Madame Chrysanthème/04

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Calmann Lévy (p. 39-53).
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IV


Trois jours ont passé. C’est à la tombée de la nuit, dans un appartement qui depuis la veille est le mien. — Nous nous promenons, Yves et moi, au premier étage, sur les nattes blanches, arpentant cette grande pièce vide dont le plancher sec et léger craque sous nos pas — un peu agacés l’un et l’autre par une attente qui se prolonge. Yves, qui a plus d’entrain dans son impatience, de temps en temps regarde au dehors. Moi, tout à coup, je me sens froid au cœur, à l’idée que j’ai choisi et que je vais habiter cette maison perdue dans un faubourg d’une ville si étrangère, perchée haut dans la montagne, presque avoisinant les bois.

Quelle idée m’a pris, de m’installer dans tout cet inconnu qui sent l’isolement et la tristesse ?… L’attente m’énerve et je m’amuse à examiner les petits détails du logis. Les boiseries du plafond sont compliquées et ingénieuses. Sur les châssis de papier blanc qui forment les murailles, il y a un semis de petites, de microscopiques tortues bleues, à plumes…

— Ils sont en retard, dit Yves, qui regarde encore dans la rue.

Pour en retard, oui, ils le sont, d’une bonne heure déjà, et la nuit arrive, et le canot qui devait nous ramener à bord pour dîner va partir. Il faudra souper ce soir à la japonaise, qui sait où. Les gens de ce pays-ci n’ont aucune conscience de l’heure, du prix du temps.

Et je continue d’inspecter les menus détails drôles de ma maison. — Tiens ! au lieu de poignées, comme nous en aurions mis, nous, pour tirer ces châssis mobiles, ils ont placé des petits trous ovales ayant la forme d’un bout de doigt, destinés évidemment à introduire le pouce. — Et ces petits trous ont une garniture de bronze, — et, regardé de près, ce bronze est curieusement ouvragé : ici, c’est une dame qui s’évente ; ailleurs, dans le trou voisin, est représentée une branche de cerisier en fleurs. Quelle bizarrerie dans le goût de ce peuple ! S’appliquer à une œuvre en miniature, la cacher au fond d’un trou à mettre le pouce qui semble n’être qu’une tache au milieu d’un grand châssis blanc ; accumuler tant de patient travail dans des accessoires imperceptibles, — et tout cela pour arriver à produire un effet d’ensemble nul, un effet de nudité complète…

Yves regarde encore, comme sœur Anne. Du côté où il se penche, ma véranda donne sur une rue, plutôt sur un chemin bordé de maisons qui monte, monte, et se perd presque tout de suite dans les verdures de la montagne, dans les champs de thé, les broussailles, les cimetières. Moi, ça m’agace pour tout de bon, cette attente, et je regarde du côté opposé ; mon autre façade, en véranda aussi, s’ouvre sur un jardin d’abord, puis sur un panorama merveilleux de bois et de montagnes, avec tout le vieux Nagasaki japonais tassé en fourmilière noirâtre à deux cents mètres sous mes pieds. Ce soir, par un crépuscule terne, un crépuscule de juillet pourtant, — ces choses sont tristes. Il y a de gros nuages qui roulent de la pluie ; en l’air, des averses voyagent. Non, je ne me trouve pas du tout chez moi, dans ce gîte étrange ; j’y éprouve des impressions de dépaysement extrême et de solitude ; rien que la perspective d’y passer la nuit me serre le cœur…

— Ah ! pour le coup, frère, dit Yves, je crois, — je crois fort… que la voilà !!!

Je regarde par-dessus son épaule et j’aperçois — vue de dos — une petite poupée en toilette, que l’on achève d’attifer dans la rue solitaire : un dernier coup d’œil maternel aux coques énormes de la ceinture, aux plis de la taille. Sa robe est en soie gris perle, son obi en satin mauve ; un piquet de fleurs d’argent tremble dans ses cheveux noirs ; un dernier rayon mélancolique du couchant l’éclairé ; cinq ou six personnes l’accompagnent… Oui, évidemment c’est elle, mademoiselle Jasmin… ma fiancée qu’on m’amène !!…

Je me précipite au rez-de-chaussée, qu’habitent la vieille madame Prune, ma propriétaire, et son vieux mari ; — ils sont en prières devant l’autel de leurs ancêtres.

