Madame Th. Bentzon/6

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P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 58-76).

VI


Th. Bentzon a composé pour la jeunesse deux jolis récits : Geneviève Delmas et Yette, histoire d’une jeune créole, dont elle emprunta beaucoup de détails aux lettres de son frère, fixé à la Martinique. Mais ce fut par exception qu’elle condescendit à ce genre trop limité. Ses romans, d’une inspiration saine et délicate, où la raison vient toujours gouverner l’imagination assez romanesque, ne craignent pas d’aborder les situations complexes, de mettre leurs héros, leurs héroïnes surtout, aux prises avec des luttes morales difficiles. Si quelques-unes succombent, elles l’expient cruellement par le remords, la honte intérieure, plus encore que par les conséquences de leurs fautes. Th. Bentzon écrivait à propos d’un roman de l’Américain Bret-Harte : « On porte toujours la peine des fautes commises, que le châtiment vienne des événements ou de nous-mêmes… Cette logique inflexible de la vie, il n’est pas permis de la bannir des livres… C’est la tâche de l’écrivain de laisser au moins deviner la souffrance morale qui suit l’oubli du devoir. Nous aimons qu’il soit, non seulement le miroir qui reflète les faits et les caractères, mais la main ferme qui tient ce miroir[1] ».

Elle voulait aussi que jamais ne manquât dans une œuvre « le rayon divin de l’idéal ». On a pu dire de certains romanciers actuels, bien intentionnés pourtant, que leurs livres sont comme des maisons désertes d’où quelqu’un est absent. Dieu n’est jamais absent des livres de Th. Bentzon. Aussi peut-on trouver un sérieux profit moral à regarder la vie dans ces fictions qui en sont le miroir fidèle, mais sage, choisissant ce qui lui convient de refléter ; « le beau à côté de l’utile, la poésie qui se glisse partout, même dans l’existence la plus morne, la plus déshéritée, grâce à cet effort humble et sublime qu’on nomme la bonne volonté[2] ».

Th. Bentzon prend le plus souvent, par une préférence assez naturelle, ses personnages dans son propre milieu social. Cependant elle a emprunté le sujet de plusieurs nouvelles, à la vie paysanne, pour laquelle son enfance passée à la campagne lui avait laissé une grande sympathie. Certaines de ces figures champêtres comptent parmi les plus vivantes qu’elle ait créées. Dans La grande Saulière, elle fait déjà ressortir, en un récit charmant, la paix et la sécurité de l’existence plus rude, mais large et saine, qu’on obtient « en se donnant à la terre consolatrice ». Désirée Turpin est une étude de jeune paysanne fidèle jusqu’à l’immolation, à laquelle les marais brumeux de la côte picarde font un cadre mélancolique. Et Le plat de Taillac met en scène une plaisante anecdote prise sur nature en un village gascon.

Dans ses nouvelles et ses romans mondains, sa remarquable faculté d’observation lui a fait dessiner des portraits d’une vérité qu’on pourrait qualifier de réalisme, s’ils n’étaient tracés d’une main si légère et s’ils n’excluaient toute grossièreté. « Il ne s’agit pas de dire beaucoup mais de dire juste. » Cet axiome littéraire qu’elle a formulé quelque part, elle le met sans cesse en pratique. Au sujet d’une de ses plus gracieuses créations, elle dit : « Je suis contente que vous aimiez ma Petite perle, qui n’est pas une héroïne de fiction ; je l’ai connue et aimée, elle est morte à 25 ans[3] ». Cependant, dédaignant le roman à clef, si elle écrit : « Je croyais que vous auriez reconnu mon amie Miss H… sous les traits d’Eva Brown », elle dit ailleurs, à propos de l’Obstacle : « J’ai été à même de m’inspirer des sites et des types du Morvan ; mais il n’y a aucun portrait d’après nature dans ce que j’écris. Beaucoup de modèles posent pour une même figure. Zina[4], seule fait exception ; je l’ai connue, mais pure et heureuse ; elle ne se retrouverait pas dans mon livre et c’est ce qui m’a décidée à m’emparer sans scrupules de son charme étrange. Autrement je crains toujours de blesser. Aucun succès ne me dédommagerait d’avoir fait de la peine à qui que ce fût[5] ».

