Madame Kaekebroeck à Paris/06

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Paul Lacomblez, éditeur (6p. 151-182).


VI


Ce soir-là, Joseph déjà emballé dans sa houppelande, chapeau sur la tête, attendait dans le vestibule en faisant rebondir sa canne sur les dalles noires et blanches.

Il s’impatienta :

— Sacrebleu, mais qu’est-ce que tu chipotes là-haut ! Voilà une heure que ça dure… C’est assommant à la fin !

Furieux de ne pas recevoir de réponse, il se décida et d’une voix de stentor :

— Tant pis, tu sais, je file en avant !

Mais comme il ouvrait la porte vitrée, Adolphine apparut sur le palier :

— J’arrive, j’arrive !

Et elle descendit la dernière volée de l’escalier avec autant de hâte que le permettait l’embonpoint de sa ceinture.

Elle était un peu surexcitée, nerveuse à son tour :

— Mon Dieu, qu’est qu’il y a ? Est-ce qu’on ne dirait pas qu’on doit prendre le train… Ici, c’est toujours la même chose, il faut tout faire à la fois, coucher les enfants, se frotter, s’habiller et tout vite, vite ! Et toi, tu bois seulement ton café et tu fumes ton cigare… Ça est très facile !

Elle s’ajusta vivement devant la glace du porte-manteau sans cesser de maugréer :

— Pourquoi est-ce qu’on doit tant se dépêcher, je me le demande… Il n’est pas huit heures. On arrivera encore en avance chez Thérèse…

Elle avait pardieu raison et Joseph, déjà tout attendri de l’avoir brusquée, le reconnut tacitement en lui plaquant un baiser sur l’oreille :

— Och, dit-elle, feignant de se détourner mais subitement défâchée et ravie, tu es tout de même un embêtant, tu sais, quand tu commences…

En même temps, elle ouvrit la porte de la cuisine :

— Victorine, nous partons savez-vous. Vous éteignez bien tout avant de monter n’est-ce pas ?

Au dehors, un brouillard pesait sur la ville, si épais qu’il étouffait le bruit des voitures et la flamme des réverbères.

Dépourvue de magasins, l’étroite rue du Boulet restait plongée dans une obscurité silencieuse et profonde qui ne laissait pas que d’impressionner Adolphine. Elle s’accrochait à Joseph, et tous deux marchaient avec prudence, rasant les maisons. Mais, rue Rempart des Moines, cela alla mieux : le pétrole des boutiques, venant au secours du gaz, dispensait une vague clarté à un mètre du sol.

Soudain, ils débouchèrent rue de Flandre et se reconnurent ; ici les lampes à arc du tramway et les becs Auer des magasins luttaient presque victorieusement contre le brassin céleste, refoulant les lourdes vapeurs qui tournoyaient en s’étirant autour des globes lumineux et montaient péniblement vers le ciel noir.

Les volets s’étaient déjà abaissés sur les grandes vitrines esthétiques de la corderie Verhoegen dont la caravelle dorée dégageait une douce lueur au milieu de la brume mouvante. Pourtant, un peu de lumière filtrait à travers les fentes du rideau de bois.

Ils frappèrent sur la porte en familiers de la maison et le vieux commis, qui travaillait encore dans ses livres, leur ouvrit aussitôt.

— Bonsoir Jérôme ! Toujours à la besogne ?

— Bé, que voulez-vous, Monsieur Joseph, on est en plein dans l’inventaire…

Il ficha son porteplume sur son oreille droite et avança des chaises :

— Mettez vous un instant… Ils vont descendre de suite…

Puis, s’étant informé de la petite famille :

— Et vous savez sortir par ce vilain temps, Madame Adolphine ? Si ça est permis !…

Il la regardait d’un air d’affectueux reproche avec l’inquiétude que cette humide froidure ne lui fît quelque mal dans l’état intéressant où elle se trouvait :

— Oh, répondit-elle, je suis une dure, moi, vous savez ; n’importe quel temps, ça m’est égal. Et comme ça on n’attrape jamais des rhumes…

— Vous avez de la chance, dit-il ; moi, avec ce sale brouillard, ça est sûr que je vais encore une fois être pincé…

