Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance/04

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Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 525-563).
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IV
L’EXIL


I

Comme on a pu le voir par ses dernières lettres à Mme de Staël, M. Necker préparait depuis deux ans un grand ouvrage politique. En 1801, cet ouvrage était terminé, mais, d’accord avec sa fille, il en avait retardé la publication.

Si détaché que fût M. Necker de toute arrière-pensée personnelle, il ne pouvait se désintéresser de la France. L’avenir du pays qu’il avait aimé et servi le préoccupait, et c’était à la France qu’âgé de soixante-dix ans, il adressait ses Dernières vues de politique et de finances. « Oui, les dernières, disait-il dans la préface ; ce mot convient à mon âge et à ma santé qui s’affaiblit ; c’était même pour un temps au delà de moi que je destinais cet ouvrage en le commençant. Ce confident me plaisait : il m’était inconnu, et je pouvais, en imagination, le faire mon ami[1]. » Quelles raisons le déterminaient donc à anticiper cette publication, et à s’adresser non pas à l’avenir, mais au présent ? Ses lettres nous ont montré également que, dès le jour où la Constitution de l’an VIII avait été promulguée, il avait été étonné qu’une constitution, « ouvrage des siècles, » fut faite, comme un habit, à la mesure d’un homme. Pour cet homme, M. Necker nourrissait une admiration sans bornes. Dans la préface de son ouvrage, — préface plusieurs fois remaniée car il en existe divers brouillons dans les archives de Coppet, — il le proclame toujours « l’homme nécessaire, dont la dictature avait préservé la France de nombreux malheurs, lui avait valu de plus une paix glorieuse et le calme intérieur dont elle jouissait. » Au cours de l’ouvrage, il déclarait même que cette dictature devait durer aussi longtemps que le dictateur le jugerait utile ; mais si elle prenait fin, il estimait que la Constitution de l’an VIII ne pouvait pas survivre à celui entre les mains duquel, en réalité, elle concentrait tous les pouvoirs. Le jour où l’homme nécessaire abandonnerait ces pouvoirs, pour quelque cause que ce fût, la France aurait à choisir entre une monarchie tempérée, à l’anglaise, et une république une et indivisible, car M. Necker excluait avec regret une république fédérative, à l’américaine. La monarchie tempérée avait toutes ses préférences, mais il n’en croyait pas l’établissement possible dans l’état social et politique de la France, Bonaparte lui-même voulût-il, soit rappeler au trône l’ancienne dynastie, soit établir à son profit et à celui de sa famille une monarchie héréditaire. Restait donc la République une et indivisible que M. Necker entourait, comme conclusion de son ouvrage, d’institutions qui lui semblaient de nature à garantir la liberté, à maintenir l’ordre et à assurer la bonne administration des finances, point capital à ses yeux.

M. Necker ne paraît pas avoir supposé un seul instant que son ouvrage pourrait déplaire au « héros. » Le 10 août 1802, il écrivait au consul Lebrun, homme de bonne compagnie, ancien inspecteur des domaines de la couronne qui était un peu de l’ancien monde et avec lequel il n’avait jamais cessé d’entretenir de bonnes relations, pour lui faire hommage de son livre et le prier en même temps d’en offrir de sa part un exemplaire au Premier Consul.

Je crois bien, écrivait-il, avoir déposé dans l’ouvrage dont je vous entretiens des vérités utiles et des principes recommandables, et comme j’ai répandu partout non seulement ma haute admiration pour le général Bonaparte, mais encore des sentimens d’affection exprimés avec respect, je crois pouvoir vous prier, sans indiscrétion, de remettre au Premier Consul l’exemplaire dont je m’empresse de lui faire hommage. C’est un devoir sans doute, mais les motifs auxquels j’obéis se rapportent également et à l’homme doué de tous les genres d’esprit que j’ai eu le bonheur d’entretenir à Genève, et au chef suprême de l’État. Je désirerais, dans mon ambition, l’approbation de l’un et l’indulgence de l’autre.

Se figurer que l’ouvrage pût ne pas déplaire au « héros » c’était cependant mal le connaître. Les hommes nécessaires ont un penchant naturel à se croire immortels et quant à prévoir qu’un jour viendrait où, bénévolement, Bonaparte renoncerait à la dictature, il y avait dans cette supposition une certaine naïveté. La réponse de Lebrun, qui vivait près du maître, aurait dû commencer d’ouvrir les yeux à M. Necker et de lui inspirer certaines inquiétudes. « Je vous croyais dégoûté des constitutions, lui écrivait-il ; la vôtre nous arrive après des événemens que nous n’avons pas pu prévoir ; » et après quelques réponses aux suggestions de M. Necker en matière financière, il ajoutait : « Vous savez aussi bien que moi que, pour raisonner sur tout cela, il faut être sur le terrain. Au reste le Premier Consul connaît parfaitement la situation journalière de ses finances, et son génie aperçoit les suites de toutes les conceptions raisonnables en ce genre. »

C’était dire assez nettement à M. Necker qu’on n’avait pas besoin de ses conseils. Il en aurait pris son parti, car il avait de longue date l’habitude d’être peu écouté ; mais il ne tardait pas à être informé que le Premier Consul avait conçu de cet ouvrage une vive irritation. Pour s’en convaincre, M. Necker n’aurait eu qu’à lire les feuilles officieuses qui recevaient l’inspiration d’en haut. Toutes l’attaquaient avec une vivacité presque injurieuse ; entre autres le Mercure de France. Il avait de même l’habitude des attaques, et, plus philosophe qu’il ne l’était autrefois, « ce sentiment consolateur qu’on nomme le mépris, » comme il l’écrivait à sa fille, l’aurait aidé à les supporter. Mais ce qui le plongeait dans la désolation, c’est qu’il apprenait, à n’en pouvoir douter, que l’irritation du maître se traduisait surtout en propos contre sa fille, accusée d’avoir, en quelque sorte, tenu la plume et inspiré un ouvrage où Bonaparte voyait une critique dirigée contre son administration. Le 27 ventôse 1803, un correspondant qui ne signait point, et dont l’écriture ne m’est pas connue, écrivait à Mme de Staël et lui rendait compte d’une conversation qu’il avait eue à son sujet avec le Premier Consul. Bonaparte reprochait à Mme de Staël « de recevoir souvent ensemble des gens de tous les partis et de les recevoir aussi successivement. »

Les opposans de toutes les classes, aurait-il dit, se succèdent chez elle, le matin, à midi, le soir. On va l’un après l’autre exhaler son mécontentement, exercer sa censure, et tous ceux qui ont ainsi, les uns pour une cause, les autres pour une autre, accusé le gouvernement reportent ensuite, chacun de leur côté, l’idée d’une désapprobation qui paraît générale et prend le caractère d’une opinion universelle. Je ne veux pas qu’elle vienne.

Et la lettre se terminait ainsi :

Au surplus, c’est moins contre vous que contre votre père et son dernier ouvrage qu’il éprouve de l’humeur, et vous le concevrez aisément. Je m’étonne qu’à une pareille distance, avec peu de correspondance avec les hommes qui se mêlent des affaires publiques, votre père ait eu plus le sentiment de la vérité que le sentiment des vérités qu’il pouvait convenir au gouvernement de voir publier.

Un autre correspondant lui écrivait également :

L’exaspération est toujours très vive, surtout contre l’ouvrage de M. Necker, et l’on assure qu’elle est entretenue par Mme de (nom illisible) et plusieurs autres. Cependant, il n’est pas possible qu’elle ne se calme pas et que l’hiver prochain vous ne soyez quitte de cette persécution.

Garat ne laissait pas ignorer non plus à Mme de Staël à quel point, en conversation, le Premier Consul s’emportait contre elle.

Sa colère, lui écrivait-il, le 11 messidor, a voulu paraître très grande. Elle s’est montrée surtout brutale et grossière. Il n’a rien dit pour la motiver. Il n’a rien articulé, ni dans un premier accès, devant des conseillers d’État et devant des ministres, ni dans un second devant Truguet. Qu’aurait-il pu dire… Je pense entièrement comme vous sur votre résolution de revenir à Paris et d’y passer l’hiver. Il est très vrai qu’on a déclaré, et hautement, que vous n’y remettriez plus les pieds, mais il serait par trop étrange qu’une parole jetée dans un moment de fureur pût être un arrêt de bannissement. Dans quelque niche que vous vous mettiez, cette niche sera entourée de dévots ; on vous y laissera en repos et en surveillance. On n’ira pas plus loin, quoique les menaces aillent beaucoup plus loin. Même dans ce moment, on n’arrête pas, on ne chasse pas une femme aussi aisément qu’un homme, surtout quand cette femme est vous[2].


II

Cependant M. Necker, profondément troublé et affligé de penser qu’il était pour quelque chose dans cette malveillance et cette irritation qui se déchaînaient contre sa fille, se résolut à une détermination qu’il avait souvent agitée avec lui-même, celle de s’adresser au Premier Consul. Il le fit, sinon directement, du moins indirectement, en écrivant de nouveau à Lebrun une lettre destinée à passer sous les yeux de Bonaparte. Cette lettre est trop longue pour être citée tout entière ; je me bornerai à en détacher quelques passages[3] :

Citoyen Consul, disait-il en commençant, les obstacles inattendus apportés au retour de ma fille et dont vous avez jugé à propos de nous faire avertir par la médiation de M. de Montmorency[4], ont jeté la désolation dans ma famille. Mme de Staël est livrée à un sentiment de douleur qui me toucherait profondément, lors même qu’elle ne serait pas ma fille, et l’objet mérité de ma tendre affection. Permettez-moi donc de demander à l’homme public un moment d’attention, quoique ce soit d’un intérêt particulier que j’aie à l’entretenir.

Ma fille est née en France ; elle y a reçu son éducation et une éducation pour laquelle on n’a rien négligé, rien épargné. Tant de soins ayant rencontré une nature distinguée, je dirais presque hors de pair, si je l’osais, l’esprit de Coppet de Staël s’est formé de bonne heure, et, successivement, il s’est associé, il s’est ouvert à tous les genres d’idées, et son âme ardente a mis de l’intérêt aux divers objets de la vie. Jugez, citoyen Consul, de ce que l’exil est pour elle et si Mme de Staël peut sans désespoir se voir reléguée dans la sévère solitude de Coppet ou dans les petites villes qui nous environnent, si elle le peut surtout au milieu de ses plus belles années.

Il faisait valoir ensuite, en faveur de Mme de Staël, la nécessité de pourvoir à l’éducation de son fils aîné et à la liquidation « des malheureuses affaires de M. de Staël, » qu’elle voulait terminer, afin de « transmettre sans tache à ses enfans la mémoire de leur père. » Puis il entreprenait l’apologie de sa fille :

Je crois facilement à quelques paroles imprudentes de la part de Mme de Staël, parce que je lui connais une imagination très vive et surtout une grande expansion dans le caractère. Elle est d’ailleurs entrée dans le monde vers la fin de la Monarchie et dans un temps où la plus grande liberté régnait dans la conversation, et la Révolution qui a succédé a donné longtemps l’habitude des controverses politiques. Elle a pu être tardive à se mettre en harmonie avec la réserve commandée par un nouvel ordre de choses, à s’y mettre du moins parfaitement… Mais, en laissant le passé et en priant le Consul de pardonner ce qui aurait pu lui déplaire, je suis certain que Mme de Staël aura désormais la circonspection la plus parfaite. Voilà un grand éveil qu’elle reçoit, et ma fille vient de déposer entre mes mains la promesse d’adopter le genre de vie que vous aurez la bonté de lui conseiller et de renoncer fermement à toute espèce de conversation sur le gouvernement et la politique, objets d’esprit pour elle et qu’elle peut si facilement remplacer par d’autres. Elle prendra même la liberté d’adresser cet engagement au Premier Consul dès le premier signe qu’elle recevra d’un retour d’indulgence et de bonté de sa part.

M. Necker allait jusqu’à offrir de se rendre à Paris pour être « le surveillant » de sa fille et « son garant auprès du gouvernement. » Enfin, après avoir fait valoir encore en faveur de Mme de Staël les souvenirs de sa mère à l’action bienfaisante de laquelle la Commission des hospices venait tout récemment de rendre un public hommage, il terminait sa lettre en disant :

Je ne sais si j’aurais aussi des titres à transmettre. Je me souviens seulement qu’en d’autres temps, j’aurais mieux attendu de la France que l’exil de mes enfans.

Une sorte de post-scriptum ajoutait ces quelques lignes :

J’aurais pris la liberté d’écrire au Premier Consul, mais je n’ai pas osé lui adresser directement une lettre où j’étais forcé d’entrer dans plusieurs détails domestiques, et pourtant je crois à ses affections de famille, même au milieu des vastes intérêts dont il a le gouvernement. Je serais moins craintif, si j’ai, comme je l’espère, des hommages de reconnaissance à lui présenter.

Cette lettre que l’amour paternel arrachait à M. Necker et dont la dernière phrase relève cependant le ton, était, ce semble, de nature à toucher. Mais le Premier Consul n’était guère homme à s’attendrir aux chagrins d’une femme ou à la douleur d’un père. La réponse que M. Necker allait recevoir de Lebrun, datée du 16 germinal, était faite pour lui enlever toute illusion. Après lui avoir, en guise de préambule, donné l’assurance que le Premier Consul était arrivé au pouvoir avec une opinion prononcée en sa faveur, il avait le regret de l’informer que son dernier ouvrage, « lancé dans le public, » avait détruit cette opinion favorable, et faisant parler Bonaparte lui-même, il continuait :

Si vous aviez, a-t-il dit, des vérités utiles à révéler, il était dans les convenances que vous commençassiez par lui, et vous ne deviez les livrer au public, si tant est pourtant que vous le dussiez, que quand l’homme que vous appelez nécessaire les aurait méconnues et repousse es.

Après avoir mis la conduite de M. Necker en parallèle avec celle de Calonne qui, lui aussi, avait fait parvenir un mémoire financier au Premier Consul, mais en secret, Lebrun ajoutait :

Des propos échappés à Mme de Staël, des démarches plus qu’indiscrètes de gens qu’on sait être ses confidens les plus intimes l’ont convaincu qu’elle avait travaillé votre opinion et influé sur vos ouvrages. Il pense qu’elle veut du mouvement dans quelque sens qu’il s’opère, et quoiqu’il ne craigne rien des rumeurs de société, il ne veut pas qu’on le croie assez faible ou assez imprudent pour laisser l’administration en proie aux sarcasmes.

La lettre se terminait ainsi :

Vous voyez qu’avec une pareille opinion, toute tentative est inutile. Je ne sais si le temps pourra changer les dispositions, mais je ne puis vous en donner aucune espérance.

