Madame Aubin

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Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 165-178).

MADAME AUBIN

PERSONNAGES

aubin.

madame aubin.

peliter.


(Un salon d’appartement d’hôtel.)

Scène première

PELTIER, à un domestique qui s’en va.

C’est bon. On vous sonnera quand on aura besoin de vous.

À Mme Aubin.

Un jour et une nuit de repos, ma chère, n’est-ce pas ? Après quoi nous partons à travers la Suisse pour Brindisi, sans guère nous arrêter, et gagnons l’Orient, comme c’était convenu.

MADAME AUBIN

C’était convenu ?

PELTIER
Dame oui.
MADAME AUBIN

C’est vrai. Comme vous voudrez, au fait.

PELTIER

Comment ? Enfin vous m’approuvez et je vais parcourir l’indicateur. Vous permettez.

MADAME AUBIN

Mon Dieu oui.

Un court silence pendant lequel Mme Aubin contemple ses bagues et mâche une pâle extraite d’un drageoir d’or.
PELTIER, après avoir écrit des notes au crayon.

Voilà. Demain à midi nous prenons le rapide et nous arrêterons où vous voudrez. Regardez.

II tend ses notes à Mme Aubin.
MADAME AUBIN

Mon ami, vous êtes parfait. Je vais y penser. Voulez-vous m’entendre un instant, pour parler d’autre chose ?

PELTIER
Dites, ma chère.
MADAME AUBIN

J’ai envie de m’en arrêter là de notre aventure.

PELTIER

Je ne comprends pas.

MADAME AUBIN

Ne m’interrompez pas. C’est fou ce que nous faisons là. Ce n’est pas ridicule, c’est fou. Nous serions moins heureux que nous ne l’étions et il a fallu vraiment toute l’influence de votre charmant caractère et la persuasion de votre franchise (Elle lui tend une main qu’il prend et garde.) pour me faire faire ce pas énorme. Il n’est plus temps, je le sais ou plutôt je m’en doute, de revenir sur un entraînement tel, mais, que voulez-vous ? et j’en suis au désespoir, après toute cette bravoure qui m’a déterminée, soutenue, entraînée durant ce long trajet de Paris à ici, dans cet endroit de hasard, ah ! j’ai peur…

PELTIER, au comble de la surprise, quelque sceptique et résolu qu’il ait paru jusqu’ici.

— Peur de qui et de quoi ?

Il laisse retomber la main de Mme Aubin et se croise les bras, attendant d’en plus entendre.
MADAME AUBIN

Peur du passé d’abord. Peur ! Remords à cause du passé. En définitive, et certainement, mon mari ne méritait pas tout cet outrage. C’est un homme à défauts certes, à vices peut-être même. Mais c’est l’honneur et la droiture mêmes. Et j’y pense maintenant, ces dissentiments entre lui et moi doivent être venus de moi plutôt, enfant gâtée et jeune fille trop libre que je fus avant mon mariage avec cet honnête, avec ce galant homme…

PELTIER

Laissons Aubin de côté. Qu’est-ce enfin que vous voulez dire et que voulez-vous faire ? Retourner à Paris et à votre ménage laissé ?

MADAME AUBIN

Je n’en sais rien encore. Mais ne me coupez pas à chaque instant la parole et vous serez de mon avis. Non, mon mari ne doit pas subir ces choses sur son honneur et sur son nom. Et c’est vrai que j’ai peur du passé. Je viens de vous dire comment et pourquoi. J’ai peur de l’avenir aussi. Ou plutôt non. C’est le présent qui m’effraie, oh sans m’épouvanter, monsieur ! Car l’avenir, j’en réponds et il sera conforme

au vœu de ma conscience enfin réveillée.
PELTIER, qui a une colère qui monte en lui et se sentant provoqué à la fin.

Expliquez-vous ? Vous moquez-vous ou non ? Je veux vous comprendre.

MADAME AUBIN

Monsieur, vous n’avez pas le droit de me parler ainsi.

PELTIER s’avance comme un homme qui a presque le droit dont parle son interlocutrice ou qui croit qu’il va l’avoir.
MADAME AUBIN, continuant.

Et je ne vous le donnerai jamais.

PELTIER

Madame !…

MADAME AUBIN

Entendez-vous, monsieur ?

