Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance/07

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Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 334-361).
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VII
MADAME DE STAËL À WEIMAR


I

Le séjour de Mme de Staël à Weimar marque une des époques relativement heureuses de sa vie. C’est sa période presque de gloire. L’accueil flatteur qu’elle allait y recevoir, — et c’était bien, elle-même en convient, un des buts qu’elle poursuivait en entreprenant ce voyage en Allemagne, — devait faire contraste avec la malveillance et la proscription dont elle était victime en France.

La petite cour de Weimar, au milieu des agitations de l’Allemagne encore féodale que l’esprit de la Révolution française commençait à soulever, constituait une sorte d’oasis pacifique et poétique où un despotisme paternel s’accordait avec l’amour des lettres. Le duché[1]de Saxe-Weimar, grand comme un de nos moyens départemens français et ne comptant au commencement du XIXe siècle qu’une centaine de mille d’habitans, avait longtemps vécu sous la régence d’une femme, la duchesse Amélie, née princesse de Brunswick. Veuve à dix-neuf ans et mère d’un enfant de onze mois, elle avait, pendant dix-sept ans, administré sagement son petit État. Amie des lettres et des arts, elle avait donné Wieland comme précepteur à son fils, le duc Charles-Auguste et, l’éducation de celui-ci achevée, le précepteur était demeuré à la cour de son élève en qualité de conseiller ; mais l’élève, majeur depuis 1775, n’avait pas tardé à subir une autre influence, celle de Goethe qu’à l’âge de dix-sept ans il avait rencontré à Francfort et qu’il avait déterminé à s’établir à Weimar. Lorsque Mme de Staël arrivait dans cette petite principauté, il y avait déjà plus de vingt-cinq ans que Goethe y trônait en ministre tout-puissant, administrant depuis les finances jusqu’au théâtre. Souverain et ministre vivaient en bon accord et l’on comprend que dans ses entretiens avec Eckermann, Gœthe, reconnaissant, se soit exprimé en termes flatteurs sur le compte du prince auprès de qui s’était écoulée la plus grande partie de sa vie. Il parle « de sa nature sérieuse et richement douée qui était toujours avide de nouvelle connaissance. » Il le tient « pour un des plus grands princes que l’Allemagne ait possédés, » et il va jusqu’à le comparer à Napoléon, car Charles-Auguste aurait été soumis par momens, comme l’était Napoléon, à ce que Gœthe appelait le démoniaque, c’est-à-dire à une force mystérieuse qui agirait sur l’homme par instans et à son insu, en le rendant supérieur à lui-même[2].

Le duc Charles-Auguste avait eu également l’art d’attirer dans son petit duché Schiller, qu’il avait trouvé en 1790 professeur à l’Université d’Iéna, d’abord sans traitement, puis avec un traitement de 200 thalers par an. Ce fut lui qui le rapprocha de Gœthe et on lui doit cette noble amitié entre les deux grands poètes rivaux, qui est un des beaux et rares traits de l’histoire littéraire.

Le duc Charles-Auguste avait épousé, un mois après sa majorité, la princesse Louise de Hesse-Darmstadt. L’union ne devait guère être heureuse. La duchesse Louise était une femme d’une âme et d’un esprit très nobles, et d’une nature passionnée, bien qu’elle fût au premier abord d’une froideur un peu déconcertante. Elle poussait le sentiment religieux jusqu’au mysticisme et était demeurée très pure de goûts et d’imagination, tandis que Charles-Auguste faisait sa lecture favorite de la Pucelle de Voltaire et avait rassemblé avec soin une Bibliotheca erotica dont il était très fier. Aussi eut-il des maîtresses affichées, tandis que la duchesse Louise, qui devait montrer au lendemain d’Iéna toute la grandeur de son caractère, vivait d’une vie un peu solitaire et triste. De son côté, la duchesse Amélie, retirée dans son palais de Tiefurt, à une demi-heure de Weimar, en termes un peu froids, comme il est classique, avec sa belle-fille, vivait d’une vie séparée. Ayant conservé des goûts littéraires, elle réunissait quelques personnes, tantôt l’après-midi au thé, tantôt dans la soirée pour entendre de la musique ou quelque lecture, pendant que les dames autour d’elle faisaient de la tapisserie.

Le duc Charles-Auguste, la duchesse Louise, la duchesse Amélie constituaient donc à Weimar, suivant l’expression de Mme de Staël elle-même, « la trinité régnante, » entre les trois personnes de laquelle elle allait se partager. Mais à côté régnait encore une autre trinité constituée par Wieland, par Goethe et par Schiller à laquelle Mme de Staël avait à se consacrer également. C’est entre ces deux trinités, dont il était nécessaire de poser rapidement les personnages que, dans ses lettres, nous allons la voir évoluer. De plus en plus je me bornerai au rôle d’éditeur et n’accompagnerai ces lettres que des commentaires nécessaires à leur intelligence.

Ce 15 décembre.

Je t’ai écrit il y a deux jours et je n’espère point de lettre de toi avant lundi, jour du départ et de l’arrivée des courriers ici. J’y suis traitée à merveille. Le duc de Saxe-Weimar dit qu’il a passé sa vie chez toi en 75 et me rend avec usure toutes les politesses qu’il a reçues de toi. Le lendemain de mon arrivée et le jour suivant, j’ai dîné et soupé à la Cour et le duc est venu lui-même à mon auberge ; il va faire donner les pièces de Schiller et de Goethe à son théâtre pour moi ; enfin plus de politesse et de bonté n’est pas possible. Il en est de même de la société et des grands hommes, Wieland, Schiller, etc. Mais ici et dans toute la Saxe les dernières classes de la société ont lu Delphine, tellement que l’amour-propre ne peut rien désirer de plus. Il faut aller dans l’étranger pour savoir ce qui porte loin en fait de réputation. Chateaubriand lui-même y est à peine connu. — Eh bien ! cher ami, de tout cela il en résulte absence de peine, mais point de plaisir ; le plaisir, c’est l’amour, Paris ou la puissance ; il faut une de ces trois choses pour combler le cœur, l’esprit et l’activité, tout le reste est métaphysique en jouissances, mais réel en douleur si cela manque. Que dis-tu de ce portrait fidèle de l’intime moi ?