M. Necker demeurait « confondu » de cette lettre. C’est l’expression dont il se sert dans une longue réponse qu’il adressait à Lebrun « comme à un ancien ami, » car, disait-il, « dans mon trouble, ce serait un travail pour moi d’approprier toutes mes paroles au langage parfaitement mesuré qu’exige une correspondance avec le magistrat consulaire. » Dans cette réponse, il déclarait, « au nom de la vérité et sur la foi de l’honneur, » que son ouvrage avait été composé en l’absence de Mme de Staël, et qu’elle n’avait eu aucune part à la détermination qu’il avait prise de le publier. Loin de l’y exciter, elle aurait même, au moment de l’impression, montré quelques inquiétudes. Après avoir cherché à justifier encore une fois sa fille des propos inconsidérés qu’on lui prêtait, il continuait en faisant une longue apologie de ce malencontreux ouvrage, et il terminait en exprimant l’intention de venir lui-même à Paris tout à la fois pour plaider la cause de Mme de Staël et pour défendre ses intérêts propres[5] en même temps que ceux de ses petits-enfans compromis par la liquidation de la succession de M. de Staël.

Plus, disait-il en terminant, on me désignerait comme une des causes du malheur de ma fille, d’un malheur qui touche à tout pour elle, plus je serais contraint de faire un dernier effort auprès du Consul en allant solliciter moi-même sa justice ou son indulgence. Il me semble que j’aurais encore la force nécessaire pour défendre une cause paternelle, et pour supporter, même en ma vieillesse, la disgrâce que pourrait me valoir une louable tentative.

M. Necker ne pouvait, on le voit, se persuader que les préventions du Premier Consul contre sa fille et contre lui-même fussent invincibles. Il l’admirait trop pour croire chez lui à un parti pris d’injustice. Mme de Staël elle-même partageait cette illusion. La meilleure preuve en est qu’en désespoir de cause, elle prit son parti de s’adresser directement à lui. Déjà elle avait eu plusieurs fois cette idée. C’est ainsi qu’ayant appris l’année précédente que Bonaparte lui reprochait de laisser M. de Staël aux prises avec des difficultés d’argent, elle avait eu la pensée de lui écrire pour se justifier, et elle avait jeté le brouillon d’une lettre qui se trouve dans les archives de Coppet, mais qui, je le crois bien, ne fut jamais envoyée. Cette fois, se sentant directement non seulement menacée, mais atteinte, elle se décida et lui adressa la lettre suivante :

Citoyen Premier Consul,

Ayant eu connaissance l’hiver dernier que mon retour à Paris ne vous était pas agréable, je me suis condamnée, sans aucun ordre direct de votre part, à passer dix-huit mois dans l’exil. Quelques paroles de bonté que vous avez depuis prononcées sur moi et qui me sont revenues m’ont persuadée que cet exil vous paraissait assez long et que vous voudriez bien prendre en considération les intérêts de famille qui rendent mon retour à Paris absolument nécessaire. Je m’arrêterai cependant à une campagne à 10 lieues de Paris, ne me permettant pas d’arriver sans savoir votre intention à mon égard. Si je connaissais le genre de prévention que mes ennemis ont essayé de vous inspirer contre moi, je saurais ce que je dois dire pour me justifier, mais je me borne à vous assurer que je ne prononcerai ni n’écrirai un seul mot relatif aux affaires publiques pendant mon séjour en France. Je ne sais si, née à Paris, rencontrant partout en France des traces honorables de la conduite publique de mon père et des établissemens charitables de ma mère, je puis être considérée comme étrangère. Mais je sais que c’est de votre volonté seule que dépend mon séjour en France, et quand je vous prie d’y consentir, je dégraderais mon caractère si je ne remplissais pas fidèlement les conditions qui doivent être la suite d’une faveur, serais-je réduite à demander seulement de passer deux mois dans une campagne, à 10 lieues de Paris, pour reposer mes enfans que la fatigue du voyage a rendus un peu malades et faire avec les créanciers de M. de Staël un arrangement qui me permette d’honorer sa mémoire sans ruiner mes enfans. J’espère que votre bonté et, s’il m’est permis de le dire, votre justice ne se borneront point à ces deux mois. Pourquoi renverseriez-vous la destinée d’une femme qui n’a de sa vie fait de mal à personne ? Pourquoi forceriez-vous une mère à chercher ailleurs que dans sa patrie les ressources nécessaires à l’éducation de ses enfans ? Enfin surtout, à la hauteur où vous êtes placé, pourquoi vos regards tomberaient-ils sur moi, si ce n’est par un sentiment de protection et de bienveillance.

Agréez, Citoyen Consul, l’hommage de mon respect.

Je ne reproduis cette lettre que d’après un brouillon, mais il n’y a point de doute qu’elle fut envoyée, car nous verrons Mme de Staël, dans une seconde lettre qu’elle adressa, le mois suivant, au Premier Consul, faire allusion à la réponse qu’elle reçut. Cette réponse ne fut point directe, car elle se trouverait assurément dans les archives de Coppet, mais Bonaparte paraît cependant s’être laissé fléchir et lui avoir fait savoir indirectement qu’il l’autorisait à séjourner à quelques lieues de Paris. C’était un commencement de satisfaction donnée à l’ardent désir de Mme de Staël de rentrer tout au moins en France. Elle se hâta donc d’accepter la proposition que lui fit son notaire de venir habiter une petite maison que celui-ci possédait à Maffliers, dans le département de l’Oise, à quelques lieues de Paris. C’était, pour reprendre l’expression de Garat, la niche où elle espérait pouvoir s’abriter, en attendant mieux La confiance renaissait dans son cœur et elle fixait son départ de Coppet à la fin de septembre.


III

Sans croire aux pressentimens, on ne saurait cependant méconnaître que, dans la nuit où nous vivons, il y a certains momens où une lueur fugitive semble éclairer l’avenir et où un obscur instinct nous avertit des épreuves qu’il nous prépare. J’ai dit déjà que chaque départ de Coppet était un drame, mais jamais séparation du père et de la fille ne fut aussi douloureuse que celle-ci qui devait être la dernière, car ils n’étaient point destinés à se revoir. Rien cependant ne donnait à craindre que la mort planât sur la tête de M. Necker. Sans doute il avait soixante et onze ans, et les années d’un septuagénaire ne sont jamais que des années de grâce, mais il ne semblait point atteint dans sa santé qui avait toujours été robuste. L’affection rhumatismale, de nature chronique, dont il souffrait, n’était point une menace pour sa vie. Aucun symptôme nouveau n’était de nature à inquiéter Mme de Staël et à la détourner du projet qu’elle avait formé, soit de passer l’hiver en France et d’y rester jusqu’au printemps, soit d’entreprendre en Allemagne un voyage dont, pour des motifs que je dirai plus tard, elle caressait depuis longtemps le projet. Cependant ce départ fut un déchirement. Toujours M. Necker et sa fille avaient l’habitude de se dire adieu par lettre, de chambre à chambre, pour s’épargner l’émotion du dernier moment. Ils ne pouvaient « soutenir un adieu déclaré, » ainsi que l’écrivait Duguet, le directeur de Mme de La Fayette, à une personne qui lui était chère et dont il avait pris congé sans mot dire. Par le même sentiment, Mme de Staël faisait remettre à son père cette lettre :

Je ne peux pas m’empêcher, mon ange, pendant que je suis encore sous ton toit protecteur, de te dire que je veux réunir tous mes efforts pour tâcher de me faire une vie dans ce pays qui soit assez tolérable pour moi pour que je sache t’y rendre heureux. Ces séparations me déchirent le cœur, et de si grandes douleurs ne sont-elles pas un avertissement du ciel, qu’il ne faut pas se quitter ? Toi qui lis si bien au fond des cœurs, tu dois voir que, plus que jamais, ma vie dépend de la tienne. Je te conjure par cette vie de moi que tu veux conserver à mes enfans, d’avoir des soins minutieux de ta santé. Je sens qu’on se détacherait de vivre si c’était pour soi seul, mais quand toute une famille entière repose sur ta tête, préserve-la, mon ange, et frémis en pensant à ce que souffrirait ta pauvre fille si elle craignait pour toi. Tu vois mon caractère battu par les vents ; je ne sais si la Providence, à cause de toi, m’accordera de trouver un appui qui m’empêche de me tuer, si je te perds. Je ne sais si, mille fois plus généreuse, elle t’accordera cette longévité qui me permettra d’établir mes enfans pendant ta vie et de m’endormir ensuite avec toi. Je sais que, dans ce moment, je mourrais dans les convulsions du désespoir si je te perdais. Prends donc garde, je t’en conjure, je ne dis pas seulement à me conserver la vie, mais à m’épargner cette mort de douleur qui fait frémir tous mes sens. Ne réponds pas un seul mot à cette lettre à présent ; viens me voir à déjeuner pour quelques affaires ; sors de ma chambre sans rien dire ni à moi, ni à ma fille ; fais-toi lire les papiers et écris-moi seulement lundi. J’ai autant besoin que toi de tous ces ménagemens ; je suis plus ébranlée, plus déchirée, que je ne l’ai été de ma vie, non que j’éprouve aucun pressentiment pénible sur ce voyage ; je suis convaincue qu’il est raisonnable et qu’il réussira bien, mais t’avoir vu une année de plus, c’est t’aimer mille fois davantage. Pardonne, si j’ai dit des mots absurdes dans mes accès de folie. Dieu sait que je t’aime, que je t’adore, et qu’il n’y a pas dans mon cœur même un regret sur ce que tu n’as pas été en France. Je changerai peut-être quand j’y serai, mais d’ici elle ne me semble pas digne de toi. Sois donc bien sûr que tu as senti ce qu’il y avait de plus céleste et fait ce qu’il y avait de plus sage. Dieu me protégera à cause de toi. Adieu, nous nous reverrons, mais ceci, c’est adieu.

Quelques jours avant la date fixée pour le départ, M. Necker faisait venir dans sa chambre l’aîné de ses petits-fils, Auguste, qui était âgé de douze ans. M. Necker était très attaché à cet enfant qu’il avait souvent gardé avec lui à Coppet pendant les longs séjours de Mme de Staël à Paris. Il s’était beaucoup occupé de son éducation et faisait cas de lui. Il l’appelait : un honnête petit homme. L’enfant, au sortir de la chambre de son grand-père, écrivait tout ému le récit de cette conversation. Je reproduis ce récit dans sa forme enfantine :

13 septembre.

Ce jour restera éternellement dans ma mémoire. Papa (ses petits-enfans appelaient toujours ainsi M. Necker) m’a fait appeler dans sa chambre et m’a fait asseoir à côté de lui. « Mon cher Auguste, tu vas vraisemblablement me quitter pour longtemps. J’ai voulu te demander ce que ton cœur te disait sur l’existence d’un Dieu, en attendant que tu fasses un cours de religion complet pour ta première communion. Tu es né avec d’heureuses dispositions et je ne te connais pas de graves défauts. Tu es seulement trop susceptible sur les choses qui te regardent. Tâche de te corriger de ce défaut, car il est une vraie petitesse. Je te recommande de faire soir et matin une prière. Je ne veux pas te la dicter. Il suffit que tu élèves ton âme à l’Être suprême. Tu as surtout des devoirs à remplir envers ta mère, envers ta mère à laquelle je ne puis penser sans m’attendrir. Aime-la, respecte-la, par-dessus tout. Tu n’as point de père. Dieu t’appelle donc à être le protecteur de ta famille. Habitue-toi à être de bonne heure son appui, son soutien. Donne un bon exemple à ton frère ; sois le chevalier de ta sœur, mais surtout sois profondément reconnaissant de la peine que ta mère a prise pour ton éducation. Tâche en récompense de la rendre aussi heureuse que tu pourras. Pense à moi, écris-moi quelquefois. Mais, adieu ! Je ne veux pas prolonger mon émotion ; je suis faible, et elle pourrait me faire du mal. Dieu te bénisse ! »

« Il me serait impossible, continue le petit Auguste, d’exprimer l’impression que cette conversation a faite sur moi, quelle époque elle sera dans ma vie, combien je me propose d’en faire mon unique règle, avec quelle émotion je me la rappellerai toujours. » Et il termine ce récit en prenant ces nobles résolutions de l’enfance pieuse que la jeunesse et l’âge mûr ne tiennent pas toujours.

Trois jours après, le 16 septembre, Mme de Staël quittait Coppet. Le matin de son départ, elle adressait encore ces quelques lignes à son père :

N’est-il pas vrai, mon ange, que tu as compris tout ce que je n’ai pas montré ? Oh ! quelle journée et que, si j’étais contente de moi, je me serais abandonnée avec le sentiment le plus passionné ! Troxel m’a donné des postillons excellens que je crois des Russes. La route, à ce qu’il dit, est parfaite. Il croit qu’on va te donner beaucoup d’officiers ; il passe sans cesse de l’artillerie. Adieu encore, mon ami, mon ange. Ah ! quel poids j’ai sur le cœur ! quelle main me tirera de ces combats, de ces déchiremens ? Adieu, Dis à Albert un mot tendre pour moi. Je t’en conjure, soigne ta santé, c’est là bien plus qu’ici qu’est ma vie, celle de mes enfans ; adieu.

Mme de Staël emmenait avec elle son fils Auguste et sa fille Albertine. Elle était accompagnée de Mathieu de Montmorency qui était depuis quelque temps à Coppet. En cours de route, elle adressait à M. Necker une première lettre datée de la frontière, et, depuis ce jour jusqu’à celui où, six mois plus tard, elle apprit en Allemagne la maladie, puis la mort de son père, elle entretint avec lui une correspondance fréquente et régulière qui paraît avoir été presque entièrement conservée. À partir de ce moment commence donc mon rôle d’éditeur, et je n’aurai plus guère qu’à accompagner ces lettres de quelques commentaires nécessaires à leur parfaite intelligence ; j’y intercalerai aussi parfois quelques fragmens des lettres de M. Necker.

Morez, samedi soir.

Voilà toutes les frontières passées, cher ange, avec des politesses, assez de pluie, mais pas le moindre inconvénient. J’ai la même idée sur le reste du voyage ; aussi toutes mes pensées sont-elles en arrière et point en avant ; je suis triste, mais je n’ai point de craintes.

Tu ne peux te faire une idée de la vivacité d’Albertine. C’est ta fille en miniature : même crainte de l’ennui, même besoin de mouvement et une société déjà, non par la valeur de ce qu’elle dit, mais par l’intérêt qu’elle y met. Elle disait à Auguste : Mais tu vois bien que je m’ennuie, pourquoi donc ne me contes-tu pas des histoires. À présent, elle tourne autour de moi et me dit : Tu écris toujours ? avec un vrai regret de ne pouvoir parler. C’est bizarre qu’un aussi bizarre caractère que celui de ta fille se recommence, mais la pauvre petite n’aura pas comme moi un ange tutélaire, je l’espère, jusqu’à la fin de ma vie.

Mathieu est d’une bonté parfaite pour moi ; c’est son triomphe que l’action. Hélase qui, comme tu sais, l’a amené en Suisse, il y a dix ans, avait un tel désir de le voir qu’il est venu jusqu’ici pour le rattraper, et c’est à lui que je donne ce billet qui t’arrivera demain à neuf heures. Si ma cousine est encore chez toi, tu lui diras, n’est-ce pas ? un de tes aimables mots qui restent à jamais dans le cœur.

