Madame Chrysanthème/11

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 70-80).
◄  X
XII  ►

XI


14 juillet.

Jour de la fête nationale de France. Sur rade de Nagasaki, grand pavois en notre honneur et salves d’artillerie.

Hélas ! je songe beaucoup, toute la journée, à ce 14 juillet de l’an dernier, passé dans un si grand calme, au fond de ma vieille maison familiale, la porte fermée aux importuns, tandis que la foule en gaité hurlait dehors ; j’étais resté jusqu’au soir assis à l’ombre d’une treille et d’un chèvrefeuille, sur un banc où jadis, pendant les étés de mon enfance, je m’installais avec mes cahiers, en prenant un air de faire mes devoirs. — Oh ! ce temps où je faisais mes devoirs… avais-je assez la tête ailleurs, — aux voyages, aux pays lointains, aux forêts tropicales devinées en rêve… À cette époque, aux environs de ce banc de jardin, dans certains creux des pierres du mur, de vilaines bêtes d’araignées noires habitaient, toujours au guet, le nez à leur fenêtre, prêtes à sauter sur les moucherons étourdis ou le mille-pattes en promenade. Et un de mes amusements était de prendre un brin d’herbe, ou la queue d’une cerise, pour chatouiller tout doucement, tout doucement, ces araignées dans leur trou ; elles sortaient alors brusquement, très mystifiées, croyant avoir affaire à quelque proie, — tandis que je retirais ma main avec horreur… Eh bien, le 14 juillet de l’année dernière, m’étant rappelé ce temps à jamais envolé des thèmes et des versions, et ce jeu d’autrefois, j’avais parfaitement retrouvé les mêmes araignées (ou du moins les filles des anciennes) postées dans les mêmes trous. Et, en les regardant, en regardant des brins d’herbe, des lichens, il m’était revenu mille souvenirs des premiers étés de ma vie, souvenirs qui avaient dormi pendant des années contre ce vieux mur, à l’abri des branches de lierre… Quand tout ce qui est nous change et passe, c’est un surprenant mystère que cette constance de la nature à reproduire toujours de la même façon ses plus infimes détails : les mêmes variétés particulières de mousses reverdissent pendant des siècles précisément aux mêmes places, et les mêmes petits insectes font chaque été, aux mêmes endroits, les mêmes choses…


Je reconnais que cet épisode d’enfance et d’araignées arrive drôlement au milieu de l’histoire de Chrysanthème. Mais l’interruption saugrenue est absolument dans le goût de ce pays-ci ; elle se pratique en tout, dans la causerie, dans la musique, même dans la peinture ; un paysagiste, par exemple, ayant achevé un tableau de montagnes et de rochers, n’hésitera jamais à tracer au beau milieu du ciel un cercle, ou un losange, un encadrement quelconque, dans lequel il représentera n’importe quoi d’incohérent et d’inattendu : un bonze jouant de l’éventail, ou une dame prenant une tasse de thé. Rien n’est plus japonais que de faire ainsi des digressions sans le moindre à-propos.

D’ailleurs, si je me suis remis en mémoire tout cela, c’était pour me mieux marquer à moi-même la différence entre ce 14 juillet de l’an dernier, si tranquille, au milieu de choses familières connues depuis mon entrée au monde, — et celui-ci, plus agité, au milieu de choses étranges.

Aujourd’hui donc, au soleil ardent de deux heures, trois djins rapides nous entraînent à toutes jambes, Yves, Chrysanthème et moi, à la file indienne, chacun dans un petit char sautillant, — nous entraînent jusqu’à l’autre bout de Nagasaki, et là nous déposent au pied d’un escalier de géants qui monte tout droit dans la montagne.

C’est l’escalier du grand temple d’Osueva ; il est en granit, il est large comme pour donner accès à tout un corps d’armée ; il est imposant et simple comme une chose de Babylone ou de Ninive, il contraste absolument avec les mièvreries d’alentour.