Schiller et Wieland ont de l’esprit d’une manière très supérieure dans l’ordre des idées littéraires, mais Schiller surtout sait si mal le français, qu’il fait des efforts pénibles à voir pour s’exprimer. Non pas Wieland, mais Gœthe et Schiller ont la tête remplie de la plus bizarre métaphysique que tu puisses imaginer, et, comme ils vivent solitaires et admirés, ils inventent seuls et font recevoir sans difficulté ce qu’ils ont inventé. C’est un public très facile que celui de l’Allemagne, et, sous ce rapport, tu peux en rabattre de mes succès ; or, un public très facile gâte le talent des auteurs. Ce coin de la terre est très étranger à la politique ; il y arrive cependant des papiers anglais et j’ai vu dans un que Saint-Domingue s’était déclarée indépendante. Des bruits de paix viennent de Francfort, et il a passé ici avant-hier un secrétaire de légation russe dont M, de Markow attendait, dit-on, l’arrivée à Paris. Je mets aujourd’hui Auguste dans une pension à Weimar même, pour que, pendant quinze jours, il n’entende parler qu’allemand, et je vais dans un petit appartement pour quitter l’auberge dont la nourriture m’inquiétait pour Albertine ; je vais dans quelques jours à Iéna, qui est à quatre lieues d’ici, pour voir Gœthe et quelques professeurs. Je n’espère pas y rencontrer un bon instituteur, mes recherches jusqu’à présent sont inutiles. — Bosse est toujours une bête, et je compte m’en débarrasser à Berlin. — J’ai écrit à Sartoris pour savoir s’il ne serait pas possible d’être présentée par la dame d’honneur de la Reine, comme cela se fait ici ; j’attends sa réponse. Il y a dans les papiers anglais des détails sur tous les genres de précaution que la police prend en France pendant l’absence du Premier Consul et sur les précautions qu’il prend lui-même, inquiet de l’effet de son absence ; c’est vraiment curieux et vrai, à ce que je crois. Il est certain que Joseph m’a beaucoup dit qu’il ne voulait pas de moi cet hiver parce qu’il n’y serait pas ; il s’est, selon moi, manifestement adouci sur la fin de notre discussion ; il est bizarre de dire adouci quand il m’envoyait chaque matin un gendarme, mais je crois cependant que le mot est juste. Il a dit une fois à son frère : « Je croyais qu’elle se cacherait dans Paris, » et c’est sur ce mot que je me fonde pour mon retour au printems. Mais je ne puis pénétrer au fond de cet homme. Il disait : « Qu’elle aille en Italie politiquer avec Melzi[3], » mais il n’avait pas de goût pour l’Allemagne, puisqu’il n’exprima pas ce sentiment. Il est ici jugé comme je le juge ; l’opinion me paraît faite partout, mais point animée, et dans ce pays il y a moins de vie que partout ailleurs. L’idéalisme, le schismatique, l’esthétique, y agitent les esprits plus que les affaires du monde ; mais les femmes sont remarquablement cultivées, et les plus grandes dames de l’Allemagne font ici un million de frais de plus pour moi qu’Amélie Fabri et Mlle de Sellon. Aussi j’y suis beaucoup plus empressée. Ce que je déteste de Genève, c’est d’y trouver les épines sous les roses. La duchesse régnante qui passe pour froide, et que je ne trouve que digne, est plus accorte que les Sellon, et la duchesse mère, sœur du duc de Brunswick, a tout à fait envie de plaire. La sœur de l’empereur de Russie sera pourtant leur belle-fille et petite-belle-fille, etc., etc., cela vaut bien le titre de comte d’empire des Sellon. On va donner pour moi à la Comédie tous les chefs-d’œuvre allemands ; je suis ici sûrement pour quinze jours et peut-être vingt. Écris-moi toujours chez M. Desport. Je t’envoye la copie d’un billet du duc régnant à moi, pour que tu voyes qu’on traite bien ton pauvre chat. Montre-le à ma cousine et à M. Diodati.

« Madame,

« Ayant l’honneur de vous renvoyer la feuille du J. d. d. ( ?), j’ai encore celui de vous remercier, Madame, de l’indulgente bonté avec laquelle vous voulez bien recevoir les hommages de notre respect et de notre admiration, sentiment que je partage vivement avec les habitans de Weimar : je ne puis que désirer avec ardeur que vous daigniez, Madame, distinguer les miens du reste de la foule et me croire particulièrement, Madame,

« Votre très humble et très obéissant serviteur,

« Charles-Auguste. »


Weimar, ce 19 décembre.

Ce qui a une triste influence, ce sont les lettres ; voilà deux courriers que je n’en reçois pas de toi ; ta dernière lettre est du 2 décembre, et voici le 19 ; je n’ai de ma vie été à 17 jours de toi. Tu as beau me dire que je ne dois pas être inquiète du silence, je le suis extrêmement, et je te conjure de m’écrire que tu as fait donner à Mlle Geffroy[4]sa parole de m’écrire un mot tous les quinze jours ; je l’en avais priée, et je ne sais pourquoi elle ne le fait pas ; je vais écrire à ma cousine, mais à quelle distance je suis ! Ma fille n’est qu’enrhumée.


Weimar, ce 21 décembre.