En effet, il avait l’haleine courte ; en respirant, sa gorge obstruée faisait entendre comme des soupirs de soufflets d’orgue. C’était le début d’un accès d’asthme qui le reprenait chaque année aux approches de l’hiver. Il y était résigné d’avance. Cette fois pourtant, il semblait plus accablé que d’habitude. Il toussotait sèchement avec des « hem, hem » qui faisaient saillir sa pomme d’Adam et ne le débarrassaient point. La couperose de son gros nez et de ses joues n’avait pas son vernis ordinaire : le regard était moins vif et tous ses traits accusaient de la fatigue.

— Vous vous surmenez, mon ami, sermonna Joseph. Voyons, qu’est ce que vous fabriquez encore à cette heure-ci, et ça la veille de la Saint-Nicolas ?

À ces mots, la figure de Jérôme reprit sa vivacité et s’éclaira d’un large sourire :

— Hé, dit-il avec attendrissement, c’est les petits qui m’ont mis en retard. Ils ne voulaient pas se coucher tant que j’aie fourré des carottes dans la cheminée pour l’âne de Saint-Nicolas. C’était une affaire !

Ses yeux s’embuaient d’émotion, car il avait dans le cœur une vraie tendresse de bon-papa pour les chers petits de sa Thérèse.

— Eh bien, déclara Adolphine, ce soir on va leur acheter de beaux jouets au Grand Bazar !

Cependant Joseph commençait à manifester une légère impatience :

— Est-ce qu’ils savent au moins que nous sommes ici ?

Jérôme n’eut pas le temps de répondre, car justement M.  et Mme Mosselman faisaient leur entrée par la porte de l’arrière-magasin.

— Mille pardons, sais-tu, s’écria gaiement Thérèse en embrassant son amie, mais ces maudits enfants ne voulaient pas s’endormir. Ils sont tellement en train, vois-tu, avec la Saint-Nicolas…

— Oh ç’a été la même chose chez nous, tu comprends bien, déclara Adolphine. Figure-toi qu’Alberke…

— Oui, mais filons pour l’amour du ciel, brusqua Ferdinand, sinon avec ces histoires nous sommes encore ici dans une heure !

Et il poussa ses amis vers la porte. On souhaita le bonsoir à Jérôme, mais Thérèse s’attarda encore un moment à des recommandations :

— Tu sais, dit-elle en montrant le doigt au bonhomme, tu sais ce que tu m’as promis… Il faut bien te soigner et te coucher de bonne heure. Surtout défense absolue d’aller retrouver Papa et Verbeeck au Château d’Or. Avec ce brouillard, ça ne vaut rien du tout pour toi…

Et gentiment, elle lui tendit son front par-dessus le comptoir.

— Oui, oui, Chère, dit-il en la baisant avec tendresse, c’est promis. Quand j’ai fini cette page, je ferme le livre et je cours vite dans mon portefeuille !

Malgré l’heure, la rue demeurait ce soir animée et joyeuse ; ses boutiques attroupaient les passants devant leurs vitrines flamboyantes où s’étalait sur un cartel le nom magique de Saint-Nicolas.

Les commères en cheveux gras, givrés de bruine, sortaient à flot des venelles et des impasses circonvoisines pour se précipiter dans les boulangeries à la conquête du speculoos ; et d’autres femmes s’en revenaient déjà du centre de la ville, chargées de paquets multiformes, hâtivement entourés de papier gris à travers quoi s’échappaient des baguettes de tambour, des poignées de sabre, des crosses de fusil, des bouches de canon ou de mortier, tout un appareil de guerre que ces bonnes femmes portaient sans fatigue d’un cœur léger et content.

Et Joseph jetait sur elles un regard philosophique :

Bella matribus detestata ! songeait-il. Peut-être faudrait-il brûler tous ces jouets de bataille, en interdire pour toujours la fabrication afin que, dès l’enfance, l’âme des petits garçons n’en fût pas occupée — ni déviée à cause d’eux — et que, tout de suite, ils eussent foi dans la fraternité des hommes !