J’ai oublié de fermer la porte de mon armoire et de t’en donner la clef ; je te prie de la prendre ; tous mes papiers sont là. Auguste a oublié mon livre de musique avec un petit liseret d’or sur lequel M. Bosse[6] a copié des airs ; c’est mon bréviaire en fait de musique. Je te prie de le faire serrer pour qu’on me l’envoyé dès que je serai posée ; voilà mes deux petites commissions que j’ose t’adresser.

Auguste veut, de tout son cœur, que je te parle de lui. C’est un petit Mathieu en herbe ; il s’extasie sur les rochers, les arbres, etc., et sa sœur commence à se moquer de lui comme je me moque de Mathieu. C’est un vrai développement de leurs caractères dont je voudrais que tu fusses témoin. Ah ! je voudrais que tu fusses de tout et cette vie à part que je commence me semble bien isolée, quel que soit le mouvement qui m’attende. Adieu, mon ami, mon ange, mon père, tous les noms les plus tendres et des sentimens plus tendres encore.

Tu m’écriras lundi, n’est-ce pas ? et tu m’enverras ce qui sera venu pour moi ; tu souriras de ce souvenir, mais il me suit. Au delà de ces montagnes il me semble que toutes les idées sensibles m’apparaissent. Adieu encor, mon ange ; j’ai beaucoup souffert ce matin de ce que tu te promenais par l’humidité, et j’ai besoin de savoir que cela ne t’a pas fait de mal. Parle-moi, je te prie, avec détail de ta santé ; j’imagine que tu sais à présent que c’est de ma vie dont tu me parles. Adieu.


Pontarlier, ce mardi soir.

Tout ce que tu arranges, mon ami tutélaire, est ce qu’il y a de mieux dans un cruel voyage. Pas un accident, pas même une peur, et le plus beau soleil du monde sur les montagnes ; je t’ai dit le bien, tout le reste est douleur. À ce bien je dois joindre encore les soins infinis de Gerlach[7]. Mais, hélas ! toute influence de toi m’abandonne et je vais me lancer dans cet abîme de boues, de froids, de peines. De quoi me plains-je ? ne le voulais-je pas ? Cependant mon cœur s’est comme brisé cent fois depuis hier en me rappelant ton dernier regard, ton dernier adieu. Oh ! mets de ton génie à ce que nous ne nous séparions plus. Ce bien sera si grand pour moi qu’il vaut une de tes pensées. Adieu.

Auguste voulait t’écrire, je l’en empêche. Baise Albert pour moi ; il a été aimable.

De son côté, à peine sa fille partie, M. Necker s’empressait de lui écrire :

20 septembre.

Tu t’en vas, tu t’éloignes, chère Minette, mais tu me vois sûrement sans cesse auprès de toi. C’est impossible autrement, car je te suis, je ne t’ai pas quittée. Qu’il m’en a coûté de ne pas verser des larmes dans ton sein en te voyant partir ! Et cependant ce que nous avons fait l’un et l’autre était bien plus raisonnable. Jamais il ne m’en a tant coûté de me séparer de toi ; jamais je ne t’ai mieux sue par cœur ; jamais je ne t’ai tant aimée. Hélas ! c’est une grande fatalité que celle qui me sépare de toi et je ne m’absous pas si absolument, il s’en faut bien, que tu l’as fait, en partant, avec tant de générosité. J’approuve parfaitement le parti que tu as pris et j’espère que tout tournera bien. Tu m’as donné pour mission de soigner ma santé ; je le ferai de mon mieux à cause que la recommandation vient de toi. J’ai été désolé du mauvais temps que nous avons eu dimanche pour passer la montagne. Le voilà revenu au beau et je ne le boude pas moins. J’ai reçu la lettre de Morez fort exactement. Bonne petite ! Je te voyais écrire sur une petite table d’auberge, Albertine à tes côtés, et un tourniquet dans la main. Ta cousine était avec moi quand ta lettre est arrivée. Elle a été ravie de celle que tu avais laissée pour elle à Coppet ; elle était attendrie et flattée ; elle trouvait ton style un diamant. Quel mot en effet que : Et n’êtes-vous pas moi perfectionnée ? Chère Minette, il est bien décidé que tu es la personne la plus aimable et la plus spirituelle du monde connu. Ne pouvons-nous rien faire de cela pour ton bonheur ?

Il n’y a rien de nouveau à ma connaissance ; sois sage et prudente comme tu y es résolue.

À toi, ma Minette, de nouvelles caresses ; à toi tout ce que je connais de plus tendre et de plus aimant.

D’une lettre postérieure de quelques jours, je détache encore ce post-scriptum :

L’ami qui t’a rencontrée à Dijon croit fermement au succès de la descente et les détails dans lesquels il entre à l’appui de son opinion sont très remarquables. C’est un homme prodigieux que le Consul.

Le 26 septembre, Mme de Staël arrivait à Maffliers. La maison où elle s’installait était petite, humide, froide. Souvent elle s’en plaindra. Dès le lendemain, elle écrivait à son père. Dans le haut de lettre, à côté de la date, sont écrites ces quelques lignes : « Je te prie de garder ces lettres ainsi écrites. J’en veux faire une sorte de journal. » À cette mention est due, probablement, la conservation de ces lettres.

Ce 27 septembre.

Je commence, cher ami, une lettre que je n’enverrai peut-être pas tout de suite parce que je voudrais réunir encore plus de détails sur ce qui me touche.

E. et Garat disent que j’ai mal fait de ne pas venir à Paris, qu’il n’en serait rien résulté de plus que l’humeur assez calme qu’il a témoignée en lisant ma lettre, et qu’à présent, il faut recommencer une nouvelle négociation. Moi, je crois encore que cette forme plus timide doit mieux convenir à son caractère, et, dans quinze jours, je prétexterai une maladie de ma fille et j’arriverai en écrivant seulement à Lebrun, car le Premier Consul ayant dit : je ne lui répondrai pas, je trouve qu’il serait inconvenable d’écrire encore ; s’il me refuse dans ce moment-là, je partirai pour Berlin. Ce que j’entends par ce mot : s’il me refuse, c’est-à-dire s’il m’envoie l’ordre de partir ; toute autre insinuation ne me suffira pas. Je suis comme cet Irlandais qui attendait d’être jeté d’un troisième étage en bas pour ne plus revenir. Mais ce qui serait fâcheux pour moi, c’est qu’il partît et fût longtemps absent, car, entre autres inconvéniens, cette maison serait inhabitable pour moi, et surtout pour Albertine, dès qu’il ferait humide ou froid. Aie la bonté, cher ami, de me répondre sur tout cela ; tu pourrais prendre le même moyen que je prends pour t’écrire et adresser à Maradan, en m’en prévenant, le paquet avec dessus : pour Eugène, afin que, dans la foule de paquets qu’ils reçoivent, ils ne confondent pas celui-là. Je crois que je pourrai louer une autre maison beaucoup plus près de Paris, mais je t’avoue que cette existence proscrite et solitaire, au milieu d’un pays tel que celui-ci, est bien peu de mon goût, et que je me sens plus de goût pour aller ailleurs tenter d’autres hasards. Il y aurait de retourner vers toi et tu ne peux pas douter que mon cœur ne bondisse à l’idée de te revoir, mais il y a là dedans un air battu qui me frappe encore plus ici que de loin, et je conviens que je veux un succès pour cet hiver.

En attendant l’arrivée d’un homme qui m’apportera des lettres de Paris, je veux te dire quelques faits qui ne s’écrivent point par la poste. Ce qui s’est passé à Saint-Domingue est horrible et le tout pour complaire au général Le Clerc[8], car on aurait fait avec Toussaint Louverture le traité qu’on aurait voulu et un beaucoup plus avantageux que celui auquel on est obligé de se soumettre, aujourd’hui que les nègres sont maîtres de tout l’intérieur de l’ile. Les noyades ont été exécutées là comme à Nantes. Une fois que les nègres ont attaqué le Cap, on a eu l’idée que peut-être les nègres de l’intérieur de la ville pourraient favoriser les assiégeans et on en a jeté 1 800 à la mer sans forme de procès. Il y a à présent aux galères de Toulon des généraux nègres en habit de généraux et tout ce que la violence et le mépris de l’homme peuvent faire inventer de cruel a été prodigué contre ces infortunés. Pour te donner une idée de la législation sur cette couleur, il y a un mulâtre nommé Pelasge qui a rendu de très grands services à la Guadeloupe, mais qui, avant de les rendre, commandant dans l’île, avait renvoyé l’amiral La Crosse[9] envoyé d’ici, mais détesté dans les colonies. Écoute sur cela la conversation d’un général de mes voisins, qui commandait à la Guadeloupe. « Ce Pelasge, m’a-t-il dit, est à la Conciergerie depuis un an, parce que les juges ne veulent pas le condamner, quoique ce soit l’intention du Premier Consul ; ils ne sont pas raisonnables, les juges ; ils veulent être libres de décider s’il faut le condamner ou non, tandis que c’est une mesure politique dont le Gouvernement doit juger. » J’ai parlé beaucoup en faveur de ce Pelasge sans lequel nous n’aurions pas gardé la Guadeloupe, et qui a reçu beaucoup de blessures à notre service. Il est vrai que l’intention du Premier Consul est de lui faire grâce, mais il veut d’abord qu’il soit condamné. J’ai essayé, moi, très doucement, quelques objections. « Il est vrai, a-t-il ajouté, que Pelasge prétend même qu’il n’a pas eu tort en renvoyant l’amiral La Crosse, qu’il a reçu un coup de bayonnette dans la joue en défendant sa vie, mais que, haï comme il l’était, il aurait été infailliblement massacré, s’il était resté. Le Premier Consul sent tout cela ; il veut même lui donner un régiment de nègres à commander dans l’Inde, quand il aura été condamné, mais il faut d’abord qu’il le soit. » Je te fais grâce de mes observations sur la mésidération d’un général qui aurait été condamné à être pendu, et sur la bizarrerie de ces juges qui ne voulaient condamner que d’après leur conscience. Mais ce général est un excellent homme, qui a dans sa tête toutes ses idées pêle-mêle, comme les consulaires de bonne foi, ou du moins voulant être de bonne foi. Il déteste la Terreur et ne dit rien sur la nomination de Barrère à la tête d’un journal anti-britannique. Il trouve simple que tous les émigrés soient rentrés en France, et, à l’expédition de Quiberon, dont il était, il a trouvé simple que M. de Sombreuil fût fusillé. Il trouve bien vilain aux nègres de se pendre, sans égards pour leur propriétaire, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer le courage avec lequel ils se faisaient sauter plutôt que de se rendre. « C’était absurde à eux me disait-il, de ne pas écouter les propositions que nous leur faisions ; il est vrai que Richepanse[10], qui les leur faisait, était bien résolu à ne pas les tenir. Les nègres se jetaient sur nos bayonnettes en descendant des montagnes ; nous n’avions rien à faire qu’à les recevoir. Si on avait voulu établir un régime de travail très sévère, mais pas l’esclavage, il n’y aurait pas eu une goutte de sang de versée. » Ne crois-tu pas que je te fais parler un homme en délire ? c’est l’un des plus sages et des plus indépendans qu’il y ait à présent.

Il m’a conté sur Quiberon deux anecdotes assez intéressantes, l’une qu’au moment où un aide de camp de M. de Sombreuil vint pour demander une capitulation, Tallien lui donna un soufflet en lui disant : « On ne capitule pas avec des émigrés ; » l’autre, que les Anglais, loin d’avoir abandonné les émigrés, les avaient constamment soutenus, faisant feu des deux côtés de la langue de terre qui formait la baie de Quiberon, et que, lorsque la tempête les eut obligés de s’éloigner, il ne restait plus qu’une frégate qui tirait toujours, mais à qui M. de Sombreuil donna le signal de cesser et qui cessa. Les Français émigrés avaient conjuré les Anglais de ne pas faire descendre à terre un seul des leurs, parce qu’ils étaient sûrs qu’alors aucun Breton ne se réunirait à eux. Dix mille en effet s’étaient déjà réunis, qui ne seraient pas venus, s’il y avait eu des Anglais ; honorable trait de patriotisme. La femme de mon général a été prise par les Anglais et vient de passer deux mois en Angleterre. Elle a la tête tournée des égards, des attentions, qu’on a eus pour elle. « Ah ! me disait-elle, on n’est pas vexé là ; il vaut mieux être citoyen anglais que citoyen français. » « J’ai voulu, me disait son mari, et tous les ministres m’appuyaient, obtenir, en échange des égards qu’on avait eus pour ma femme, un passeport pour lady Elgin, mais le Consul l’a refusé. Il prétend que lord Elgin a voulu obtenir sa liberté de force. » — Et comment cela ? lui ai-je dit. — En disant qu’il était contre le droit des gens de retenir un ambassadeur. — Sans doute, ai-je répondu, de force, c’est-à-dire en réclamant la justice.

On ne peut se faire une idée du luxe de M. de Talleyrand. On croit lire Suétone en entendant parler de tous les plats qu’il fait venir d’un bout du monde à l’autre. Il est plus en faveur que jamais, et le Consul a rendu tous ses biens au baron de Talleyrand, en écrivant de sa main à M. de Talleyrand que c’était en sa considération qu’il s’écartait de la règle. Cependant il n’a pas voulu dire un seul mot en faveur de son frère qui est toujours exilé à 25 lieues de Paris, Je sais que M. de Narbonne lui a parlé de moi et qu’il a dit qu’il serait neutre ; mais cela me paraît ne rien signifier, ignorant les détails de la conversation. Il ne restait dans le gouvernement qu’un seul homme qui fût pour Barbé Marbois ; il paraît que cela a déplu au Consul. Il a fait avec Murissart une affaire qui lui a valu cent mille écus, dot du mariage de sa fille avec le fils de Le Brun, et, depuis ce temps, sa considération est de niveau avec celle des autres. Le chef des Cultes, Portalis, est l’un des plus voleurs ; c’est une infâme corruption qu’il est dans les principes du Premier Consul d’encourager. Quant à l’opinion, elle est sûrement beaucoup moins favorable à ceci qu’il y a seize mois, mais c’est un mécontentement qui ne produira aucun événement ; ce ne serait qu’après un événement qu’il pourrait avoir quelques suites.

