Madame Adonis/08

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J. Ferenczi et fils (p. 209-235).

VIII

L’événement fit explosion comme une bombe, rue de l’Intendance. Chinard, le charcutier médaillé pour ses rillettes, ne tarissait plus à ce sujet. Il avait, devant Marie, leur servante, des indignations violentes et une foule de commentaires très scabreux.

— Hein ! quel mariage, seigneur Dieu ! Une pucelle de cinquante-trois ans, un blanc-bec de soixante-huit ans ! On ne peut vraiment pas dire qu’ils ne sont pas assortis. Pourvu que leurs enfants ne naissent pas tout chauves ! Et s’ils ont des enfants, quelle figure va faire ce brave M. Louis ?

— Ne m’en parlez pas, monsieur Chinard, reprenait Marie, agitant le bras d’un air sentencieux, je quitterais la maison, si je n’avais pas une promesse d’augmentation. On va se moquer de nous.

Mme Bartau, la mère, épousait… M. Tranet, le père !… Et le docteur Rampon, après une scène effroyable, s’était retiré des épanchements intimes, horriblement vexé. Tout ce bruit ridicule pour la misérable somme de cinq mille francs !… Maman Bartau voulait cette somme ; dès qu’elle avait vu le père Tranet chez la dame parisienne, elle s’était composé une mine tout miel et tout sucre. Monsieur Tranet par-ci, Monsieur Tranet par-là… des coquetteries perturbatrices, enfin ! Elle lui avait fourré dans la cervelle de ne plus taquiner la Muse de l’invention, et, moyennant une pension modique, elle lui servait des repas splendides. Avec quinze francs par semaine, Tranet mangeait des épaules de mouton farcies, des omelettes au lard, buvait du café délicieux, et, par-dessus le marché, risquait sa chanson bachique à la fin du dîner. Le pauvre homme, fier de son importance de nouveau capitaliste, parlait de retourner à Paris, pour y fonder une société de secours mutuels, ayant pour base quelques idées de la Commune. Mais maman Bartau se précipitait, furibonde.

— Ne bougez donc pas, monsieur Tranet, voilà une eau-de-vie bien supérieure à vos saletés de consommations parisiennes. Tenez, si vous mettiez vos capitaux dans notre magasin, je vous en donnerais chaque matin.

Ahuri, Tranet se tiraillait la barbe.

— Nous verrons cela, maman Bartau. Les femmes m’ont tellement plumé ! Je ne refuse pas… seulement, je veux des garanties. Et puis, vous savez, la colle n’est pas encore réussie, Mme Désambres veut que cette colle porte son nom… Je lui dois des égards…

Louis assistait au débat, railleur et un peu triste. Ses amours l’absorbaient, maintenant, il laissait toutes les vibrations de sa chair dans l’alcôve de sa maîtresse, et ce qui l’avait jadis passionné ne l’intéressait plus que très médiocrement. De son côté, Louise, toujours en visites nocturnes, n’écoutait même pas les discussions interminables de sa belle-mère, elle tombait de sommeil. La veille, elle avait été au théâtre avec Mme Désambres, où elle avait pris, dans la villa de marbre, un thé qui avait duré jusqu’à minuit. La jeune femme pâlissait, le jeune homme maigrissait.

— Voyons ! ajoutait Caroline d’un air presque câlin, est-ce que je vous gronde, monsieur Tranet, quand vous chantez vos petites obscénités ?

Il n’en démordait pas, il lui fallait des garanties. Cinq mille francs, c’est une jolie fortune, n’est-ce pas ?…

Et, un jour de printemps, on ne pouvait s’imaginer comment il avait osé une demande en mariage, histoire de s’offrir des garanties durables ! M. Rampon, qui posait sa candidature, avait été brutalement évincé, car sa clientèle ne représentait, toutes les ordonnances payés, que les malades de la famille, et alors son bout de logement, place de la Poste, son mobilier boiteux et mal tenu, tout cela ne valait certes point cinq mille francs. On lui signifia son congé. Caroline arbora les bonnets de tulle blanc, ornés de rubans verts et bleus pour assortir à sa célèbre robe écossaise, elle eut une capote grenat pour aller sur le cours, et le châle tapis fut coupé pour devenir un solide manteau genre anglais. Après les réflexions d’usage, elle abandonna au père Tranet sa main, qu’il baisa, ma foi, comme un galant doit le faire quand il se sent victorieux. Il avait conquis ses invalides pour l’éternité.

— Ah ! les femmes, répétait-il, se tortillant la barbe, les femmes, les bonnes créatures, tout de même !

Un matin, la chose fut annoncée au dessert, entre la petite chanson et le verre de vieille eau-de-vie, Maman Bartau expliqua que, malgré leurs âges, il n’était pas honnête de vivre ensemble, que la réputation de la maison réclamait des situations régulières. On irait à la mairie, sans passer par l’église, étant donné les convictions républicaines d’un chacun, on ferait un énorme déjeuner dînatoire, les nouveaux époux s’installeraient dans le haut des magasins qu’on tapissait, et la demeure des Bartau resterait intacte aux jeunes, puisque les jeunes, faisant chambre à part, avaient besoin de plus de logement.