— Les voilà, madame Prune, dis-je en japonais, les voilà ! Vite le thé, le réchaud, les braises, les petites pipes pour les dames, les petits pots en bambou pour cracher leur salive ! montez avec empressement tous les accessoires de ma réception !

J’entends le portail qui s’ouvre, je remonte. Des socques de bois se déposent à terre ; l’escalier crie sous des pieds déchaussés… Nous nous regardons, Yves et moi, avec une envie de rire…

Entre une vieille dame, — deux vieilles dames, — trois vieilles dames, émergeant l’une après l’autre avec des révérences à ressorts que nous rendons tant bien que mal, ayant conscience de notre infériorité dans le genre. Puis des personnes d’un âge intermédiaire, — puis des jeunes tout à fait, une douzaine au moins, les amies, les voisines, tout le quartier. Et tout ce monde, en entrant chez moi, se confond en politesses réciproques : et je te salue — et tu me salues, — et je te ressalue, et tu me le rends — et je te ressalue encore, et je ne te le rendrai jamais selon ton mérite, — et moi je me cogne le front par terre, et toi tu piques du nez sur le plancher ; les voilà toutes à quatre pattes les unes devant les autres ; c’est à qui ne passera pas, à qui ne s’assoira pas, et des compliments infinis se marmottent à voix basse, la figure contre le parquet.

Elles s’asseyent pourtant, en un cercle cérémonieux et souriant à la fois, nous deux restant debout les yeux fixés sur l’escalier. Et enfin émerge à son tour le petit piquet de fleurs d’argent, le chignon d’ébène, la robe gris perle et la ceinture mauve… de mademoiselle Jasmin ma fiancée !!…

Ah ! mon Dieu, mais je la connaissais déjà ! Bien avant de venir au Japon, je l’avais vue, sur tous les éventails, au fond de toutes les tasses à thé — avec son air bébête, son minois bouffi, — ses petits yeux percés à la vrille au-dessus de ces deux solitudes, blanches et roses jusqu’à la plus extrême invraisemblance, qui sont ses joues.

Elle est jeune, c’est tout ce que je lui accorde ; elle l’est tellement même que je me ferais presque un scrupule de la prendre. L’envie de rire me quitte tout à fait et je me sens au cœur un froid plus profond. Partager une heure de ma vie avec cette petite créature, jamais !…

Elle s’avance souriante, d’un air contenu de triomphe, et M. Kangourou paraît derrière elle, dans son complet de drap gris. Nouveaux saluts. La voilà à quatre pattes, elle aussi, devant ma propriétaire, devant mes voisines. Yves, le grand Yves, qui n’épouse pas, lui, fait derrière moi une figure pincée, comique, étouffant mal son rire, — tandis que pour me donner le temps de rassembler mes idées j’offre le thé, les petites tasses, les petits pots, les braises…

Cependant mon air déçu n’a pas échappé aux visiteuses. M. Kangourou m’interroge anxieux :

— Comment me plaît-elle ?

Et je réponds à voix basse mais résolument :

— Non !… celle-là, je n’en veux pas… Jamais !

Je crois qu’on a presque compris autour de moi, à la ronde. La consternation se peint sur les figures, les chignons s’allongent, les pipes s’éteignent. Et me voilà faisant des reproches à ce Kangourou : « Pourquoi aussi me l’avoir amenée en grande pompe, devant les amies, les voisins, les voisines, au lieu de me l’avoir montrée par hasard, discrètement, comme j’avais souhaité ? Quel affront cela va être à présent, pour ces personnes si polies ! »

Les vieilles dames (la maman sans doute et des tantes) prêtent l’oreille, et M. Kangourou leur traduit, en atténuant, les choses navrantes que je dis. Elles me font presque de la peine : c’est que, pour des femmes qui en somme viennent vendre une enfant, elles ont un air que je n’attendais pas ; je n’osa pas dire un air d’honnêteté (c’est un mot de chez nous qui, au Japon n’a pas de sens), mais un air d’inconscience, de grande bonhomie ; elles accomplissent un acte qui sans doute est admis dans leur monde, et vraiment tout cela ressemble, encore plus que je ne l’aurais cru, à un vrai mariage.