Les marins ne croient point à la possibilité de la descente, mais bien les troupes de terre. On dit que Bruix, qui doit la commander, exige presque que le Premier Consul vienne sur son vaisseau, et qu’il a dit : « Si je dois mourir, au moins je rendrai, quel que soit l’événement, un grand service à mon pays. « Il paraît que le Premier Consul essayera d’abord des descentes sur les côtes de France, dont le succès n’est pas douteux, et qu’on partira de vingt endroits différens à la fois. Certainement, si cela est possible, il en viendra à bout, mais on dit que, dans la dernière guerre, ce même La Crosse avait voulu attaquer les iles Marcouff avec dix bateaux plats et qu’il avait suffi d’une frégate pour en couler huit. Cependant mon général me disait toujours : « Vous voyez bien ; sur les bateaux plats on saisit avec la main les vaisseaux de guerre, et l’on marche ainsi aussi vite qu’eux. » Ce n’est pas de la lumière, mais c’est bien de la foi et elle produit des miracles. Moi je crois toujours à quelque paix pour éviter cette descente dans laquelle le Premier Consul est tellement engagé maintenant qu’il faut qu’elle se fasse cet hiver. Il perdrait quelque chose du mouvement et de la confiance. En attendant, ses frères sont moins bien avec lui, à ce qu’il paraît, parce qu’ils veulent l’hérédité et qu’il s’y refuse pour ce moment-ci. — C’est M. de Talleyrand qui a conseillé la démarche auprès de Louis XVIII ; c’est bien peu spirituel pour lui. Le Sénat avait une répugnance inouïe pour nommer M. de Luynes ; l’introduction d’un ci-devant par lui lui était odieuse.

M. de Lafayette m’a dit que ton dernier ouvrage était le plus supérieur de tous ; on croit bien aussi que le Premier Consul en a été furieux. Sur les finances il dit, chaque fois qu’on lui annonce une banqueroute : « Tant mieux, cela obligera à employer l’argent dans les fonds publics. » — On va établir un cordon pour la Légion d’honneur ; on a eu beaucoup de peine à engager Sieyès à le porter, mais comme on y tenait beaucoup à cause qu’il s’est montré le plus grand partisan de l’égalité, il y a consenti. Ce sera aussi comique que le capitaine des chasses M. d’Arrencourt avec son arlequine d’épouse. Il y a toujours du bouffon dans les tristes combinaisons de tout ceci.

Au milieu de tout cela, c’est un homme infatigable ; il se lève à 2 heures du matin quand il ne peut dormir, revient, travaille seul avec les portefeuilles de ses ministres cinq ou six heures, fatigue dix chevaux dans une revue, n’oublie rien depuis le plus petit jusqu’aux plus grands intérêts, et tient sans cesse la nation en activité comme lui-même. Il se porte mieux que jamais, tant il est vrai que l’action est la vie de l’homme.


Ce 29.

Mes lettres sont les plus insignifiantes du monde ; on m’y dit en l’air que ma position est bonne, mais personne n’a l’idée de venir ici, ce qui est le vrai symptôme de la peur que je fais ; j’ai donc une véritable envie de décamper d’ici, et je saurai dans quelques jours si je puis le risquer, parce que Mathieu ira à Morfontaine. Louis[11] est remis au secret ; la veille de ce jour il a écrit une lettre très sombre sur tout ce qui menaçait les habitans de sa demeure et lui. Je n’y puis rien comprendre, mais on l’accuse bien injustement, à ce qu’il me paraît, de tout ce qu’il y a de plus sérieux. Une chose bien extraordinaire et que tu peux vérifier, c’est qu’on a inséré, dans la Gazette à la Haye, un article extrait d’une gazette de Danemark qui répondait à l’accusation du petit prince insérée dans le Moniteur : Un petit prince, c’est celui qui se permettrait un luxe insolent, qui doublerait les impôts pour y satisfaire, qui détruirait la considération de la nation qu’il gouverne, au dedans et au dehors, etc., mais un prince sage ne peut être considéré ainsi.

Adieu, cher ange, je suis triste, incertaine, et loin de toi je ne connais que la lune à qui je puisse dire tout ce que je pense.


Maffliers, ce 1er octobre.

Je recommence mon petit journal, cher ami, qui ne partira pas de sitôt. On dit que le Premier Consul, en revenant de la Belgique, alla à la Comédie, pour voir jouer Ariane par Mlle Duchesnois et qu’il eut une véritable colère de ce que Mlle Duchesnois fut dix fois plus applaudie que lui ; il faut qu’il s’y accoutume avec cette nation-ci. Moreau voulait être employé dans la guerre ; il l’a dit publiquement, et il paraît que son irritation est fort augmentée par l’inaction où on le laisse et le mépris avec lequel tout ce qui entoure le Premier Consul parle de lui comme militaire. Miot, qui est l’intime ami de Joseph, a dit à un de mes amis que Joseph lui avait dit : « C’est une grande bêtise à elle de n’être pas venue directement à Paris ; les partis étaient si aigris dans ce moment qu’il n’aurait pas voulu les aigrir davantage. » Je ne sais pas ce que signifiait ce mot « les partis étaient si aigris. » Il est vrai que d’un côté les Sénatoreries[12] déplaisent beaucoup aux Sénateurs et aux Conseillers d’État, et que la famille du Consul est très mécontente de ce qu’il va à la guerre sans avoir assuré l’hérédité ; mais je ne vois pas bien dans tout cela ce qui l’aurait empêché de me persécuter. Cette idée de faire présider le Conseil de régence par Joseph ne me paraît pas encore bien établie et j’ai dans l’idée qu’elle doit déplaire au Consul.

Voici quelques petites anecdotes, Il y a quelque temps que Chaptal[13], en lui faisant un rapport, l’impatientait extrêmement. Il lui arracha son papier et lui en donna un soufflet au milieu du visage. Chaptal ne dit rien, mais il alla chez le Grand Juge et lui remit sa démission. Le Grand Juge, tout en tremblant, la remit au Premier Consul, qui lui dit avec beaucoup de hauteur : « Pourquoi m’envoie-t-il sa démission ? — Mais, répondit le Grand Juge, il a cru, dans le dernier travail, s’apercevoir qu’il avait déplu. » À ce mot, le Premier Consul l’interrompit et lui dit : « Qu’il s’avise de rappeler cela ; il m’avait fait une insulte grave ; j’ai été assez bon pour ne lui témoigner à cet égard qu’un mouvement d’humeur ; j’aurais dû le faire déporter. » Il n’y avait pas un mot de vrai, comme tu penses bien, à cette insulte, mais il voulait que son ministre ne le quittât pas pour une telle cause. Cependant la chose s’est divulguée tellement, qu’en rencontrant les commis du ministère de l’Intérieur, on leur disait : Est-il vrai que votre ministre a reçu des coups de pied ? etc. — Une autre fois, il y a assez de mois, lorsque cette pièce qui a fait bannir Du Paty a été jouée, on prétendait que l’acteur Chénard, en faisant le concierge, avait porté un habit rouge qui ressemblait à l’uniforme des Consuls ; le Consul passa toute la nuit à faire réveiller les comédiens pour qu’on lui apportât l’habit, qui heureusement ne se trouva pas semblable ; il avait déclaré que, s’il l’avait trouvé semblable, il aurait fait déshabiller Chenard par le bourreau le jour de la parade et l’aurait fait fusiller. On croit qu’il a eu l’idée de prendre une maîtresse, en titre, comme coutume de Louis XIV.

Lefebvre est l’un des questeurs du Sénat, c’est-à-dire qu’il a cent mille livres de rente et seize gardes à sa porte, et les fonctions de sa place sont de tenir propres le Sénat et le jardin. Tout ce luxe serait impossible à entretenir si l’on ne mettait pas l’Europe à contribution, mais on lui fait payer des tributs, pour la laisser ce qu’on appelle en paix, qui alimentent ce luxe.

Faber[14] a été conduit au Temple avec des menottes aux mains. Masséna, dans une longue conversation sur la descente, a paru ne pas se soucier de l’expédition d’Irlande qui doit partir de Brest ; il a murmuré quelques mots de système mal établi qu’on a attribué à l’influence de Faber ; il est d’ailleurs à présent tout à fait brouillé avec Talleyrand et l’on dit qu’il possède des papiers très importans sur toute la conduite des princes avant et depuis la mort du Roi, que Bonaparte voulait posséder. Ce pauvre Louis s’est confié imprudemment, à ce qu’il paraît, dans sa prison et il est plus resserré que jamais. En général, depuis la guerre, tout est plus âpre et plus triste, le gouvernement est beaucoup moins aimé, mais en masse cependant, on aurait peur qu’il fût renversé ; ce sentiment subsiste encore.

M. Grimod de la Reynière[15] a mis dans les Petites Affiches un morceau contre ton dernier ouvrage ; je suis persuadée que c’est dans l’intention d’animer contre moi. Ah ce pays est bien immoral et bien dur. Un homme, échantillon des autres hommes, que je voyais hier et qui me parlait vivement contre le gouvernement dont il est personnellement mécontent, me disait hier, au milieu de déclamations pour la liberté : « Mais ce qu’aucun Français ne peut supporter, c’est l’avilissement dans lequel les Anglais ont voulu nous jeter. Ces corsaires, ces pirates, les derniers des gueux, etc. » Il s’est fait une espèce de colère, dans toutes les têtes, qui rend la conversation des Français aussi fatigante que celle des fous.

Les habits brodés sont tellement exigés que quelques pauvres gens ayant essayé d’aller chez Cambacérès en noir, il leur a dit : « Est-ce que vous êtes en deuil ? je prends part à la perte que vous avez faite. » Les Sénateurs portent des plumets blancs en dedans de leurs chapeaux. Le Consul dit toujours en parlant des évêques : M. d’Orléans, M. de Senlis. Les prêtres ne sont presque plus payés et au ministère de l’Intérieur on en parle avec beaucoup de mépris. Cependant Cambacérès va tous les Dimanches à la messe. Ce qui déplaît extrêmement dans le peuple, ce sont les rigueurs de la conscription ; on ne peut presque plus se faire remplacer à présent, tant on a épuisé chaque classe, et quand un homme est hors d’état de servir physiquement, il est obligé de donner 1 200 francs.

La chasse aussi est rétablie dans toute sa rigueur : partout où l’on va on vous dit : Ici ce sont les plaisirs du général un tel. M… qui chassait avec un général, proposa de lancer un cerf à travers la plaine ; on objecta la crainte de gâter les champs. « Bah ! bah ! dit-il, le paysan est vaincu à présent, il ne dira plus rien. » Et il est très vrai que les gens du peuple sont plus asservis que jamais. La querelle entre le Premier Consul et Moreau est plus ouverte que jamais. Il a réformé le général La Borie, un des meilleurs généraux de l’armée, qui avait signé l’armistice après Hohenlinden. David, un secrétaire de Moreau, est au Temple depuis treize mois, pour avoir, dit-on, raccommodé Pichegru et Moreau. Carnot et Moreau sont très bien ensemble, Carnot dit qu’il a examiné tous les projets de descente pendant qu’il était directeur et qu’elle est impossible à moins d’intelligences très fortes dans le pays. On répandait le bruit qu’il allait y avoir une pétition des Sénateurs pour engager Bonaparte à ne pas s’embarquer. On prétend que Sidney a promis de faire enlever Bonaparte, et, en conséquence, deux généraux ont été conduits au Temple ; on disait que c’était à la parade qu’ils voulaient le tenter. Quelle absurdité ! Mais beaucoup de gens sont mécontens parce que les hommes nouveaux seuls sont employés.

Mme de Talleyrand a établi à Valencay, terre de M. de Talleyrand, une école de douze petites filles ; elle en a fait les règlemens. M. de Talleyrand, en les recevant, a dit : « C’est une seconde Coppet de Maintenon. » La belle-sœur de Malouet a demandé à être mise à la tête de cette école.

Il paraît certain qu’il y a un très vif débat entre Joseph et son frère. Le Premier Consul voulait qu’il fût chancelier. Joseph a déclaré qu’il n’accepterait qu’une place qui lui donnerait un pouvoir réel, celle de président de la Régence, en l’absence du Consul. Il dit beaucoup que le Premier Consul le traite fort mal, qu’il le fait espionner, qu’il a eu tort de faire la guerre, que la descente est scabreuse, et qu’enfin il veut ou se trouver dans une situation, si son frère était tué, à pouvoir se défendre, ou avoir la sauvegarde de sa modération. Tout cela est d’une raison parfaite et Lucien s’y associe complètement. Il a de plus eu la bonté de compter, parmi ses raisons d’être mécontent, la manière dont on me traitait, et Lucien a parlé pour moi à sa prière. J’avais donc assez d’espérance, et j’en ai encore, puisque Joseph a promis de parler, qu’il a dit qu’à ma place il irait à Paris. Mais hier Mme de Vaines[16] (on m’a depuis assuré que non) a dit que le Premier Consul avait paru étonné de ce qu’elle avait dit que j’étais à six lieues de Paris, croyant que c’était dix, et qu’il a déclaré que, si j’avançais davantage, il me ferait prendre par quatre gendarmes et reconduire à Coppet. Tu vois que je. supprime toutes les réflexions. De plus et bien de plus, Benjamin a été voir Fouché, qui lui a dit que, demain samedi 15 vendémiaire, quatre gendarmes viendraient me prendre ici pour me conduire de brigade en brigade jusqu’à la frontière ; il est vrai que les circonstances de ce discours me font croire qu’il était uniquement chargé de m’effrayer, car il répétait toujours : « Ce n’est pas du Consul que je sais cela ; » mais comme il affirmait en même temps que cela serait, le bruit du tambour m’a fait assez mal ce matin. Tout cela est-il supportable ? Benjamin lui a fort bien répondu, mais l’autre a repris : Et vous, n’avez-vous pas reçu d’ordre ? — Non, a dit Benjamin, mais pourquoi en recevrais-je ? — Pourquoi, pourquoi ? Voilà une belle question ; est-ce qu’on demande jamais pourquoi dans ce pays-ci ? Au reste je n’ai pas entendu parler de vous. Si j’étais resté ministre[17], Mme de Staël n’avait rien à craindre, mais je lui ai bien dit que, moi dehors, elle avait perdu toute garantie. — Il envoie tous les huit jours chez Moreau pour lui annoncer qu’il sera arrêté, et il semble que sa police volontaire se fait ainsi maintenant. Pendant qu’il disait tout cela, il y avait chez lui un nommé Duperret, chef des gueux, qui est exilé à quarante lieues de Paris pour avoir diné chez Faber ; la police de Dubois qui l’a trouvé là, l’a dénoncé, mais il réclame en déclarant qu’il était envoyé là comme espion de Fouché et l’on espère beaucoup pour lui que cette excuse sera reçue. Ah ! mon ami, je ne puis rester dans un tel pays et si je t’y voyais, je croirais voir Clarisse chez Mme Saint-Clair ; il y a de grands progrès dans ce genre-là depuis mon absence.

M. de Talleyrand a demandé au Consul de monter sur le vaisseau avec lui. Il paraît qu’on fera partir sept ou huit expéditions à la fois, et que celle dont on espère le plus c’est celle d’Irlande, quoiqu’il soit positif que Masséna est en disgrâce pour l’avoir refusée.

