Le Poteau

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Œuvres complètes - Tome IVVanier (Messein) (p. 155-161).

LE POTEAU


« Il se dresse, poteau des funestes chemins. » (Catulle Mendès.)


Edgar Poe me disait un jour, avec cette lucidité d’expression qui ne l’abandonnait jannais au milieu des plus grands écarts de sa magnifique imagination, qu’à son avis, la plupart de nos erreurs viennent de la facilité avec laquelle notre esprit exagère ou déprécie l’importance d’un objets parce qu’il ne sait pas se rendre un compte exact de l'éloignement ou du rapprochement relatif de cet objet. — Tout en rendant justice à la part considérable d’évidence contenue dans cette proposition, je ne pus m’empêcher d’en combattre la forme axiomatique qui semblait mettre de côté toute une série de faits non moins intéressants que ceux qui me paraissaient véritablement justiciables de la sentence que venait de prononcer mon subtil ami. Je désignais par là les hallucinations, visions ou transfigurations d’objets quelconques produites par les forces morales de notre être, conscience, pressentiment, souvenir, and so on, et je prétendais que ces faits-là n’acceptent guère d’explication catégorique et que la plus sage conduite à tenir vis-à-vis d’eux serait l’abstention, sinon l’assentiment pur et simple et le respect. Comme j’avais mis de la chaleur et peut-être une certaine éloquence dans l’exposé de ces idées, Edgar Poe eut l’air de m ’écouter avec intérêt, et la conversation continuant sur ce sujet, j’en vins à lui raconter une anecdote de ma jeunesse qui n’était pas sans quelque rapport avec les choses dites. Voici :

— Des affaires m’appelaient dans un petit village assez éloigné de Paris pour que ce fût à travers une vraie campagne qu’il me fallût marcher à ma descente du chemin de fer. C’était en juin. On fanait, ce qui mettait un parfum gai dans l’air frais qu’attiédrissaient les rayons d’un soleil de neuf heures du matin. J’atteignis bientôt un bois assez considérable que traversait une grande allée gazonnée, piquée, çà et là, de lueurs pâles. Des oiseaux de tout ramage, particulièrement des geais, faisaient tapage dans les hêtres doucement agités et de loin on entendait le rire des femmes joyeuses de remuer le foin dont quelques brins s’envolaient, bientôt happés par les hirondelles nombreuses. Au sortir du bois, j’aperçus un poteau indicateur qui se trouvait là on ne peut mieux ; car depuis quelques années que je n’étais venu dans le pays, j’avais tant soit peu oublié la route. C’était un poteau à quatre bras se coupant en croix. Sur chacun des bras peints en blanc ainsi que l’arbre du poteau, se lisait en lettres noires un peu effacées par les intempéries le nom du village ainsi que le nombre de kilomètres à faire pour y arriver. Je n’en avais plus que pour un petit quart d’heure, et le chemin que me prescrivait le poteau était charmant. Je le suivis tout doucement, et j’aperçus bientôt le clocher du petit village de J… Cédant alors à un accès de paresse et tenté par l’herbe tendre, je me laissai aller par terre, et je restai couché quelque temps. Quand je me relevai, l’air me caressa le visage, des oiseaux qui picoraient dans une clairière voisine pépièrent, de grands nuages blancs pénétrés de soleil couraient dans l’azur lointain ; l’odeur du foin m’arrivait par bouffées enivrantes, et tout au fond de la vallée, le village où m’attendaient d’excellents parents faisait luire entre les arbres ses chaumes et ses tuiles. Un délicieux frisson me prit, et je me mis à penser qu’en somme là était le bonheur et qu’on avait bien tort d’habiter les villes. — Je me levai et instinctivement mes yeux se portèrent sur le chemin parcouru, tandis que je m’étirais avec cette volupté saine qui suit les méditations douces. Le bois dont j’ai parlé plus haut bleuissait à quelque distance, et sur ce fond sombre ressortait en blanc le poteau dont je ne voyais plus que le bras tourné dans la direction de J… ; dans la situation d’esprit où je me trouvais, ce bras tendu me parut une bienveillante exhortation de la Destinée à poursuivre mon chemin et à gagner au plus vite le but de mon voyage. Ce que je fis avec empressement et en entonnant un allègre chœur de sortie autrefois entendu dans quelque vaudeville hilare.

— Trois mois après je quittais J…, rebroussant le chemin en question ; cette fois je n’étais plus seul : une histoire d’amour banale et charmante avait eu lieu dans ma vie pendant ces trois mois écoulés au milieu des champs. Je vivais ou plutôt nous vivions heureux dans toutes les conditions de sécurité désirables quand je ne sais quel brutal désir de possession exclusive me détermina à un « enlèvement ».

