Madame Kaekebroeck à Paris/07

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Paul Lacomblez, éditeur (6p. 183-219).


VII


M. Platbrood n’était plus le glorieux major de son portrait-album ; sa taille s’était épaissie, sa démarche alourdie. Vieillissant, guetté par les premiers rhumatismes, il commençait à sentir la vanité du panache, devenait plus uni et plus simple, mieux affectionné à ses devoirs de famille.

Il eût peut-être volontiers résigné ses fonctions si l’excellente Mme Platbrood ne s’y fût opposée de toutes ses forces dans la crainte que, désœuvré, il ne prît en dégoût leur maison, cette grande maison si vivante jadis, si joyeuse par les chants, les rires, le froufrou de trois belles filles, si mélancolique à présent qu’elles l’avaient quittée, et dont le départ d’Hippolyte pour le lycée aggravait encore la solitude.

Trois mois déjà qu’il s’en était allé, le cher Benjamin. Comme cette séparation leur était cruelle ! Ils ne s’y habituaient pas. Que ce Noël, qui devait le ramener un instant auprès d’eux, tardait donc à venir ! Les jours traînaient, s’allongeaient de toute leur impatience de le revoir et de le presser dans leurs bras.

Pourtant, Noël s’avoisinait ; déjà la neige était là, plus précoce et abondante que les autres hivers.

Chaque matin la ville se réveillait vêtue d’hermine ; elle demeurait un moment ensevelie et quiète sous sa blanche fourrure. Les voitures roulaient bas, dénoncées seulement par les clarines de l’attelage ; on n’apprenait l’existence des passants que par leur tousserie ou le son étouffé de leur voix. Et puis soudain, le silence rompait : des pelles raclaient les trottoirs, on semait le sel à brassées et dans la rue bruyante, subitement recouverte de bourbe et de fange, les lourds tombereaux défilaient remplis de neige sale.

Alberke, au comble de la joie, glissait ses premières rizebountjes dans la rue Rempart-des-Moines tandis que, toute pensive, Léontine croyait reconnaître dans la neige les pas du petit Moens, et ceux de son chien, entre les sillons parallèles marqués par les roues des charrettes à pain.

C’était donc un véritable hiver, un hiver comme ceux dont se souviennent les vieilles gens. Après tant d’hivers seulement pluvieux et pleins de boue, il était le bienvenu et l’on se réjouissait de revoir enfin Noël sous la neige, dans son décor de légende et tel que l’ont si bien représenté les vieux maîtres dans leurs Judées flamandes.

En attendant, M. et Mme Platbrood faisaient leurs invitations pour la grande fête qui devait célébrer le retour d’Hippolyte en même temps que l’heureuse naissance du nouveau rejeton, le petit Jean Dujardin. Car Hermance, après des couches plus facile qu’on ne l’eût attendu de sa grande jeunesse, venait de se relever sans pâleur ni faiblesse, comme ragaillardie et encore embellie par l’épreuve de la maternité.

Son fils était, comme on pense, le plus bel amour de la terre : il ne pesait pas moins de neuf livres et détenait le record du poids des nouveaux-nés dans la famille.

Mais ni Adolphine, ni Pauline, ni Emma ne songeaient à s’en montrer jalouses, non plus qu’Hermance n’en tirait la moindre vanité ; et tout le monde, grands-parents, oncles et tantes, s’extasiait, poussant des cris d’admiration et de joie au-dessus du berceau où dormait, superbement écarlate et bouffi, ce solide gaillard dont il semblait qu’une vache du Veurne Ambacht eût à peine suffi à contenter le robuste appétit.

Joseph assurait qu’il lui faudrait au moins deux nourrices afin qu’à tour de rôle elles pussent chômer un jour sur deux et se ravitailler.

C’était l’enfance de Gargantua.

Or, le matin du 24 décembre, M. et Mme Platbrood recevaient une dépêche qu’ils ouvrirent en tremblant. C’était Hippolyte qui leur annonçait son retour pour le lendemain à midi.

La pauvre Mme Platbrood en fut toute bouleversée, car on lui avait laissé espérer que son fils arriverait à Bruxelles le jour même par le train de 5 heures.