J’ai une lettre de toi, cher ami ; tu ne peux pas sentir le plaisir que me fait l’adresse de ta main dans cet éloignement. Jamais un courrier ne manque que je ne sois agitée par mille douleurs, et, quand la lettre est là, j’oublie sa longue date et je suis gaie pour deux jours. L’excessive prévenance qu’on veut bien me témoigner ici a un peu remonté mon âme. J’avais presque du doute, un doute aigu et pénible sur ce que je vaux, et ces excellentes personnes ont remis du calme dans mon âme. Je suis invitée tous les jours à dîner à la Cour. Je refuse deux fois par semaine, et j’y soupe trois fois ; je vais trois fois par semaine au spectacle dans la loge de la duchesse, et le reste du temps, les femmes et les hommes de lettres me disent des choses aussi douces que celles que tu me dirais, et tu sais bien que c’est là ce que je puis exprimer de plus fort et de plus gracieux. Si cette ville était une capitale ou si, tout au moins, le climat en était beau, on s’y trouverait fort doucement, mais c’est un climat plus rude que celui de Genève, parce qu’il n’y a point d’intervalles et que la neige et le froid y sont continuels. Il en résulte que je n’ai pas osé faire sortir ma fille parce qu’elle est un peu enrhumée. Une autre raison s’y est opposée aussi ; elle a pris le plus bénignement du monde une maladie très salutaire, la petite vérole volante, et cette purgation naturelle, qui lui fera beaucoup de bien, demande à être ménagée. Je te répète encore, cette petite est un ange d’esprit et de grâces ; je l’aime follement, car il vaudrait mieux peut-être traiter sa santé avec moins de soins. Malgré tout cela, cher ami, et surtout malgré ta lettre qui a tant d’empire sur mon cœur, je crois que j’irai à Berlin. Si près de cette ville, il serait presque fâcheux de ne pas la voir, certaine que je suis de n’y revenir de ma vie. Auguste fait des progrès dans l’allemand ; encore trois mois de séjour en Allemagne, et il le saura pour sa vie. Si je n’allais pas à Berlin, on dirait que j’y crains quelques dégoûts, et, si les renseignemens que j’attends me parviennent, je suis sûre d’y avoir du succès. Il faudrait rester ici jusqu’au printemps, car le chemin est beaucoup plus mauvais pour retourner à Francfort que pour aller jusqu’à Berlin. Ce n’est pas s’éloigner, c’est presque se rapprocher, car le chemin est plus praticable de Berlin par Brunswick que par ici. Je verrai le duc de Brunswick à mon retour à l’Université de Göttingue. J’aurai fait un tour complet de l’Allemagne. Il y a à Berlin des étrangers, le prince Louis-Ferdinand, tout ce qu’il faut pour s’amuser avant la fin de mon pauvre visage. Laisse-moi lui faire faire cette petite apparition.

Benjamin aime mieux retourner seul qu’avec moi ; il a envie de passer trois mois à Paris pendant que je voyage, et ce désir est fondé en raison. Si j’arrivais à Metz au milieu de l’hiver, j’y ferais une triste mine. Si j’y arrive au mois d’avril, je serai la maîtresse de tourner mes pas vers la Suisse ou Paris, et j’ai assez l’idée de passer de quelque manière un mois à Paris et de me rendre de là en Suisse. Pour le matériel de la route, Eugène est vraiment admirable. Il n’a pas manqué un clou à ma voiture depuis Paris. Ainsi, cher ange, il ne faut pas être inquiet pour ta grosse fille, qui est prudente jusqu’à la poltronnerie. Au reste, si tu me réponds bien vite, peut-être recevrai-je encore ta lettre ici.

On dit que l’empereur de Russie arme en Courlande pour s’unir aux Anglais dans l’expédition contre la Hollande et cette nouvelle me paraît aussi vraie. Quant aux succès de la descente, je t’avouerai que je n’y crois pas le moins du monde ; j’ai causé ici avec un vieux Anglais qui a du sens et qui prend tout cela pour des folies. M. de Chateaubriand va venir dans le pays de Vaud. Je m’en réjouis beaucoup. Tu as deviné que j’étais occupé de Valérie[5] ; je te prie de la lire bien vite et de m’écrire si cela me détrône. Cher ange, je te prie, ne t’inquiète plus sur mon voyage. Je l’ai surmonté, je l’espère, et mes vapeurs, car c’étaient des vapeurs, sont pour le moment dissipées. Or, tout le mal venait de la faiblesse de l’âme ; on triomphe des autres difficultés quand on voit les objets tels qu’ils sont : Écris-moi que tu dors bien la nuit et je continuerai ma route avec courage.


Ce 23.

Je vais acheminer ma petite lettre, cher ami ; monsieur mon fils s’amuse à Weimar ; la duchesse a eu l’extrême bonté de le faire venir à la Cour, ce qui ne s’est jamais fait. Elle y a un jeune prince de son âge ; ils font des parties de traîneau ensemble : enfin il est tout enchanté de l’Allemagne. Je ne crois pas qu’il arrive au dehors la moindre nouvelle de ce qui se passe ici ; cela me paraît une retraite, un grand château avec beaucoup de société et un spectacle. Quant aux hommes, il n’en est pas question. Le duc excepté, qui est aimable, je ne crois pas qu’il existe telle chose qu’un homme en Allemagne ; je rabâche là-dessus, mais c’est que c’est triste ! Si tu pouvais avoir la bonté, comme tu fais ton compte le 1er de l’an, de m’envoyer le résultat de ce que je t’ai coûté cette année. J’imagine que les Bethmann auront tiré sur Récamier, et Récamier sur Foucault, les deux cents louis que j’ai tirés sur lui ; j’en ai pris 40 ici en arrivant, qui comptent sur cette année. Adieu encore, cher ami ; de grâce, ne t’inquiète plus sur nous.

