

ROSSE. — A la bonne heure ; moi, je vais à Scone.

MACDUFF. — Allez : puissiez-vous y voir les choses se bien passer ! —Adieu.—Pourvu que nous ne trouvions pas que nos vieux habits étaient plus commodes que les neufs !

ROSSE, au vieillard.—Adieu, bon père.

LE VIEILLARD. — La bénédiction de Dieu soit avec vous, et avec ceux qui voudraient changer le mal en bien, et les ennemis en amis !

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

  1. Selon la chronique de Hollinshed, Banquo fut averti du projet de Macbeth, et promit de le soutenir ; mais Jacques Ier (Jacques VI d’Écosse) régnait en Angleterre lors de la représentation de Macbeth, et comme les Stuarts prétendaient descendre de Banquo, par Fleance, il était naturel que le poëte cherchât à dissimuler cette circonstance, faite pour diminuer l’intérêt qu’il s’est plu à répandre sur l’auteur de leur race. Fleance, selon la chronique d’Hollinshed, s’en fut en Écosse, où il fut très-bien accueilli par le roi, et si bien par la princesse sa fille, que celle-ci poussa la courtoisie, dit la chronique, jusqu’à souffrir qu’il lui fît un enfant (that she of courtsye in the end suffered him to get her with child). Cet enfant fut Walter, dont les grandes qualités regagnèrent ce que lui avait fait perdre la naissance ; il finit par être nommé lord steward d’Écosse (grand sénéchal), et chargé de percevoir les revenus de la couronne. Le quatrième descendant de ce Walter épousa la fille de Robert Bruce, et en eut un fils qui fut Robert II, roi d’Écosse. On voit encore à Inverness, dans les îles occidentales d’Écosse, les ruines du château de Macbeth, mais la chronique ne dit pas si ce fut là qu’il tua Duncan.
  2. Possets, boisson composée, en général, à ce qu’il parait, de lait et de vin, et qu’il était alors d’usage de prendre en se couchant.
  3. :::I’ll gild the faces of the grooms withal
    For it must seem their guilt.
    Il est plus que probable que Shakspeare a voulu jouer ici sur les mots gild et guilt, dont la prononciation est la même. Mais tout effort pour rendre en français ce jeu de mots eût été inutile et eût gâté une admirable scène. On a pensé qu’il suffisait de l’indiquer.
  4. Equivocator. Warburton pense que par cette expression Shakspeare a positivement entendu un religieux, ou du moins un affilié de l’ordre des jésuites ; mais toujours est-il certain qu’elle signifie précisément ce que nous entendons en français par jésuite, doué d’un esprit jésuitique.
  5. La plaisanterie porte sur ce que les hauts-de-chausses français paraissaient aux Anglais si étroits et si mesquins, qu’il fallait être doublement damnable pour trouver encore à rogner dessus.
  6. Most sacrilegious murder hath broke ope
    The lord’s anointed temple, and stole thence
    The life o’ the building.
    The lord’s anointed temple signifie en même temps ici le temple oint de Dieu et la tempe ointe du roi ; dans l’impossibilité de rendre ce jeu de mots, il a fallu choisir, et l’on a pris des deux sens celui qui formait avec le reste de la phrase une image plus complète et plus suivie.
  7. Abréviation de Macduff.