Par bonheur, elle n’avait guère le temps de se lamenter : de multiples devoirs l’appelaient à l’office et à la cuisine pour les préparatifs du banquet. D’ailleurs, Émile Platbrood, arrivé la veille d’Anvers avec Emma et le moutard, lui persuada tout de suite que cela valait mieux « parce qu’on irait tous ensemble le chercher à la gare ».

Et, heureux lui aussi du retour de son cadet, tout animé d’un entrain joyeux, il commença avec sa femme à dresser dans le salon le grand arbre de Noël.

Emma avait beaucoup engraissé : comme elle était plutôt courtaude, ses formes rebondies manquaient de galbe. Toutefois, en dépit de sa corpulence, elle était extrêmement remuante et vive. Son teint rayonnait et son rire blanc provoquait une gaîté communicative, irrésistible. Après trois ans de mariage, elle adorait son Mile encore plus qu’au premier jour, et lui l’appelait « sa grosse » avec une tendresse toujours meilleure. Car c’était un garçon tout bon et tout simple, qui ne sentait pas beaucoup l’élégance féminine et plaçait le plus grand charme de la femme dans sa belle humeur et sa bonté.

En tournant autour de l’arbre, force leur était de se rencontrer souvent. Ils se querellaient « pour la frime », plaisantaient, se chatouillaient, s’envoyaient des claques, résonnantes surtout dans le dos d’Emma qui bientôt, n’en pouvant plus, se laissait tomber dans un proche fauteuil toute secouée d’un rire convulsif.

Au milieu de ces jeux, qu’ils savaient rendre moins innocents après avoir fermé les portes, les branches de sapin ne s’ornaient de fil de givre et de jouets qu’avec une extrême lenteur. Aussi la besogne eût-elle traîné bien du temps encore si, après le déjeuner, Adolphine et Thérèse, bravant les rafales de neige qui soufflaient depuis le matin, n’étaient venues jeter un coup d’œil sur les apprêts de la fête et offrir leur assistance aux deux décorateurs fainéants.

Sous la direction de Mme Kaekebroeck, le travail s’organisa avec méthode et se poursuivit avec tant de zèle que l’arbre se trouva complètement paré vers quatre heures. Il n’y avait plus qu’à allumer les chandelles.

Alors, les dames se sauvèrent sous prétexte de toilette tandis qu’Émile Platbrood, qui avait près de trois heures devant lui pour passer son frac, s’en allait jouer une partie rue Sainte-Catherine avec ses anciennes connaissances du Château d’Or.

La haute et vaste salle à manger des Platbrood se prêtait à merveille aux réceptions d’apparat ; elle avait déjà vu des banquets de toute sorte : première communion, fiançailles, mariage, relevailles, noces d’argent, nomination dans la garde civique, tous ces grands événements de famille y avaient été célébrés avec un faste cossu, dans la joie grasse et bruyante de la bonne santé et de la gourmandise.

Le gala d’aujourd’hui, qui fêtait les relevailles d’Hermance en même temps que le retour d’Hippolyte, assemblait les convives traditionnels et ceux d’une nouvelle génération de parents et d’amis. Il faut s’abstenir d’en faire le dénombrement : cela prendrait d’interminables pages comme dans l’Iliade.

Le repas aux succulences graduées eut l’entrain des plus beaux soirs de ripaille. Le vin généreux ressuscitait la jeunesse au cœur des vieilles gens, nivelait tous les âges et tous les caractères à la belle humeur de la bienveillance et de la cordialité.

Autour de la table prestement servie par une demi-douzaine de belles filles aux joues rebondies, aux avant-bras massifs et duvetés, point de gastrite ni de dyspepsie, encore moins de neurasthénie. Le « bas de la ville » restait indemne de ces maladies pharamineuses et modernes, peut-être à cause de sa bière, comme l’assurait M. Rampelbergh.

La gaîté prenait ici des attitudes diverses. Élégante et fine chez Hermance, souriante chez Pauline et Mme Van Poppel, verbeuse chez Thérèse, bruyante, gesticulante et pouffante chez Adolphine et Emma, elle frisait le débraillé chez Malvina qui poussait des cris d’otarie et dont la figure enfarinée de vieille gourgandine suait à grosses gouttes sous le feu d’une perruque rousse monumentale.