Mme de Staël n’exagérait rien lorsqu’elle parlait de l’accueil qui lui avait été fait par la famille ducale de Weimar. Entre la duchesse Louise et elle se noua en effet une relation qui devait, en dépit de l’éloignement et des circonstances adverses, durer jusqu’à la fin de la vie de Mme de Staël. Voici comment Mme de Staël parle de la duchesse Louise dans l’Allemagne  :

La grande-duchesse Louise est le véritable modèle d’une femme destinée par la nature au rang le plus illustre ; sans prétention comme sans faiblesse, elle inspire au même degré la confiance et le respect. L’héroïsme des temps chevaleresques est entré dans son âme sans lui rien ôter de la douceur de son sexe.

Et voici comment la duchesse Louise jugeait Mme de Staël peu de temps après l’arrivée de celle-ci à Weimar, dans une lettre qu’elle adressait en français à une amie. Après avoir parlé du chagrin que lui avait causé la mort de Herder, elle continue :

Ce qui nous égaie un peu et remet de la vivacité dans nos entretiens, c’est la présence de Mme de Staël, et je ne saurais nier que je suis charmée de faire la connaissance, ou plutôt de l’avoir faite, de cette femme célèbre et intéressante sous plus d’un rapport, car je crois qu’elle est unique dans son genre et qu’il n’y a pas deux personnes au monde organisées comme elle. Si cela ne vous ennuie pas que je vous en parle, j’aurai l’honneur de vous dire ce que vous savez apparemment par d’autres, mais, ne vous en déplaise, j’aime à vous répéter qu’avec un esprit supérieur et orné, elle n’a pas l’ombre de pédanterie, car elle parle à chacun de tout ce qu’on veut avec intérêt, ce qui rend sa conversation infiniment aimable et aisée. Tout ce qu’elle dit est exprimé avec une facilité, une justesse, une grâce et un naturel charmant, car ce qu’elle dit avec sensibilité, avec un sentiment profond, est tout aussi naturel que les choses spirituelles, piquantes et scientifiques qu’elle dit un moment après. Lorsqu’elle voit un auteur, elle lui parle, sans se gêner par les autres, de ce qui l’intéresse et elle a l’air d’avoir un besoin de communiquer ses pensées et de s’instruire des siennes. Mais avec cela, elle change tout aisément la conversation la plus sérieuse avec la plus gaie et vous la voyez et l’entendez s’occuper de métaphysique et, l’instant d’après, d’une bagatelle. En un mot, je n’ai jamais vu une facilité et vélocité pareille d’idées et d’occupations, et avec cela elle paraît être bonne et compatissante, et je puis dire que jamais je ne l’ai entendue médiser (sic) de quelqu’un, car elle est trop juste et trop équitable pour le faire… Quant à l’extérieur de Mme de Staël, elle n’est pas du tout jolie, quoique ses yeux soient remplis de feu et de vivacité et ses manières sont aussi d’un genre particulier. Mme de Staël passera encore tout ce mois ici, ce dont je suis aise, car au moins il y a de la conversation pendant notre dîner[6].

« Weimar ne paraît pas une petite ville, mais un grand château, » disait Mme de Staël, et elle avait raison, car tout le mouvement de la ville se concentrait dans le château. Mais, dit l’auteur d’une Vie de la duchesse Louise à laquelle j’ai emprunté cette lettre, « les fêtes de Weimar, depuis que le jeune Goethe était devenu un conseiller aulique cérémonieux, semblaient figées dans une cristallisation glaciale. La présence et la magie du génie de Mme de Staël les vivifiaient. Delphine parut au bal dans des toilettes d’un goût parfait ; elle savait faire mouvoir ses pieds pour les danses aussi rapidement qu’elle savait parler. Elle jouait du piano et avait une voix étendue. Chez la duchesse régnante, souvent elle récitait les ouvrages des classiques français. »

De l’impression favorable produite par Mme de Staël à la cour ducale il subsiste encore d’autres témoignages, entre autres celui de Charlotte de Stein, à laquelle M. Ernest Seillière a naguère consacré ici même une si intéressante étude. La célèbre amie de Gœthe, avec lequel elle était alors brouillée, avait assisté au premier diner de cour auquel Mme de Staël avait été invitée. Quelques jours après, elle écrivait à son fils :

Mme de Staël est admirée de tous, grands et petits, vieux et jeunes, savans et ignorans. Elle a, avec tout son esprit, quelque chose de très bienveillant, paraît fort ouverte, et a une facilité de parole pour l’expression de sa pensée que je n’ai jamais vue à personne. Tu ne pourrais manquer de t’éprendre d’elle. Son visage aussi m’est agréable, et plus on le considère, plus il plaît. Le duc s’occupe beaucoup d’elle et semble lui plaire mieux que nos autres cavaliers. Il a d’ailleurs ouvert tous les tiroirs de son intellect… Ses pieds sont aussi agiles que sa langue ; elle danse la Pericotine (?) et saute la Polonaise à la française que c’est un plaisir de la voir. Elle a laissé le vieux Reuss à moitié mort hier après la Polonaise. Aujourd’hui elle déclamera chez la duchesse Louise. Elle joue du piano et a une voix puissante, mais je ne l’ai jamais entendue… Elle a en elle un esprit multiforme. Dieu sait combien d’individualités ont péri pour la façonner à sa naissance et dans quelle foule d’êtres ces esprits devront rentrer quand ils seront mis en liberté par sa fin. Au surplus, elle me paraît ouverte, pleine de bonhomie et prompte à la confiance[7].