Elle évite également ce défaut reproché à certaines femmes-auteurs de raconter leur histoire et de se mettre en scène sous un déguisement transparent. On peut lire toute son œuvre, c’est elle et ce n’est pas elle. Les pages écrites dans ses moments de plus grandes souffrances physiques ou morales sont les plus gaies et les plus brillantes. « Ce n’est pas elle par les faits, les situations, la nature des personnages, mais c’est elle, et vivante tout entière, dans ce détachement de tout ce qui est personnel, secret de toute libération ; c’est elle par la large, profonde et délicate compréhension des choses et des gens. L’inconnaissance où nous sommes les uns des autres, le mur qui nous borne et nous sépare de tout ce qui n’est pas nous, ce mur était tombé pour elle ou du moins il avait reçu la brèche la plus large, le jour où, non plus possédée par la souffrance, mais l’analysant et donc la possédant à son tour, elle n’eût plus que le souci de mieux comprendre, de mieux compatir, pour mieux encourager et mieux guérir[6] ».

Elle observa dans le monde où elle vivait des rencontres singulières, des problèmes douloureux, d’héroïques et muets sacrifices, des sentiments qui, pour se contenir et se respecter, n’en étaient pas moins puissants. Elle trouva fort justement que tout cela méritait d’être retracé. Les joies et les chagrins dont sont tissées nombre d’existences, lui parurent d’un intérêt aussi vif que les orages exceptionnels. Si elle dut nécessairement introduire dans ses drames les forces coupables qui dominent trop de volontés, elle les peignit surtout dans leurs tristes effets, et au lieu d’exalter la passion triomphante, elle mit au premier plan : « ces deux puissances divines, la Douleur et le Remords[7] ». Ainsi composa-t-elle ses meilleurs romans, sans les alourdir d’une thèse apparente, contant, semble-t-il, pour le plaisir de conter, dans un style souple et agréable, amenant naturellement une réflexion délicate ou profonde, donnant à ses tableaux une grande harmonie d’ensemble, un attrait, grâce auquel, sans hâte, le lecteur se plaît aux détails du chemin parcouru. « La trame est parfois légère (a dit un critique) mais si joliment brodée de soie, d’or et de quelques perles fines[8] ».

Ce mot s’applique surtout à ses dialogues, l’écueil pour tant d’auteurs. Nulle part on ne cause mieux que chez Th. Bentzon, parce qu’elle causait fort bien elle-même, ne disant jamais un mot insignifiant ou banal. Elle donne tout naturellement à ses personnages le ton juste, sans que lui échappe une de ces fausses notes qui trahissent trop souvent le romancier étranger au monde qu’il prétend décrire. En même temps, elle a horreur de toute affectation d’indécence, de toute vulgarité. L’agrément des conversations, dans ses romans, est fait de leur spontanéité, de la finesse avec laquelle les caractères s’y révèlent, de leurs nuances infinies qui rendent tous les mouvements intérieurs ; avec cela, une gaîté fréquente, des répliques promptes, qui empruntent l’esprit souriant de l’auteur et que traversent des mots émus, pénétrants, comme il lui en venait, sans effort, dans ses lettres et ses causeries intimes.

Elle n’abuse pas des analyses ; en quelques phrases, elle dessine ses personnages, puis nous les montre agissant dans le cadre qu’elle leur a tracé. Saisis sur le vif, ils sont variés et nombreux. Elle ne craint pas d’attaquer les conventions qui gouvernent la vie mondaine, les compromissions dont celle-ci est faite et qui répugnent à sa ferme droiture. Telle de ses jeunes femmes, poupées de salon, parfois méchantes et envieuses, telle de ses maîtresses de maison déjà mûres, chez qui « le cœur cède toujours le pas à l’esprit[9] » représente une critique sévère et sans cesse d’actualité.