Quant aux hommes, ils hésitaient encore entre la pointe et le plumet, attendant le vin mousseux pour prendre un parti.

Vers neuf heures, il y eut un remue-ménage joyeux du côté de l’office et soudain une dizaine d’enfants se précipitèrent dans la salle aux trousses des servantes qui s’avançaient avec les œufs à la neige et les catherines glacées.

C’étaient les petits Kaekebroeck, les petits Mosselman et jusqu’à ce moutard de Platbrood, le fils d’Émile, qui se mêlait déjà de faire comme les autres, bien qu’il eût à peine deux ans et demi. Il est vrai que toute cette gosserie était conduite et surveillée par cette petite maman de Jeanne Van Poppel, l’aînée de tous, car elle allait avoir tantôt dix ans.

Après avoir dormi par ordre pendant tout l’après-midi, ils venaient de dîner tous ensemble à la cuisine et ç’avait été une rude affaire pour Colette et ses aides de les contenir jusqu’à cette heure, tant ils étaient impatients de monter dans la salle du banquet, moins attirés toutefois par la gourmandise que par la curiosité du spectacle merveilleux promis à leur sagesse exemplaire.

On leur fit grande fête et ils se repurent de friandises de toute sorte. Puis, sur un signe de Joseph, grand ordonnateur, Adolphine et Thérèse s’éclipsèrent. Quelques instant après, trois coups retentissaient comme au théâtre et tout le monde se tut tandis que les enfants, vaguement effrayés, se réfugiaient dans le giron maternel.

Soudain, dans le silence impressionnant, les portes du salon s’ouvrirent, lentes, mystérieuses, et ce fut un éblouissement.

L’arbre flamboyait de lumières multicolores, de paillettes, et ses branches ployaient chargées de jouets innombrables. Devant lui, Hermance se tenait penchée comme une Sainte Vierge au-dessus d’une crèche grossière où reposait un petit Jésus vivant, mais un petit Jésus si gros qu’on n’en avait peut-être jamais vu de pareil nulle part. Et c’était le petit Jean, oui, le petit Jean Dujardin qui dormait bouffi et tout cramoisi, les deux poings au-dessus de son maillot.

Des exclamations retentirent et tout le monde entoura le nourrisson de quinze jours. Les femmes, imitant les fées, le comblèrent de dons précieux. Elles faisaient un tel ramage que le petit se réveilla et se mit à crier. Mais il n’y avait point de mal puisque c’était précisément l’heure de son goûter. Sans perdre de temps en risettes, Hermance l’enleva prestement de son berceau dérisoire et disparut avec le phénomène, suivie de près par son mari.

Sur ces entrefaites, les servantes avaient débarrassé la table et ôté les « rallonges » pour la ramener à ses dimensions naturelles.

On servit le café. La température montait. Depuis longtemps Mme Platbrood étouffait et ne tenait plus en place. Profitant de l’animation générale, elle quitta la salle à manger pour se réfugier dans l’office. Là, elle se mit à frotter un carreau de vitre avec son mouchoir pour voir le temps qu’il faisait. La neige avait cessé de floconner ; dans le petit jardin, son épais manteau se dorait des lueurs que projetait l’illumination de la cuisine et des salles du rez-de-chaussée. Tout était blanc comme dans un conte de Noël, les vieux poiriers, les pelouses, les massifs de houx et de rhododendrons. Le ciel semblait moins bas et s’éclairait vaguement de lune. Le sol scintillait : le temps se mettait à la gelée.

Au milieu de ses préoccupations, la bonne ménagère restait présente : « il ne fallait pas oublier de dire à Colette de couvrir la pompe avec de la paille pour la nuit, sinon ça allait encore une fois crever comme l’hiver dernier. »

En ce moment une exclamation partit :

— Eh bien, Maman, où est-ce que tu restes… On te cherche partout !

C’était Adolphine animée, rayonnante.

Mme Platbrood, sans prendre garde à l’agitation de sa fille, lui montra le jardin tout blanc :

— Pourvu qu’Hippolyte arrive seulement demain, dit-elle en poussant un gros soupir ; avec cette neige c’est si risquant de voyager en chemin de fer…

Mais Adolphine se mit à rire :

— Allons, Maman, sois tranquille. Il arrivera je dis, et peut-être plus tôt qu’on ne pense…

En même temps, elle passait son bras autour de la taille de la chère femme. Puis, assurée de la bien soutenir :

— Voyons, Maman, combien est-ce que tu paries avec moi ?

