Madame Th. Bentzon/5

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P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 45-58).


V


Le premier roman de Th. Bentzon : Un Divorce, eut une destinée particulière. À cause de l’idée qu’elle voulait développer, elle en avait placé l’action en Allemagne, le divorce n’existant pas alors en France. Le livre touchait si juste qu’il put être réédité vingt ans plus tard, quand le changement de nos lois lui eut donné chez nous une triste actualité. Accepté par le Journal des Débats en 1870, la guerre vint arrêter sa publication en feuilleton, mais sa valeur avait paru telle, que les Débats le donnèrent à la fin de 1871, malgré la difficulté d’offrir à ce moment au public une étude de la société germanique. Ce roman attira l’attention du fondateur de la Revue des Deux-Mondes, qui en 1872 publia La Vocation de Louise. Depuis, le nom de Th. Bentzon, vite remarqué des lecteurs, figura fréquemment aux sommaires de la Revue, et cela pendant près de trente-cinq ans.

Le Comte d’Aure était mort en 1866, confiant dans l’avenir qu’il avait aidé sa fille adoptive à se préparer. George Sand écrivait à la jeune femme : « Travaillez !… L’ami qui vous aimait tant et vous voit toujours vous en tiendra compte. » Et aux heures inévitables de découragement, elle lui disait avec sagesse : « Surmontez les larmes et la crainte de la destinée. Nous nous la faisons tous à nous-mêmes, la destinée, non pas entièrement ; il y a la part de Dieu qui permet que nous soyons frappés dans nos plus chères affections ; il y a la part du monde et de ses événements, qui ne nous sont pas toujours favorables. Mais il y a aussi notre part, celle de notre volonté et de nos vertus, qui est la plus forte, parce qu’elle conjure et transforme les dispositions du monde autour de nous et parce qu’elle appelle sur nous l’aide de Dieu. »

Ces conseils répondaient à la nature énergique de Thérèse qui continuait, sans se lasser, des tentatives déjà encouragées par quelques succès. De plus en plus, elle voulait devoir à son talent les satisfactions et l’indépendance de sa vie. Après la mort du Comte d’Aure, la mère et la fille étaient venues s’installer à Paris, dans un appartement de l’avenue Duquesne, où elles vécurent une idéale existence d’union et de tendresse. Tous ceux qui ont eu le privilège de connaître Mme d’Aure ne peuvent louer assez sa bonté intelligente et calme, sa noblesse d’âme, la sollicitude continuelle dont elle enveloppait sa fille, et défendait contre les importuns ses heures de travail, prenant pour elle tous les tracas d’intérieur.

Un charmant crayon d’Henri Regnault dont ce fut une des dernières œuvres, reflète la grâce aimable de Thérèse Bentzon à cette époque. Leurs familles étaient liées de longue date, et le peintre qui projetait un portrait de cette intéressante figure, exécuta ce léger croquis, pendant une après-midi de l’été de 1870, sans pressentiment de l’avenir très proche de deuil et de mort. Avec sa mère et son fils, Mme Bentzon partait pour la Bretagne. La guerre et le siège de Paris les surprirent là-bas, et les angoisses, les défaites de ce lugubre hiver déchirèrent leurs cœurs dans la solitude du village breton qu’ils n’avaient pu quitter.

Après ce tragique intervalle, leur vie calme reprit, active et retirée ; les travaux de Thérèse Bentzon, les progrès de sa brillante carrière en marquent les principales étapes. Paris lui apportait ses éléments intelligents avec la société la plus choisie. Cette situation sociale était alors tout à fait exceptionnelle dans le monde des lettres, « surtout pour une femme sans grande fortune qui ne pouvait affirmer son influence en recevant, sauf dans la plus stricte intimité[1] ».