Tous deux se guindent et se regardent bien en face.
Un silence.
PELTIER

Enfin, alors, pourquoi être venue avec moi de

votre plein gré, même plutôt sur votre initiative ?
MADAME AUBIN qui s’est reprise.

Que voulez-vous ? j’ai changé d’idée.

PELTIER très sec et parlant des dents.

Bien. Vous vous êtes jouée de moi. Je ne suis pas à ce point un jeune homme encore. On ne me berne pas. Car, ma chère, je ne crois pas à un caprice de vous, à un revirement si subit, à un coup de tonnerre de vertu !…

MADAME AUBIN

N’employez plus ce mot vertu. Il est terrible à nos oreilles. Je vous disais tout à l’heure que j’avais comme peur du présent, oui peur de rester ici ainsi ; mais j’ajoutais que ce présent ne m’épouvantait pas. C’est là-dessus que vous vous êtes récrié, au moment où j’allais vous expliquer que par là j’entendais me fier à votre honneur pour me laisser me décider en paix… Et vous vous êtes emporté jusqu’à m’irriter aussi et vous venez de me dire des choses !… Un caprice, moi, à mon âge de vingt-huit ans ! Un revirement, oui ! un coup de tonnerre de… conscience, oui, là, croyez-y.

PELTIER

Mais quel rôle est-ce que vous voulez que je joue là dedans, moi ? Vous, vous êtes, alors, la raison, même illogique, et moi ? moi…

MADAME AUBIN

Votre rôle ? Tout tracé. Laissez-moi faire ! Cest ça qui serait chevaleresque et bien.

PELTIER

Mais je vous aime, mais…

MADAME AUBIN

Et moi aussi je vous aime et je vous dis : Ne peut-on donc s’aimer sans ça ? (Geste de mépris.), sans tout ça ? (Geste de dédain.)

PELTIER

Ah ! nous y sommes. Une vierge monte en vous quand par vous un satyre se dresse en moi, par vous.

Il la saisit par la taille.

Et vers vous !

MADAME AUBIN, qui s’est aussitôt dégagée.

Voyons, soyons sérieux.

Peltier, qui pressent une longue explication, s’assied la tête inclinée et les mains l’une sur le dossier d’une chaise, l’autre jouant avec sa chaîne de montre… Qu’est-ce que vous risquez, vous, homme, célibataire, à ce voyage d’agrément ? Rien, un duel peut-être au retour ! Votre réputation sera loin d’en souffrir dans ce monde illogique où nous vivons, qui n’aime pas l’adultère de la femme et qui raffole de toutes les fautes galantes d’un homme comme il faut. Tandis que moi !! Et il n’est que tout naturel que même et que surtout sur le bord de la dernière résolution, j’hésite et me rejette en arrière, dussiez-vous en être fâché. Voyons, l’êtes-vous, fâché, pouvez-vous l’être, devez-vous l’être ?

PELTIER, comme inopinément délivré et dé terminé, carré, net, confiant.

Questions, questions ! Sottises ! À mon tour je vous dirai : Soyons sérieux. Vous m’avez, avouez-le, encouragé à cette chose. Et précisément il était, comme vous dites, bien naturel à moi de l’entreprendre et il me l’est encore, je m’en rapporte à votre raisonnement, de la poursuivre en homme comme il faut, ou autrement !

Mme Aubin se recule vivement. Peltier fait un pas en avant.

Et je vais vous le prouver !

MADAME AUBIN, droite, raide, sans reculer d’une ligne dorénavant.
Fi !
PELTIER

Vous allez voir.

Aubin ouvre brusquement la porte et paraît.

Scène II

AUBIN, s’adressant exclusivement à Peltier.

Oui, c’est moi qu’on n’attendait pas. Comment ai-je eu vent de votre mèche et pu vous rejoindre si tôt, inutile d’en parler. L’essentiel c’est que quatre officiers de la garnison veulent bien nous servir de témoins et nous attendent dans un bois à deux pas avec des épées et des pistolets à votre volonté, bien que j’aie le choix des armes.

PELTIER

Je vous suis.

AUBIN, à sa femme, haut, lui prenant une main qu’il baise.

Toi, Marie, attends-moi ici, mort ou vif. Entends-tu,

ma belle.

Scène III

MADAME AUBIN

Quelle affaire ! Est-ce vraiment que je rêve, à la fin ?…

Se jetant sur un canapé qui eût pu devenir dangereux tantôt.