J’oubliais de te dire que Fouché a dit à Benjamin : « S’il y avait quelque chose contre vous, vous êtes bien sûr que je vous en avertirais. — Je vous prie en grâce de n’en rien faire, lui a dit Benjamin ; je veux attendre fermement et paisiblement tout ce qui peut m’arriver. » C’est de l’histoire et de l’histoire romaine que tout cela. Tu as remarqué la statue de Charlemagne. Au retour de l’expédition d’Angleterre, si elle réussit, il sera proclamé ; c’est ce qui me fait croire qu’il ne fera pas le Conseil de régence. Rien de nouveau avant ce temps ; Cambacérès d’ailleurs, en son absence, ne signait pas une place d’huissier sans lui envoyer un courrier. Il était comique par la manière dont il variait ses objections aux ministres, et le tout en finissant toujours par dire qu’il y réfléchirait, qu’il avait besoin de se rappeler quelques faits ou d’interroger quelques personnes, etc. On dit pourtant, à présent, que Le Brun et Cambacérès sont ceux qui parlent le plus franchement.


Ce 2 octobre.

Je me sens, cher ami, tous les jours plus triste sur ma situation. On m’écrit sans cesse : Ne revenez pas ; vous seriez arrêtée, renvoyée, et cependant la maison où je suis est tout à fait inhabitable. Un jour de pluie la rend malsaine. Il faut donc qu’avant peu de jours je sache où je puis passer l’hiver, et cette seconde décision est plus importante que la première. Il paraît que l’on prépare un sénatus-consulte qui établirait un Conseil de régence en l’absence du Consul, dont Joseph serait le président ; on me renvoie à ce moment-là, mais je ne sais pourquoi. J’ai besoin de faire décider ce qui me concerne pendant que le Consul y est. Au reste, il ne part que dans quinze jours, il sera six semaines absent, reviendra et repartira ensuite pour la descente qui aura certainement lieu cet hiver. L’Espagne est pacifiée pour 18 ou 24 millions ; toute l’Europe est aux pieds du Consul. Je puis avoir une lettre de toi en réponse à celle-ci que je recevrai encore avant toute décision prise par moi, si tu veux bien m’écrire courrier par courrier. Le silence de Robert[18] est encore un chagrin pour moi. Je suis bien poursuivie par le malheur, cher ami, et toi seul m’empêches de succomber. Il n’est plus question d’aucune idée de paix et dix expéditions partiront à la fois de tous les ports de France. Il y a une haine contre les Anglais en France la plus nationale du monde. Talon[19] est au Temple, on dit qu’il a conseillé à Masséna de refuser de s’embarquer à Brest ; cela me paraît absurde mais enfin cela se dit. J’ai reçu un petit mot de toi en m’envoyant les lettres de Ferbert[20] dont la date était de la plus touchante bonté : c’est demain lundi. Ne m’envoie jamais que chez le notaire l’argent que je te demande de la part de Robert, pour diverses raisons. Ma petite se porte à merveille jusqu’à présent. L’air de France, physiquement, est si doux. — Adieu, cher ange, un mot de toi qui me guide ; je regrette bien Saint-Ouen à présent.

Le notaire vient me voir et me dit, par une lettre, que le Premier Consul a été content de la mienne, mais qu’il croit y avoir beaucoup accordé en me permettant d’être où je suis ; mais je ne puis rester où je suis ; ainsi la difficulté est la même. Voici quelques détails de finances qu’il me donne. On place en terre à 4 pour 100, en maison à 4 et demi, en hypothèque à 8 ou 10, et tel est en général le taux de l’argent, qui est rare.

Gaudin a remis au Premier Consul le 1er Vendémiaire 200 millions d’obligations des receveurs généraux valant 180 millions comptant. Tout ce qui se fait dans la marine est payé comptant. Quels moyens prodigieux ! Adieu encore une fois, mon ange ; ma tristesse augmente d’heure en heure, plus par des réflexions sur la vie en général que pour des malheurs particuliers. Adieu, j’écris toujours à cet ami dont je t’ai parlé chez M. Paschoud, mais il est si loin que, de trois semaines peut-être, il n’aura ma deuxième lettre.

Ferais-je bien de me mettre à Saint-Ouen, Clichy, ou quelque chose de pareil pour tout l’hiver ?


Ce 5 octobre.

J’ai un grand chagrin, cher ami, du silence de mes amis. Je me représente des accidens de tous les genres, ou l’oubli le plus cruel, et je regrette surtout beaucoup de n’être pas vivement attirée ailleurs dans un moment où le lieu que j’habite me déplaît tous les jours plus. Mon ange, il y a quelque chose de fatal dans ma destinée et le bonheur de t’avoir pour père était si grand qu’il a paru suffire à mon lot. Enfin, je ne veux pas de loin t’accabler encore de ma pesante tristesse. Il faut que je tâche, avant de te rejoindre, d’avoir rendu ma vie plus tolérable. Je serai en route pour Berlin dans quinze jours, ou paisiblement établie à Paris ou près de Paris. Je ne puis pas élever mes enfans ici. Je m’y ennuie ; il faut que je sorte de là. Je commence à croire que les partis décidés font plus de bien que tout le reste, et après avoir tout employé pour tâcher de me rétablir, il faut prendre un autre parti s’il est nécessaire plutôt que de languir ainsi.

Passons maintenant à quelques affaires d’argent. Tu sais que Louis a été saisi pour dettes. Eh bien ! c’est l’intérêt même que son maître y a pris qui a été cause du renouvellement de sévérité de M. Michel ; le maître a parlé avec hauteur ; aussitôt M. Michel a refusé tout accommodement et le pauvre domestique est malade et n’a pu obtenir des secours. Je voudrais à présent que son ami dont j’ai oublié le nom, le mari de la sourde et muette, vint à son secours ; il me semble qu’étant de son état, il lui serait plus utile[21].

J’ai été attendrie jusqu’aux larmes, cher ami, de ton petit mot pour Albertine : offre-lui mes respects, on ne refuse ce sentiment de personne. Il n’y a que toi sur la terre qui puisse trouver les expressions qui remuent le cœur jusqu’au fond, et la petite, quand je le lui ai expliqué, en a pleuré. C’est une charmante créature, mais légère comme cela doit être à son âge. Sa santé est améliorée par l’air de France, et, si je pouvais lui donner des maîtres, elle y gagnerait sûrement beaucoup de grâces. Pour Auguste, il faut que je me décide à le mettre en pension ; il perd trop de temps avec moi. J’ai un peu commencé les affaires de la succession, mais la distance nuit à tout. J’ai seulement découvert une dette nouvelle de 22 mille livres à Hambourg et d’un M. Ferbert ; des gens qui disent qu’ils n’ont pas un sol. Ce résultat est triste : cependant j’espère toujours arriver successivement à quelques arrangemens en ménageant ta pauvre fortune, source de notre vie à tous.

Cher ami, je t’aime avec un attendrissement qui me fait mal, et c’est à force de t’aimer que je te le dis moins ; il y a dans mon cœur, sur ce sujet, tant de tendresse que si je la remue trop, il faut mourir. Élise et Henri ont-ils paru[22] ? Veux-tu me permettre de réunir cette nouvelle à un recueil de nouvelles que je veux faire, et ne pas la faire vendre, mais seulement la donner, si elle est imprimée séparément. L’abbé de Montesquiou a reçu l’ordre en Gascogne, où il était, de ne pas revenir à Paris ; M. de Chateaubriand est tout à fait en disgrâce ; il a couru même le risque d’être arrêté parce qu’il avait écrit par un courrier à Mme de Beaumont qu’il était beaucoup mieux traité que le cardinal Fesch. Aussi quelle sottise d’écrire cela. Il ne paraît pas que l’affaire de la conquête du Portugal soit abandonnée ; cependant la Russie s’est alliée avec lui. Il y a des gens qui disent que nous sommes plus froidement avec la Russie ; moi, je crois que ce bruit vient de ce qu’on est ici extrêmement mécontent de M. de Markoff ; on le lui témoigne ouvertement. Je t’ai dit que M. Talon était au Temple. Tu sais combien c’est un mauvais sujet ; le Premier Consul s’est exprimé sur lui très vivement. As-tu reçu une lettre de mon ami Mathieu, le même jour que mon billet de Nangis. Il est si excellent pour moi que je désire que tu lui répondes, et lui aussi, je l’ai aperçu, le souhaite. Tu dois aller à Genève le 1er de novembre, tu me l’as promis. Avant ce temps, ce que je ferai sera décidé. Quant à l’argent que je pourrais me procurer chez M. Vandevehen, un homme très capable parmi ses prédécesseurs, à qui Monis avait rendu service à Genève autrefois, assure que son entreprise ne réussira pas, qu’il avait refusé d’entrer dans cette spéculation, il y a sept ans, parce qu’il la regardait comme mauvaise ; c’est un avis d’un grand poids. Quant à M. Récamier, personne ne me paraît avoir d’inquiétude sur lui.

J’ai écrit à Fornier[23] un petit billet pour l’informer de ma marche, mais rien de plus. Il a fait entrer mon homme bien mystérieusement et l’a chargé de bien des complimens pour moi, en ajoutant que c’était tout ce qu’il pouvait. Tu vois que ton ami est prudent. Adieu, toi qui n’as rien de ton ange qu’une protection plus désintéressée que celle de la jeunesse, adieu. J’ai besoin de te revoir bientôt, mais je voudrais que ce fût avec une existence suffisante non pour être heureuse, mais pour te donner tout le bonheur que je puis tirer de mon sein. J’ai écrit à mon oncle ce dernier courrier.

Tu me manderas si le libraire a payé le 18 vendémiaire.

Lis le dedans de l’enveloppe de cette lettre.

Maffliers devenait, comme on voit, de plus en plus pénible à Mme de Staël. Elle ne s’y sentait pas en sécurité. Elle s’y ennuyait ; elle s’y s’attristait : elle rêvait toujours d’aller s’établir à Paris. Pour en obtenir la permission, elle avait recours à un protecteur dont elle s’exagérait la puissance, mais dont l’appui ne lui avait jamais fait défaut : au bon et fidèle Joseph Bonaparte. Depuis plusieurs années, elle était en correspondance avec lui. Elle savait qu’à plusieurs reprises, il avait pris sa défense auprès du Premier Consul. Elle crut pouvoir lui adresser la lettre suivante[24] :

Maffliers, ce mercredi 4 octobre.

Il faut, quoique à regret, mon cher Joseph, que je vous entretienne encore une fois de mes tristes affaires. Peut-être sera-ce la dernière. Je ne voulais de ma vie vous importuner par aucune sollicitation, mais c’est un des grands malheurs de la persécution de vous obliger à demander l’air qu’on respire comme les autres demandent des places et de la fortune. Mon notaire m’a prêté pour un mois une maison à peu près inhabitable, et, ce qui est plus sérieux, malsaine pour mes enfans. Il faut que je la quitte absolument et je ne puis tenir un fils de treize ans loin de tous les maîtres nécessaires à son éducation. Il faut donc que je sache où je puis passer l’hiver. Si je ne puis rester à Paris, il faut que je demande un passeport pour mener mon fils dans quelque université savante de l’Allemagne et je ne puis attendre, pour prendre un parti, que les chemins soient devenus impraticables. Il m’eût été bien plus doux de préparer mon fils pour l’École polytechnique que de me voir réduite à lui donner une éducation étrangère. Mais puis-je supporter plus longtemps l’injuste traitement que j’éprouve ? Permettez que je vous en présente le tableau. Je fais un roman, qui ne contient assurément rien qui puisse blesser le gouvernement. Ce roman est traduit dans toutes les langues de l’Europe. Dix journaux français sont chargés de l’insulter. La censure existe pour les pièces de théâtre. Deux pièces sont jouées au Vaudeville. Dans toutes deux moi, dans l’une d’elles mon père et moi, nous sommes outragés personnellement. Un ancien ministre, une femme, la femme d’un ambassadeur, sont représentés sur le théâtre de leur vivant. Mon père, à son âge, et avec sa considération, écrit à Lebrun pour déclarer qu’il veut venir lui-même plaider sa cause à Paris. On lui répond que c’est à cause de son livre qu’on exile sa fille.

La moitié de sa fortune est entre les mains de l’État et l’on n’accorde, ni à lui ni à moi, la liberté de venir réclamer nous-mêmes ce qui nous est dû. Et tout cela pour quel crime ! Parce que j’ai exprimé, peut-être inconsidérément, mes opinions sur la liberté et la philosophie. Il est cruel de bannir de France, pour une telle faute, la famille entière de M. Necker et de ne se laisser détourner par aucune promesse pour l’avenir. On me répète des complimens dont je me passerais bien volontiers sur mon esprit, sur mon influence. Si je jugeais de ma supériorité par l’acharnement de mes ennemis, je devrais en avoir une grande idée. Mais vous qui me connaissez, ne savez-vous pas ce que je suis ? Vous qui auriez, si vous le vouliez, tant d’ascendant sur moi, ne savez-vous pas que je suis plus dominée que dominante ? Cet esprit, s’il existe, contenu, soumis en France, ne sera-t-il pas plus libre partout ailleurs ? Et vous qui connaissez si bien le cœur humain, n’êtes-vous pas certain que j’ai à présent le plus sincère désir de reconquérir cette bienveillance du gouvernement qui peut seule m’assurer le repos et la France.

Pardon de cette longue lettre, mon cher Joseph. Mais si vous avez conservé quelque bonté pour moi, c’est le moment de venir à mon secours. J’irai certainement à Paris avant le départ du Premier Consul, car, en son absence, je serais exposée au zèle de la police. Ayez donc la bonté en retournant à Paris de le préparer à m’y laisser. En m’abandonnant, vous me forcerez à quitter la France. Vous aurez perdu dans ce pays la personne du monde qui, dans toutes les circonstances, vous serait le plus tendrement et le plus vivement dévouée. J’ose vous prier de garder cette lettre pour vous seul. Je ne l’ai point calculée pour être montrée. Mathieu, qui a été pour moi ce qu’il est, un ange tutélaire, un véritable envoyé du ciel, m’a promis de me rappeler au souvenir de Mme Julie. Elle ne cesse, je le sais, d’être parfaitement bonne pour moi. Quoique je sois votre voisine, je n’ai pas osé aller vous voir. J’aurais pourtant donné beaucoup pour passer une heure seule avec vous le matin, car j’ai beaucoup de choses à dire qui ne s’écrivent point. Quand donc vous verrai-je librement ? Le Premier Consul ne sait-il donc pas que, pour obtenir un tel plaisir, je me ferais volontiers la personne la plus prudente de la République.

Mme de Staël ne nourrissait cependant pas beaucoup d’illusions sur l’efficacité de cette intervention, car, deux jours après, elle écrivait à son père :

Ce 14 vendémiaire 1803[25].