Leur joli salon, très simplement tendu de toile de Jouy, ne prétendait pas au Salon littéraire ; mais la conversation spirituelle, le charme distingué de la mère et de la fille suffisaient à y attirer, outre leurs relations nombreuses de famille et d’amitié, des écrivains français et étrangers, parmi lesquels le philosophe Caro et l’anglais Milsand, l’ami de Browning, eurent le plus d’influence sur la culture intellectuelle de Thérèse Bentzon. « La conférence hebdomadaire de notre ami Caro est courue de plus en plus. Il y a foule ; à peine s’entrevoit-on, d’un bout à l’autre de la salle. Vous aimeriez ces belles leçons, si chrétiennes, si fortes, si attrayantes à la fois, écrit-elle, en 1875, à une amie[2] ». Aux dîners et aux réceptions de M. Buloz à la Revue des Deux-Mondes, cette belle jeune femme, demeurée si simple malgré ses succès, éveillait l’intérêt et inspirait le respect.

À l’étude de la vieille société parisienne et provinciale qu’elle connaissait bien pour lui appartenir, du monde littéraire dont la rapprochaient ses travaux, elle put joindre celle des milieux étrangers, au cours de visites en Allemagne et en Angleterre. Deux fois elle réalisa le rêve d’un voyage dans cette Italie, où, dit-elle, « il y a tant à voir, tant à apprendre, et on peut le dire, tout à aimer ». Le soin de sa santé la conduisit à Aix, à Evian, dans les Pyrénées. Enfin chaque été, sa mère et elle faisaient une longue villégiature à Barbizon, où elles retrouvaient « la forêt bienfaisante, avec un ravissement toujours nouveau ». Tout cela, étendant son champ d’observations, fournissait des personnages et des cadres à ses fictions gaies ou graves. Elle ne décrit jamais de sites qu’elle n’ait vus, de types qu’elle n’ait étudiés. « Le meurtre de Bruno Galli vous intéressera peut-être, parce que vous y trouverez des descriptions des environs de Nice que vous connaissez si bien. Ce sujet m’est venu en tête, tandis que je visitais la poterie de Vallauris, guidée par un ouvrier, qui, de tournure et de manières, pouvait servir de modèle à mon bandit. J’espère qu’il avait l’âme moins noire[3] ».

Plus que tout elle aima et décrivit nos provinces françaises : l’île sauvage de Bréhat, les vallons du Morvan, Aix et son lac, la campagne de l’Agenais. Elle se plaît à peindre de gracieux paysages : la forêt de Fontainebleau, les bords de la belle Loire, tel village de l’Île de France ; elle en fait de transparentes et délicates aquarelles. Cette faculté descriptive s’accentue dans ses derniers ouvrages dont tout roman disparaît, pour laisser la place aux grands fleuves du Canada, aux steppes de Russie.

Son activité littéraire s’ouvrit de suite une double voie. Elle n’a presque rien conservé de ses publications précédentes : nouvelles, articles, traductions. Mais, elle s’était essayée à la critique et dès la première année (1872) elle donna à la Revue des Deux Mondes, trois études de littérature étrangère.

M. Buloz fut pour elle un maître sévère et la soumit à une rude discipline. Peu de temps avant sa mort, elle racontait avec sa gaîté persistante, à son amie américaine, Miss King, que souvent, après avoir jeté un coup d’œil sur les manuscrits qu’elle lui apportait, il lui enjoignait de tout refaire séance tenante. Le travail, plusieurs fois rejeté, plusieurs fois patiemment recommencé, sur la première table venue, sans notes, sans documents, durait des heures. Un soir, fort tard, sa mère, inquiète, vint la chercher et la trouva plongée dans sa laborieuse besogne. — « Et je crois bien, ajoutait Mme Bentzon en riant, qu’après tant de peines, cet article-là ne fut pas accepté ».

M. Buloz avait discerné en bon juge ce qu’on pouvait obtenir de cette infatigable travailleuse, à l’esprit net et sensé, au style clair et facile. Outre ses romans, elle entreprit donc pour lui, ainsi que pour la Revue Bleue et les Débats, des séries d’articles. Elle y faisait connaître, par d’intelligentes analyses, des fragments choisis et traduits de façon supérieure, et des appréciations d’ensemble, ce qui paraissait de plus remarquable en Angleterre, en Allemagne et en Amérique. « Je crois, écrivait-elle, avoir toujours fait ce travail dans des sentiments de sympathie et de justice, ce qui ne m’a pas empêchée d’exciter plus d’une fois les susceptibilités anglaises ». Ces études réunies en volumes[4] demeurent très intéressantes : Stevenson, Bret-Harte, Henry James, bien d’autres, traduits depuis, y furent présentés au public français, pour la première fois. « Sa renommée devint telle en Amérique (écrit Miss King)[5] qu’un article de Th. Bentzon était un sujet d’ambition pour les jeunes auteurs, mettant le sceau à la réputation acquise dans leur propre pays. » Elle a donné un certain nombre de traductions : Deux petits sabots, de Ouida, le Voile soulevé, de G. Eliot, etc., accordant la préférence à de courtes nouvelles qui forment plusieurs volumes de Contes de tous pays. Familiarisée avec le génie de chaque langue, elle excellait à transposer dans la nôtre le style des auteurs les plus différents. Mais ce travail de traducteur demeura toujours pour elle secondaire.

