Madame Th. Bentzon/8

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P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 102-121).

VIII


Mme Bentzon avait quitté l’appartement de l’Avenue Duquesne, non sans ce déchirement que produit en nous l’adieu aux souvenirs de vingt années. Il sembla dès lors, par une série de circonstances fortuites, lui devenir impossible de retrouver cette fixité calme dont elle avait joui si longtemps. Pendant les années qui suivent, elle ne cessera plus d’osciller entre Paris et la campagne ; elle entreprendra enfin de longs et importants voyages qui transformeront et élargiront le domaine de son talent.

Dans la préface de Constance, Brunetière a dit d’elle « que peu de femmes ont fait autant pour la revendication des droits de leur sexe ». Sa nature la portait trop vivement à aider les autres, pour ne pas l’intéresser à ce développement soudain des œuvres sociales qui a marqué la fin du siècle dernier. Elle se préoccupait de ce mouvement, surtout en ce qui concernait les femmes. La maturité de son expérience, écartant un peu le roman, sans y renoncer, la portait vers les faits et les questions d’utilité pratique. Elle eut l’idée d’une enquête sur la condition des femmes en divers pays, qu’elle eût étendue davantage — elle avait songé à la poursuivre en Égypte et à Constantinople — si la maladie ne lui eût interdit trop tôt les voyages lointains.

En 1891, elle fit un séjour en Angleterre. Là, elle se sentait bien chez elle, appréciée dans les cercles mondains, comme dans les milieux de la plume et de l’action. On lui savait gré d’être « une Lady » autant qu’une femme de lettres, de jouir et de laisser jouir de la conversation, sans arrière-pensée d’interview ou d’article d’actualité.

En Angleterre, comme à Paris, de nombreux Américains et Américaines, toute l’élite des écrivains, s’empressaient de se faire présenter à celle qui était depuis longtemps, près du public français, l’interprète de leur activité littéraire. De sincères amitiés s’étaient nouées entre elle et des femmes de grand mérite : Mrs Fields dont le salon à Boston rappelait nos célèbres Salons d’autrefois ; la romancière Sarah Orne Jewett, Miss Grace King, l’historienne de la Louisiane. Tout attirait vers les États-Unis son esprit libéral, curieux de cette autre démocratie. « Je n’ai jamais eu envie d’un voyage plus que de celui-là[1] », écrivait-elle. Mais il lui était difficile de se dégager, pour un temps assez long, des mille obligations, des mille liens qui la retenaient. La direction de la Revue des Deux mondes, en la chargeant officiellement d’aller étudier sur place « les conditions de vie de la femme américaine » — non des milliardaires et des beautés à la mode, seules connues alors en France, mais de toutes les classes de la société qui travaillent, pensent et luttent, — lui fit un devoir de son vif désir. À la fin de 1893, elle partit pour un voyage de plus de huit mois, pendant lequel elle réunit les éléments de divers ouvrages qui ont gardé leur valeur et leur intérêt, quoique le temps ait apporté des changements aux faits observés par elle.

Si familiarisée qu’elle fût par ses études, avec le spectacle qu’allait lui offrir la grande République, elle en reçut une très forte impression. L’indépendance naturelle de son caractère, sa rare faculté d’adaptation, son goût d’activité et de travail sympathisèrent avec tout ce qu’elle y découvrait. « Les États-Unis !… c’est pour moi un pays idéal ! Que j’aimerais y retourner ![2] »… L’accueil flatteur qu’elle y reçut explique aussi cet enthousiasme. Les nombreuses différences de mœurs et de méthodes entre l’Ancien et le Nouveau monde éveillèrent sa curiosité. Allant de New-York à la Nouvelle-Orléans, sur le Mississipi, à Chicago, dans l’Arkansas, puis fêtée par la société aristocratique de Boston, elle vit le monde et le peuple, les églises, les institutions charitables, les établissements d’enseignement. Elle étudia, dans toutes ses branches, l’action de la femme, et put présenter aux Français une Américaine nouvelle. « Laissant de côté avec un certain dédain, l’idole mondaine, elle fit comprendre à quelles conditions par tous pays, les femmes méritent d’être adorées[3] ».