Mais il n’approfondissait pas cette pensée ; le tapage, du reste, s’opposait aux méditations.

La rue retentissait du cri enroué des colporteuses accroupies devant leurs paniers au bord du trottoir ; quelques-unes poussaient un ventre énorme et mûr entre les brancards de leur charrette chargée des premières oranges à l’écorce mince et lisse, d’un jaune serin, terriblement acides à l’œil comme aux dents.

Nos amis se hâtaient, quand une odeur tiède et forte écarquilla leurs narines : c’était, sur une charrette à bras arrêtée devant le trou noir de l’impasse du Polonais, une grande marmite de fer blanc où mijotaient des escargots de mer.

Chauffée par un fourneau de braises aux folles étincelles, l’eau fumait sous l’œil d’une grosse maritorne qui y jetait des poignées de vagues épices, remuait les coquillages au moyen d’une écumoire qu’elle relevait parfois majestueusement comme un sceptre sur son corsage débraillé et croulant, à moins qu’elle n’en donnât vivement sur les pattes des ketjes, car elle avait fort à faire contre cette engeance toujours affûtée et chipeuse.

Les chalands n’étaient pas rares : un amas de coquilles vides, balayées au fond de la voiture, affirmaient d’ailleurs la succulence du mollusque.

Tout autour, l’air s’empuantissait comme d’une effluence de marée.

— Bruxelles Port de Mer ! s’écriait Ferdinand.

Ils stoppèrent un moment, très intéressés.

— Eh bien merci, faisait Thérèse avec de petites grimaces dégoûtées, on me donnerait tout l’or du monde… Et toi, Adolphine ?

Mais Adolphine ne répondit pas. Elle était fascinée par cette marmite, et son nez frémissant semblait aspirer avec délices l’arôme du brouet marin. Une force l’attirait, impérieuse, vers ce mets populaire préparé par des mains sales.

Soudain, n’y tenant plus, elle dit sourdement :

— Je veux en manger…

— Allons bon ! s’écria Joseph.

Il voulut protester :

— Voyons, je t’en prie, pas de farces…

Et il la saisit par le bras pour l’entraîner. Mais, elle résistait :

— Non, non, fit-elle, farouche, en se dégageant avec impatience, il faut que j’en mange. C’est plus fort que moi. Je veux !…

Puis, subitement radoucie, avec une supplication rieuse et câline :

— Dis, je peux en avoir pour ma Saint-Nicolas ?

Alors, Joseph comprit qu’il fallait la satisfaire de peur que « le petit Parisien » n’éprouvât quelque contrariété, et brusquement il jeta une pièce de monnaie sur la charrette.

Déjà la marchande avait mouillé ses gros doigts pour détacher un morceau de gazette d’une liasse qui se balançait à l’un des brancards. Et tandis qu’elle tournait la feuille de papier en forme de cornet autour de son bras :

— Ça est pour emporter, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix éraillée.

— Ah sacrebleu non ! Tenez, c’est Madame qui veut à toute force en goûter quelques-unes…

Et dans l’accent de Joseph, se peignait toute l’horreur que lui inspirait une telle gourmandise. Mais Adolphine s’avança bravement, tandis que Thérèse pouffait de rire, bien qu’un peu scandalisée tout de même :

— Mais ça Adolphine ! Si quelqu’un de connaissance passait maintenant !

— Ça m’est bien égal !

Cependant la maritorne, plongeant son écumoire au fond de la marmite, ramenait à la surface mousseuse du noir bouillon quelques monstrueuses « caricoles » qu’elle versa sur une planchette. Elle les prenait une à une, les décortiquait au moyen d’une aiguille à tricoter au bout de laquelle elle présentait le mollusque à Adolphine avec un « si vous plaie » chantant et traînard.

— Eh bien, ça goûte ? dit Joseph.

Elle assura que ce n’était pas mauvais du tout quoique un peu épicé. Mais après le troisième coquillage, elle en avait sa suffisance.

— Non, laissez seulement, dit-elle à la marchande qui replongeait l’écumoire dans la marmite.