Ses romans, un peu éclipsés dans ses dernières années par ses belles études sociales, méritent cependant toujours d’être lus. Tous ne sont pas de valeur égale : les premiers surtout, et certaines de ses nouvelles. Il fallait à son talent tout en nuances un certain espace pour se développer. On peut dire que ce talent n’a cessé de se renouveler jusqu’à la fin. Ses dernières œuvres sont tout à fait modernes par la vivacité du style, comme par les sujets qu’elle choisit.

Les romans de Th. Bentzon trouvèrent promptement un public, avec qui elle se sentait en communion sympathique. Elle écrivait à une amie très chère : « Faire oublier, ne fut-ce que quelques moments, à ceux qui souffrent une douleur morale ou physique, c’est de tous les triomphes, celui dont l’artiste doit être le plus heureux. Je disais hier à M. Caro, après son cours où j’avais vu un aveugle s’enthousiasmer, se passionner : « Vous êtes récompensé d’avoir fait une belle leçon plus par ce suffrage que par tous nos compliments[6] ».

À cette même amie, intelligence et cœur rares, elle pouvait adresser ces mots : « Le public idéal devant qui je me place la plume à la main, avec l’ardent désir de le satisfaire, a bien souvent votre figure » ; et elle lui confiait, en 1878, année où deux de ses romans[7] parurent à la Revue des Deux-Mondes, montrant, sur les premiers, un progrès soudain et remarquable : « Sans modestie aucune, je vous dirai, sachant vous faire plaisir, que « l’Obstacle » a eu beaucoup de succès. L’approbation de Jules Sandeau qui, sans me connaître, m’a fait savoir qu’il trouvait toute la fin, de la plus haute, la plus noble émotion, et qu’il avait été très frappé de l’ensemble, m’est particulièrement agréable. Si vous saviez comme je sens tout ce qui me manque et comme l’éloge me grise peu !… Mais il m’encourage quand il vient de ceux que je respecte ou que j’aime ». Et l’année suivante, à propos de Georgette : « Vous ai-je écrit qu’on l’avait lu à haute voix dans le salon très littéraire de la Princesse Mathilde, au milieu d’un cercle de gens de métier, dont l’appréciation trop flatteuse m’a été rapportée par hasard. Si je m’y prêtais un peu, je serais pour un temps bien court (car on sait ce que durent ces engoûments) le lion de quelques salons où cette pauvre Georgette (vous savez que M. Buloz lui avait fait d’abord froide mine), a réussi à l’excès contre toute espérance !… Je ne suis plus assez jeune ni assez crédule pour m’enivrer de cet encens-là. Le moment délicieux, pour ce qui est d’écrire, est celui de la composition libre et non élaguée, avant un travail de correction ingrat, avant la publication toujours troublante. Aussitôt mon fils retourné à Nancy, je tâcherai de combler un peu le vide de son absence en m’enfonçant dans cette chère besogne ». Le zèle qu’elle y apportait s’exprime par ce joli mot tendre : « Vos violettes m’ont tenu compagnie pendant une longue nuit de veille, que j’ai achevée à quatre heures du matin, parce que ma lampe s’éteignait. Vous lirez bientôt ce qui est sorti de cette insomnie, charmée par vos fleurs[8] ».

  1. Lettre biographique à Miss Grace King.
  2. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  3. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  4. Littérature et mœurs étrangères. — Nouveaux romanciers américains.
  5. Voir sur Miss King : Questions américaines, par Th. Bentzon.
  6. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  7. Un remords. L’obstacle.
  8. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.