L’influence en fut sensible dans beaucoup de transformations opérées chez nous, transformations d’habitudes et d’éducation, que Mme Bentzon, qui assista à leurs débuts, n’eût pas toutes approuvées, ce qui convient à une nation ne convenant pas complètement à l’autre. Elle avait voulu, avant tout, peindre le bien accompli par le zèle des femmes d’élite. Avec sa courtoisie naturelle, en retour de l’accueil reçu, elle n’a pas souligné les défauts, ce qui ne l’a pas empêchée de les voir. Plusieurs récits où elle introduit des jeunes filles américaines expriment clairement ses critiques ; mais elle ne cache pas son faible pour leur entrain, leur décision, leurs ambitions intellectuelles, même exagérées, et elle leur sait gré de leur absence de préjugés à l’égard du travail féminin, préjugés qu’elle eût vu avec satisfaction disparaître actuellement parmi nous. Avec quelle joie aussi n’eût-elle pas vu, les ayant pressentis, desquels nobles dévoûments les femmes des États-Unis se sont montrées capables, pendant la dernière guerre.

Elle-même, par sa distinction raffinée, son esprit délicat, apparut aux Américains comme la révélation aimable d’une Française insoupçonnée, beaucoup d’entre eux n’ayant jusque-là jugé nos compatriotes qu’à travers le journal, le roman ou le théâtre. Ces républicains furent charmés par l’aristocrate, ces travailleurs rendirent hommage à la bonne ouvrière de la pensée.

Un écrivain américain, qui l’avait bien comprise, Hamilton Mabie, lui décerna après sa mort cet éloge : « Elle fut pour nous la personnification de tout ce qu’il y a de meilleur en France : caractère, intelligence, largeur de vues, charme d’esprit et de manières, et cette maturité sereine qui avait ses racines dans une antique et profonde civilisation. La justesse pénétrante de son coup d’œil, l’habileté qui la faisait remonter aux sources, derrière des conditions de vie si différentes du milieu où elle avait grandi, tout cela était exceptionnel. Nul Européen ne nous a interprétés avec une sympathie si fine, et n’a donné de notre vie intérieure une version plus amie. »

Dans ce voyage si fécond en impressions vives, plusieurs points rayonnaient : Boston et sa société intellectuelle et distinguée qui l’accueillit en amie d’ancienne date, la Nouvelle Orléans où elle avait retrouvé, guidée par l’aimable Miss King, tant de souvenirs curieux et touchants de la vieille France créole, où elle s’était tant divertie de l’éblouissant carnaval qu’elle appelait « un rêve inoubliable ». Puis Cloverbend, la plantation de l’Arkansas où elle reçut chez la romancière Octave Thanet (Alice French)[4] une hospitalité qui lui fit connaître la vie large et simple du Far-West. Elle y fut assez souffrante, mais elle put écrire : « Je suis si bien soignée que cette indisposition légère en somme est presque un plaisir, en me faisant apprécier l’exquise bonté de Miss French. C’est l’être le plus dévoué, le plus généreux qui se puisse imaginer. L’endroit est très pittoresque, la vie très intéressante dans sa sauvagerie, mêlée de beaucoup d’élégance. Nous sommes à six heures de toute ville et la plantation se suffit à elle-même comme un petit empire[5] ».

Son souvenir demeura cher à ses hôtes, tandis que lui restait délicieux celui des grandes forêts, des champs de trèfle blanc aux bords de la Rivière Noire, et du village de bois peint, abritant les maîtres et les nègres de l’exploitation. Miss French écrivait treize ans après, en apprenant que Thérèse Bentzon n’existait plus : « Nous, ses amis étrangers, nous l’avons aimée avec gratitude. Aucun autre critique de nos mœurs n’a pénétré comme elle sous notre culte superficiel de l’argent, la vraie âme américaine, si indomptable, mais si tendre, si romanesque et sentimentale au fond… Je ne puis vous dire le plaisir qu’elle nous a donné, quand elle était chez nous en Arkansas. Nous l’avons admirée à première vue, et chaque jour, notre admiration, notre affection ont grandi : au moment de son départ, nous l’aimions pour la vie. Nous sentons que nous avons le droit de la pleurer avec vous[6] ».