Alors Ferdinand, en manière de farce, voulut effrayer sa femme :

— Tiens si j’essayais un petit peu…

Thérèse poussa de grands cris :

— Non, ça pas, tu sais ! Pour que tu sois encore une fois malade comme l’autre fois ! Et c’est moi qui aurai tous les embarras… Non, merci bien !

Rue Sainte-Catherine, ils entrèrent un instant chez Pauline pour l’inviter à les accompagner au bazar. Mais Cappellemans rentrait justement de province, très fatigué, et pour rien au monde sa chère femme n’eût voulu lui fausser compagnie, ne fût-ce qu’une heure, surtout après une longue journée de séparation. Du reste, elle avait déjà fait ses emplettes de Saint-Nicolas au cours de l’après-midi ; et c’était un cheval à bascule pour le petit Prosper et un blanc mouton tout frisé pour la fillette qui faisait ses premiers pas.

— Est-ce que je veux une fois vous les montrer ? dit-elle dans sa bonne simplicité maternelle.

Mais on n’avait guère le temps de s’attarder.

— Non, non, laisse seulement, Chère, on verra ça demain à son aise…

Et ils prirent congé. Cinq minutes après, ils franchissaient le seuil du Grand Bazar.

Il y avait foule et l’on circulait avec peine entre les innombrables rayons. Vendeurs et vendeuses se multipliaient, crayonnant d’une écriture fébrile leurs carnets à souche, distribuant des feuillets, criant le prix des achats :

— Caisse soixante ! Caisse vingt-cinq ! Caisse un franc dix !

Et sans relâche, des dames trônant dans de petites loges vitrées répondaient par un coup de timbre, faisaient sonner l’argent sur les trébuchets de marbre.

L’atmosphère était lourde. À cette odeur fade, spéciale aux bazars, composée des émanations de la maroquinerie et du savon à bon marché, se mêlait le relent de la populace peu débarbouillée en hiver et dont les vêtements confits de crasse, les cheveux poisseux et humides dégageaient une sorte de bouquet phosphorique, violent aux narines comme l’effluve d’un flacon de sels.

Dans cette foule brutale, nos amis furent séparés à diverses reprises. Ils se retrouvèrent tous les quatre devant le comptoir de la parfumerie.

— Les jouets sont au premier étage, dit Joseph, montons vite…

Comme ils pénétraient dans le hall, ils s’arrêtèrent un moment, émus dans leurs fibres de bons parents. Là-haut, devant l’horloge, un gigantesque Saint-Nicolas vêtu de la dalmatique, mitré et crossé d’or, se dressait sur un socle de nuages dominant la vaste salle éblouissante de lumière. La tête légèrement inclinée, la main droite levée, le patriarche épanchait sa bénédiction paternelle sur la fourmilière humaine. Et son sourire ineffable semblait promettre le paradis à tous ceux qui célébraient sa fête en donnant la joie aux petits enfants.

Mais il fallait atteindre le grand escalier, entreprise difficultueuse car, bien que le grand hall n’offrît aucun étalage de joujoux, il n’en était pas moins encombré d’une grosse foule plus calme que l’autre il est vrai, plus choisie, composée en majeure partie de bourgeois de tous âges et de petits jeunes gens à la recherche d’un cadeau utile, d’un bijou clinquant pour la bonne épouse ou l’exigeante maîtresse.

Les amis avançaient avec lenteur quand Ferdinand avisa M. Rampelbergh arrêté devant une vitrine. Que faisait là ce vieux paillard ? Il lutinait la jeune vendeuse de propos salés, tout en marchandant une broche ronde imitation d’argent, qu’il tournait et retournait entre ses longs doigts secs pour l’élever parfois au niveau de ses yeux de myope, à deux mains, comme une hostie.

Très intrigués, les amis s’étaient approchés du bonhomme sans qu’il se doutât de leur présence.

Brusquement Joseph lui poussa dans le cou :

— Eh bien, Rampelbergh, on a donc l’envie de gâter cette chère Malvina !