— Mais qu’est-ce que je lui reproche, à cette petite ? demande M. Kangourou, consterné lui-même.

J’essaie de présenter la chose d’une manière flatteuse :

— Elle est bien jeune, dis-je, — et puis trop blanche ; elle est comme nos femmes françaises, et moi j’en désirais une jaune pour changer. — Mais c’est la peinture qu’on lui a mise, monsieur ! En dessous, je vous assure qu’elle est jaune…

Yves se penche à mon oreille :

— Là-bas, dans ce coin, frère, dit-il, contre le dernier panneau, avez-vous remarqué celle qui est assise ?

Ma foi non, je ne l’avais pas remarquée, dans mon trouble ; tournée à contre jour, vêtue de sombre, dans la pose négligée de quelqu’un qui s’efface. Le fait est qu’elle paraît beaucoup mieux, celle-ci. Des yeux à longs cils, un peu bridés, mais qui seraient trouvés bien dans tous les pays du monde : presque une expression, presque une pensée. Une teinte de cuivre sur des joues rondes ; le nez droit ; la bouche légèrement charnue, mais bien modelée, avec des coins très jolis. Moins jeune que mademoiselle Jasmin ; dix-huit ans peut-être, déjà plus femme. Elle fait une moue d’ennui, de dédain aussi un peu, comme regrettant d’être venue à un spectacle qui languit, qui n’est guère amusant.

— Monsieur Kangourou, quelle est cette petite personne, en bleu foncé, là-bas ?

— Là-bas, monsieur ? — C’est une personne appelée mademoiselle Chrysanthème. Elle a suivi les autres qui sont là ; elle est venue pour voir… Elle vous plaît ? dit-il brusquement, flairant une autre solution pour son affaire manquée.

Alors, oubliant toute sa politesse, tout son cérémonial, toute sa japonerie, il la prend par la main, la force de se lever, de venir en face du jour mourant, de se faire voir. Et elle, qui a suivi nos yeux, qui commence à deviner de quoi il retourne, baisse la tête, confuse, avec une moue plus accentuée mais plus gentille aussi ; essaie de reculer, moitié maussade, moitié souriante.

— Ça ne fait rien, continue M. Kangourou : cela pourra aussi bien s’arranger pour celle-ci : elle n’est pas mariée, monsieur !!…

Elle n’est pas mariée ! — Alors pourquoi donc ne me l’avait-il pas proposée tout de suite, cet imbécile, au lieu de l’autre… qui me fait une pitié extrême à la fin, pauvre petite, avec sa robe gris tendre, son piquet de fleurs et sa mine qui s’attriste, ses yeux qui grimacent comme pour un gros chagrin.

— Cela pourra s’arranger, monsieur ! répète encore Kangourou, qui a un air tout à fait entremetteur de bas étage, tout à fait mauvais drôle à présent.

Seulement nous serons de trop, dit-il, Yves et moi, pendant les négociations. Et, tandis que mademoiselle Chrysanthème garde les yeux baissés qui conviennent, tandis que les familles, sur les figures desquelles se sont peints tous les degrés de l’étonnement, toutes les phases de l’attente, restent assises en cercle sur mes nattes blanches, il nous renvoie, nous deux, sous la véranda — et nous regardons, dans les profondeurs au-dessous de nous, un Nagasaki vaporeux, un Nagasaki bleuâtre où l’obscurité vient…


De grands discours en japonais, des répliques sans fin. M. Kangourou, qui n’est blanchisseur et mauvais genre qu’en français, a retrouvé pour parlementer les longues formules de son pays. De temps en temps, je m’impatiente ; je demande à ce bonhomme, que je prends de moins en moins au sérieux :

— Voyons, dites-nous vite. Kangourou ; est-ce que cela se démêle, est-ce que cela va finir ?

— Tout à l’heure, Missieu, tout à l’heure.