La prudence nous y engageant, nous partîmes de nuit, à pied, pareils pour la légèreté du bagage à des voleurs sans butin, et gais comme des pinsons. Une petite lanterne sourde d’assez longue portée guidait nos pas. Nous nous tenions par la main, causant. Tout à coup je me sentis par le corps comme une sueur froide, et mon babil cessa, au grand étonnement de mon gentil compagnon. En même temps je me pris à regarder autour de nous. La nuit était affreuse. Le ciel, d’une obscurité plus livide que noire, avait çà et là des points blafards semblables à de vastes taches de moisissure. Quelques étoiles brouillées scintillaient vaguement. Farouche, dans un coin, Saturne luisait rouge. La terre, détrempée par plusieurs jours de pluie torrentielle, glissait traîtreusement sous les pieds. En même temps il se passait quelque chose de singulier en moi : ma conscience me reprochait ce que je faisais là, et pour la première fois ma liaison avec la personne qui m’accompagnait m’apparut comme une mauvaise action. De plus l’imprudence et la folie de cet enlèvement me sautèrent aux yeux. À tous ces arguments du for intérieur je ne pus opposer que la raison de révolutions : il est trop tard ! et je pressai le pas serrant plus fortement la main de mon amie, quand le rayonnement de ma lanterne dressa devant mes yeux le spectre blanc d’un POTEAU dont le bras dirigé vers moi me sommait impérieusement de me retourner et de rebrousser chemin. La sensation de froide horreur que me donna cette vue est invraisemblable : le bras du poteau était là, terrible et implacable dans son immobilité. Je tournai vite ma lanterne et la vision sinistre disparut ; mais l’impression m’en restait et mes yeux dans l’ombre voyaient cette chose. Tout près et noir sur le ciel gris, le bois gémissait lugubrement sous le vent glacial. N’en pouvant plus d’immonde terreur et prétextant l’heure très prochaine du départ du train, j’engageai ma compagne à courir et courus moi-même avec des pieds de cerf. Un horrible choc m’arrêta : j’avais au moins toute l’épaule écorchée sinon cassée. J’eus néanmoins le courage de ne pas me plaindre, tant ma peur étant grande ; car c’était le poteau qui m’avait heurté si fort, — dernier avertissement. Nous courions en désespérés. La nuit continuait à être affreuse autour de nous. Nous nous enfonçâmes bientôt dans le bois et dans l’inconnu.

— Quelques semaines se passèrent au bout desquelles je devins le héros contumax d’un des plus épouvantables drames judiciaires qui aient jamais défrayé la curiosité parisienne. Le juge d’instruction et le procureur du Roi n’eurent point cette fois à « rechercher la femme ». La femme était là dans des bocaux avec diverses autres pièces à conviction.

Me ***, avocat d’office, y commença sa légitime réputation d’orateur ému. Moi, pendant ce temps, j’avais cinglé vers l’Amérique.

Là j’ai vécu plus de vingt ans, tour à tour banquier et garçon de café, journaliste et flibustier, j’ai connu toutes les jouissances et toutes les épreuves, commis tous les attentats, surmené toutes les passions, en un mot fait tout. À Charlestown où j’écrivaillai, je fus longtemps le compagnon d’opium d’Edgar Poe, et un peu son collaborateur. Plus tard j’entrai, en ma qualité de possesseur d’esclaves, dans l’armée confédérée où je devins colonel. Proscrit après la capture de Davis et quelque peu inculpé, dans l’affaire Booth-Lincoln, je passai au Mexique au plus fort de la seconde guerre de l’indépendance, pendant laquelle, sans acception d’aucun parti, je me mis à la tête d’une bande dont les exploits font encore trembler, à l’heure qu’il est, Matamores, Oajaco et Queretaro. Redevenu riche et immensément riche après cette entreprise, je jugeai à propos de revenir aux États-Unis profiter des amnisties. Sur les bords de l’Hudson j’ai dressé un cottage entre les arbres. Là je vis très confortablement, je vous assure, mais s’il faut le dire, pas toujours en paix avec mes souvenirs. Pensez donc ! et réfléchissez que j’ai dû rêver guillotine et potence souvent, qu’on m’a fusillé quelque peu vers Guadalajara et que j’ai été des semaines prisonnier de sauvages !

Mais entre toutes ces choses terribles, il n’en est aucune, alors que la mémoire ou le sommeil me sont incléments, aucune qui me pénètre d’une terreur aussi intense, qui fige autant la moelle de mes os et le sang de mes veines que ce poteau peint en blanc, vu jadis près d’un bois, au rayonnement d’une lanterne sourde, une nuit que je gagnais le chemin de fer en compagnie d’une enfant aimable.