Le droguiste se retourna vivement et parut contrarié. Mais il se remit aussitôt :

— Bé oui, dit-il de son fausset goguenard, je cherche quelque chose… Mais on ne sait qu’à même plus quoi lui donner…

Et présentant la broche aux deux jeunes femmes :

— Hein, qu’est-ce que vous pensez de celle-là ? Est-ce que ça est convenable ? Moi, vous savez, je ne m’y connais pas là-dedans…

Elles s’extasièrent. Oui, c’était très joli et ça ferait très bien sur le nouveau corsage de Malvina.

— Alors je l’achète, fit-il décidé. Pour deux francs nonante-cinq, je ne sais qu’à même pas être volé !

Tout de suite, il proposa de sortir et d’aller prendre un verre, car cette cohue l’avait prodigieusement altéré. Mais on déclina l’invitation ; on n’avait pas le temps.

— Allons, se résigna-t-il, ce sera pour une autre fois…

Il serra la main à tout le monde ; mais comme Joseph venait le dernier, il le prit à part pour lui couler dans l’oreille :

— Ça est pour une crotje que j’ai levée sur le moulin fermé du boulevard Jamar !

— Hé, dit Joseph, le petit Pan n’est pas mort !

Le droguiste fit un clin d’œil entendu, comme s’il comprenait, et disparut dans la foule, tel un vieux faune qui s’enfonce dans l’épaisse futaie mythologique au pourchas de la mimallone.

Là-haut, dans les galeries du pourtour, la foule se faisait plus dense encore et la circulation plus embarrassée. Le flot ne disposait d’ailleurs que d’un lit étroit, coulant avec lenteur et cherchant son courant à travers les bancs de badauds massés devant les comptoirs où manœuvraient les jouets mécaniques.

Ici régnait le vacarme, un tintamarre assourdissant où il y avait du tambour, de la trompette, des grincements de wagonnets et de crécelle que venaient renforcer par intermittence la plainte lamentable des accordéons, la virtuosité insolente des boîtes à musique, le tout dominé par le nasillement métallique et barbare, les cris suraigus ou les vociférations sauvages de ces infernales machines hurlantes, les gramophones !

Et la température montait, chargée de relents de toute sorte.

Soudain, Adolphine cessa de parler. Joseph qui l’observait à la dérobée, remarqua que sa figure s’empourprait et pâlissait tour à tour ; au bout de la galerie, il n’hésita plus et prenant sa femme par le bras, il l’entraîna hors de la presse dans une tranquille oasis de charrettes anglaises et de voitures d’enfant.

— Eh bien, interrogea-t-il en l’installant contre une colonne, ça ne va pas ?

— Non, non, Cher, ça n’est rien, fit-elle en dégrafant son manteau, c’est la chaleur, vois-tu…

Mais ses traits contractés démentaient ses paroles. Tout à coup, elle posa la main sur la poitrine et murmura :

— C’est là… On dirait comme ça que j’ai quelque chose qui ne passe pas…

Et souriant avec effort par-dessus son malaise, elle hasarda d’un ton piteux :

— Je crois que c’est les caricoles…

— Sacrebleu !

Joseph ne pensait puis à celles-là. Il frémit et sa figure se couvrit d’ombre. Car il savait par expérience combien la « caricole » est entêtée à caricoler sur l’estomac pendant de longues heures, et l’indifférence absolue qu’elle oppose parfois aux spécifiques les plus résolus.

Que faire ? Il ne savait pas. Son trouble était d’autant plus extrême qu’il essayait de le cacher sous un masque de sang-froid.

Mais Thérèse accourait avec son flacon de sels et sa bonbonnière remplie de pastilles de menthe.

Adolphine se sentit tout de suite soulagée. Quelques instants après, les caricoles, stupéfaites, lâchaient la place, entraînées sur la pente de leur obscur destin par une force occulte et péristaltique.

N’importe, après cette alerte, il parut prudent de ne pas s’attarder davantage et de gagner au plus vite le compartiment des jouets. La foule commençait d’ailleurs à s’éclaircir et l’on circulait à présent avec moins de peine.

