Madame Chrysanthème/48

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Calmann Lévy (p. 245-251).
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XLVIII


14 septembre.

Yves a perdu à la mer son sifflet d’argent, son indispensable sifflet pour la manœuvre, et nous courons la ville toute la journée, suivis de Chrysanthème, de mesdemoiselles La Neige et La Lune ses sœurs, pour en chercher un autre.

C’est très difficile à trouver dans Nagasaki, très difficile surtout à expliquer en japonais, un sifflet de marine, de forme consacrée, courbe avec une petite boule terminale, pour moduler les trilles et les sons enflés des commandements officiels. Trois heures durant on nous renvoie de boutique en boutique ; — faisant mine d’avoir très bien saisi, on nous trace, au pinceau sur papier de soie, des adresses de magasins où nous devons infailliblement rencontrer ce qu’il nous faut, — et nous partons plein d’espoir, courant à une mystification nouvelle ; nos djins essoufflés en perdent la tête.

On comprend bien que nous voulons quelque chose pour produire du bruit, de la musique ; alors on nous offre des instruments de toutes les formes, les plus inattendus, les plus extraordinaires : des pratiques pour voix de polichinelles, des sifflets pour chiens, des trompettes. C’est toujours de plus en plus inouï ce qu’on nous propose tellement qu’à la fin un fou rire nous gagne. En dernier lieu, un vieil opticien nippon, qui avait pris un air très fin, un air de parfaite compétence, s’en va fouiller dans son arrière-boutique — et nous rapporte une sirène à vapeur, provenant d’un paquebot naufragé.


Après dîner, l’événement considérable de la soirée est une averse de déluge qui nous surprend au sortir des maisons de thé, au retour de notre promenade élégante. Justement nous étions en troupe nombreuse, ayant avec nous plusieurs mousmés invitées, et, dès que cela commence à tomber du ciel sans préambule, comme d’un arrosoir renversé, il en résulte une immédiate débandade. Elles se sauvent, les mousmés, avec des petits cris d’oiseau, se réfugient dans des portes, chez des marchandes, sous des capotes de djins.

Puis bientôt, quand les boutiques se sont fermées en hâte, quand la rue est vide, inondée, presque noire ; les lanternes de papier, détrempées, piteuses, éteintes, — je me retrouve, je ne sais comment, plaqué contre un mur, sous la saillie d’un toit, dans la seule compagnie de mademoiselle Fraise, ma cousine, qui pleure à cause de sa belle robe mouillée. Et cette ville me paraît tout à coup d’une tristesse lugubre, au bruit de la pluie qui tombe toujours, éclaboussant tout, au bruit des gouttières qui font, dans l’obscurité, des petits murmures plaintifs de ruisseaux.


Très vite finie, l’ondée. Alors les mousmés sortent de leurs trous, comme des souris, se cherchent, se hèlent, et leurs petites voix ont ces intonations traînantes, mélancoliques, singulières, qu’elles prennent chaque fois qu’il s’agit d’appeler dans le lointain :

— Ohé, mademoiselle la Lu-u-u-u-une !!

— Ohé, madame Jonqui-i-i-i-ille !!

Elles se crient les unes aux autres leurs noms bizarres et les prolongent indéfiniment dans la nuit devenue silencieuse, dans la sonorité qu’a prise l’air humide après cette grande pluie d’été.

Enfin les voilà toutes retrouvées, réunies, ces petites personnes à yeux bridés, dépourvues de cervelle, — et nous remontons à Diou-djen-djî, très mouillés tous.


Pour la troisième fois Yves couche à nos côtés, sous notre tente bleue.

Un grand tapage se fait au-dessous de nous, passé minuit ; ce sont nos propriétaires qui reviennent d’un pèlerinage à un temple lointain de la déesse de la Grâce. (Bien que shintoïste, madame Prune vénère cette divinité qui, dit-on, fut bienveillante à sa jeunesse.) Tout aussitôt, nous voyons monter, comme une fusée, mademoiselle Oyouki, apportant sur un délicieux petit plateau des bonbons bénis, achetés là-bas aux portes de ce temple à notre intention et qu’il faut manger tout de suite, avant que la vertu en soit éventée. — Sans sortir d’un demi-sommeil, nous absorbons ces petites choses au sucre et au poivre, en remerciant beaucoup.

Yves dort tranquille, sans donner cette fois des coups de poing dans le plancher, ni des coups de pieds. Il a suspendu sa montre à l’une des mains de notre idole dorée, pour être plus sûr de voir toute la nuit l’heure qu’il est à la lumière de la sainte veilleuse. Il se lève de grand matin, demandant : J’ai été sage ? — et s’habille en hâte, préoccupé par l’appel et par le service.

Dehors, il doit déjà faire jour ; par ces petits trous, que le temps a percés dans nos panneaux de bois, des jets de clarté matinale entrent chez nous ; dans l’air de notre chambre, où nous conservons de la nuit enfermée, ils tracent de vagues rayures blanches. — Tout à l’heure, quand le soleil se lèvera, ces rayures vont s’allonger et devenir d’une belle couleur d’or. — On entend les cigales et les coqs, et bientôt madame Prune commencera son chant mystique.

Cependant Chrysanthème, par politesse pour Yves-San, allume une lanterne et le reconduit, en tunique de nuit, jusqu’au bas de l’escalier sombre.

— Il me semble même entendre qu’en se quittant, ils s’embrassent… Au Japon c’est sans conséquence je le sais bien ; cela se fait beaucoup, c’est très reçu ; n’importe où, dans des maisons où l’on entre pour la première fois, on embrasse très bien des mousmés quelconques sans que personne y trouve à redire. — Mais c’est égal, Yves est vis-à-vis de Chrysanthème dans une situation particulière, et il devrait mieux le comprendre. Je m’inquiète des heures qu’ils ont souvent passées au logis, seuls ensemble ; je me dis qu’aujourd’hui même je vais, non pas les épier, mais parler à Yves bien franchement, pour en avoir le cœur net…

… En bas, tout à coup, clac ! clac ! le battement de deux mains sèches : c’est l’avertissement de madame Prune au grand Esprit. Et tout aussitôt sa prière éclate, s’élance, en fausset nasillard, suraigu comme part la sonnerie irritante et inexorable d’un réveille matin quand l’heure est venue, comme se fait le bruit machinal d’un ressort qu’on lâche et qui se déroule…

La plus riche femme du monde… Très blanchement de mes impuretés, ô Ama-Térace-Omi-Kami, dans la rivière de Kamo

Et ce chevrotement étrange, plus du tout humain, égare et change mes idées, qui étaient presque claires à cet instant de réveil…