Cette fois Mme Platbrood regarda sa fille et tout à coup elle lut la bonne nouvelle dans la joie de ses yeux.

Mais elle n’eut pas le temps de rien dire ni de se trouver mal : des cris d’allégresse montaient de la cuisine et soudain un jeune homme surgit de l’escalier de service :

— Maman, petite Maman, c’est moi !

Et le Benjamin se rua dans les bras de la bonne femme suffoquée.

Elle avait pris ses mains et, le tenant un peu écarté, elle le regardait de haut en bas et de bas en haut, émerveillée de sa taille et de sa belle mine.

— Mais qu’est-ce que tu as fait maintenant pour devenir si grand ?

Et lui la regardait en souriant, tout attendri de la retrouver si épaisse dans sa robe de soie noire, parée de ses bijoux de fête, la poitrine surchargée de jaserons aux larges maillons d’or. Elle semblait descendue d’une toile de Corneille Devos.

— Comme te voilà belle ! C’est que tu n’as pas changé du tout, toi ! Oh ma chère Maman !

Et de nouveau, il se jetait dans ses bras, l’accablait de fougueux baisers.

— Et Papa, dit-il tout-à-coup dans une accalmie de caresses, sait-il au moins que je suis là ?

Mais justement, Adolphine ramenait son père avec elle. Le major essaya bien d’abord de se composer une attitude de tendresse digne et mesurée. Mais son masque lui tomba brusquement sur le cou et il pleura en serrant le cher enfant contre son cœur.

Alors les questions se mirent à pleuvoir. Il répondait avec une facilité d’élocution, un joli accent clair qui laissait les bons parents tout ébahis d’admiration. Ils l’eussent écouté pendant des heures si Adolphine n’avait brusqué l’entretien :

— Allons, dit-elle, va seulement vite un peu te frotter dans ta chambre, car les autres ne doivent pas savoir ce qu’on reste faire…

— Et puis, fit le major très impressionné par les expressions choisies de son fils, Hippolyte aimerait peut-être à prendre une collation…

— Mais c’est vrai, dit Mme Platbrood, le pauvre petit doit être mort de faim. Colette, Colette !

— Oh rassurez-vous, dit le jeune homme en se redressant avec une fatuité joyeuse, j’ai dîné dans le wagon-restaurant !

Tant d’aplomb les confondait de surprise.

— Allons, insista Adolphine, est-ce que tu vas te dépêcher à la fin ! Ta valise est depuis longtemps dans ta chambre…

— On y va, on y va, grande Sœur !

Et il s’élança dans l’escalier en criant :

— Je vous rejoins dans le salon, le temps de me débarbouiller !

Son entrée fut charmante et provoqua la plus grande surprise. Les enfants surtout lui firent un accueil enthousiaste, car ils l’aimaient pour sa bonté, son génie à les amuser, pour tous les jolis jeux qu’il leur avait appris :

— Oncle Hippolyte, Oncle Hippolyte !

Ils en oubliaient l’arbre de Noël et sautaient autour de lui en poussant des cris de joie. Il dut les soulever tous l’un après l’autre et ils s’accrochaient à son cou avec une furie de tendresse qui lui mouillait les yeux.

Comme tout le monde l’interrogeait à la fois, il conta son histoire et il le fit avec tant d’aisance et de gentillesse qu’il ravit jusqu’à M. Rampelbergh qui avait pourtant la haine sacrée du fransquillon.

— Eh bien, fils, s’écria le droguiste tout à fait emballé, moi je viens une fois te voir à Paris avec Malvina. On ira au théiâtre ensemble et on s’amusera !

Hippolyte riait, à l’idée d’une promenade avec cet homme et cette femme sur le boulevard des Italiens.

Mais Hermance lui apportait son fils, qu’il n’avait pas encore vu. Il s’extasia, prit le formidable bébé dans ses bras, le baisa, le berça en lui prodiguant tous les petits noms des plus tendres nounous.

Mme Timmermans, les mains sur ses joues, ne pouvait cacher son attendrissement :

— Mais ça, disait-elle à Mme Platbrood, comme il est changé à son avantage et comme il cause bien le bon français ! Est-ce qu’on dirait ça, en trois mois !