« Quand dans un roman de femme (a écrit E. Faguet), je trouve un ou plusieurs portraits d’hommes bien saisis, je dis : Voilà une femme qui est un romancier et un vrai[10] ». Th. Bentzon a mérité cet éloge. Qu’il s’agisse du poète Jean Salvy[11] en qui elle a personnifié l’égoïsme et la vanité féroces de certains hommes de lettres ; ou de M. d’Armançon[12], le gentilhomme campagnard auquel de honteuses faiblesses font oublier ses devoirs paternels ; ou bien encore de ses personnages préférés : vieux amis dévoués et chevaleresques, jeunes hommes énergiques et loyaux, cherchant à conquérir honnêtement leur bonheur, ses figures masculines sont singulièrement réelles.

Si un penchant à l’ironie rend sa plume un peu satirique, la bienveillance reprend le dessus dans l’ensemble du récit. Elle veut qu’on montre « les sentiments humains et non leurs maladies, le beau côté de la tapisserie et non son envers ». Comme elle croit à l’influence de la volonté bonne ou mauvaise sur la direction de la vie, elle affectionne les caractères de jeunes filles qu’elle pose souvent au centre de son action et conduit parfois au-delà du mariage pour les développer complètement. Toutes sont des sœurs très diverses, mais ayant entre elles un air de famille, dû sans doute à ces qualités que leur créatrice sut leur donner, les prenant en son propre cœur. Elles sont avant tout, « des consciences ». Elles regardent la vie bien en face, ne se disant pas qu’elles ont droit au bonheur, ainsi que notre époque individualiste s’est plu à le proclamer, mais pénétrées de l’idée que tout en ce monde, notre bonheur comme le reste, doit être le résultat du sacrifice et de l’effort. Elles savent qu’elles ont une tâche à remplir, des responsabilités vis-à-vis de Dieu et d’autrui. Ce bonheur dont elles ont pu rêver, comme toute âme humaine le rêve ici-bas, sera peut-être la récompense ; il ne doit jamais devenir le but. « Le devoir terne et froid, dénué de prestige comme il l’est presque toujours[13] » ne les effraie pas : c’est le mot d’ordre auquel nulle ne saurait désobéir.

Pourtant ce devoir se fait spécialement âpre et difficile pour elles. Th. Bentzon ne leur trace pas des routes unies. C’est Georgette[14] entre des parents séparés, adorant une mère, qu’elle se refuse à juger, prête à sacrifier son avenir. C’est Aline[15], abandonnée le jour de son mariage, portant avec une dignité si pure ce veuvage immérité et gardant toute la tendresse promise à celui qui n’a pas su la comprendre. C’est « Lucienne »[16], en qui une crise morale, trop forte pour une enfant, éveille brusquement cette conscience par laquelle, désormais gouvernée, elle devient une rayonnante influence qui s’ignore et résout simplement les situations les plus épineuses. Si d’autres défaillent, volontés moins trempées, natures moins résistantes, elles puisent dans l’amertume d’avoir déchu de cet idéal, un héroïsme peut-être supérieur ; ainsi Manuela[17] qui expiera par une vie d’austère sacrifice l’erreur fugitive de son imagination romanesque et mourra regrettant l’amour vrai, apprécié trop tard. Une seule, la pauvre Tête folle, gâche sa vie à plaisir, et la psychologie délicate de l’auteur ne parvient pas à la rendre sympathique, malgré l’effrayant châtiment de sa folie. Mais en général, de ses jeunes héroïnes, Thérèse Bentzon a su faire de gracieux et aimables portraits qui les montrent le plus fréquemment « épanouies comme des plantes bien saines, courageuses, nobles et sincères[18] ».

