Madame Th. Bentzon/9

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P. Lethiellieux, libraire-éditeur (p. 121-127).


IX


Quatre ans plus tard, en 1901, Mme Bentzon entreprenait un autre voyage. Elle a dit quelles circonstances l’y déterminèrent[1]. Mlle Hélène Jounkovzky qu’elle avait connue à Paris, lorsque celle-ci y faisait ses études, s’était décidée, fort jeune encore, entraînée par l’exemple alors récent de Tolstoï, à quitter en 1884 la Cour impériale pour aller vivre sur ses terres et se dévouer à ses paysans. Thérèse Bentzon, qui lui portait une affection presque maternelle, avait suivi avec un intérêt très vif le développement de cette entreprise charitable. Les lettres de Mlle Jounkovzky lui inspirèrent le désir de comparer, principalement en ce qui concerne la condition de la femme, des races aussi différentes que les Slaves et les Anglo-Américains.

La lettre suivante, datée du jour de l’Assomption (Calendrier russe), nous donne ses premières impressions. « Chère amie, au milieu des très curieux spectacles qui m’entourent, je veux trouver un moment pour vous dire que j’ai fait très bon voyage, que je suis arrivée à Kiew pour les magnifiques pèlerinages qui attirent des dévots, en costumes de toutes les parties de la Russie, à la splendide cathédrale de Sainte-Sophie et au monastère de la Lavra, la plus belle initiation possible aux mœurs russes. Ici, je me repose en pleine solitude et chaque minute me fait faire de nouvelles découvertes. Je crois que ce changement me sera salutaire. Personne ne sait mieux que vous combien j’en avais besoin[2] ».

Après quelques semaines, elle écrivait de Théodorowka, le domaine de son amie : « Je ne pense pas affronter l’hiver en Russie, ne supportant pas sans peine déjà le vent furieux de la steppe. Il y a surtout un vent d’Est, soufflant de l’Asie centrale, qui m’étourdit et m’octroie quelques névralgies, mais que ne souffrirait-on pas pour voir tant de choses curieuses ! Je vis au cœur de cette association créée par mon amie Hélène qui s’est si généreusement simplifiée et appauvrie pour élever ses paysans. C’est une grande utopie réalisée. Je quitte ce milieu austère pour rendre visite à de vieilles seigneuries où se retrouvent les types et les habitudes décrits par Tourguenie dans Père et enfants ; je parcours le pays où se déroulent tous les romans de Gogol que je comprends pour la première fois. Des interprètes merveilleusement intelligents m’aident, dans la mesure du possible, à m’approcher des paysans petits-russiens. Je suis entourée d’affection et de soins. Le calme, le silence sont plus parfaits qu’en aucun autre lieu du monde ; le changement d’habitudes est radical presque à l’excès. Nous causerons souvent de la steppe. Je vous en envoie une petite fleur[3] ».

Dans une autre lettre, elle dit encore[4]. « Je tiens à ce que vous sachiez que je supporte bien ce rude voyage et que le climat ne me fait pas de mal. Quant au puissant intérêt de tout le reste, il dépasse ce que d’avance je prévoyais. J’ai le bonheur d’être auprès d’une amie très chère, engagée dans l’œuvre la plus belle qu’on puisse imaginer. Je rentrerai en France à la fin d’octobre, ne pouvant m’exposer à un hiver que l’automne déjà commençant fait pressentir si dur, quoique je sois au Midi de la Russie. Je me prépare à jouir beaucoup de Moscou, je m’y trouverai dans des circonstances particulièrement favorables. Le grand point pour qu’un voyage soit fructueux, est de le préparer avec ordre ».

Celui-ci le fut pleinement, si l’on en juge par les chapitres restés si vibrants des Promenades en Russie, et aussi par les nombreux articles dispersés dans des revues. Thérèse Bentzon y manifeste ces qualités qu’E. Faguet lui a reconnues à propos des Américaines : « l’art de peindre avec netteté et puissance, la sincérité très prudente et très avisée[5] ». Durant ces quelques mois, les visions curieuses et neuves s’étaient accumulées sans confusion : séjour en Petite Russie où elle vit de près les paysans ; visite enthousiaste à Tolstoï ; délicieuse excursion en Crimée ; étude de la femme russe dans les milieux les plus divers ; enquête sur l’éducation des jeunes filles, demoiselles des Instituts de Noblesse ou étudiantes des Universités. Tout cela, raconté et commenté par elle, demeure un des livres les plus attachants qui existent sur ce pays difficile à connaître et que de tragiques événements ont depuis bouleversé. Sa dernière nouvelle, gaie et piquante, « La fin d’une idylle », reproduit d’après nature, la vie seigneuriale, aujourd’hui anéantie, avec une telle vérité qu’elle pouvait écrire : « Les Russes ne comprennent pas comment j’ai touché si juste, n’ayant point passé ma vie en Ukraine. Le jeune de V… qui y est né, m’a dit : « En vous lisant, je me suis cru tout le temps chez ma grand-mère. » C’est un éloge flatteur[6] ».

Rentrée à la fin de l’automne, plus tôt qu’on ne l’attendait, elle se hâtait sur le Boulevard des Invalides, quand elle vit venir Mme Delzant qui, sans savoir son retour, accourait, portée par une impulsion irrésistible vers la voyageuse qui allait chez elle. Toutes deux, heureuses mais non surprises de ce prodige, l’appelèrent en riant « la rencontre des deux amis du Monomotapa », ressouvenir de la belle fable de La Fontaine :

« Qu’un ami véritable est une douce chose !… »

  1. Promenades en Russie.
  2. Lettre à Mme P. Fliche.
  3. Lettre à Mlle Damad.
  4. Lettre à Mlle de la Vaissière.
  5. E. Faguet. Du Féminisme.
  6. Lettre à Mme P. Fliche.