Un peu d’ordre dans mes pauvres idées. Là… là…

Elle appuie des doigts sur son front.

Oui, ce que je disais à M. Peltier, c’était pourtant vrai. J’étais une enfant gâtée quand Aubin m’a prise. Il m’a gâtée aussi, lui, et voilà peut-être d’où vient le mal. Je m’accoutumais à continuer mon enfance et ma jeunesse dans l’état de mariage. Je fus volontaire, exigeante, capricieuse. Dans les commencements mon mari trouvait cela charmant, puis il se lassa. Querelles, duretés de sa part, bouderies de la mienne. Sept ans après Peltier parut. Un homme charmant certes, mais moins qu’Aubin, maintenant que je vois bien les choses. Et ce sot départ est bien plus encore de ma faute, au fond, que de la sienne. Un moment de dépit féminin dont, avec nos mœurs, un homme est louable de profiter. — Je ne pouvais lui donner tort tout à l’heure de vouloir ce que sous-entendait notre fugue innocente encore et dont un peu d’énergie m’a aidée à conserver le caractère de folie sans plus. — Mais quoi, tandis que je me redis ces choses, deux hommes aimables qui m’aiment tous deux et dont décidément j’aime mieux l’un, mon mari, se battent pour moi, ô misère ! comme si j’étais une fille. Et au fait ! Ô punition ! Moi, moi ! Quelle angoisse, et quelle situation ! Et l’avenir ? Pourtant cette douce parole d’Aubin tout à l’heure… Je n’en suis que plus misérable d’attendre si lui ou l’autre… J’ai tout de même résisté ; et il y a eu un moment où j’y ai eu du mérite. Mais ce voyage ! Et cette attente ! — Mon Dieu, vous à qui l’on doit croire malgré toutes les stupides opinions des gens d’aujourd’hui, mon Dieu, ayez pitié de moi dans ma misère !

Long silence pendant lequel elle reste prostrée.

Scène IV

AUBIN, blessé à l’épaule, rentrant soutenu par un officier d’état-major.

Voilà qui est fait. Madame Aubin, je vous présente un de mes témoins.

S’adressant à l’officier.
Monsieur ?…
L’OFFICIER, s’inclinant devant Mme Aubin.

Le Comte de Givors.

AUBIN

Monsieur le comte de Givors, je vous présente ma femme.

MADAME AUBIN qui, depuis l’entrée de son mari, n’a eu d’yeux que pour lui, salue comme machinalement.

Monsieur…

Sautant en quelque sorte au cou de son mari.

Ah ! mon ami… Mais… mais, tu es blessé…

AUBIN

Ce n’est rien. Une balle qu’on va bien vite m’extraire — et puis, n’est-ce pas ? en route pour Paris dès moi pansé ! À propos, tu sais, Peltier n’a rien.

MADAME AUBIN, littéralement superbe.

Qu’est-ce que ça fait ?

Silence.
AUBIN, immensément joyeux.
Hein ?
L’OFFICIER, à M. et à Mme Aubin.

Permettez… Il se retire après avoir salué, reconduit par l’un et par l’autre.

AUBIN, à sa femme.

Explique-toi, Marie.

PELTIER rentre.

Scène V

MADAME AUBIN à Peltier.

Dites, Monsieur, si vous avez jamais eu le droit de vous dire mon amant.

PELTIER

Sur ma parole d’honnête homme et de galant homme telle que la confirme mon retour dans cette chambre, Aubin, je jure que non. Ce départ fut un délire dont madame s’est réveillée la première, pure et invincible. Invincible, car j’ai voulu avoir le dernier motet c’est elle qui l’a dit : et ça été un non à ne pas s’y tromper.

AUBIN

Au fait, chacun a rempli son devoir ici. Moi, après votre folie, d’être accouru pour ravoir ma femme et lui pardonner après un duel. Toi, Marie, d’être restée bonne épouse, — et je te réponds que les malentendus qui auraient pu t’excuser sont morts à jamais. Comme nous allons être heureux ! Et vous, Peltier, étant donné notre civilisation, qui ne vous approuverait d’avoir tenté de me souffler ma femme excepté moi qui vous en voudrais si cette balle dans mon épaule n’eût été là, qui supplée toute explication ? Or voici : nous retournons dès mon égratignure pansée. Naturellement nous serons quelque temps sans vous revoir, Peltier. N’êtes-vous pas en voyage ?

À Peltier.

Et la main !