Nous grimpons, nous grimpons, — Chrysanthème nonchalante, faisant la fatiguée sous son ombrelle de papier où des papillons roses sont peints sur un fond noir. En nous élevant toujours, nous passons sous d’énormes portiques religieux, en granit également, d’une forme rade et primitive. En vérité ces escaliers et ces portiques des temples sont les seules choses un peu grandioses que ce peuple ait imaginées ; elles étonnent, on ne les dirait pas japonaises.

Nous grimpons encore. À cette heure chaude, du haut en bas de ces immenses marches grises, il n’y a que nous trois ; sur tout ce granit, il n’y a que les papillons roses de l’ombrelle de Chrysanthème qui jettent une couleur un peu gaie, un peu éclatante.

Nous traversons la première cour du temple, dans laquelle sont deux tourelles de porcelaine blanche, des lanternes de bronze et un grand cheval de jade. Puis, sans nous arrêter au sanctuaire, nous tournons à main gauche, pour entrer dans un jardin ombreux, qui forme terrasse à mi-montagne et au fond duquel se trouve la Donko-Tchaya, — en français : la maison de thé des Crapauds.

C’est là que nous conduisait Chrysanthème. Nous prenons place à une table, sous une tente de toile noire ornée de grandes lettres blanches (aspect funéraire), — et deux mousmés très rieuses s’empressent à nous servir.

Mousmé est un mot qui signifie jeune fille ou très jeune femme. C’est un des plus jolis de la langue nipponne ; il semble qu’il y ait, dans ce mot, de la moue (de la petite moue gentille et drôle comme elles en font) et surtout de la frimousse (de la frimousse chiffonnée comme est la leur). Je l’emploierai souvent, n’en connaissant aucun en français qui le vaille.

Un Watteau japonais a dû tracer le plan de cette Donko-Tchaya, qui est d’une paysannerie un peu cherchée, mais charmante. Elle est à l’ombre, sous la retombée d’une voûte de grands arbres très feuillus ; tout à côté, dans un lac en miniature, résident quelques crapauds auxquels elle a emprunté son nom attrayant. — Crapauds heureux qui se promènent et chantent sur les mousses les plus fines, au milieu des îlots artificiels les plus mignons ornés de gardénias en fleur. De temps à autre, l’un d’eux nous fait part d’une réflexion qui lui vient : « Couac, » avec une voix de bassetaille beaucoup plus creuse que celle de nos crapauds français.

Sous la tente de cette maison de thé, on est comme à un balcon avancé de la montagne, surplombant de très haut la ville grisâtre et ses faubourgs enfouis dans la verdure. Autour, au-dessus et au-dessous de nous, partout accrochés, partout suspendus, des bouquets d’arbres, des bois d’une grande fraîcheur, ayant les feuillages délicats et un peu uniformes des régions tempérées. Puis nous apercevons, sous nos pieds, la rade profonde, en raccourci et en biais, rétrécie en une effroyable déchirure sombre au milieu de l’amas des grandes montagnes vertes ; et au fond, très bas, sur une eau qui semble noire et dormante, apparaissent, bien petits et comme écrasés, les navires de guerre, les paquebots et les jonques, pavoises aujourd’hui à toutes leurs pointes. Sur le vert foncé, qui est la nuance dominante des choses, se détachent éclatants ces milliers de chiffons d’étamine qui sont des emblèmes de nations, — tous dehors, tous déployés en l’honneur de la France lointaine.

Le plus répandu dans cet ensemble multicolore est celui qui est blanc à boule rouge : il représente cet Empire du Soleil Levant où nous sommes.


À part trois ou quatre mousmés là-bas, qui s’exercent à tirer de l’arc, il n’y a guère que nous aujourd’hui dans ce jardin, et la montagne alentour est silencieuse.

