Madame Chrysanthème/10

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Calmann Lévy (p. 67-69).
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X


13 juillet.

Cette nuit, pendant que nous étions couchés sous ce toit japonais de Diou-djen-dji, — sous ce vieux toit de bois mince, desséché par cent années de soleil, qui vibre au moindre bruit comme la peau tendue d’un tamtam — au-dessus de nos têtes une vraie Chasse-Galery, dans le silence de deux heures du matin, passa en galopant :

Nidzoumi ! (les souris !), dit Chrysanthème.

Et, brusquement, ce mot m’en rappela un autre, d’une langue bien différente et parlée bien loin d’ici : « Setchan !… » mot entendu jadis ailleurs, mot dit comme cela tout près de moi par une voix de jeune femme, dans des circonstances pareilles, à un instant de frayeur nocturne. — « Setchan ! … » Une de nos premières nuits passées à Stamboul, sous le toit mystérieux d’Eyoub, quand tout était danger autour de nous, un bruit sur les marches de l’escalier noir nous avait fait trembler, et elle aussi, la chère petite Turque, m’avait dit dans sa langue aimée : « Setchan ! » (les souris !)…

Oh ! alors, un grand frisson, à ce souvenir, me secoua tout entier : ce fut comme si je me réveillais en sursaut d’un sommeil de dix années ; — je regardai avec une espèce de haine cette poupée étendue près de moi, me demandant ce que je faisais là sur cette couche, et je me levai pris d’écœurement et de remords, pour sortir de ce tendelet de gaze bleue…

J’allai jusque sous la véranda… et je m’arrêtai, regardant les profondeurs de la nuit étoilée. Nagasaki dormait au-dessous de moi, d’un sommeil qui semblait tiède et léger, avec mille bruissements d’insectes au clair de lune, dans des enchantements de lumière rose. Puis, tournant la tête, je vis derrière moi l’idole dorée devant laquelle veillaient nos lampes ; l’idole souriait de l’impassible sourire bouddhique, et sa présence semblait jeter dans l’air de cette chambre je ne sais quoi d’inconnu et d’incompréhensible ; à aucune époque de ma vie passée, je n’avais encore dormi sous le regard de ce dieu-là…

Au milieu de ce calme et de ce silence du milieu de la nuit, je cherchai à ressaisir encore mes impressions poignantes de Stamboul. — Hélas ! non, elles ne revenaient plus, dans ce milieu trop lointain et trop étrange… À travers la gaze bleue transparaissait la Japonaise, étendue avec une grâce bizarre dans sa robe de nuit d’une couleur sombre, la nuque reposant sur son chevalet de bois et les cheveux arrangés en grandes coques lustrées. Ses bras ambrés, délicats et jolis, sortaient jusqu’à l’épaule de ses manches larges.

« Qu’est-ce donc que ces souris des toits avaient pu me faire, » se disait Chrysanthème. Naturellement elle ne comprenait pas. Avec une câlinerie de petit chat, elle coula vers moi ses yeux bridés, me demandant pourquoi je ne venais pas dormir, — et je retournai me coucher auprès d’elle.