Je suis triste, cher ami, et très triste. Mon opinion est que je serai en Allemagne dans quinze jours. Peut-être vois-je en noir ; peut-être tout se passera-t-il mieux que je ne l’espère, mais je suis décidée à sortir de la situation où je suis. Il n’y a pas de jour que l’on ne vienne me dire : « Le Premier Consul va vous envoyer des gendarmes même ici, ou si vous prenez une maison près de Paris, ou si vous allez à Paris conduire votre fils en pension. » Cette vie est insoutenable ; on n’ouvre pas ma porte que je ne pâlisse ; il ne passe pas un homme à cheval dans la rue que je ne le croie un gendarme. Cette vie n’est pas supportable et tout le monde est d’accord avec moi sur la nécessité d’en sortir d’une manière quelconque. Tu ne peux pas croire, à présent que je n’ai pas de nouvelles de l’objet qui m’intéresse et que j’ai repris à l’habitude de ce qui m’entoure, tu ne peux pas croire, dis-je, que ce ne soit pas avec une grande douleur que je prends le parti du départ, mais je le prendrai, et tu sauras, par des détails que je t’écrirai, si je ne devais pas le prendre. Je crois fermement que les lettres retardent parce qu’elles sont ouvertes. Cependant, pour en juger, remarque celle que j’ai donnée au notaire et qui a dû partir lundi 10 vendémiaire, pour arriver hier vendredi 14 vendémiaire. Je finirai cette lettre après avoir vu un homme de mes amis que j’attends ce soir. On me montre sûrement parmi mes amis beaucoup d’intérêt, mais cela n’est qu’une douleur de plus, si le sacrifice est nécessaire. Le Conseil d’État a ratifié quatre exils à 20 lieues de Paris : MM. de Laval, de Choiseul, de Montesquiou et Archambault de Périgord, frère de M. de Talleyrand. Il me semble qu’il y a de la tristesse partout ; c’est peut-être parce que j’en ai beaucoup moi-même. Joseph a été parfaitement bon pour moi. Ce que je puis te dire avec vérité, c’est qu’un de nos amis, Natural, a bien gagné, s’il était possible qu’il gagnât, par sa dernière affaire ; tout le monde me l’a dit, ainsi tu peux tirer sur lui.

Mme de Staël n’avait pas tort de voir en noir. L’orage dont elle se savait menacée et dont elle pressentait l’approche finit par éclater. Dans les Dix années d’exil, elle attribue son malheur à une rivalité de femmes de lettres. Ce serait Mme de Genlis, — qu’elle ne nomme cependant pas, — qui, cherchant à se faire valoir aux dépens d’une autre femme plus connue qu’elle, vint dire au Premier Consul que les chemins étaient couverts de gens qui allaient lui faire visite. D’après la lettre qu’on va lire, ce serait au contraire une certaine Mme de Vaines qui aurait fait une maladresse, peut-être volontaire, et qui aurait attiré, sur son séjour à Maffliers, l’attention du Premier Consul. Quoi qu’il en soit, la foudre tomba sur sa tête.

15 vendémiaire.

Hé bien ! mon ami, le plus affreux est arrivé. Mme de Vaines a dit au Premier Consul, à ce qu’on prétend, que Maffliers n’était qu’à six lieues de Paris, et, sur cela, il a écrit au Grand Juge cette lettre-ci : « Je suis informé que Mme de Staël est arrivée à Maffliers près de Beaumont. Vous aurez à lui faire savoir par ses amis et de manière à éviter l’éclat que si, le 13 vendémiaire, elle est encore dans cet endroit, elle sera reconduite par des gendarmes à la frontière. Mon intention est qu’elle ne reste pas en France. »

Mme de Staël n’ajoutait rien à cette lettre dont la brièveté même montre le trouble où elle était plongée. J’incline à croire qu’une lettre du lendemain ou du surlendemain a dû être perdue, lettre par laquelle elle informait son père d’une dernière démarche que Joseph Bonaparte avait tentée en sa faveur et de la réponse de celui-ci qui était ainsi conçue :

Paris le 15 vend. an 12.
Madame,

J’ai reçu vos lettres ; j’ai été ce matin expressément à Saint-Cloud. J’ai fait tous les efforts que vous aviez droit d’attendre des sentimens que vous me connaissiez, mais je ne crois pas avoir réussi. Le Premier Consul a terminé la conversation en me disant : Je verrai le Grand Juge ce soir. Agréez, madame, le vif regret que j’éprouve de n’avoir pas mieux répondu à la confiance que vous me témoignez, et que je mérite par l’amitié que je vous ai vouée.

Ainsi prévenue, Mme de Staël ne croyait pas pouvoir rester à Maffliers. Elle acceptait l’hospitalité d’une femme « vraiment bonne et spirituelle[26], » dit-elle dans les Dix années d’exil, et elle ajoute : « La nuit, seule avec une femme dévouée, depuis plusieurs années à mon service, j’écoutais à la fenêtre si nous n’entendions point le pas d’un gendarme à cheval ; le jour, j’essayais d’être aimable pour cacher ma situation[27]. » C’est de cette retraite, où elle se tenait cachée, qu’elle écrivait à son père la lettre suivante :

Ce lundi soir, 10 octobre 1803.

Voilà ma lettre et la réponse de Joseph, mon ami. Le mot : Je verrai le Grand Juge a été suivi de la confirmation de l’ordre, et j’attends d’heure en heure la lettre du Grand Juge ; quand je l’aurai, je demanderai un passeport et je partirai. Ainsi, dans quatre jours, je serai en route très probablement ; je supprime les réflexions, nous nous entendons, mais je suis comblée d’amitiés douces et déchirantes et je me soutiens ; je t’en (sic) conjure d’éprouver le même mouvement. Dans six mois, nous serons réunis et pour longtems je l’espère, mais je t’aurais porté une tristesse qui m’aurait empêché de te rendre heureux. Cher ange, je t’embrasse comme mon ami, comme mon soutien, comme mon espoir, et je te promets d’être digne de toi par mon courage. Ma fille est un peu malade, mais j’espère que ce ne sera rien et que nous partirons très bien portans. Ma première lettre te dira où il faut m’écrire. Il me semble que déjà tu pourrais m’écrire quelques lignes qui me parlassent, de ta santé sous l’enveloppe de M. Turckheim banquier à Strasbourg. J’ai besoin de savoir le plus tôt possible que cette nouvelle peine ne t’a pas trop affecté, mon ami ; songe que tu es mon unique recours dans la vie et ne m’ôte pas la possibilité d’exister en te faisant du mal. Adieu ; à jeudi pour ma dernière lettre d’ici, très vraisemblablement.


Ce mercredi 12 octobre.

Ma position est toujours la même, cher ami ; aucun ordre ne m’est arrivé, aucune lettre, et quelquefois j’espère de ce silence ; mais la position n’en est pas moins très cruelle et très incertaine, et je ne sais pas véritablement ce que je dois faire pour en sortir. M. Teinat[28], très obligeamment, m’offre sa maison pour cet hiver et je m’y établirais si je croyais le pouvoir à dater du 1er novembre, mais que décider dans une situation si bizarre ? Ah ! si tu étais là, je te consulterais, mais, seule, je ne sais que faire, et mille pensées agitent mon âme. Mes amis cependant sont très bien pour moi, et je crois pouvoir remarquer une amélioration, même dans la bienveillance que je pourrais me flatter d’inspirer. Voilà tout ce qui me soutient. D’ailleurs, je serais bien triste ; je fais des préparatifs pour mon départ, tout en espérant que ce départ n’aura pas lieu. Le Premier Consul revient quelquefois, quand il sent lui-même qu’il n’y a pas de torts dans la personne qu’on avait accusée auprès de lui. On m’a dit depuis hier que c’est un certain Louis de Traz qui m’a fait mal auprès de lui ; en vérité, je ne sais pas pourquoi. J’ai bien peu le courage de te dire des nouvelles ; la seule que je sache c’est que l’ambassadeur russe n’a pas été invité à Saint-Cloud dimanche dernier et qu’il est en disgrâce ouverte pour avoir fait, dit-on, des réclamations peu mesurées sur un nommé Christin qu’on dit Suisse ou Français, je ne sais pas bien lequel. Du reste, comme je ne vois presque personne, je suis et je serais, si je restais, bien étrangère à tout ce qui se passerait. Je finirai cette lettre ce soir.

Rien de nouveau, cher ami, je ne puis croire que, le courrier prochain, ma situation soit la même, mais j’ai passé deux jours avec mes amis pendant lesquels je me suis fait un moment illusion sur mon sort. T’ai-je assez dit que Joseph s’était conduit comme l’ami le plus généreux ? Il paraît aussi que Lebrun s’est montré ton ami et le mien. Peut-être le Premier Consul daignera-t-il croire que je suis décidée à ne pas dire un mot qui puisse lui déplaire ; peut-être aussi que le mieux que j’éprouve est celui qui précède la dernière peine. Enfin, cher ami, je saurai la supporter ; ne sois donc pas inquiet ; tout ce qui ne sépare pas pour longtemps ne doit pas déchirer le cœur. — Adieu, j’ai reçu le livre de musique, je voudrais savoir si la mienne est arrivée.

Elle suspendait sa lettre et reprenait quelques heures après :

Desmarets, le premier commis du Grand Juge, a été chez M. de Montmorency, qui a refusé formellement de se charger de cette commission. Je viens d’écrire au Consul pour lui demander un passeport pour l’Allemagne, et huit jours à Paris pour avoir le temps d’avoir de l’argent et de faire voir Albertine à un médecin ; je lui offre encore de passer l’hiver à Saint-Ouen que M. Teinat me cède, et Joseph, à ce que je crois, portera cela ce matin. J’en attends le résultat sans espoir, et j’ai bien de la peine à ne pas perdre la tête de désespoir. Pauvre ange ! d’une manière ou d’une autre, je te reverrai bientôt. Pouvais-tu t’attendre que ta fille et ses deux enfans seraient pris par des gendarmes ? J’irai passer l’hiver en Allemagne, mais je te rejoindrai au mois de juin au plus tard. J’ai écrit au Consul que tu viendrais peut-être toi-même ici demander quel crime a commis ta famille pour être aussi barbarement traitée ; je lui ai écrit qu’il me donnait une ligne dans son histoire. Ce n’est pas de lui tout cela, mais on l’anime et il se laisse faire ; il n’aurait eu personne autour de lui de plus reconnaissant que moi s’il m’avait accordé ce que la plus simple justice exigeait. Cher ami, envoie-moi ta bénédiction ; jamais je n’en eus plus de besoin. Je suis cachée dans une maison. Auguste est resté chez moi avec des domestiques ; ils pleurent ces pauvres enfans et ne conçoivent pas quel crime a commis leur mère. Je finirai cette lettre dans quelques heures et je l’enverrai à Paris.

Comme on le voit, Mme de Staël ne pouvait concevoir que le Premier Consul nourrît une pareille animadversion contre elle. M. Necker n’y pouvait croire non plus.

Je te plains, ma bonne amie, de ta situation, écrivait-il à sa fille, et je trouve le Consul heureux en tout si, parmi les trente millions d’hommes qui sont sous sa domination, nous sommes les deux qui méritions le moins d’égards… Je ne reviens pas de voir Buonaparte, qui a tant à demander à la reconnaissance publique, négliger si fort un ancien serviteur de la France. Je n’ai rien vu ni dans ses discours, ni dans sa physionomie qui annonçât de la dureté. Je te l’ai dit plusieurs fois, il y a quelque impulsion dans tout cela.

L’admiration que lui inspirait le Premier Consul ne recevait cependant aucune atteinte des procédés dont avait à se plaindre sa fille. « Qu’il est habile, qu’il est grand homme, ce Consul, écrivait-il encore à celle-ci, et je vois avec plaisir que, nonobstant les coups d’épingle qu’il te donne, tu lui rends hautement justice. » Aussi dut-il approuver le parti que prit Mme de Staël d’écrire une seconde fois à Bonaparte. Cette lettre a été plusieurs fois citée. Je crois devoir la reproduire encore. Le brouillon en est à Coppet[29].

Citoyen Consul,

Je vivais en paix à Maffliers, sur l’assurance que vous avez bien voulu me faire donner que j’y pouvais rester, lorsqu’on est venu me dire que des gendarmes devaient m’y prendre avec mes deux enfans. Citoyen Consul, je ne puis le croire, vous me donneriez ainsi une cruelle illustration. J’aurais une ligne dans votre histoire.

Vous perceriez le cœur de mon respectable père qui viendrait, j’en suis sûre, malgré son âge, vous demander quel crime j’ai commis, quel crime a commis sa famille pour éprouver un si barbare traitement. Si vous voulez que je quitte la France, faites-moi donner un passeport pour l’Allemagne, et accordez-moi huit jours à Paris pour avoir de l’argent pour mon voyage et faire voir à un médecin ma fille, âgée de six ans, que la route a fatiguée. Dans aucun pays de la terre une telle demande ne serait refusée.

Citoyen Consul, il n’est pas de vous le mouvement qui vous porte à persécuter une femme et deux enfans ; il est impossible qu’un héros ne soit pas le protecteur de la faiblesse. Je vous en conjure encore une fois ; faites-moi la grâce entière ; laissez-moi vivre en paix dans la maison de mon père, à Saint-Ouen ; elle est assez près de Paris pour que mon fils puisse suivre, lorsque le temps en sera venu, les cours de l’Ecole polytechnique et assez loin pour que je n’y tienne pas de maison. Je m’en irai au printemps, quand la saison rendra le voyage favorable pour mes enfans.

Enfin, Citoyen Consul, réfléchissez un moment avant de causer une grande douleur à une personne sans défense. Vous pouvez par un simple acte de justice m’inspirer une reconnaissance plus vraie, plus durable que beaucoup de faveurs peut-être ne vous vaudront pas.

Après avoir, toujours par l’intermédiaire de Lebrun, fait parvenir cette lettre au Premier Consul et passé quelques jours à Saint-Brice, chez Mme Récamier, Mme de Staël retournait à Maffliers pour y attendre le résultat des démarches que tentait Joseph Bonaparte en sa faveur. Le 14 octobre, elle écrivait à son père :

Joseph a dû parler avec intérêt pour moi, mais je n’en espère rien et je suis convaincue que ma première lettre sera pour te dire de m’écrire à Strasbourg poste restante ; la coupe qu’on me fait boire est amère. Mon ange, le Premier Consul a dit que tu avais fait un deuxième ouvrage nouvellement ; tu sais si cela est vrai, mais les Petites Affiches ont remis un extrait de l’ancien. Lebrun a été bien, à ce qu’il paraît, car le Premier Consul lui a dit : « Vous avez tort de les défendre ; ils sont mal pour vous. » Je ne sais où prendre de l’argent ni une voiture ; la tête me tourne ; mon cœur me portait bien vers toi, mais tout le monde est d’avis qu’après avoir dit que je voulais aller en Allemagne, je dois y persister ; mon ange, ils sont bien durs pour nous, mais, quand je serai dans tes bras, je l’oublierai. Veux-tu bien donner cette lettre à M. R.