Louise et Louis croisèrent leurs yeux embarrassés : une envie de rire leur était montée à la gorge, puis ils avaient eu un salutaire mouvement de générosité. Ils ne devaient pas rire, ceux-là étaient de pauvres gens bien simples qui ne trahiraient peut-être pas la foi jurée, le vice leur était inconnu ; ils agissaient par intérêt, sans doute, mais, est-ce que le vice n’est pas l’intérêt égoïste et bien mal entendu cependant de la chair ? Ils répondirent doucement que leurs parents étaient libres d’agir selon leurs cœurs. Marie dut apporter une autre bouteille de cassis.

On fixa le mariage au premier mai, une époque remplie de roses.

— Tu devrais profiter de cette occasion pour divorcer ! s’écria Mme Désambres, lorsque, le soir, dans un rendez-vous, Louis, dégagé de tous liens respectueux, lui annonça la stupéfiante combinaison de sa mère, en pouffant de rire.

— Divorcer !… Ai-je donc un motif ? Ma chère, je ne le peux pas sans motif.

— Elle le désire, ta femme, tu lui es odieux, elle ne t’a jamais aimé… ensuite, une femme qui est stérile !

— Possible !… moi, je ne tiens pas à la donner à un autre, et je suis sûr qu’elle se marierait une seconde fois, la petite éplorée qui a tant de larmes et si peu de goût pour les devoirs conjugaux.

— Au fond, Louis, tu la regretterais, voilà le véritable secret de tes hésitations, mon cher petit sot.

— Je t’assure que je ne l’aime plus, mais j’ai pitié d’elle. C’est qu’elle est toujours jeune et jolie, ma femme.

Marcelle Désambres pinça les lèvres. Louis Bartau avait la constance du souvenir nuptial.

Elle restait là, rêveuse, devant un miroir pompadour de son nid somptueux. À quoi lui servait sa fortune ? Le père Tranet allait quitter le pavillon comme un ingrat, Louise n’aurait plus beaucoup de raisons pour revenir. Déjà, Louis insistait, se réclamant de ses droits d’amant, afin que les deux femmes restassent un peu tranquilles. Il n’était pas possible que la maîtresse eût des relations si suivies avec l’épouse. Cela pouvait gêner le mari dans ses courses nocturnes, et, de plus, désoler inutilement Louise, si jamais on découvrait de telles turpitudes.

Comme ce jeune novice l’avait prise tout d’un coup jusqu’aux moelles ! Les faiblesses absurdes succédaient aux caprices haineux. Tantôt, elle fuyait avec lui la villa italienne pour épuiser, dans un coin de village, ce regain de passion bestiale, le maudissant, se maudissant surtout, elle, la raffinée, elle, le génie de l’amour, et tombant encore à l’occasion comme une sauvage des temps primitifs. Tantôt, elle lui fermait sa porte pour se livrer tout entière à l’éducation d’une autre victime, Louise, qu’elle comblait de cadeaux et de flatteries, essayant de terrasser l’amour vulgaire par l’amour factice. Hector Carini, son aîné, lui avait dît souvent, du temps des travaux d’Amboise : « Prends garde, Marcelle, tu te blaseras, et il ne te faudrait qu’une heure d’ennui pour te faire sauter le caisson. »

Hector était parti d’Amboise ; ce garçon gouailleur ne la morigénait plus. Il travaillait à Paris aux sculptures d’un monument quelconque. Il l’abandonnait aux folles inspirations de son hystérie et elle ne se sentait plus le courage de le rejoindre.

Louis Bartau l’examinait, souriant.

— Tu seras invitée à ce beau mariage : ne refuse pas, je t’en prie, ce sera si drôle !

— Sans doute ! je me prépare un succès de toilette. À propos, je donne une soirée chez moi. Vous deux, Louise, toi, eux, le père, la mère… souper monstre, des fleurs, des bougies, de la musique, ce sera ridicule et grandiose, car je veux te retenir la nuit pour nous aimer.

Il s’agenouilla, se frotta contre le satin de sa robe.

— Dis donc, s’ils savaient que c’est moi qui paye la dot du marié, ils seraient capables de rompre.

— Ne leur raconte jamais cela, les vieux vont nous octroyer la paix, je pense ! Car ils s’aimeront à leur manière… on dirait que j’ai glissé sous le toit de votre sainte maison Bartau le brandon des fièvres amoureuses.

— N’es-tu pas, ma louve, le monstre qui sait toutes les voluptés, celles du paradis, comme celles de l’enfer ?… Tu as fait de moi un homme libertin. Tu peux bien faire deux amoureux de deux vieillards… je t’attends là !

— Pour me remercier ?

— Non, pour me venger… en te caressant davantage !

— Alors, Louis, divorce et nous nous sauverons à Paris… c’est facile !…

Elle fixait sur lui ses yeux mystérieusement veloutés. Était-ce bien pour ce but qu’elle le pressait depuis un mois de quitter Louise ? Il avait eu déjà l’inquiétude d’une trahison, cette femme devait avoir plusieurs passions, car elle possédait le tempérament d’une vraie Parisienne et d’une Parisienne pervertie, encore. Elle avait peut-être un autre amour, un second amant qu’il ne connaissait point, car elle multipliait les voiles autour de son existence. Jacques, son domestique, demeurait impénétrable au sujet de sa vie antérieure et de ses voyages extraordinaires. De même qu’à de certaines heures il ne pouvait pas visiter son cabinet de toilette, de même elle lui défendait de décacheter ses correspondances. Tout était énigme chez elle et en elle. Louis ne se sentait son unique possesseur que lorsqu’il arrivait à croiser sur elle ses deux bras bien vigoureusement serrés. Il riait, jouant avec un petit poignard à lame fine qui lui servait de coupe-papier quand il lisait, assis près d’elle, les œuvres étonnantes des auteurs légers du dix-huitième siècle, auteurs dont elle lui expliquait toutes les puissantes folies.