Ce voyage finit tristement. La ravissante navigation sur le Mississipi que Mme Bentzon a racontée[7], eut pour résultat un grave refroidissement qui, revenue à Chicago, lui fit pendant plusieurs jours envisager, d’ailleurs sans crainte, la possibilité de « rester dans quelque cimetière inconnu ». Une maladie du cœur s’était subitement manifestée : « C’est toujours fâcheux, plus encore chez une femme de mon âge. À la garde de Dieu ![8] »… Après être demeurée à Boston chez Mrs Fields, tenue sous cloche par une tempête de neige prolongée, mais dans des conditions d’amitié et de confort très favorables à une convalescente », elle renonça au projet formé d’aller voir son frère à la Martinique et prit la route du retour, « ayant goûté, dit-elle, en ce pays, un moment de trêve dont mon cœur lui reste reconnaissant ».

Cette reconnaissance s’exprima dans ses écrits. Pour beaucoup de personnes, Th. Bentzon est surtout l’auteur des Américaines chez elles. Le titre était heureux, le succès y répondit. Ce qu’elle disait des organisations qui facilitent aux femmes des États-Unis la culture intellectuelle, le travail manuel, ainsi que l’exercice de la charité, suggéra en France une émulation utile. On sollicita d’elle des articles, des avis ; on lui demanda de rapprocher des femmes de milieux différents et d’opinions adverses. Son tact et sa bienveillance suffirent à tout. Elle refusait toute présidence, cédant la place, disait-elle, à de plus dignes » et se contentait de rester au second plan ; mais sa discrète influence n’en était que plus efficace et plus étendue.

Elle désirait, sans trop l’espérer, toujours enchaînée davantage, revoir ce pays où elle avait éprouvé de si vives jouissances. L’occasion s’en présenta en 1897, et cette traversée lui a inspiré les belles lignes suivantes : « Tous ceux qui ont porté à bord une âme agitée de grands chagrins, connaissent la sensation d’apaisement qu’on éprouve devant cet infini au souffle régulier, puissant, infatigable, devant le soulèvement irrépressible des flots partis de si loin… La nature entière a disparu, sauf l’eau et le ciel. Sans doute après la mort, entre notre dernier souffle et notre réveil sur une nouvelle plage, nous aurons cette impression d’oubli profond et reposant[9] ».

Elle accompagnait M. et Mme Brunetière ; l’orateur éminent qui dirigeait alors la Revue des Deux Mondes, avait été appelé aux États-Unis pour inaugurer les célèbres conférences françaises qui venaient d’être fondées à l’Université de Harvard, et, depuis, ont chaque année été faites par un de nos hommes de lettres les plus connus. Ce voyage fut particulièrement agréable à Mme Bentzon. Sa parfaite habitude de la langue, ses relations déjà nombreuses dans un pays qu’elle visitait pour la seconde fois, lui permirent de rendre de réels services à Brunetière, dont le triomphe lui causa une double satisfaction comme Française et comme amie. « Les conférences ont eu un succès énorme. Elles ont lieu dans la grande salle de l’Université qui est toujours pleine, et vraiment le public me paraît, non seulement enthousiaste, mais appréciateur et intelligent[10] ». Elle prolongea seule au Canada un séjour dont les impressions se traduisirent dans un livre charmant[11]. « En navigant sur le Saint-Laurent et le Saguenay (dit une de ses lettres), je suis ramenée à notre promenade sur le Mississipi. Depuis le départ des Brunetière, je me suis transportée, du château Frontenac, chez les bonnes Sœurs Hospitalières établies à Québec par la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu. Je suis gâtée, je vis dans une atmosphère tout ecclésiastique ; je visite chaque jour plusieurs couvents et je fais quantité d’excursions qu’un assez beau temps favorise… Mes robes, (ajoute-t-elle plaisamment) — et j’en avais apporté de fort jolies, sans oublier mes bijoux comme la dernière fois, — mes belles robes sont en haillons[12] ».