J’ai reçu, mon ange, deux lettres de toi, l’une à Maffliers et l’autre à Paris et, comme je te l’ai dit, le livré de musique que je désirais. Ma situation est encore la même aujourd’hui, mais elle devient à chaque heure plus pénible par les peurs continuelles que l’on me fait. Je ne puis concevoir cependant comment il serait possible que le Consul voulût que je partisse et qu’il ne me le fît pas écrire par le Grand Juge ; c’est un moyen si simple et je ne sais pas le degré de vérité que peuvent avoir toutes les choses qu’on me redit. J’en suis restée au dernier mot dit à Joseph : « Je verrai ce soir le Grand Juge, « et, ne recevant aucun ordre, il me semble que je dois attendre. Cette situation n’en est pas moins la plus cruelle en ce genre qu’on puisse imaginer. Il paraît que ce moment est fâcheux, que les exils se multiplient ; on cite aujourd’hui Le Noir ex-lieutenant de police. Il y a de l’agitation dans les esprits, non assurément contre le gouvernement, mais parce qu’on répète toujours que le Premier Consul est mécontent. Mais moi, juste ciel ! avec la vie que je mène et que je veux mener, quelle importance puis-je avoir ! Le Consul est si sûr de ses succès ; indépendamment de ses talens, ses moyens sont immenses. On dit que le budget présentera 280 millions pour la Marine et 310 pour la Guerre ; avec de tels moyens, l’Europe n’est qu’une province, mais je voudrais avoir au coin pour respirer dans cette province. Je t’ai écrit tous les courriers et avec une exactitude extrême pour les heures, car ce n’est jamais la même personne qui a remis mes lettres ; tu peux juger ainsi de leur exactitude. Si je vais à Francfort, pourras-tu m’y faire parvenir avec certitude les parures que je désire ; je le désirerais assez. On vient de me dire encore que je recevrai l’ordre demain, mais avec toutes sortes d’égards matériels ; je l’attends. Il se répand que la reine d’Angleterre a déclaré que, le roi étant en démence depuis deux ans, tous ses actes appartiennent à cet état, et qu’en conséquence on croit à la paix et l’on a donné quelques ordres en conséquence. Ce serait un nouveau trait de l’inexprimable bonheur du Premier Consul. Pourquoi ne veut-il pas que tous les cœurs soient heureux de sa joie ? Adieu, mon ange ; quoi qu’il arrive, j’ai de la force pour le soutenir, et il n’arrivera rien que de civil dans le sens donné à ce mot.

Ce fut le lendemain de cette lettre qu’elle reçut l’ordre tant redouté. Comment ne pas se reporter au récit des Dix années d’exil :

J’étais à table, avec trois de mes amis, dans une salle où l’on voyait le grand chemin et la porte d’entrée. C’était à la fin de septembre[30]. À quatre heures, un homme en habit gris, à cheval, s’arrête à la grille et sonne. Il me fit demander. Je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celles de la nature ! Cet homme me dit qu’il était le chef de la gendarmerie de Versailles, mais qu’on lui avait ordonné de ne pas mettre son uniforme dans la crainte de m’effrayer. Il me montra une lettre signée de Bonaparte, qui portait l’ordre de m’éloigner à quarante lieues de Paris dans vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d’un nom connu. Il ajoutait qu’étant étrangère, j’étais soumise à la police… Je répondis à l’officier de gendarmerie que partir dans vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfans, et, en conséquence, je lui proposai de m’accompagner à Paris où j’avais besoin de passer trois jours pour les arrangemens nécessaires à mon voyage. Je montai dans ma voiture avec mes enfans et cet officier qu’on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet, il me fit des complimens sur mes écrits. « Vous voyez, monsieur, lui dis-je, où cela me mène d’être une femme d’esprit ; déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l’occasion. » J’essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe dans mon cœur.

Elle avait la griffe dans le cœur en effet, et elle devait la sentir pendant toute la durée de son exil. Elle passa quelques jours à Paris, rue de Lille, et, de là, elle adressait à son père les trois lettres suivantes :

17 octobre.

Voilà où en était mon pauvre journal, cher ami, lorsque j’ai éprouvé tous mes malheurs. J’ai passé huit jours chez Mme Récamier qui a été un ange pour moi, et je m’y suis très malheureusement repris d’un goût très vif pour la France. Le coup qui m’a frappé a failli me tuer et, sans toi certainement, il l’aurait fait. Je sens que je ne peux vivre hors de cette France. Quel charme dans la conversation ! comme on s’entend ! comme on se répond ! Quelle affection toi et moi nous aurions trouvée dans les subalternes mêmes ; j’en ai vu des traces au milieu de mon malheur ; l’officier de gendarmerie qui est venu me signifier l’ordre, me parlait de toi et même de moi avec les plus grands éloges. Dubois a évité de se charger de l’ordre ; enfin tout le monde autour de lui a été contre, et il a dit lui-même qu’on avait employé tout ce qui avait du pouvoir sur lui. Il a parlé de ton ouvrage deux ou trois fois avec amertume, mais jamais il n’a dit un mot sur ton arrivée ici, ce qui me persuade ce que j’ai toujours cru, c’est qu’elle ne rencontrerait point d’obstacle. Mais cependant il est vrai qu’il te hait plus que moi, car il a dit sur ton ouvrage : « C’est une action immorale, » et l’on dit qu’il a montré de l’humeur à la phrase de ma seconde lettre où je disais que tu viendrais toi-même. Cet ouvrage lui a fait une impression terrible, car il est vrai qu’on l’a loué ici parmi les gens éclairés, que cela a pu lui déplaire. Il a répété sur moi à Junot, à son frère, à tout ce qui lui a demandé de me laisser : « Je n’ai rien contre elle, mais elle monte les têtes, vous le voyez, bien, puisque tout ce qui m’aime s’intéresse à elle, quoiqu’ils sachent bien qu’elle ne m’aime pas. » Ensuite il a prétendu que, pendant les huit jours que j’avais passés chez Mme Récamier, j’avais fait des plaisanteries sur son gouvernement, que j’avais dit par exemple que les dames de sa famille faisaient allonger la queue de leur robe, que les Conseillers d’État l’approuvaient, mais que les laquais se refusaient à la porter ; bêtise que je n’ai jamais dite, mais qui a été dite devant moi, entre six personnes, ce qui prouve comme on vit.

On a dit que je m’intéressais à Moreau et qu’en cas de malheur, ce ne serait pas à Joseph, mais à Moreau que je souhaiterais le Consulat. Se fait-on l’idée d’inquiétudes pareilles dans le gouvernement quand la nation, sans être contente, est cependant si tranquille ? Ce pays réunit tout ce qui peut plaire et tout ce qui peut agiter. On y répand tous les jours le bruit d’un nouvel exil ; on disait M. de La Fayette, je n’en crois rien, mais cela te montre la disposition.


18 octobre.

Cette descente, que personne ne croit possible, agite les esprits des gouvernans. Il paraît que le Premier Consul dit que l’opposition, appuyée du prince de Galles, est pour lui en Angleterre et lui en ouvrira les chemins ; je ne crois pas cela ; mais il dit affirmativement qu’il sera à Londres en germinal, et ceux qui l’entourent, Sebastiani, etc., ajoutent que, cette expédition finie, le monde est à eux et qu’il faut bien que la destinée des Français égale celle des Romains.

Adieu. De Bray a été très bon pour moi, Junot, Mme Récamier et Joseph, l’admirable Joseph, vient de m’inviter à aller à Morfontaine. Bizarre destinée d’être exilé par le frère et d’aller chez le frère. Mais en général, il faut que l’opinion soit moins favorable au gouvernement puisque, dans cette occasion, on m’a témoigné tant d’intérêt. Le Premier Consul a dit à un de mes amis qui lui parlait des salons de Paris et qui l’assurait qu’ils ne faisaient que parler, mais qu’ils ne criaient pas : Si la guerre devient sérieuse, il faudra qu’ils parlent bien bas.

M. de Lucchesini[31] m’a écrit que la princesse de Radzivill désirait beaucoup ma présence à Berlin ; M. de Markoff m’a donné une lettre de recommandation pour Berlin ; mais j’ai une idée confuse que cette Allemagne est composée d’hommes bien peu courageux. Il y a ici un M. Kandoler qui m’a demandée autrefois en mariage et qui est député d’Hanovre, à Paris ; il est venu me voir comme on se dévoue, et il a été si effrayé de son action qu’il a écrit à M. de Talleyrand pour l’en prévenir. Cependant un succès en Allemagne me ferait du bien ici. M. de Markoff a réclamé Christin et depuis ce moment il a été mis au secret. Le Consul lui a dit à l’audience : Monsieur, vous réclamez un fort mauvais sujet et vous ne l’aurez pas. Il s’est plaint ensuite de ce que M. d’Entraigues, qui lui-devait la vie, écrivait contre lui et était protégé par la Russie ; il a déclaré qu’il le ferait chasser de Dresde, M. de Markoff l’a prié assez vivement de ne pas lui parler d’affaires en public et, depuis ce temps, ils sont brouillés. Il paraît aussi que la Russie s’oppose à la descente et n’a jamais cédé sur le Piémont, se réservant d’en faire un sujet de plainte si cela lui convenait, mais la terreur qu’il inspire est inconcevable ; il dit sans cesse qu’il est à cinq jours de Berlin, à huit jours de Vienne, et c’est la réponse à toutes les objections ou représentations qui lui sont faites. La terreur qu’il inspire est telle qu’un homme me disait qu’un aveugle dans la grande galerie de Saint-Cloud se croirait seul quand le Premier Consul ne parle pas, tant le silence est profond. Il emploie toujours Fouché qui a été médiocrement pour moi dans cette affaire.

Toutes les dames de la famille ont à présent une dame d’honneur, excepté la femme de Joseph qui conserve la plus touchante simplicité au milieu de tout cela.

Il y a eu une flottille de dispersée en passant du Havre à Boulogne et vraiment tous les détails de cette descente sont si misérables qu’on ne peut concevoir comment il y a lui-même confiance ; on ne se fait pas d’idée cependant de son activité dans ce genre. Il mesure lui-même des bateaux plats, un pied à la main, se fait raconter par M. de Talleyrand tout ce qui se passe dans la société, nomme tout, décide de tout et l’on croit avoir un vent impétueux qui vous souffle dans les oreilles quand on est près de cet homme-là. La conscription est exercée avec une rigueur inouïe ; on envoie en prison, hors de France, dans les citadelles, avec la plus grande facilité, et l’on est abasourdi tellement par sa volonté et par son agitation que personne ne reprend haleine.

Chénier a tout à fait tourné ; il se fait faire des manchettes de dentelles, se moque de ce que Sieyès n’est pas mis avec assez de goût ; enfin, c’est le Turcaret des poètes. Comme l’espèce humaine est misérable ! Mais je ne puis te dire combien ce qui m’entoure me semble de choix. Mme Bonaparte n’a pas été trop bien pour moi ; on dit que c’est parce qu’elle n’aime pas Joseph, mais je crois que le prétendu propos des queues de robe l’a choquée.

Un Irlandais qui est ici, O’Connor, l’un des insurgés d’Irlande, a déclaré qu’il voulait bien de six mille Français pour les aider, mais pas de vingt parce qu’ils pourraient les subjuguer. Je ne vois aucune chance pour la descente que s’il était vrai que le prince de Galles et son parti la favorisassent. J’ai vu ici un membre de l’opposition, M. Green ; il est certain qu’ils sont faibles dans leurs propos, et que leur teinte anglaise est bien pâle.

Cher ami, cher ange, adieu ; voilà une lettre qui est causer, mais il reste encore bien des récits d’angoisses que je réserve pour le temps où elles seraient diminuées.


Paris, mardi 18 octobre[32].

Une légère indisposition m’a retenue ici aujourd’hui, cher ami ; je ne pars que demain à 9 heures, et, ce qui prouve l’horreur de ma situation, je ne sais pas encore de quel côté je tourne mes pas ; je sais seulement que, deux fois par jour, j’ai la visite de mon gendarme déguisé qui ressemble à la Barbe bleue qui criait : « Descendras-tu tout à l’heure ? » Il m’est revenu de tous les côtés que le Premier Consul a dit que je pouvais rester à Bordeaux, à Lyon, dans une grande ville de France, mais pas à Paris ni aux environs. Reste à savoir s’il consentirait à vingt lieues de Paris et voilà ce que mes amis vont demander pour moi. Je m’arrêterai sur la route de Strasbourg, pour savoir le résultat de cette demande ; si elle m’était accordée, je m’y résignerais pour ne pas déchirer ces liens de France qui, à chaque heure, semblent se resserrer davantage autour de mon cœur et de mon imagination. Je crois rêver quand je me vois entourée de mes amis, dans un appartement charmant où je pourrais mener des jours si doux, recevant mille fois plus de témoignages d’affection que je ne pouvais m’en flatter, et condamnée à tout quitter demain. C’est la mort en miniature cela.

Si tu étais là, ce serait impossible, mais aussi cela ne serait pas. Peux-tu te représenter les tourmens d’incertitude qui m’ont déchirée ? j’aurais donné tout au monde pour te rejoindre, mais j’ai une si invincible horreur pour le pays que tu habites que, dans l’état où je suis, je ne pourrais en triompher. Si tu avais été à Lyon, partout ailleurs que là d’où je viens de partir. Enfin je ne sais rien, absolument rien encor de ce que je vais faire et je fermerai peut-être cette lettre sans pouvoir rien y ajouter de décisif. Je t’ai écrit tous les courriers depuis que cette crise est commencée ; il se peut que le courrier prochain, je manque l’heure de la poste.

Parmi les réformes que je fais parmi mes gens, je renvoie Frédéric dans son pays ; tu auras des bontés pour lui comme tu en as eu pour le libraire, n’est-ce pas, s’il t’écrit pour te demander de l’argent. Il retourne en Normandie après-demain ; Olive en a eu soin. Cher ami, je passe par toi pour prier Dieu ; fais recevoir mes vœux par ton angélique protection.


Mercredi matin.

Je pars pour aller chez un ange protecteur, l’aimable sœur dont je t’ai parlé, et de là je me déciderai.

Le lendemain, Mme de Staël partait pour Mortfontaine. C’est un trait singulièrement honorable de la part de Joseph Bonaparte que de lui avoir, en un pareil moment, offert l’hospitalité, alors qu’il risquait d’attirer sur lui-même la colère du Premier Consul. Elle avait raison d’écrire à son père que sa situation était singulière.

Mortfontaine, 21 octobre.