— Si tu me trahissais… je te tuerais, ma chérie… je ne veux pas que tu te moques de moi.

— Et si j’étais ta femme légitime, ta Louise ?…

— Je te pardonnerais ! Je t’aurais poussée à la faute en t’oubliant et en ne sachant pas t’aimer : donc, ce serait moi qui serais punissable.

— Comment, Louis, tu pardonnerais à ta femme de te tromper ?

— Oui, mais je divorcerais : je n’aime pas les situations fausses. Elle épouserait celui qu’elle aimerait ; moi… je resterais ton esclave, Marcelle, toute la vie…

— Charmante, la perspective… tu ne m’épouserais pas ?

Il se tut, appuyant la pointe du poignard sur le bout de son doigt.

— Allons ! reprit Marcelle, tu te fais plus philosophe que tu ne l’es en réalité… je voudrais te mettre devant ce spectacle-là… ta femme et son amant… et je suis convaincue que tu ne divorcerais pas quand même. Tu l’aimes toujours.

Louis se redressa.

— Pourquoi me torturer ainsi, Marcelle ? Nous ne sommes pas libres de nous aimer, cependant nous nous voyons presque toutes les semaines. Je suis heureux, je marche comme dans un songe très doux… ne me réveille pas, cruelle ! Ma femme ne peut pas me tromper, elle ne voit aucun homme, tu as sa confiance, elle te l’avouerait… Maintenant, une fois pour toutes, ne me reproche pas ma pitié pour Louise, elle a eu mon premier amour, cela ne s’efface jamais.

Ce soir-là, Marcelle, capricieuse, le renvoya sans l’embrasser, elle était fort préoccupée. Ce mariage ridicule lui avait donné sur les nerfs, lui déclara-t-elle, quand il se retourna au seuil du salon, guettant un dernier sourire.

Le lendemain soir, Louise prit la place de son mari, et Marcel Carini celle de Mme Désambres. Ce furent des gaietés irrévérencieuses à n’en plus finir. Marcel, beaucoup plus railleur que sa sœur, détaillait crûment tout ce qui allait se passer dans cette bizarre nuit de noces.

— Je suis invité, ajoutait le jeune sculpteur, mais je ne viendrai que vers minuit quand tout le monde sera dehors. Ton mari dormira seul au fond de sa maison déserte, les vieux pendront leur crémaillère à leur aise, nous… nous laisserons la chambre à coucher pour ma sœur qui, je t’en réponds, ne se réveillera pas… Oh ! mignonne Louise… je te veux toute à moi, car tu ignores bien des choses dans notre amour… le jour n’est pas éloigné, je pense, où nous serons plus unis encore… je te connais, mais, pauvre chérie, tu ne me connais guère… la peur d’être surpris fait que je suis condamné à des précautions qui me navrent… Ne serais-tu pas plus heureuse de me sentir tout, absolument tout tien ?

Louise rougissait, détournant sa jolie tête blonde. La pudeur lui interdisait des questions qui hantaient souvent son pauvre cerveau bouleversé, sans trouver une réponse convenable, elle se jeta dans ses bras…

Le grotesque mariage se célébra au mois de mai, parmi les roses, et il fut très digne. Le père Tranet, vêtu d’une redingote majestueuse, eut pour témoin le charcutier, M. Chinard, un homme correct, en habit, au ventre raisonnable et à la chaîne de montre luisante, et un tonnelier chez lequel, jadis, Isidore Tranet jeune avait fait son apprentissage de célèbre inventeur du tonneau de luxe. Le tonnelier était aussi en habit, car le petit commerce a toujours un habit de cérémonie, seulement il avait une cravate bleu de ciel sur un gilet ouvert. Cela nuisait à l’ensemble. Mme Bartau (Caroline) portait une robe de soie noire avec une tournure, ce qui avantageait sa taille d’une manière sensible. Elle était coiffée d’un chapeau en plumes d’autruches nimbé de roses rouges. Effet du mois de mai, naturellement Chez le notaire, la veille, on avait dressé des actes minutieux relatant que le futur donnait ces cinq mille francs, moins trois cent vingt-cinq francs mangés pour la pension, et demeurait commis au magasin Bartau. Caroline, l’associée de son fils, gardait la haute main sur les affaires, le père Tranet ne devait rien y voir en sa qualité de failli. Tranet signa tout ce qu’on voulut lui faire signer. À quoi bon chicaner quand on épouse une bourgeoise de la valeur de maman Bartau ? Le notaire riait sous cape. On organisait l’intérieur de Tranet comme une chambre de petit garçon :

— Tu peux jouer avec ceci, mais tu né dois pas toucher à cela…

Et il signait toujours, fier de son important avenir dans la raison sociale. Il y eut quelques loustics braillards dès que les voitures de la noce s’engouffrèrent rue de l’Intendance, puis Louis et Louise, très moqueurs, — ils savaient trop de choses, à présent, pour ne pas rire quand ils en avaient l’envie, — jetèrent des poignées de gros sous aux gamins qui se turent comme saisis de respect.