Dix heures avaient sonné, mais le bazar ne fermait qu’à minuit. C’était une rude journée ; les vendeuses surtout semblaient harassées : leurs figures hâves prenaient des tons de cire au-dessus de la blouse noire d’uniforme. Pourtant, elles crânaient, toujours debout, résolues d’aller bravement jusqu’à la dernière minute de l’heure. Rien n’arrêtait leur boniment ; fiévreuses, les yeux plus brillants d’être enfoncés dans un cercle de bistre, elles travaillaient pour la joie des gosses. Et cette pensée les soutenait, ranimait à chaque instant leur courage, donnait à l’enrouement de leur voix quelque chose de joyeux :

— Caisse un franc vingt-cinq ! Caisse cinquante !

Et les timbres résonnaient sans fin ni cesse dans les cabines de verre où trônaient des dames grasses enveloppées dans des châles de laine.

Joseph allait silencieux ; une petite émotion le serrait à la gorge qu’il s’efforçait en vain de maîtriser. Tout ce qu’il voyait lui devenait un motif d’attendrissement ; les employés dont il admirait la vaillance, les femmes, les mamans du peuple chargées de jouets, et les jouets eux-mêmes par le fruste de leur forme, leur pauvre matière, leur bariolage féroce.

Il se revoyait tout petit, et se rappelait ses Saint-Nicolas d’enfant riche mais toujours seul, sans jeunesse, sérieux, grave au milieu de ses trains de chemins de fer, de ses boîtes de soldats, de camps et de forteresses, de son écurie de chevaux à bascule et mécaniques, coursiers emportés à l’épaisse crinière, aux brides de cuir jaune, à la selle de velours pourpre et d’or !

Il n’avait été ni heureux ni malheureux, tel un enfant des limbes.

Et songeant à Alberke, à Hélène et à ce petit Parisien qui allait tantôt venir, il se réjouissait dans son cœur : ils connaîtraient, eux, les joies, les rires, les brèves querelles, les petites rages et les grandes tendresses des frères et sœurs et leur âme resterait longtemps claire, confiante, ouverte à deux battants sur la vie. À cette pensée, son cœur heureux se gonflait de gratitude envers sa chère femme et ses yeux devenaient troubles.

— Eh bien, Joseph, qu’est-ce que tu as, s’inquiéta tout à coup Adolphine.

Il s’empara de son bras qu’il pressa tendrement contre lui, et d’abord il ne dit rien de peur que la voix ne lui défaillît dans la gorge. Il sourit, aventura quelques monosyllabes pour gagner du temps, puis détournant la conversation :

— Regarde, dit-il, cette pauvre fille encore fillette presque… Comme elle est pâle ! Sans doute c’est une mère toute neuve, une mère qui ne vient que d’être faite… Et ce jeune rustre pommadé qui l’accompagne, c’est son ventje pour sûr… Ils sont descendus de quelque rue Haute… Comprends-tu comme ils sont fiers ? Ils posent au jeune ménage, ma parole… Ils ont fait un petit pour lequel ils peuvent acheter, eux aussi, un jouet ! Ah, la délicieuse, la bonne vanité !

Elle le regarda, émue d’un doux souvenir :

— Il ne faut pas tant te moquer, dit-elle tout bas. Quand Alberke n’avait pas encore trois semaines, tu as voulu courir chez Erremus pour lui acheter un petit mouton, même que je l’ai encore dans mon armoire à glace…

Mais des psitt impatients les tirèrent de leur doux tête-à-tête : c’étaient les Mosselman qui les hélaient de la galerie opposée par dessus le gouffre de la deuxième salle. Ils les rejoignirent :

— Eh bien, où est-ce que vous restez, vous deux ? s’écria Thérèse, il est temps qu’on se décide…

Elle s’agitait, consultait Adolphine sur le choix des jouets :

— On ne sait vraiment plus quoi leur donner. Pour Cécile, ça va encore. Avec une poupée, une fille est toujours contente. Mais c’est pour Léion et Georgke que je suis embarrassée…

En vain la vendeuse, une grande brune, française aux yeux remuants, essayait-elle de l’inspirer par des mots ailés.