De fait, le timbre de sa voix, ses paroles vives et limpides chantaient délicieusement aux oreilles comme l’eau des sources.

Et c’était chez toutes ces dames une effusion d’éloges qui chatouillaient délicieusement la fierté maternelle de la bonne majoresse.

Mais la plus surprise de toutes, c’était encore la petite Mme Mosselman. Elle n’en croyait pas ses yeux : comment, ce grand garçon-là, ce jeune homme vif, dégagé, souriant, c’était son pâle petit Werther d’il y a trois mois ! Il avait acquis une sorte de grâce cavalière et railleuse, tout en gardant beaucoup de caresse dans les yeux.

En entrant dans le salon, il avait salué Thérèse avec une familiarité correcte, mais sans chercher à l’embrasser comme il en avait le droit pourtant. Et cette réserve, inattendue chez ce garçon tendre et passionné, jetait à présent la jeune femme dans une sorte de trouble et d’embarras qu’elle ne pouvait s’expliquer.

Bien qu’elle s’efforçât de refouler des sentiments confus, il n’en était pas moins vrai que son cœur battait plus vite.

Cependant Hippolyte ne la regardait pas et personne n’eût pu démêler si son indifférence était affectée ou véritable.

Elle craignit tout-à-coup d’en éprouver quelque dépit et son émoi en fut augmenté.

Soudain, un autre souci l’occupa : était-elle moins jolie qu’il y a trois mois ? Elle se croyait pourtant à son avantage « en décolleté » et coiffée à la vierge. Par hasard, aurait-elle semblé vraiment trop petite à ce garçon dont la taille venait tout-à-coup de dépasser la sienne d’une demi-tête au moins ? Se serait-elle épaissie sans qu’elle s’en doutât ! Grossir, c’était son cauchemar, sa peur secrète qui la maintenait étroitement lacée dans son corset, qui la faisait trotter, se remuer tout le jour et jusqu’à jeûner souvent malgré ses fringales.

Mais non, c’était impossible ; elle savait bien qu’elle gardait intact son gentil corps de mousmé.

N’importe, elle se sentait si agacée qu’elle n’y put tenir davantage et se sauva dans le salon où les enfants cramignonnaient en chantant sous la direction des jeunes ménages.

Mais comme elle entrait dans la ronde, minuit sonna à la grosse pendule de la salle à manger. Subitement, les jeux cessèrent et les conversations. C’était l’heure solennelle.

Déjà Ferdinand avait bondi au piano et entonnait le Minuit, Chrétiens qui fut repris en chœur par tous les convives.

Et les vitres tremblaient…

À cause de la neige, on avait décidé que les enfants logeraient rue des Chartreux, dans une grande chambre du deuxième étage transformée en dortoir.

La perspective d’une sauterie, là-haut, en pans volants, leur était une joie nouvelle. Aussi quand l’arbre fut éteint, les mamans n’eurent point de peine à les emmener.

Mme Platbrood craignait que son Benjamin ne fût très fatigué par le voyage :

— Tu sais, fils, il ne faut pas te gêner pour nous autres. Monte seulement si tu en as envie. Je suis sûre que tu n’en peux plus…

Mais il se récria avec gaîté : jamais il ne s’était senti plus éveillé et dispos.

Il éprouvait d’ailleurs un étonnement très vif à se retrouver au milieu de ces amis dont la langue et les manières lui apparaissaient tout à coup si différentes de celles de France.

Maintenant que la surprise de son retour était calmée et que l’on consentait à lui accorder quelque répit, il observait les gens avec des yeux écarquillés, voraces. Leur côté comique, leur grotesque, lui était pour ainsi dire révélé pour la première fois. Mais il ne songeait pas à en rire, étant trop jeune encore pour se moquer des ridicules : ceux-ci lui causaient plutôt une sensation pénible et il s’efforçait de les noyer dans la bonhomie, l’indulgence foncière qui était la grande qualité de son cœur et de sa race.

Comme il les voyait un peu délaissées par les fumeurs, il s’imposa le courage d’aller faire sa cour aux vieilles dames. Il lui tardait au surplus de mettre son amabilité française à l’épreuve.