Un dîner solennel attendait les nouveaux époux. La grande salle à manger de la vieille maison Bartau regorgeait de fleurs. Mme Désambres avait fait envoyer des bouquets et des guirlandes par tous les jardiniers de Tours. Caroline et Tranet durent écarter cette avalanche embaumée pour se placer devant leurs enfants. Des témoins, quelques dames voisines, le docteur Rampon en personne, car, par convenance, il devait cacher son dépit et féliciter les gens heureux, des fillettes, des collégiens, tous épanouis à l’idée du repas qu’on leur offrait, s’assirent, la bouche en cœur, des étincelles dans les yeux.

Mme Désambres se présenta la dernière. Louis et Louise se séparèrent pour se mettre l’un à sa gauche, l’autre à sa droite. Le bruit courut que la Parisienne avait donné des paniers de champagne.

— Une drôle de femme, pensait Rampon d’un accent ironique, elle héberge Tranet, puis elle le marie… il y a quelque drame là-dessous… je parierais que ce vieux pantin a fait des sottises avec elle dans leur jeune temps !…

Marcelle Désambres rayonnait, mais sa gaîté avait trop d’éclats bruyants pour être absolument naïve, elle se réservait le mot de la fin. Pourtant elle n’hésitait pas à s’encanailler avec une courtoisie charmante.

— Vous excuserez mon frère, chère Madame, dit-elle après le potage ; Marcel est absent d’Amboise, sa résidence habituelle, et je n’espère pas le voir de toute la journée…

Elle fit un signe (l’intelligence à Louise, celle-ci baissa le nez sur les fleurs de son corsage. Louis, lui, touchait le pied de Marcelle sous la table. M. Tranet jubilait, beau comme un astre. Ses cheveux, encore très noirs pour son âge, s’ébouriffaient malgré le cosmétique du coiffeur ; sa face, un peu rougeaude, sortait de son col de chemise, comme des bouquets de fête de leurs papiers blancs. Il regrettait que les frères et amis ne fussent pas venus pour le voir resplendir dans sa gloire d’homme à bonnes fortunes. Il arrivait toujours par les femmes, ce sacré Tranet. On le plumait, il les exploitait, et, à la fin de l’histoire, il était le vainqueur. Aussi il leur ruminait un de ces discours bien sentis qui comptent dans la vie des peuples. Quand le dessert parut, il se dressa tout d’une pièce, la lèvre goguenarde, sa flûte pleine de champagne à la main.

« Mesdames, Messieurs, Citoyennes, Citoyens !!! En un jour comme ce jour-ci, où la beauté va couronner ma flamme sans faire attention à mon âge mûr… je croirais déroger aux usages reçus si je ne vous développais pas ma profession de foi. (Il se tourna vers Marcelle Désambres qui ne sourcillait pas, tandis que Louis buvait rapidement son champagne pour essayer de dissimuler un fou rire et que Louise se mordait la lèvre.) Madame, continua Tranet, grave comme un prêtre en sermon, je bois d’abord à vous, ma bienfaitrice… (Tout le monde applaudit au début, cela promettait d’être assez parlementaire.) Oui, je bois à vous qui, représentant ici les hautes classes, m’avez doté, logé, nourri, et qui, pour ces générosités, ne demandez point un vil salaire. Soyez bénie, madame. En effet, citoyenne, qu’est-ce que j’étais quand je suis tombé à Tours comme un caillou tombe de la lune ? un paria, un failli, un chien ! Martyr de la société moderne, j’avais été chassé par des ennemis sans foi ni loi, et je ne possédais, nom d’un rabot ! qu’une chemise rapiécée. Il faut que j’explique à ces braves gens la position du plébéien sans le sou, — laissez-moi donc, madame Tranet, c’est un exemple que je veux donner aux copains… Je suis un incompris de la grande classe des déclassés. Citoyens, des journalistes me l’ont dit et je le crois, car je me sens quelque chose là ! J’étais né pour vivre à mon aise, d’abord parce que tous les hommes doivent naître pour cet emploi, ou il n’y a plus de justice, sacré tonnerre ! Il ne faut pas rire quand on prétend que l’homme est sujet aux fainéantises. La fainéantise, c’est un état… mais cet état n’est excusable que lorsqu’on a des plans de batailles à mûrir ou des inventions à perfectionner. Je suis un innovateur. J’ai voulu me faire un nom dans les arts industriels… j’y ai réussi. Ce que j’apporte en dot à ma femme c’est, à part le fruit de mes économies, les grandes inventions que j’ai perfectionnées : le tonneau de luxe !… le ciel de lit lumineux !… une colle forte d’une solidité merveilleuse, la gloire de l’industrie française, une colle forte parfumée !… Voilà ce que je suis, citoyens, un homme vaillant, un frère, un piocheur de la pensée. Seulement, ils ne m’ont pas secondé, là-bas, dans la Capitale et tous les ennemis que j’avais se sont coalisés contre mon patrimoine amassé avec tant de sueurs et de fatigues. Et ces chenapans, messieurs, ces gredins de la haute, ont boulotté ma galette en me fourrant à la porte de mon magasin de chaises, comme un voleur. (La chute était lourde, Tranet comprit qu’il n’avait plus qu’à s’emballer pour effacer le mauvais effet de cette péroraison. Il retroussa ses manches.) Oui, comme un voleur ! et tant qu’il y aura des aristos, ce sera ainsi, mes pauvres copains, tant que Grévy dirigera notre gouvernement, nous serons dans la dèche, nous serons obligés d’inventer sans boire ni manger. Ni vin, ni froment, c’est le mot d’ordre des classes dirigeantes !… j’entends qu’on cause de pétrole, mais cré nom d’un million de noms ! est-ce que le pétrole ne vaut pas mieux que la fuschine qu’ils nous foutent dans nos jus de raisins, les gens de la haute classe ?… (Louis se tordait. Marcelle Désambres passait ses doigts nerveux dans la chevelure blonde de Louise pour garder une contenance souriante.) Ah ! Citoyens, il faut qu’en ce jour solennel où nous sommes tous réunis pour boire à ma santé, n’est-ce pas ? il faut que vous me juriez de vous réunir avec le même empressement autour de moi le jour qui verra la grande expiation, le balayage des marchands de vin flibustiers, la guillotinade en flotte de tous les richards accapareurs : je serai votre chef. Oui, je m’en sens digne et nous irons loin… car je ne céderai pas… En attendant, messieurs, mesdames, groupons-nous, serrons-nous les coudes. Ma maison sera le lieu de rendez-vous, où il y aura toujours la goutte pour l’ouvrier dans la débine, un morceau de pain pour le mendiant vagabond. Et je mourrai content, entre ma femme et mes deux enfants, si vous me promettez de ne pas abandonner les principes socialistes et radicaux des bons zigs !