Avec la duchesse Amélie, les relations de Mme de Staël furent moins intimes qu’avec la duchesse Louise. Il est assez surprenant que, dans l’Allemagne, elle n’ait point parlé de cette princesse, qui fut cependant une personne de haute valeur morale et intellectuelle. Tandis que les archives de Coppet contiennent de nombreuses lettres de la duchesse Louise, je n’en ai trouvé que deux de la duchesse Amélie. L’une, datée du 19 février 1804, est assez bizarre. Herder, qui était le pasteur de la Cour, et avec qui la duchesse Amélie était liée d’une étroite amitié, était mort la veille de l’arrivée de Mme de Staël à Weimar, c’est-à-dire le 12 décembre. Le 13 février, la duchesse Amélie ne lui en écrivait pas moins :

Vous, Madame, qui savez si bien apprécier le beau, je pense que vous ne serez pas fâchée de faire avec mon ami Herder une petite promenade qui vous conduira à sa hauteur où vous vous retrouverez vous-même. Les belles âmes se rencontrent et laissons aller les Schelling et les Fichte avec leurs sentiers tortueux.

La seconde lettre est quelque peu postérieure au séjour de Mme de Staël à Weimar, et répond à une lettre que celle-ci lui avait adressée de Berlin :

Nous nous trouvons bien flattés, lui écrit la duchesse Amélie, de voir que votre cœur vous parle encore pour nous et que nous pourrons nous livrer avec d’autant plus de sûreté à l’espérance de vous revoir chez nous. En mon particulier, je ne saurais vous dire combien je me trouve heureuse d’avoir la perspective de pouvoir vous répéter mille fois les tendres sentimens que je vous porte et dont je ne prétends pas cependant me faire un titre auprès de vous, puisque je les partage avec tous ceux qui vous connaissent[8].

Avec le duc régnant Charles-Auguste, Mme de Staël noua également un commerce de coquetterie intellectuelle dont la durée se prolongea après son séjour à Weimar. Les archives de Coppet contiennent un assez grand nombre de lettres de lui, adressées à Mme de Staël, les unes pendant son séjour à Weimar, les autres d’une époque un peu postérieure. Dans l’une de ces lettres, il paraît un peu piqué de n’avoir pu avoir Mme de Staël à souper, parce que Goethe, qui l’avait eue à dîner, avait encore voulu qu’elle vint prendre le thé le soir. Plus ordinairement, il s’exprime sur le ton d’une admiration respectueuse et passionnée :

Vos bontés infinies, lui écrit-il, me pénètrent de la plus vive reconnaissance. Ce sentiment et celui que l’admiration pour les qualités rares de votre esprit et de votre cœur m’inspirent, forment ensemble la base d’un dévouement respectueux et d’un attachement que je vous ai voué, Madame, et qui durera jusqu’à la fin de ma vie.

Et dans une autre lettre :

Ayant l’honneur de vous envoyer la feuille du journal qui contient la notice du phénomène dont les Buonaparticiens tirent augure contre l’Angleterre, j’ai celui encore de vous remercier, Madame, de l’indulgente bonté avec laquelle vous voulez bien recevoir les hommages de notre respect et de notre admiration, sentiment que je partage vivement avec les habitans de Weimar. Je ne puis que désirer avec ardeur que vous daigniez, Madame, distinguer les miens du reste de la foule et me croire, très particulièrement, votre très honorable et très obéissant serviteur.

Lorsque Mme de Staël part pour Berlin, il lui remet, une lettre d’introduction pour la reine de Prusse.

Puisse, lui écrit-il en lui envoyant cette lettre, le souvenir des Weimariens conserver un peu d’intérêt pour vous ! Accordez-leur un peu de bienveillance, Madame ; daignez m’en faire participer spécialement en me favorisant au partage de ce bienfait.

La lettre que le duc Charles-Auguste remettait à Mme de Staël était ainsi conçue :

Madame, les vœux que je forme annuellement de bon cœur pour Votre Majesté à la célébration de son jour de naissance n’ont jamais approché le trône d’une façon plus brillante que cette fois-ci. Mme de Staël-Holstein m’a ordonné de confier à elle le soin d’exprimer à Votre Majesté la vérité du sentiment d’un très profond respect qui me pénètre et la vivacité de mes félicitations. Mme de Staël nous a traités, nous Weimariens, avec une indulgence charmante, pleine de grâce et mêlée avec un peu d’équité. Elle applique cette vertu-ci spécialement à l’attachement que nous lui avons voué. En vertu de cette équité, Mme de Staël a acquis des droits éternels sur notre reconnaissance.

Je m’en acquitte en détail pour tous et pour moi au singulier en suppliant Votre Majesté de faire remarquer à Mme de Staël, avec cette amabilité innée que vous possédez, Madame, au plus haut degré, combien il intéresse Votre Majesté de faire la connaissance personnelle de l’auteur de Delphine.

II

Le succès de Mme de Staël auprès de la « trinité régnante » fut donc aussi complet que possible, puisque ce ne fut pas un succès d’un jour dû à l’éclat de sa conversation et à la distraction qu’elle avait apportée à la cour un peu somnolente de Weimar et puisqu’elle y contracta des amitiés qui devaient durer, au moins avec la duchesse Louise, jusqu’à la fin de sa vie. Mais ce n’était pas ce genre de succès et d’intérêt que Mme de Staël était venue chercher à Weimar. C’était avec l’autre trinité, la trinité Wieland, Gœthe, Schiller, qu’elle s’était proposé d’entrer en rapport. On lira, je crois, avec intérêt le jugement que, dans une lettre à M. Necker, elle porte sur ces trois grands hommes.

Ce 25 décembre.

J’ai envie de te peindre les trois hommes célèbres de Weimar. Comme il n’y a point de nouvelles ici, il vaut autant te dire cela qu’autre chose.

Wieland a 70 ans, une figure fine, de l’esprit formé à l’école voltairienne ; c’est Suard, moins l’usage du monde et la connaissance des hommes et des affaires. Il déteste le système allemand en littérature et craint de le dire de peur de se faire des ennemis dans sa vieillesse.