— Non, répondait Thérèse en fransquillonnant, ça ne les amuserait pas… Ils sont encore trop petits…

Mais Ferdinand que la grâce de cette belle fille impressionnait agréablement et qui tenait absolument à ce qu’elle s’en aperçût :

— Voyons, Chère, il faut te décider : Mademoiselle perd son temps avec des clientes comme toi…

Aussitôt, la vendeuse avec une familiarité hardie :

— Non, non, je vous en prie, n’écoutez pas, Madame ! Choisissez à votre aise. Et puis, les hommes n’ont pas notre patience…

Ses yeux malicieux souriaient à Mosselman comme s’ils ne le trouvaient pas du tout vilain garçon. Et tout émoustillé déjà, Ferdinand s’étudiait à lancer quelque riposte galante et montmartroise quand Adolphine s’interposa, offusquant ce flirt de sa grande personne :

— Allez, Thérèse, fit-elle avec résolution, prends seulement la forteresse et la ménagerie pour les garçons… Avec ça, ils ne s’amuseront plus comme des filles.

Joseph approuva, c’était très bien. Oui, mais que choisir pour ce galopin d’Alberke qui, lui, n’était que trop remuant et batailleur ? Il avait bien songé à un « théiàtre », mais il craignait d’en être le continuel impresario. Est-ce qu’un bon jeu de patience plutôt…

— Nous en avons tout un assortiment, interrompit la demoiselle, les uns en cubes, d’autres en bois découpé… Tenez, voici une boîte contenant toutes les nations de l’Europe. Voyez voir… C’est gentil et très instructif…

Onze heures ; la foule décroissait bien que les comptoirs restassent achalandés ; c’était le dernier coup de feu. Dans les salles du rez-de-chaussée, ils s’attardèrent encore un moment pour acheter deux grandes poupées aux paupières mobiles, l’une pour Hélène, et l’autre pour Cécile. Puis, ils se dirigèrent vers la sortie, car ils avaient hâte d’échapper à cette atmosphère poudroyante et viciée.

Enfin, ils débouchèrent sur le boulevard. À leur grande surprise, le brouillard s’était complètement dissipé et la lune brillait dans un ciel pur et glacial.

Au ras du trottoir, une demi-douzaine d’autos appartenant à la messagerie du Bazar attendaient, les phares allumés, l’impériale surmontée d’une montagne de jouets entremêlés, embrouillés les uns dans les autres, cargaison de joujoux destinés à la Province.

Le chargement était terminé : les chauffeurs venaient de tourner la manivelle et les voitures trépidaient, impatientes. Soudain, au signal du subrécargue, elles démarrèrent et dans un nuage d’âcre fumée s’envolèrent vers les gares.

Et nos amis, silencieux, le cœur gonflé d’une émotion qu’ils ne savaient définir, regardaient ces chars féériques, plus riches que les carrosses des Contes, qui s’en allaient en mugissant semer la joie parmi les petits enfants aux quatre coins du bon pays.

Mais sous la lune rayonnante, la température était sibérienne. Ferdinand proposa d’aller prendre un grog dans un café voisin. Comme ils délibéraient, un homme surgit devant eux :

— Enfin, je vous trouve, s’écria-t-il, voilà un gros quart d’heure que je cours après vous dans le Bazar !

C’était François Cappellemans. Le brave garçon paraissait très agité.

— Eh bien, interrogea Joseph, d’où viens-tu ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Bé, répondit le plombier, on a téléphoné à la maison de la rue de Laeken, même que j’allais me coucher. Enfin, c’est une chance que je suis tombé sur vous dans tout ce monde…

Il semblait embarrassé, mal à l’aise. Il bégayait, hésitait à fournir plus d’explications. Et ses yeux, brillants comme ceux des bons grands chiens, restaient fixés sur sa belle-sœur.

— Mais quoi donc ? s’impatienta tout le monde.

Brusquement, Adolphine se serra contre son mari et, d’un accent angoissé :

— Hermance… mon Dieu, c’est à cause d’Hermance !

Alors, d’un geste plein d’affection, Cappellemans lui prit les mains :

— Eh bien oui, dit-il en souriant, mais rassure-toi, tout va bien !

Et de sa voix claire et joyeuse comme le son de ses enclumes, il s’écria en faisant de grands bras enthousiastes :

— Un garçon ! Hermance a un gros garçon !