Il s’effondra sur sa chaise, sanglotant.

Caroline, cramoisie, l’aurait souffleté volontiers. On applaudit pour la forme, et le charcutier, se levant à son tour, répondit par ce toast d’une autre nature.

— Monsieur Tranet, ainsi que madame votre épouse, je bois à l’amour conjugal qui adoucit le rude sentier de l’existence. Si ma défunte était là, je me sentirais le plus fortuné des hommes, car j’ai vu ce que je n’espérais jamais voir, un mariage bien assorti. Nous sommes au mois de mai, que les petits oiseaux chantent et que les fleurs se parent de leurs plus belles couleurs, ce sera une allégresse universelle, mon digne monsieur Tranet !

L’enthousiasme ne connut plus de bornes. On regardait Mme Désambres qui se pâmait sur l’épaule de Louise.

— Ah ! Madame, ne nous direz-vous pas aussi quelque chose ? supplia une voisine.

Toutes les femmes reprirent en chœur.

— Madame, buvez donc une santé, ce sera pour la bonne bouche.

Marcelle, avec un éclat de rire démoniaque, leva son verre, dans lequel moussait son champagne.

— Soit !…

« Je vous évoque, bacchantes des temps païens, dont la poussière tourbillonne encore dans les rayons du soleil printanier ! Écoutez-moi, folles de vos corps divins, qui êtes mortes d’avoir trop aimé ou trop bu. Prenez ces cerveaux obtus en les soyeux filets de vos chevelures d’or, transportez-les sur les pelouses de Cythère et de Lesbos !… Que les faunesses les roulent sur les grappes écrasées, parmi les ivresses de la voluptueuse Vénus ! (Marcelle étendit les bras gracieusement, caressant du côté gauche la tête de Louise, du côté droit la tête de Louis.) Oh ! mes élus, voici que cette danse inouïe va vous envelopper de ses replis mystiques ! L’heure sonne des ébats célestes et terrestres. Où sont les pudeurs ? Tout au fond des abîmes avec les choses qu’on oublie, les maris infidèles, les épouses traîtresses, les deuils, les souffrances, les serments. Où sont les plaisirs ? Les voici ! vos deux sexes, vos beautés, vos forces, vos âmes croyantes et toutes éprises de délices surnaturelles. L’amour ? Il va renaître, comme le phénix, quand nous aurons incendié, en son honneur, toutes ces imaginations vieillies à travers les choses permises par les hommes vertueux… L’amour ? Nous sommes sa création ! Il est Dieu ! Nous serons dieux, la sublime union d’une trinité d’êtres qui ne veut en faire qu’un, l’être complet des légendes indiennes. L’amour monstre. L’amour !… je bois à ta jeunesse éternelle, mon maître ! »

Marcelle, la voix sonore, le geste rageur, parlait pour elle, et ils entendaient ses paroles comme on entend une romance inconnue.

Louise tressaillait, elle ressemblait à Marcel Carini, cette folle, c’était une transfiguration, et ses accents avaient des notes vibrantes, l’expression mystique de son frère, quand son frère parlait d’amour.

— Ce sont des vers, madame ? demanda le père Tranet, ébloui.

— Si vous voulez ! répliqua Mme Désambres souriante.

Il y eut un concert de louanges.

— Oh ! c’est vraiment bien fabriqué ! déclara maman Caroline, très flattée de la diversion.

Louis se taisait.

— On ne saurait nous bafouer avec plus de talent, songeait-il.

La société se retira. Il était six heures. Le déjeuner dînatoire avait duré la moitié de la journée.

— Allons ! dit joyeusement Mme Désambres, il ne faut pas dédaigner mon souper, qui est servi pour les bons époux, à la villa de marbre. Je vous amène, nous serons en famille.