Schiller a un ordre d’idées sur la littérature tout à fait à lui et ne s’embarrasse de rien d’autre dans ce monde. C’est un grand homme maigre, pâle et roux, mais dans lequel on peut découvrir de la physionomie, ce qui est très rare en Allemagne. Il parle très difficilement français, mais sa pensée, et il en a, se fait toujours entendre. Son amour-propre ne consiste pas, comme celui des Français, dans l’irritabilité ni dans la vanité, mais il est entier dans ses opinions et ne met la tête à la fenêtre pour rien. Tout ce qu’il sait, il en fait de la littérature, mais jamais il ne fait le tour de la littérature par dehors ; il reste toujours concentré dans ses livres ou dans lui-même ; il résulte de cela plus d’originalité que de goût. Il m’a fait un compliment auquel j’ai été sensible ; il m’a dit que j’étais la seule personne qui réunissait les réflexions d’une âme solitaire, avec la grâce d’une femme du monde. Il est doux et bon dans son amour-propre ; rien ne le froisse, et il a d’ailleurs quelque chose de plus intellectuel que les amours-propres qui veulent des louanges instantanées.

Gœthe me gâte beaucoup l’idéal de Werther. C’est un gros homme sans physionomie, qui veut être un peu homme du monde, ce qui ne vaut rien à demi, et qui n’a rien de sensible ni dans le regard, ni dans la tournure d’esprit, ni dans les habitudes ; mais c’est du reste un homme très fort dans l’ordre de pensées littéraires et métaphysiques qui l’occupent. Certainement je tirerai parti de ce voyage, mais j’ai envie d’être fat et de dire que moi seule j’en pouvais tirer parti comme je le fais, car il faut aller trouver ces hommes sur leur terrain, et toi-même tu les trouverais bien étranges dans tout autre domaine ; mais je réussis parfaitement avec eux, et j’acquiers des idées nouvelles en les écoutant. Le duc est un homme d’esprit à la française, une politesse noble et délicate, assez de gaîté dans l’esprit, de la bonté et de la simplicité ; s’il était roi, il serait sûrement fort loué. C’est un gouvernement très paternel et qui donne tout, de la liberté aux sujets, de la dignité, du caractère, de l’intérêt aux affaires politiques. Ces trois hommes et surtout les deux derniers ne lisent pas une gazette. C’est le coin du monde, je crois, où il y a le plus d’idées abstraites et le moins d’idées positives ; c’est assez doux pour un temps.

On peut penser avec quelle curiosité ardente j’ai fouillé dans les archives de Coppet pour rechercher s’il y existait quelques vestiges des relations de Mme de Staël avec les trois hommes sur lesquels elle portait ce jugement si juste et si fin. Malheureusement, cette curiosité a été déçue.

De Wieland il n’y a rien à Coppet. Mme de Staël fut cependant pendant son séjour a Weimar en correspondance avec lui. Elle lui écrivait des petits billets, courts, mais coquets dont les originaux ont été conservés à Weimar[9]dans les Archives Gœthe et Schiller. Un jour que Wieland était sans doute souffrant, elle lui écrit :

Je vous parlerai si doucement et si communément que j’espère ne pas vous fatiguer et je ne puis pas avoir une autre raison pour me refuser le plaisir de vous voir. Cependant, si vous aimiez mieux que ce fût ou demain ou après-demain, je suis également libre ces jours-là et je laisserai guider mon impatience par votre santé. Si vous ne voulez pas après-dîner, écrivez sur un petit papier le jour, et voilà tout. Permettez-moi de vous écrire que je vous aime.

Un autre jour, elle lui écrivait :

Le monde de Weimar est tout à fait selon la philosophie de Schelling. C’est le repos ou plutôt le sommeil de l’idéal dans le réel. Mais ce qui vit à jamais, c’est ma tendre amitié pour vous.

Voici enfin le dernier billet qu’à la veille de son départ elle adressait à celui que, dans une autre lettre, elle appelait « le bon et aimable Fénelon de la philosophie. »

Je ne puis me résoudre à vous dire adieu. J’espère cependant vous revoir l’année prochaine, mais la vie est si incertaine dans ce temps que le cœur se serre en embrassant une si rare personne que vous. Le monde n’en produira plus de semblable, et je suis solitaire dans ma génération, tandis que mon cœur a toujours appartenu à la vôtre. Je vous ai trouvé plus jeune que jamais par la pensée et il me semble que vous n’oubliez que le terrestre. Daignez cependant donner une place dans votre souvenir à mon admiration pour vous et pensez à moi et à mon père, sur cette terre et dans le ciel[10].

Soit que Wieland ne maniât pas facilement la plume en français, soit que Mme de Staël n’eût pas cru devoir les conserver, il n’y a point dans les archives de Coppet de réponses à ces aimables billets.

Il n’y a rien non plus de la main de Goethe. Les quelques lettres qui lui ont été adressées par Mme de Staël ont été publiées dans le Goethe Jahrbuch[11]. Ce sont généralement de courts billets où l’expression de son admiration littéraire alterne avec de fréquentes invitations à venir dîner ou souper avec elle et Schiller.

Dès le lendemain de son arrivée à Weimar, elle lui avait écrit pour lui proposer d’aller passer quelques jours à Iéna pour le voir. « Il ne me faut pas moins de temps, lui disait-elle, pour vous exprimer mon admiration et pour recueillir quelques-unes de vos pensées qui germeront dans mon esprit le reste de ma vie. » Gœthe acceptait d’abord et il la remerciait dans un billet un peu lourd dont le brouillon a été conservé :

Voilà, Madame, une des contradictions les plus frappantes. Vous vous trouvez à Weimar, et je ne vole pas vous porter les assurances d’un parfait dévouement. Cependant je ne me plaindrai pas ni des affaires momentanément compliquées ni des indispositions physiques qui me retiennent ici. Ces accidens me sont chers, car ils me procurent un bonheur que je n’aurais jamais osé souhaiter. Vous vous approchez de l’hermite, qui fera son possible pour écarter ce qui pourrait l’empêcher de se vouer entièrement à la bienvenue. Vous éclairerez ces jours tristes et les soirées infinies passeront comme des momens.