Elle ne le trahit pas et c’est avec un empressement presque sincère qu’il aborda Mmes Rampelbergh, De Myttenaere et Timmermans pour les complimenter sur leur excellente santé. Il causa et permit de la meilleure grâce du monde qu’on l’interrogeât.

Il les attendrit beaucoup par le récit de ses premières sensations d’exil :

— Ce qui me sembla le plus dur au début, ce fut le réveil au clairon et au tambour… Oh cette diane ! Vous comprenez, moi qui attendais toujours le baiser de maman pour sauter à bas de mon lit… Oh, c’était un rude changement. Je ne pouvais pas m’habituer. Ce que l’on se moquait de moi ! On m’appelait poule mouillée… Dieu, que j’ai souffert !

Mme Timmermans, que sa gorge plate et son corps dépourvu de vénusté prédisposaient à plus de sentimentalité qu’aucune autre, ruisselait de tout son cœur sous les bandeaux poussiéreux de sa perruque mordorée :

— Ah, mon pauvre Hippolyte, gémissait-elle, comment est-ce qu’on a su vous faire partir si loin ! Non, ça je ne comprends tout de même pas…

Malvina et Mme De Myttenaere ne comprenaient pas non plus : il y avait tant de bons pensionnats à Bruxelles…

Mais Hippolyte comprenait très bien, surtout ce soir, et loin d’en vouloir encore à Joseph d’avoir mis tant d’insistance à l’expatrier, il était pénétré de gratitude à son égard.

— Oh, dit-il, je ne me plains plus à présent.

Et avec un sourire :

— Il me semble que j’étais une petite fille il y a trois mois. Maintenant, je suis un vrai garçon, une gigue comme ils disent là-bas. Non, non, je ne suis plus une poule mouillée. Je fais des armes, je joue au foot-ball…

Il fallait en effet se rendre à l’évidence : il n’avait plus rien de la mièvrerie de l’éphèbe élevé par des femmes. Trois mois d’une existence rude, virile, l’avaient étrangement développé. Ce n’était plus un dameret, il gagnait des muscles sans perdre de sa sveltesse ; une moustache naissante ombrait sa lèvre et quelques poils follets lui frisottaient au menton. C’était un vrai jeune homme.

— Oh, soyez tranquilles, je fumerai bientôt !

Mais, si décidé qu’il fût à être aimable, il convenait à part lui que cette conversation avec trois dames bonnes à jouer les Parques, s’allongeait outre mesure et il déplorait que personne ne songeât à le relayer.

Aussi, quel soulagement pour lui quand les jeunes mamans rentrèrent dans le salon ! Pauline, qui était la bonté même, vit tout de suite sa détresse et le délivra. D’ailleurs Frans accourait déjà auprès de sa femme et s’installait à la place d’Hippolyte.

Sur ces entrefaites, Adolphine s’indigna :

— Comment ? on reste sans rien ici ? Ah ça, qu’est-ce qu’elles font donc à la cuisine !

Elle se proposait d’aller voir ; mais plus prompts que l’éclair, Émile et Emma, qui mouraient d’envie de s’étreindre une bonne fois dans la solitude d’un couloir ou d’un escalier, l’avaient devancée afin, disaient-ils, de relancer Colette.

Quant aux Dujardin, ils se tenaient enfoncés dans une embrasure sous prétexte de contempler la neige : en réalité ils se concertaient pour quitter la salle à manger et gagner leur chambre, car, eux aussi, logeaient ce soir dans la vaste maison.

C’était la fête des relevailles. Ils se tenaient enlacés et une fièvre amoureuse enflammait leur sang.

— Te souviens-tu, disait Pierre, c’est ici, là tiens, que je t’ai embrassée pour la première fois, le soir du grand incendie…

— Oh, fit-elle avec une feinte pudeur, j’étais en chemise de nuit…

Mais tout de suite elle pencha la tête sur l’épaule de son mari et murmura dans son cou ces mots ardents :

— Oh viens, mon Pierrot, viens, il y a tant de nuits que tu n’as plus dormi sur mon cœur…

On apporta du thé et de la bière tandis que Mme Kaekebroeck, posant un cramique contre sa poitrine, coupait des tartines que Thérèse beurrait, empilait et promenait sur un plateau.