Cette fois encore, elle dut abréger ce vovage, qu’elle ne devait plus renouveler. Sa santé ébranlée, les inflexibles nécessités de son travail, la ramenèrent à Paris, sans, à son vif regret, qu’elle eût pu retourner en Louisiane. « Le voyage m’avait d’abord fait du bien, mais je me suis surmenée ; ne me faites pas de reproches, je m’en adresse d’assez vifs à moi-même[12] ». Elle demandait à son amie de venir la rejoindre, avant son départ pour l’Europe, Miss King ne put répondre à son désir et toutes deux ne se revirent que peu de mois avant la suprême séparation.

Les résultats littéraires de ce deuxième séjour égalèrent ceux du premier. Thérèse Bentzon fit désormais autorité sur toutes les questions se rattachant au mouvement social et intellectuel des États-Unis. Aucun Américain connu ne visitait Paris sans se présenter chez elle ; tandis que de nombreux Français venaient solliciter pour l’Amérique des recommandations qu’elle accordait avec générosité. Les amis lointains qu’elle s’était faits lui restaient fidèles. Elle nous dépeint ainsi le Radical de la Prairie, le romancier Hamlin Garland, lui rendant visite dans la jolie maison qu’elle habitait alors (1898) à la Ferté-sous-Jouarre, — « maison que sa puissante personnalité d’homme primitif semblait faire craquer de toutes parts[13] ».

Mme Bentzon avait été très frappée de la propagande faite par les Allemands aux États-Unis et surtout de leurs efforts pour généraliser l’enseignement de leur langue dans les écoles publiques. Elle prévit dès lors, la première, la nécessité d’une étroite union entre Français et Américains. En entretenant un vif courant de sympathie d’un côté de l’Océan à l’autre, elle joua un rôle de devancière, dont on peut aujourd’hui lui savoir quelque gré.

Elle se plaisait à revenir, en causant, sur les souvenirs rapportés de ces voyages, sur les personnalités littéraires et politiques qu’elle avait rencontrées, sur les curiosités sociales, comme sa visite à la communauté des Shakers[14]. Elle s’amusait à mettre aux prises, dans une spirituelle nouvelle[15], une jeune Américaine et un journaliste parisien, se méprenant mutuellement sur leurs caractères. Avec sa délicatesse scrupuleuse, elle écrit : « Il y a beaucoup d’observation, de choses vues de près, dans cette historiette. Je suis flattée et contente de ce que vous me contez si joliment de vos impressions à ce sujet, et ravie de voir qu’on ne m’en sait pas mauvais gré aux États-Unis[16] ».

Comme pour excuser cette légère satire, elle donna dans une série de médaillons, les plus belles figures de femmes américaines[17]. D’abord, les premières colonisatrices puritaines, les femmes de ces barons anglais qui baptisaient leur nouvelle patrie Maryland[18] en l’honneur de leur reine Henriette Marie de France. Après ces lointaines aïeules, viennent les héroïnes de la Guerre de l’Indépendance ; les savantes, les poétesses ; Harriett Beecher-Stowe, la libératrice des esclaves ; Margaret Haugherry, la charitable boulangère de la Nouvelle-Orléans. Ce livre est toute l’histoire de l’influence féminine dans la formation des États-Unis, et les événements récents en ont ravivé le grand intérêt.

  1. Lettre à Miss Grace King.
  2. Lettre à Miss Grace King.
  3. E. Faguet, Du Féminisme.
  4. Choses et gens d’Amérique.
  5. Lettre à Miss Grace King.
  6. Miss French à Mme P. Fliche.
  7. Une double épreuve.
  8. Lettre à Miss Grace King.
  9. Au-dessus de l’abîme.
  10. Lettre à Miss Grace King.
  11. Nouvelle France et nouvelle Angleterre.
  12. a et b Lettres à Miss Grace King.
  13. Questions américaines.
  14. Choses et gens d’Amérique.
  15. Malentendus
  16. Lettre à Miss Grace King.
  17. Femmes d’Amérique.
  18. Terre de Marie.