Aussi lui faisait-il préparer un petit logis dans son voisinage. Pour le mettre à l’aise, Mme de Staël lui répondait :

… Je suis la personne du monde la plus indifférente à tout le matériel de la vie et j’y penserai encore moins que de coutume quand je serai avec vous. Je vous dis cela pour que vous n’imaginiez pas de me recevoir comme une dame de Paris, mais comme la femme du monde qui a le plus pleuré à Werther et au Comte d’Egmont. Si vous ne revenez pas avec moi lundi, je vous préviens que je serai un peu blessée. On prétend ici qu’il n’est pas bien à moi d’aller vous chercher et peu galant à vous de ne pas venir me voir. Moi, je consens avec plaisir à ce premier hommage que mon esprit et mon cœur vous rendent avec tant d’abandon, mais, si je ne vous ramenais pas dans ma voiture, je sais d’avance que cela me ferait beaucoup de peine. Voilà une lettre écrite comme si je vous avais vu toute ma vie, mais ne vous ai-je pas lu toute ma vie ? Mais votre Werther n’est-il pas l’ouvrage que j’ai relu cent fois et qui s’est uni à toutes mes impressions ?

Goethe se ravisait cependant et prenait son parti de rentrer à Weimar. À partir de ce moment, les courts billets de Mme de Staël ne sont plus que des invitations ou des réponses à des invitations, relevées cependant par des mots gracieux ou d’innocentes coquetteries. C’est ainsi que, l’invitant à dîner avec Schiller, elle termine ainsi sa lettre : « Dites oui, c’est un très joli mot. » Un autre billet, très court, se termine par ce vers :

Bajazet, écoutez, je sens que je vous aime.

Le 1er janvier 1804, elle lui écrit :

Schiller vous a-t-il dit que je vous boudais ? Je vous dis ce compliment de nouvelle année. Si je m’établissais ici, vous feriez bien de me traiter comme tout le monde ; mais, pour quinze jours, n’auriez-vous pas dû me les donner sans chicanes ? Venez demain matin me voir ; je serai seule pour me fâcher sans témoin. Ne faut-il pas que j’avoue que je suis jalouse d’un professeur, nouveau genre de jalousie dont j’étudierai les sentimens.

Au commencement d’une autre lettre insignifiante de trois lignes, elle l’appelle : my dear sir, et termine ainsi : « Que dites-vous de : my dear sir. Il n’y a qu’en anglais qu’on a cette première nuance d’une timide amitié. » Sans doute Gœthe avait goûté la formule, car à quelques jours de là, elle l’employait de nouveau et lui écrivait :

Merci, my dear sir, et, dans l’empirisme ou dans l’absolu, aimez-moi un peu ; moi, je vous aime de tout mon cœur, de tout mon caractère et de tout mon talent si j’en ai.

Mme de Staël fait sans doute allusion dans ce billet à une conversation qui s’était tenue chez elle à un souper auquel assistait sans doute Schiller, car à ce dernier elle écrivait également :

Gœthe s’est engagé à venir vendredi chez moi à sept heures pour y souper si vous vouliez honorer de votre présence ce souper tout à fait intime. Ne me refusez pas, vous qui êtes aussi simple dans vos manières qu’illustre par votre génie. Il n’y aura que Goethe, vous, Benjamin Constant et moi. Vous viendrez sans toilette, n’est-ce pas ? et vous rendrez heureux tous mes moi, l’empirique, l’absolu, etc.[12].

Les archives de Coppet ne contiennent malheureusement non plus aucune lettre de Schiller, qui parlait mal le français et probablement ne l’écrivait pas du tout, mais elles contiennent six lettres de Charlotte Schiller, sa femme. De même les Archives Gœthe et Schiller de Weimar contiennent vingt lettres de Mme de Staël à Charlotte Schiller. C’est à travers cette femme modeste, qui fut pour Schiller une compagne dévouée, que Mme de Staël fait passer ses avances, ses invitations et ses hommages à l’auteur de Guillaume Tell. Charlotte Schiller savait très bien le français et servait d’interprète entre eux.

Voulez-vous dire à Schiller, lui écrit Mme de Staël, que je viens de relire l’Épouse de Messine et que je suis dans l’admiration de la beauté des vers et des idées. S’il est bien et qu’il n’aitirien à faire demain, il devrait venir me voir à cinq heures… Il me semble dur de passer plusieurs jours sans vous voir tous les deux. Je puise du bonheur dans votre âme et des pensées nouvelles dans le génie de votre illustre époux.

Dans une autre lettre, elle lui dit :

J’ai bien disputé hier ? n’est-ce pas ? Que je me désole de ne pas parler la même langue que Schiller, mais vous êtes un aimable interprète entre nous !

Un autre jour encore :

J’ai trouvé en rentrant chez moi hier, Madame, une aimable lettre de vous. C’était le doux accueil d’un ami en revenant à la maison. J’espère que vous et Schiller vous dînez chez moi aujourd’hui. Je serais trop triste de rester si longtemps sans vous voir ; le jour de mon départ s’approche, mais sûrement je reviendrai.

À ces aimables billets Charlotte Schiller répond sur un ton affectueux qu’il n’y a point lieu de mettre sur le compte de la politesse. Elle semble en effet s’être prise d’un goût véritable pour Mme de Staël. Excusant une de ses amies dont Mme de Staël avait désiré faire la connaissance et qui, étant dans le chagrin, s’était refusée à la visite, elle ajoute :

Pour moi, je trouve qu’elle a tort ; comme je vous connais, Madame, j’ai le sentiment dans mon cœur que votre esprit, votre bonté seraient bien propres à me réconcilier avec le sort et je pourrais oublier dans votre personne mes chagrins.

et la lettre, assez longue, se termine ainsi :

Soyez persuadée, Madame, que nous vous aimons tendrement et que nous sentons toutes vos perfections avec admiration. Schiller pense comme moi en ce qui vous regarde. — Votre Charlotte Schiller.