Mais elle semblait préoccupée, la petite Mme Mosselman. Jalouse, très excitée par l’exemple de ses amies, elle eût bien voulu, elle aussi, accaparer son Ferdinand dans une encoignure ou derrière quelque paravent tutélaire. Ce n’est pas qu’elle manquât de lui adresser force petits signes d’amour par dessus son cabaret. Mais l’ingrat, rivé à la table de whist, poursuivait le cours de ses grandes et petites misères et, Don Juan absorbé, ne daignait rien voir.

Elle en éprouvait un dépit qui allait jusqu’à l’angoisse et son cœur aimant se gonflait d’amertume.

Soudain, comme elle déposait son plateau sur la table du salon, elle vit Hippolyte qui fixait sur elle ses grands yeux mélancoliques ; mais le jeune homme sourit dès qu’il se sentit regardé, et s’avançant vers elle avec franchise :

— Madame Thérèse, dit-il simplement, puis-je vous demander une tasse de thé…

Elle resta d’abord tout interdite de l’inflexion tendre de sa voix ainsi que de la pureté, de la grâce de son accent. Il prononçait « tasse » comme s’il y avait un gros circonflexe sur l’A… Elle en était vraiment intimidée.

Soudain, avec sa vivacité d’obligeance :

— Comment, on vous a oublié, mon pauvre garçon !

À ces mots, un étonnement très vif se peignit sur la figure du jeune homme.

— Oh, dit-il avec reproche, vous me dites « vous » maintenant…

En effet, c’était la première fois qu’elle lui parlait ainsi. Elle ne savait comment ce « vous » lui était venu aux lèvres. Sans doute un secret instinct l’avertissait de se défendre contre elle-même, car l’élégance du jeune lycéen et ses tendres yeux l’impressionnaient plus qu’elle n’osait se l’avouer.

Elle balbutia quelques paroles mal arrangées :

— Mais, mais… Enfin, mon cher Hippolyte, je pense que c’est plus convenable à présent…

Il eut un petit rire crispé :

— Et pourquoi donc ? insista-t-il d’un ton qui s’efforçait d’être gai.

Mais elle esquiva la réponse :

— Attendez seulement, dit-elle, je vais vite chercher ce qu’il vous faut.

Elle courut au buffet de la salle à manger et rapporta une tasse toute préparée :

— Voilà, dit-elle avec sa jolie moue, j’ai mis dedans deux gros morceaux de sucre… Est-ce que c’est bien comme ça ?

Cette fois, il la regarda d’un air presque dur et répondit en butor :

— Cela m’est égal…

Comme elle le considérait avec une surprise demi peinée, demi railleuse :

— Oui, fit-il sombrement, tout m’est égal si vous me dites « vous » !

Elle ne pouvait démêler s’il était sincère ou s’il se moquait. Mais au fond de son cœur, elle préférait qu’il eût conservé toute la fraîche émotion de son sentiment pour elle, et il lui était désagréable de penser que sa passionnette avait tiédi au point qu’il y pouvait mêler un brin d’ironie malicieuse.

Il tournait une cuiller mélancolique dans sa tasse :

— Oh, dit-il avec tristesse, vous ne vous souvenez de rien…

En même temps ses joues s’empourprèrent, car il se rappelait sa brûlante déclaration au Jardin Botanique et il en restait un peu confus, gêné, à présent que l’absence avait changé, refroidi l’atmosphère de son intimité avec elle.

Il but une gorgée par contenance. Mais elle ne le regardait pas. Elle n’osait plus le regarder.

— Je ne vous comprends pas, dit-elle en saisissant vivement son éventail qui pendait le long de sa jupe et en l’agitant d’un geste fébrile contre son visage.

Maintenant, elle regrettait peut-être ce « vous » qui donnait à l’entretien une certaine gravité ; il était malencontreux. Après l’avoir peiné un instant, ce petit mot n’allait-il pas enhardir le jeune homme en lui donnant conscience de sa bonne mine, en lui apprenant surtout qu’il n’était plus l’enfant d’autrefois et que ses aveux pouvaient être compromettants pour une femme ?