M. Rampon sortit, écœuré… Décidément, cette espèce de femme-garçon machinait des vilaines intrigues, à ses moments perdus ! Et, puisqu’elle n’invitait pas un médecin, c’est qu’elle avait peur d’une surveillance…

Le souper de Mme Désambres se composait de pâtisseries extraordinaires et de vins d’Espagne. Elle fit de la musique pendant que Tranet débouchait les flacons comme chez lui. Louis lui murmurait de doux reproches aux oreilles, blotti près du piano et guettant sa femme.

— Tu gâteras tellement Louise, que nous ne pourrons plus l’éloigner. Tu n’es pas aimable, pour moi, ce soir.

— Mon cher, je crois que je te déteste.

— Moi, je t’adore !

Tout à coup, Louise tomba dans un fauteuil, elle s’était approchée et elle avait entendu.

Oh ! la misérable ! elle lui volait son mari !

— Louise se trouve mal, dit Louis anxieux.

Mme Désambres se précipita sur la jeune femme qu’on emporta dans sa chambre.

— Je veux la garder chez moi, cette nuit, annonça-t-elle d’un ton ferme.

Les deux vieux, titubant, durent, après le café* monter dans un fiacre qu’on avait été chercher. Louis les accompagna jusqu’à leur domicile.

— Bonne nuit, mes chers parents ! dit-il en cadenassant le vitrage du magasin.

Il savait que Marcelle l’attendait en soignant Louise, et il n’était guère supposable que sa maîtresse voulût conserver plus longtemps sa femme chez elle.

À la grille de la villa, il trouva le valet de chambre qui lui remit une lettre. Louis sentit une angoisse l’envahir. Il avait eu toute la soirée le pressentiment d’un malheur. Le malheur, c’était Marcelle qui, lasse de l’amour trop provincial qu’il lui donnait, lui écrivait qu’elle ne le recevrait pas de toute une semaine. Il y avait un post-scriptum.

« Si tu désires me revoir, il faudra divorcer, car je ne puis pas aimer un homme ridicule. On te trompe devant toi et tu ne le vois pas, grand sot, tu ne le devines pas ! Moi, je possède leur secret, il m’étouffe… Si tu ne comprends pas encore, escalade la terrasse, approche-toi de la glace du boudoir, mais au nom de mon amour, de ton amour, ne te venge pas, n’entre pas… car tu me perdrais irrévocablement ! »

« Ta Marcelle. »

Louis frissonna des pieds à la tête. Sa femme le trompait !…

Une nuit ravissante entourait la villa, les pelouses et les taillis exhalaient une pénétrante odeur de violette, la fleur favorite de Marcelle qui en avait fait semer partout. Louise le trompait !… Le jeune homme lança au ciel un regard désespéré, il aperçut la voie lactée toute blonde et toute pâle comme un tulle vaporeux, le tulle des coiffures de mariées, sous lequel scintillent des cheveux d’or, des yeux naïfs, des dents de perles. Louise le trompait ! Et il contempla ces étoiles, petites flammes mensongères vous faisant croire à un monde meilleur, lesquelles s’en vont s’éteindre, dès la nuit terminée, dans les rosées de l’aurore. Ainsi, la nuit nuptiale, qui promet des voluptés infinies, des feux ne devant jamais cesser de brûler, ainsi, la nuit nuptiale, félicité que l’on rêve éternelle, se terminait devant le grand jour cru de l’adultère. Louise le trompait ! Horreur ! Les roses pouvaient-elles donc parfumer, quand même, un jardin où les pas de son rival s’étaient gravés dans le sable ?

La Loire n’était pas plus perfide, ses remous n’étaient pas plus dangereux que ce cœur de femme ingénue. L’autre, enfin, était revenu, ce sinistre meurtrier du bonheur, l’autre dont il avait failli chercher le nom alors qu’il n’existait qu’à l’état de menace chimérique. Seigneur Dieu, sa Louise le trompait ! Il demeurait les bras ballants vis-à-vis de la terrasse italienne. Là-haut, il saurait tout. Sa maîtresse elle-même l’engageait à monter. Était-il nécessaire de tout savoir ? Pourquoi faire ? La tuer ? Se tuer ? Non, il aimait une nouvelle femme, un démon expert en l’art de l’amour et de l’oubli. Pourquoi monterait-il ? Un instant il crut qu’il allait plaisanter. Chacun prenait des distractions dans ce ménage… le vent de la luxure soufflait pour le mari et pour la femme et ils ne pouvaient pas se plaindre tous les deux. On s’amusait. Les extases idiotes de l’honnête tendresse conjugale avaient fait place aux débauches savantes, ils étaient dans les écoles de Satan, ils ne renonceraient ni à ses pompes ni à ses œuvres.

Et il eut un rire sourd, un rire de possédé.