Chrysanthème, ayant achevé sa cigarette et sa tasse de thé, désire se refaire la main, elle aussi, à cet exercice de l’arc, encore en honneur parmi les jeunes femmes. — Alors un vieux bonhomme, qui est le gardien du tir, lui choisit ses meilleures flèches, emplumées de blanc et de rouge, — et la voilà visant, très sérieuse. Le but est un cercle, tracé au milieu d’un tableau où sont peintes en grisaille des chimères effrayantes dans des nuages.

Elle est adroite. Chrysanthème, c’est certain, et nous l’admirons, comme elle l’avait souhaité.

Yves, habile d’ordinaire à tous les jeux d’adresse, veut essayer à son tour et réussit mal. C’est amusant alors de la voir, avec mille mignardises et sourires, arranger, du bout de ses petits doigts à elle, ces larges mains du matelot, les poser comme il convient sur l’arc et sur la corde, pour lui enseigner la bonne manière… Jamais ils ne m’avaient paru si bien ensemble, Yves et ma poupée ; ils le sont tellement même, que je m’inquiéterais, si j’étais moins sûr de mon brave frère, et si d’ailleurs cela ne m’était absolument égal.


Dans la tranquillité de ce jardin, dans le silence tiède de ces montagnes, un grand bruit venu d’en bas nous fait tressaillir tout à coup ; un son unique, puissant, terrible, qui se prolonge en vibrations de métal d’une longueur infinie… Et cela recommence, encore plus effroyable : Boum ! apporté par une bouffée de la brise qui se lève.

Nippon Kané ! nous explique Chrysanthème.

Et elle reprend ses flèches, empennelées de vives couleurs. Nippon Kané (l’airain japonais), l’airain japonais qui résonne ! — C’est la cloche monstrueuse d’une bonzerie, située dans un faubourg au-dessous de nous. — Eh bien ! il est puissant, « l’airain japonais » ! Après qu’il a fini de tinter, quand on ne l’entend plus, il semble qu’il en reste un frémissement dans les verdures suspendues, un tremblement interminable dans l’air.


Je suis forcé de reconnaître que Chrysanthème est gentille, lançant ses flèches, la taille cambrée en arrière pour mieux bander son arc ; les manches pagodes relevées jusqu’aux épaules, laissant nus les bras gracieux qui ont le poli de l’ambre et qui en rappellent un peu la couleur. On entend filer chaque flèche avec un bruissement d’aile d’oiseau ; — ensuite, un petit coup sec, et le but est touché, toujours…

La nuit venue et Chrysanthème remontée à Diou-djen-dji, nous traversons, Yves et moi, la concession européenne, pour rentrer à bord et reprendre la garde jusqu’à demain. Dans ce quartier cosmopolite exhalant une odeur d’absinthe, tout est pavoisé et on tire des pétards en l’honneur de la France. Des files de djins passent, traînant, de toute la vitesse de leurs jambes nues, nos matelots de la Triomphante qui jouent de l’éventail et qui poussent des cris. On entend notre pauvre « Marseillaise » partout ; des marins anglais la chantent durement du gosier, sur un mouvement traînant et funèbre comme leur « God Save ». Dans tous les bars américains, les pianos mécaniques la jouent aussi pour attirer nos hommes, avec des variations et des ritournelles odieuses…


Ah ! un dernier souvenir drôle, qui me revient de cette soirée-là. En rentrant, nous nous étions fourvoyés tous deux dans une rue habitée par une multitude de dames pas comme il faut. Je vois encore le grand Yves, luttant contre une bande de toutes petites mousmés, hétaïres de douze ou quinze ans, qui, comme taille, lui venaient à la ceinture, et le tiraient par ses manches, voulant le mener à mal. En se dégageant de leurs mains, il disait : « Oh ! par exemple ! » au comble de l’étonnement et de l’indignation, les voyant si jeunes, si menues, si bébés, et déjà si effrontées.