Ils demeuraient seuls près du grand arbre de Noël dont les branches touffues, entortillées de rubans et de fils bariolés, les dissimulaient aux regards. D’ailleurs, personne ne songeait à eux ; les joueurs étaient bien trop absorbés dans leurs cartes et, pour les dames, Malvina les tenait sous le charme en contant les derniers gestes de sa « fille de quartier ».

Il eût sans doute été facile à Thérèse de rompre le tête-à-tête par une de ces petites phrases exclamatives dont les femmes ont l’à-propos. Mais un trouble inconnu — celui des cavatines d’opéra — la retenait auprès du jeune homme et la rendait absolument incapable de rien imaginer pour sortir du salon.

Soudain, son attention fut attirée par le coin de linge qui pointait hors de la pochette d’Hippolyte. N’était-ce pas le petit mouchoir qu’il avait arraché de son corsage au Jardin Botanique ? Mais oui, elle en reconnaissait la bordure mauve, le point clair et l’initiale fleurie brodée sur la batiste…

Et un attendrissement lui venait, si étrange, si doux que, se sentant défaillir, elle se laissa mollement aller dans un fauteuil.

À cette vue, Hippolyte déposa vivement sa tasse sur un guéridon et se jetant aux genoux de la jeune femme :

— Oh, Madame Thérèse, s’écria-t-il dans le désordre de ses mèches éplorées, si vous saviez comme j’ai été malheureux pendant ces trois mois ! Je ne pensais qu’à vous… Vous m’aviez dit : « à Noël » et j’attendais Noël de tout mon cœur ! Et voilà que ce soir c’est Noël ! Et tantôt, vous ne m’avez seulement pas embrassé en me revoyant et vous me dites « vous » ! C’est affreux, vous savez ! Alors, vous ne m’aimez plus ? Oh moi, je n’ai pas changé. Moi, je vous aime toujours comme lorsque j’étais petit et que vous me preniez sur vos genoux…

C’était la palpitation de l’amour. Sa passion, longtemps contenue, débordait en paroles ardentes et naïves. Il dit comment son cœur se morfondait en soupirs. Il dévida son chagrin, raconta ses trois mois d’exil en détail ; les moindres incidents de sa vie de lycéen le ramenaient à son amour.

Ses beaux yeux avaient le feu sombre de la passion profonde. Sa voix bien timbrée vibrait d’émotion et les mots coulaient de ses lèvres comme une belle eau pure.

Muette, immobile comme une statue, Thérèse ne résistait plus au charme de ce langage qui l’émouvait par sa sonorité neuve, son tour vif, imprévu, et l’enveloppait des effluves vertigineux de la tendresse passionnée Elle avait laissé tomber son éventail et fixait sur le jeune homme des yeux sérieux et rêvants ; il lui inspirait décidément un délicieux intérêt de cœur. Mais le passé lui faisait mirage ; elle s’imaginait qu’Hippolyte était redevenu l’enfant de jadis qui jouait à ses pieds, au bord de sa robe de jeune fille…

Elle lui abandonnait ses mains qu’il pressait pourtant avec une force virile et mordait presque d’une adoration sensuelle, gloutonne.

Et quand il se redressa tout à coup et qu’elle le vit abaisser son visage vers le sien, elle ne fit aucun geste pour échapper à son étreinte et soupira seulement ces mots de langueur :

— Voyons, mon petit Hippolyte, je t’en prie, laisse-moi…

Mais déjà il l’avait enlacée et la baisait longuement dans le cou tandis qu’elle-même, fermant les yeux et croyant sans doute n’être que maternelle, posait tendrement sa bouche sur la joue de l’adolescent en murmurant à demi pâmée :

— Oh, méchant garçon… Cher méchant garçon !…

 

Cependant M. et Mme Kaekebroeck manœuvraient avec prudence pour se retirer dans leurs appartements sans éveiller l’attention de personne.

Déjà, ils s’avançaient doucement dans le salon quand la vue de Thérèse et d’Hippolyte les confondit de surprise et les arrêta sur place.

— Eh bien, chuchota Adolphine, ils ne se gênent pas ceux-là… Ça est tout de même un peu fort maintenant !

Mais Joseph souriait avec indulgence et, concluant comme un livre :

— C’est ainsi, dit-il, que le jeune Hippolyte avait pris les manières de France qui plaisent à toutes les nations, ou plutôt à toutes les femmes !