— Tiens, je vais divorcer, nous divorcerons, parbleu ! je garderai ma maîtresse, elle gardera son amant. À quoi bon se lamenter ? Je mérite un peu ce qui m’arrive…

Il s’assit sur un banc, tournant le dos à la terrasse. Pourtant il lui était difficile de s’habituer à cette pensée formidable. Elle le trompait ! Il en aurait peut-être pris son parti plus vite autrefois, mais aujourd’hui il était comme un aveugle à qui on rend brusquement la lumière, toutes les sciences du mal apprises lui faisaient plus douloureuse cette certitude. S’il essayait de se moquer de ses angoisses, les angoisses résistaient aux plaisanteries. Il étouffait ; sa gorge se serrait comme lorsqu’on manque de salive. Oh ! la misérable femme qui lui criait sa honte, espérant le ramener plus souple, plus esclave après l’avoir forcé à rougir. Non, ce n’était pas possible ! Il monterait, il verrait cette chose-là : comment c’était-il donc fait, un adultère ?…

En deux bonds il grimpa jusqu’aux saillies des pierres et atteignit la balustrade. L’écœurante punition que cette seconde ascension après la première ! Il ne venait plus trahir une épousée, il allait savoir comment on trompe un mari. L’autre était là, derrière cette glace du boudoir, l’autre qui la caressait peut-être en attendant la constatation du flagrant délit. Sur la terrasse, il se calma peu à peu : si Marcelle avait voulu s’amuser à ses dépens ou connaître la solidité de ses promesses d’amour ? La porte du salon donnait aussi du côté de la Loire, elle allait sans doute s’ouvrir poussée par le beau sphynx, qui lui crierait railleur :

— Tu vois bien que tu me la préfères, puisque tu meurs de jalousie !

Ah ! que ces vieux étaient heureux d’être vieux, sans passions, sans voluptés, sans désirs ! Dormez, gens simples et incapables d’aimer. Vous ne souffrirez jamais ce qu’on souffre quand on va découvrir une trahison.

La porte du salon restait fermée. Une lueur douce, très rose mais comme voilée de mousseline éclairait le boudoir ; la glace limpide avait une transparence merveilleuse, ce soir-là, une transparence maudite ! Il distinguerait les moindres détails, il ne fallait que s’approcher sur la pointe des pieds pour ne pas troubler ce tableau de séduisantes infamies. Et les petites étoiles brillaient toujours, coquettes, moqueuses, ressemblant aux prunelles bleues des mariées naïves. La voie lactée étendait toujours ses écharpes légères sous lesquelles se dérobaient la pudeur et les cheveux des vierges épousées du paradis.

Louis, s’avançant, heurta un guéridon où l’on mettait les livres de Marcelle depuis qu’il faisait beau : un bouquet de violettes tomba, et un objet plus lourd qui rendit un son métallique. Louis s’arrêta palpitant, il souhaitait presque maintenant que ce bruit eût dérangé le couple amoureux. Quel effet cela lui produirait-il ? Allait-il leur crier des injures ou se retirerait-il discrètement pour chercher du repos dans le souvenir de sa maîtresse ? Ses pieds rencontrèrent un tapis, le tapis amortissait le bruit de ses pas… Il respira avec un violent geste de résolution. Il voulait tout voir, il verrait tout, car cette experte Marcelle avait peut-être intérêt à lui prouver des choses qui n’existaient point. Il vint lentement près de la croisée de ce boudoir, les yeux clos, puis il leva les paupières, crispant ses mains nerveuses.

Il aperçut une femme nue, encadrée par les draperies sombres du divan oriental où il avait aimé lui-même, nue sur les coussins de peluche et de fourrure. Sa chair d’une blancheur éblouissante, s’étalait sans un lambeau de linge pour se cacher si un curieux la voulait surprendre à l’improviste. Elle était blonde comme l’on représente les Vénus blondes, avec des duvets où se jouait la lueur des lampes en reflets d’or mouillés. Sa poitrine avait le galbe pur d’un large lis épanoui, ses seins se dressaient dans une orgueilleuse rigidité. Sa taille se ployait comme se ploient les rameaux des saules que la brise remue avec des courbes précieuses, avec une nonchalance étudiée, et ses jambes s’allongeaient, tellement menues à la cheville, qu’on aurait dit deux beaux fuseaux d’albâtre.

— La superbe créature ! murmura Louis émerveillé, et aussitôt il ajouta, blêmissant de rage :

— C’est ma femme, c’est Louise ! — car il ne l’avait jamais vue toute nue, sa femme, et il avait hésité à la reconnaître dans cette pose sculpturale de déesse de l’amour.

— Ma femme, gronda-t-il, elle qui n’osait pas se déshabiller devant moi !

Il se pencha davantage. Un homme était là, s’agenouillant près d’elle, un jeune homme, aux cheveux noirs et courts, aux traits accentués, au grand front intelligent, aux yeux vifs. Il portait un costume de voyage élégant ; un feutre tyrolien comme en ont souvent les artistes, était jeté sur un fauteuil à côté de lui. Il parlait, joignant les mains ou dévorant ses jambes adorables de baisers.

Louis eut un rauque exclamation. C’était donc vrai ! Il recula les poings tendus.

— Et je tolérerai cette ignominie, moi, qui l’ai tant aimée, je ne la tuerai pas, je les laisserai vivre ! Ah ! Marcelle, misérable Marcelle tu as trop compté sur ma stupidité : c’est donc ton frère, l’amant ? Soit, ton frère va mourir.

Il se baissa, tâtonnant, il avait bien touché un couteau, tout à l’heure, sur la table, il se le rappelait, un fin poignard damasquiné dont sa maîtresse se servait pour couper les pages de ses livres. Le poignard ? où était le poignard ?… Il ne laisserait pas le crime s’achever ce serait toujours un moment de plaisir qu’il leur volerait avant de les jeter dans la nuit profonde, dans le néant, dans l’enfer, si l’enfer existait.

Il ramassa d’abord le bouquet de violettes qu’il écrasa sous son poing, ensuite le couteau… Quand il se releva, il riait d’un rire fou.