Ce furent ces qualités mêmes que l’Académie Française reconnut aux livres dont nous parlons, en leur décernant à plusieurs reprises, ses récompenses. La première fut un prix Montyon donné (en 1879) au roman « Un Remords ». Jules Sandeau, dans son rapport, s’exprimait ainsi. « Parmi les romanciers qui se sont produits en ces derniers temps, il en est un qui mérite une place à part et ne pouvait échapper à l’attention de l’Académie. Cette fortune littéraire ne s’est pas élevée en un jour. La mode et l’engoûment n’y sauraient rien prétendre, le travail et le talent ont tout fait. C’est en 1872, au lendemain de nos désastres, que parurent les premières œuvres de Mme Bentzon. Bien que l’heure fût peu clémente, ces essais ne passèrent pas inaperçus. Ils étaient faits pour plaire aux délicats, et s’adressaient à ce public qui s’appelait autrefois le parti des honnêtes gens ; ils allèrent à leur adresse. Dès lors les œuvres de Mme Bentzon se succédèrent d’année en année, discrètement, sans bruit ni fanfares. Jamais talent ne s’affirma d’une façon plus modeste et plus fière. Par un de ces bonheurs qui ne doivent rien au hasard et dont le travail a seul le secret, chaque œuvre nouvelle marquait un pas de plus vers la perfection. Les plus aimables qualités du romancier et de l’écrivain se trouvaient réunies dans ces récits de la vie moderne. La passion n’en était pas exclue. Loin de là, elle en était l’âme, mais, grâce à la pente naturelle d’un cœur et d’un esprit sains, l’auteur, sans étalage de morale, finissait toujours par la ramener et l’asservir aux vérités et aux lois éternelles. À tant de mérites qui plaidaient pour Mme Bentzon auprès de l’Académie, il faut joindre la fleur d’estime qui s’attache à sa personne. Elle-même a dit : « Rien n’honore autant une femme que la conquête de l’indépendance par le travail. » Aussi vit-elle honorée, entourée de sympathie et de respect. Cela n’ajoute rien au talent, mais n’y gâte rien, que je sache ».

Mme Bentzon qui assistait à la séance, écrit à son amie, que ce passage fut applaudi, « comme si j’avais eu une claque à ma disposition. Je ne me connaissais pas tant d’amis ou même de lecteurs. Il est vrai qu’une dame revêche, assise devant moi, disait en haussant les épaules : « Protection que tout cela !… » Son jugement personnel n’a pas troublé pour moi la fête ; j’ai bien regretté que vous n’en fussiez pas témoin… Peut-être ai-je été traitée en enfant gâtée par tous ces vénérables ; mais je n’en suis pas fâchée, ni vous non plus[19] ».

Plusieurs fois le nom de Thérèse Bentzon devait être répété sous la coupole avec les mêmes éloges. Tony, Constance, Les Américaines reçurent des prix importants. Enfin en 1903, le prix Née, accordé tous les deux ans à un écrivain, pour l’ensemble de ses œuvres, vint mettre le couronnement à sa carrière : « Il y a sur notre liste, disait le rapporteur, Gaston Boissier, un nom auquel je dois un hommage particulier : c’est celui de Mme Bentzon. On se souvient que sa réputation a commencé par des romans qui ont eu ce privilège rare d’obtenir un grand succès, sans rien coûter à la dignité de son caractère. Depuis, elle a visité l’Amérique, la Russie, et nous a rapporté de ses voyages des tableaux pleins d’intérêt et de vérité. Le prix Née que nous donnons à Mme Bentzon, nous l’avions décerné il va deux ans à Mme Arvède Barine. L’Académie a tenu à rapprocher ces deux noms. Ils sont l’honneur des femmes de notre temps. »

  1. Littérature et mœurs étrangères.
  2. Un remords.
  3. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  4. L’Obstacle.
  5. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.
  6. Mlle de la Vaissière, Conférence citée.
  7. Un Remords.
  8. Maxime Gaucher, Revue Bleue, 1881.
  9. Un Remords.
  10. E. Faguet, Du Féminisme.
  11. Tchelovek.
  12. Tony.
  13. Un Remords.
  14. Georgette.
  15. Le veuvage d’Aline.
  16. Tony.
  17. Un Remords.
  18. Georgette.
  19. Lettre à Mlle Bolot d’Ancier.