Singulière date pour ma situation, cher ami ; elle prouve au moins que je n’ai pas conspiré et je conserve encore l’espoir qu’on me laissera à vingt lieues de Paris, comme tous les autres exilés ; je te manderai si cela est obtenu, non par le premier courrier, mais le second. Il est vraisemblable que ma vie errante m’empêchera de te donner de mes nouvelles avant deux jours. Joseph m’a confirmé que le Premier Consul croyait avoir les plus graves raisons de se plaindre de ton ouvrage. Puis-je écrire qu’il a dit : que cet ouvrage était pour le faire tuer, toi qui l’admires plus que personne, et quand, entre autres motifs, j’ai objecté le mot de l’homme nécessaire, on m’a dit que cela voulait dire : l’homme sans lequel ce gouvernement ne pourrait pas subsister, et qu’il fallait tuer pour faire tomber ce gouvernement. Je te demande si une interprétation de ce genre est possible quand tout le monde a compris que tu voulais dire : l’homme nécessaire à la France, Enfin, je ne sais pas ce qu’il y a à faire pour persuader le Premier Consul sur ce sujet, mais il est certain qu’il a reçu sur le livre l’impression la plus vive et la plus fausse en même temps. — Je saurai dans deux ou trois jours mon sort, et si c’est en Allemagne que je vais ou à vingt lieues que je reste. Je n’ai point admis d’intermédiaire à cet égard, car je ne vois pas bien de quel avantage serait pour moi d’aller à Lyon où à Bordeaux ; j’y serais oubliée comme à Genève, et je serais loin de toi, et j’aurais à faire à une société scabreuse et inutile qui exigerait de moi des soins et des craintes sans me rapporter aucune espèce de profit. Ma première lettre te dira donc ce que je deviens ; ah ! quelle vie j’ai menée depuis quinze jours !

Je reçois tes délicieuses lettres ; cher ami, positivement, je ne veux pas mon cousin à Strasbourg, mais je te prie de m’épargner cela avec une adresse parfaite. Tu peux dire qu’il se peut que, de Strasbourg, j’aille en Suisse et que je l’écrirai de là ce que je ferai. Tout, excepté qu’il vienne ; je serais extrêmement triste d’une obligation sans bonheur, et il n’y en aurait pas le moindre pour moi. Je te supplie aussi de ne penser à aucun voyage pour toi ; le seul qui m’est venu dans la tête, c’est Lyon ou le Midi, mais j’y vois encore de grands inconvéniens de fatigue pour toi, et, très vraisemblablement, je me déciderai à Strasbourg, sur les nouvelles que j’y aurai, si, comme je l’espère encore, je n’obtiens pas les vingt lieues. — Tu auras de mes nouvelles le premier courrier.

Prends garde, je t’en conjure, de me mettre bien avec mon cousin et ma cousine.

Les démarches de Joseph Bonaparte et des autres amis de Mme de Staël échouaient. L’ordre, tant redouté, arrivait enfin, cette fois formel. On devine dans quel désespoir cet ordre la jetait.

Paris, le 24 septembre[33].

L’ordre est arrivé, cher ami, et tous les efforts humains n’ont pu le faire révoquer. Je suis livrée aux plus affreux tourmens de l’incertitude. Mon cœur froissé aurait besoin de se reposer près de toi, mais l’idée d’arriver un mois après le départ a quelque chose qui me fait souffrir horriblement. Je crains aussi de te porter un état de désespoir qui ne te fasse que du mal. Écris-moi à Strasbourg, sous l’adresse de M. Turckheim banquier ; je serai là assez près de Suisse pour y retourner si tu le désires vivement, assez près de l’Allemagne pour continuer. Que dirais-tu de l’idée de venir ici, toi-même, au printemps pour traiter tes affaires que je ne peux plus traiter ; enfin, que me conseilles-tu ? Je n’ai pas besoin de te peindre mon malheur ; il dépasse ce que mon imagination avait conçu. Je suis là, dans une maison charmante, entourée de mes amis qui me paraissent plus aimables que jamais, ayant reçu de Joseph, du général Junot, de Mme Récamier surtout, de tout le monde, des preuves inouïes d’intérêt, mais des preuves qui constatent d’autant mieux l’inflexibilité du Consul à mon égard. Il a répété sans cesse : « Je ne hais point Mme de Staël ; si c’était elle que je haïsse, je l’atteindrais mieux que je ne le fais, mais elle monte les têtes et je ne veux pas qu’elle soit à Paris. Elle peut aller chez Melzi, où elle voudra, même à Lyon, à Bordeaux, mais pas à Paris ni aux environs, » — et sans ajouter un mot qui dise le terme de cet exil. Du reste, j’avais demandé un délai de huit jours et il m’a été refusé. Je n’aurai pas de gendarme pour m’accompagner, mais il m’en vient un, déguisé, tous les matins pour me rappeler que je n’ai que vingt-quatre heures et que j’en prends davantage, puisque c’est avant-hier samedi que l’ordre m’a été apporté. Un article du Code civil dit positivement qu’une Française mariée à un étranger lorsqu’elle devient veuve, résidant en France, reprend ses droits de Française. J’ai écrit cela au Grand Juge en demandant un passeport que d’abord on ne voulait pas me donner ; le passeport m’a été envoyé pour la Suisse et l’Allemagne, mais il n’est rien dit sur ce passeport qui puisse faire présumer si je suis Française ou non. Le Consul a toujours parlé de ma vivacité, de ma manière de monter les têtes ; rien absolument, rien de plus ne m’a été rapporté, du moins rien d’autre, et même il a parlé avec calme, disant que tout ce qui avait du pouvoir sur lui avait essayé en vain de le faire changer. Il y a quelque chose là-dedans de bien effrayant pour l’avenir, et je le sens avec un désespoir qui me tue. Si tu as jamais eu l’idée de me sauver, vois, mon ange tutélaire, si tu as quelques moyens pour cela. Écris-moi à Strasbourg, je m’en remets à toi, j’y attendrai tes lettres. Les nouvelles de paix sont tombées. Ah ! ta pauvre fille, cher ami, ne devait pas être traitée ainsi ! Je donnerais tout au monde pour te revoir, mais ailleurs qu’où tu es ; enfin cependant écris-moi à Strasbourg ; j’y attendrai tes volontés.

Joseph vient chez moi ce matin pour me dire adieu. Si tu as eu des lettres de mes amis, tu me l’écriras, n’est-ce pas ?

Elle partait en effet le lendemain non pour Strasbourg, mais pour Metz, où certaines raisons, que je dirai plus tard, l’attiraient. À Bondy, c’est-à-dire aux portes de Paris, elle s’arrêtait encore, et de l’auberge elle écrivait une dernière fois à son père :

Ce 25 octobre. Bondy.

Je n’ai pas de lettres de toi par ce courrier ; j’ai envoyé à Paris pour le savoir et on ne m’a rien apporté. Cela m’inquiète extrêmement ; je crains que cette secousse ne t’ait rendu malade, et je te conjure de m’écrire à l’instant, poste restante, à Metz. Il y a de mes amis qui voudraient que je restasse là tout l’hiver comme étant plus près de revenir après l’événement de la descente ; écris-moi là ce que tu penses. Berlin me distrairait plus ; Genève est de tous les endroits celui où l’on reste le plus quand on y est ; Metz est ridicule. Hélas ! que devenir ! Frédéric doit être arrivé quand tu recevras cette lettre. Tu pourrais m’envoyer Bosse à Francfort avec les parures ; enfin écris-moi le plus tôt possible à Metz. Donne-moi un conseil, un secours qui me fasse du bien ; sans toi je n’aurais pas survécu à ce que je souffre. Les amis sont pour Metz, du moins les amis qui entourent le gouvernement ; d’autres disent qu’il n’y a pas de dignité à cela ; ceux qui sont pour Metz disent que c’est l’événement de la descente et de l’absence de Bonaparte cet hiver qui a fait qu’il n’a pas voulu, ni à Paris, ni à une distance qui permit de correspondre avec Paris, mais que, cet événement décidé, il s’adoucirait, qu’il a montré plus d’amertume contre toi que contre moi. Mais que suis-je sans ton appui, et j’ai senti plus que jamais que je ne pouvais pas vivre sans cette France. Mon ami, ne te vient-il pas quelque idée ? Ah ! j’ai bien besoin qu’il t’en vienne, car je n’ai plus la force de me guider moi-même.

Cette inflexibilité de Bonaparte m’a confondue et j’ai vu qu’il fallait que j’eusse autour de lui des ennemis bien implacables. Enfin, donne-moi du courage pour Berlin ; dis-moi comment tu te portes, si tu ne te sens pas de dispositions au rhume, à aucune incommodité pour cet hiver. Si je m’établissais quelque part sans distraction, je sens que je tomberais malade ; les femmes ne sont pas faites pour de telles douleurs. Adieu, je monte en voiture à trois lieues de Paris, le voyant, quittant mes amis qui sont là, — par force, — ah ! Dieu !

Cette lettre est la dernière de celles que Mme de Staël ait adressées à son père, avant son exil. Je reprendrai, dans quelque temps, la publication de celles qu’elle lui fît parvenir durant son voyage qui devait durer six mois. On peut penser que les épreuves par lesquelles passait sa fille avaient dans le cœur de M. Necker un retentissement douloureux. Le soir même du jour où il avait appris son départ de Paris, il lui écrivait :

28 octobre.

Ma pauvre petite ! j’attends ta première lettre avec une impatience infinie. Je t’ai vue montant en carrosse avec tes enfans comme une exilée, et mon cœur en a été déchiré. Chère amie, je n’ai su ni prévenir tes peines ni t’en défendre. On me méprise dans ma vieillesse, mais à toi, si jeune et si vaillante, on devait sagement plus d’égards. Tu as raison ; tout cela n’est pas du Consul, n’est pas de ton héros… Tes peines sont présentes à mon cœur. Je suis blessé de la conduite qu’on tient avec toi, et c’est Buonaparte, que nous avons tant loué, ensemble et séparément !… Ah ! lève la tête dans l’adversité et ne permets pas qu’aucun puissant de la terre te tienne sous ses pieds.

Bonaparte ne réussit pas à tenir Mme de Staël sous ses pieds. Ce voyage en Allemagne devait servir à la gloire de celle qu’il exilait, et cet acharnement contre une femme, qui, tout en l’admirant, se permettait de le juger, n’a rien ajouté à celle du « héros. »

  1. Œuvres complètes de M. Necker, t. XI, p. 3.
  2. Cette lettre, qui est sans millésime d’année, doit être de 1802. Il y est question en effet de la découverte d’une sorte de complot militaire et de l’arrestation de deux aides de camp de Bernadotte, dont l’un était Marbot. « Ce jeune homme, ajoute Garat, a défendu son innocence par des réponses qui prouvent qu’il aura de l’esprit et qu’il a déjà du caractère. » Truguet était un marin qui était en ce moment conseiller d’État attaché à la marine. Il exerça plus tard d’importans commandemens.
  3. Le brouillon de cette lettre est à Coppet ; l’original est dans les papiers provenant de Lebrun, qui sont devenus, par héritage, la propriété de la comtesse de Maillé, née Lebrun-Plaisance.
  4. Mathieu de Montmorency venait d’arriver à Coppet.
  5. M. Necker poursuivait toujours la restitution des deux millions laissés par lui au Trésor.
  6. Bosse était le nouveau précepteur des enfants de Mme de Staël.
  7. Mme de Staël avait eu, pendant deux ans, comme précepteur de ses enfans un jeune pasteur protestant de ce nom. Il était mort subitement sous les yeux de Mme de Staël en 1802. Peut-être ce Gerlach, dont Mme de Staël se loue, était-il son frère.
  8. Le général Le Clerc, mari de Pauline Bonaparte, avait commandé l’expédition de Saint-Domingue.
  9. L’amiral La Crosse avait été nommé en 1801 gouverneur de la Guadeloupe. Ce Pelasge, qui avait été à la tête de l’insurrection des nègres, fut envoyé en France quand l’amiral La Crosse s’empara de nouveau de l’île. Il fut mis en liberté en 1804, retourna aux colonies et mourut en 1840.
  10. Richepanse commandait 3 000 hommes de troupe sous les ordres de l’amiral La Crosse.
  11. Je ne sais qui est ce Louis.
  12. Les sénatoreries étaient des circonscriptions sénatoriales attribuées à des sénateurs choisis par le gouvernement. Chacune produisait un revenu de 20 à 25 000 francs.
  13. Chaptal était ministre de l’Intérieur. Le Grand Juge était Régnier, futur duc de Massa.
  14. Ce Faber est probablement celui qui écrivit plus tard d’assez virulens pamphlets, mais son nom ne figure cependant pas sur le registre d’écrou du Temple.
  15. Grimod de la Reynière, plus célèbre comme gastronome que comme écrivain, avait cependant des prétentions littéraires.
  16. Il y eut un Jean de Vaines qui fut conseiller d’État et membre de l’Institut et sur lequel M. Masson a lu à l’Institut une intéressante notice. Il mourut en 1803. Peut-être cette Mme de Vaines était-elle sa femme.
  17. Le ministère de la Police ayant été supprimé en 1802, Fouché n’était plus en fonction, mais il continuait à faire de la police occulte. Dubois était préfet de police.
  18. Je ne sais qui est ce Robert. Mme de Staël se sert souvent de pseudonymes. Elle redoutait les indiscrétions de la poste dont elle évitait de se servir quand elle le pouvait.
  19. Antoine Omer Talon, de la grande famille parlementaire de ce nom, avait été compromis dans une assez obscure affaire. Il fut envoyé aux îles Sainte-Marguerite.
  20. Ferbert était un banquier, créancier de M. de Staël.
  21. J’ignore également qui est ce Michel.
  22. C’était une petite nouvelle que M. Necker avait récemment composée.
  23. Fornier était un ancien ami de la famille Necker.
  24. Peut-être, à l’aide de documens que je possède et d’autres qui m’ont été obligeamment communiqués par le comte Primoli, héritier des papiers de Joseph Bonaparte, reviendrai-je quelque jour sur cette relation si honorable de part et d’autre. La lettre que je reproduis n’est qu’un brouillon. Je ne doute pas qu’elle n’ait été envoyée. Je dois dire cependant que l’original n’en a pas été retrouvé par le comte Primoli.
  25. Les lettres précédentes sont datées suivant l’ancien calendrier ; cette lettre et la suivante selon le nouveau. Le 14 vendémiaire correspondait au 6 octobre.
  26. Cette femme était Mme de la Tour.
  27. Dix années d’exil. Nouvelle édition, p. 95.
  28. M. Teinat occupait Saint-Ouen que lui avait loué M. Necker.
  29. Cette lettre a été publiée pour la première fois dans Coppet el Weimar, par Mme Lenormant, d’après une copie que Mme de Staël avait dû laisser entre les mains de Mme Récamier.
  30. Écrivant neuf années après, Mme de Staël se trompe ici de mois ; c’est octobre qu’elle aurait dû dire.
  31. Lucchesini était l’ambassadeur du roi de Prusse. La princesse Antoine Radzivill, née Louise de Prusse, dont les souvenirs ont été publiés sous ce titre : Quarante-cinq années de ma vie, par la princesse Radzivill, née Castellane, devait en effet faire, l’année suivante, bon accueil à Mme de Staël.
  32. Les deux lettres portent la même date, soit que Mme de Staël ait fait erreur, soit qu’elle ait écrit deux lettres le même jour.
  33. Dans son trouble, Mme de Staël se trompait de mois.