— Elle croyait que je l’aimais assez pour respecter monsieur son frère, la gueuse ! son frère. Attendez-moi, les amoureux, je tuerai tout… et la sœur avec eux si je peux l’empêcher de fuir, car elle doit être par là pour me voir endurer ce martyre…

Armé du poignard, il fit le tour de la terrasse, gagna la porte du salon ; elle n’était pas fermée à clef, il la poussa sans s’occuper du bruit, traversa la pièce en courant : sa seule crainte était que ce poignard fût trop petit pour tuer, la lame était bien faible, elle casserait peut-être à moitié chemin de leur cœur ! Il tira les portières du boudoir et se rua sur ce jeune homme toujours à genoux.

Louise poussa un cri d’épouvante indicible. Louis, saisissant son amant par la nuque, l’avait renversé en arrière et lui avait plongé le poignard jusqu’au manche dans la poitrine. Marcel Carini roula, les yeux fixes, les bras en l’air, la bouche ouverte.

…Louis regardait son poignard, machinalement il l’essuyait dans ses doigts tremblants. À présent c’était sa femme qu’il devait tuer.

Louise bondit sur le corps de Marcel qui se tordait à ses pieds.

— Mon amant, tu as tué mon amant ! C’est fini, je veux mourir ! Dépêche-toi, frappe donc, lâche ! Tu n’as pas peur d’une femme, assassin, va ! je ne me défendrai pas… Au secours ! Mon amant, il a tué mon amant !

Elle ne pensait pas qu’il avait eu ce droit en face d’un pareil outrage et qu’il serait absous par tous les tribunaux du monde.

Louis tâchait d’assurer sa main pour ne pas la faire trop souffrir, la lame pouvait se briser, cette fois, il ne porterait jamais un coup plus violent et plus juste. La jeune femme s’élança vers l’agonisant, le sang ruisselait de la blessure, elle écarta son veston, son gilet, sa chemise, elle voulait mettre ses lèvres sur la plaie béante, et mourir ainsi dans une suprême volupté. Soudain, ses cheveux se hérissèrent ; elle frémit de tous ses membres… la poitrine de Marcel Carini était une poitrine de femme.

— Ma maîtresse ! rugit Louis au comble de la stupeur.

Il venait de frapper Marcelle Désambres, sa maîtresse…

Louise s’évanouit. Alors le jeune homme écouta. Personne ne venait. On n’avait rien entendu, les domestiques demeuraient au pavillon, Mme Désambres désirant éloigner tous ses gens de sa chambre à coucher. Non, personne ne viendrait. Il fouilla le boudoir dans tous les coins pour réunir les vêtements de sa femme, il l’habilla comme on habille un enfant endormi, il l’enveloppa de son manteau et s’enfuit par le salon.

Sur la terrasse il se rappela qu’on avait mis une échelle derrière des plantes grimpantes, une échelle dont il s’était déjà servi, il installa Louise en travers de la balustrade, assujettit les deux montants, et descendit, chargé de son fardeau. La jeune femme paraissait roide comme un cadavre… Était-ce Marcelle Désambres ou Louise Bartau qu’il enlevait ? Il ne savait plus, il abattit l’échelle contre les espaliers et se sauva tout affolé. Arrivée près de la grille, Louise s’agita, l’air la ranimait un peu.

— Ma bien-aimée, ma femme ! dit-il d’un ton sourd.

Elle se dégagea de son étreinte.

— Ce n’était pas un homme, lui, mon amant ! bégaya-t-elle, puis elle se trouva sur ses pieds, à la grille du jardin de Marcelle, ne comprenant plus du tout.

— Louis… j’ai du sang après moi, j’ai du sang… Oh ! je veux m’en aller… m’en aller avec toi. Louis ! j’ai peur de mourir là.

Ils franchirent la grille. Louis l’enlaça de son bras vigoureux.

— Fuyons, dit-il, je ne regrette pas ce que j’ai fait… mais que le ciel nous protège, car nous sortons d’un abîme !

…Marcelle Désambres agonisait, elle avait trouvé la force de se traîner sur les pas des fugitifs ; elle atteignit le seuil du boudoir, là elle ramassa un poignard tout rouge qui lui piquait le genou… Une dernière volonté farouche la conservait encore vivante, elle espérait qu’ils n’avaient pas reconnu son sexe et elle voulait aller s’ensevelir dans la Loire : le fleuve qui laverait sa honte, et peut-être ne la rendrait pas au mépris public.

— Je veux ! hurla-t-elle, faisant un effort surhumain.

Elle dut s’arrêter au milieu de la terrasse, en se traînant, elle avait perdu beaucoup de sang, la vie s’échappait à grands flots de sa gorge déchirée.

— Oh ! la brute ! cet homme ! fit-elle, il m’a manquée, il faudra que je m’achève ! pauvre Louise !… ma belle et douce création d’amour ! Comme cela fait mal tout de même, de mourir… Louise… Louis… mes deux bourreaux… je ne vous reverrai pas… Oh ! la nuit !… le froid !

Elle se dressa sur un coude, son œil hagard se dilata, rempli d’une lueur d’orgueil, sa main droite ramena le poignard sur la blessure.

— J’ai voulu mourir à l’apogée du bonheur, voici le moment… ils m’ont condamnée, je ne me plains pas, je leur pardonne !…

Elle appuya le fer et retomba en râlant.