Et il reprend son air d’économiste traitant des questions sociales.

Allons, il faut subir les lenteurs de ce peuple. Et, pendant que l’obscurité tombe comme un voile sur la ville japonaise, j’ai le loisir de songer, assez mélancoliquement, à ce marché qui se conclut derrière moi.


La nuit est venue, la nuit close ; il a fallu allumer les lampes.

Il est dix heures quand tout est réglé, fini, quand M. Kangourou vient me dire :

— C’est entendu, Missieu ! ses parents vous la donnent pour vingt piastres par mois, — au même prix que mademoiselle Jasmin…

Alors l’ennui me prend pour tout de bon de m’être décidé si vite, de m’être lié, même passagèrement, à cette petite créature, et d’habiter avec elle cette case isolée…

Nous rentrons ; elle est au milieu du cercle, assise ; on lui a mis un piquet de fleurs dans les cheveux. Vraiment son regard a une expression, elle a presque un air de penser, celle-ci…

Yves s’étonne de son maintien modeste, de ses petites mines timides de jeune fille que l’on marie ; il n’imaginait rien de pareil pour un tel mariage ; moi non plus, je l’avoue.

— Oh ! mais, c’est qu’elle est très gentille, dit-il, très gentille, frère, vous pouvez me croire !

Ces gens, ces mœurs, cette scène, le confondent ; il n’en revient pas, de tout cela : « Oh ! par exemple !… » — et l’idée d’en écrire une longue lettre à sa femme, à Toulven, le divertit beaucoup.

Nous nous donnons la main. Chrysanthème et moi. Yves aussi s’avance pour toucher sa petite patte fine ; — du reste, si je l’épouse, il en est bien cause ; — je ne l’aurais pas remarquée sans lui qui m’a affirmé qu’elle était jolie. Qui sait comment cela va tourner, ce ménage ? Est-ce une femme ou une poupée ?… Dans quelques jours, je le découvrirai peut-être…


Les familles, ayant allumé au bout de bâtons légers leurs lanternes multicolores, se disposent à se retirer, avec force compliments, politesses, courbettes, révérences. Quand il s’agit de prendre l’escalier, elles font à qui ne passera pas, et, à un moment donné, tout le monde se retrouve à quatre pattes, immobilisé, murmurant à demi-voix des choses polies…

— Faut pousser dessus ? dit Yves en riant (une locution et un procédé qui s’emploient en marine lorsqu’il y a engorgement quelque part).

Enfin cela s’écoule, cela descend, avec un dernier bourdonnement de civilités, de phrases aimables qui s’achèvent d’une marche à l’autre, à voix décroissante. Et nous restons seuls, lui et moi, dans l’étrange logis vide, où traînent encore sur les nattes les petites tasses à thé, les impayables petites pipes, les plateaux en miniature.

— Regardons-les s’en aller ! dit Yves en se penchant dehors.

À la porte du jardin, mêmes saluts, mêmes révérences, puis les deux bandes de femmes se séparent ; leurs lanternes de papier peinturluré, qui s’éloignent, tremblotent et se balancent à l’extrémité des bâtons flexibles — qu’elles tiennent du bout des doigts, comme on tiendrait une canne à pêche pour prendre à l’hameçon dans l’obscurité des oiseaux nocturnes. Le cortège infortuné de mademoiselle Jasmin remonte vers la montagne, tandis que celui de mademoiselle Chrysanthème descend par une vieille petite rue, moitié escalier, moitié sentier de chèvre, qui mène à la ville.

Puis nous sortons, nous aussi. La nuit est fraîche, silencieuse, exquise ; l’éternelle musique des cigales remplit l’air. On voit encore les lanternes rouges de ma nouvelle famille qui s’en vont là-bas dans le lointain, qui descendent toujours, qui se perdent dans ce gouffre béant au fond duquel est Nagasaki.

Nous descendons nous-mêmes, mais sur un versant opposé, par des sentiers rapides qui conduisent à la mer.

Et, quand je suis rentré à bord, quand cette scène de là-haut me réapparaît en esprit, il me semble m’être fiancé pour rire, chez des marionnettes…