Un autre jour encore elle lui écrit :

Je crains bien que Schiller ne puisse pas sortir de sitôt et que la Duchesse n’aimera pas d’attendre longtemps, car, quand on peut vous admirer et voir cette belle sensibilité de votre âme et entendre les sentimens peints par vous, c’est bien un plaisir qu’on ne peut pas goûter trop ni trop tôt se procurer… Je suis bien aise que vous m’aimez un peu pour moi-même. C’est tout ce que je désirais ; je vous rends bien tous les sentimens de votre cœur pour moi avec reconnaissance et je m’en fais gloire d’oser vous dire combien je vous admire et vous aime.

Cependant le départ de Mme de Staël approchait et Charlotte Schiller lui témoignait en ces termes son regret :

Je me flatte bien que vous me conserverez une place dans votre amitié. Cette pensée est même nécessaire à mon cœur pour vous voir partir tranquillement. Je vous en supplie, laissez-moi l’espérance de vous revoir et ne changez pas de résolution… Adieu, Madame ; permettez-moi de vous dire combien je vous aime.

Schiller, qui était déjà malade à cette époque, devait mourir l’année qui suivit le séjour de Mme de Staël à Weimar, c’est-à-dire en 1805. M. Necker était mort l’année précédente. La dernière trace qui subsiste des relations entre Charlotte Schiller et Mme de Staël est la lettre suivante que cette dernière adressait à Charlotte Schiller, peu de temps après la mort de Schiller.

Je suis bien touchée de votre billet, my dear Madame ; croyez que j’ai été plus émue pour vous que je n’osais l’exprimer de peur de vous faire du mal. Donnez-moi de vos nouvelles, aimez-moi ; je vous reverrai, je l’espère, et vos enfans et vous et le noble souvenir qui vous entoure s’unit à mes plus chères pensées. Peut-être mon père est-il avec Schiller ? Dear Madame, je vous serre contre mon cœur.

III

Je reprends la suite des lettres adressées par Mme de Staël à M. Necker :

Je reçois une lettre de toi, cher ami, qui m’annonce que tu as bien dormi, c’est la plus douce de toutes les lettres. Écris-moi, je te prie, directement ici, le détour par Francfort est trop long. Je crains tes réponses à de mauvaises lettres de moi, mais tu me connais, tu m’épargneras ma punition.

Ma fille est très bien, Dieu merci !

Je rouvre ma lettre pour te prier de m’envoyer une lettre pour M. de Hardenberg chez MM. Schickler banquiers à Berlin. Ce sont eux qui ont succédé à MM. Dohm et Spiegel, pour qui tu m’as donné une lettre de crédit de 500 louis dont je ferai usage quand celle de la même somme, que m’avait donnée M. Récamier sera usée. J’espère que mes six mois de voyage, tout compris, n’excéderont pas ces deux sommes, et je t’assure que pour cela, avec Bosse, il faut de l’économie.

Il y a ici une lettre de Russie qui dit que l’on recrute, mais que ce n’est pas un armement sérieux ; je suis bien portée à le croire ; l’Europe est plus que pacifique ; plus on la voit, plus on le croit. L’Hanovre[13]est traité cependant de la manière la plus cruelle ; il arrive sans cesse des Hanovriens ici, qui sont vraiment dépouillés. La confiance dans la descente paraît très diminuée dans l’armée française.

Adieu, cher ange, n’oublie pas M. de Hardenberg. Je dis à Auguste de t’écrire sa vie à la ville et à la Cour.


Je joins quelques paroles à ce barbouillage d’Albertine[14], mon cher ami : la copie de la lettre où tu as nommé Mme d’Erlach. Elle m’a fait la même impression qu’à toi mais j’aime pourtant qu’il l’ait écrite[15]. Il ne faut pas oublier qu’il est prince et c’est une chose remarquable que le caractère de ce genre ; il n’y a pas d’individualité qui puisse triompher du caractère de l’espèce, mais nous causerons de tout cela avec le beau soleil quand il reviendra. Benjamin a été présenté hier à la Cour et tout s’est bien passé ; il reste ici quinze jours et moi je pars pour Berlin le 1er de février. Il me paraît certain que la Russie est mal avec la France. Le successeur de M. de Woronzoff a le même sentiment que son prédécesseur ; la Russie a fait de vaines tentatives sur la Prusse pour ébranler sa neutralité. Elle veut l’Hanovre et la France le promet, tandis que l’Angleterre le refuse. La Russie se retourne vers l’Autriche et l’on dit avec plus de succès, mais tout cela est bien vague.

Le prince Constantin est vivement pour la guerre et on lui dit une sorte de crédit sur l’Empereur. Le chef réel de la Prusse c’est un M. Lombard tout au Premier Consul. Il est positif que M. de la Rochefoucauld a forcé l’Électeur de Saxe à défendre Delphine. On croyait en France que tout le succès en Allemagne dépendait de la foire de Leipzig, mais je puis te dire avec vérité que le succès de ce livre me confond ici. Wieland a dit à Benjamin que j’étais l’être dont le génie, par écrit et en parlant, l’avait le plus frappé en sa vie. Il faut bien que je te confie cela, moi qui t’ai tant accablé de mes disgrâces. Adieu, mon ange ; quand il m’arrive du plaisir je t’en crois et je t’en sens la source.


Weimar, ce 2 février.

Il m’en coûte de partir pour Berlin, cher ami, sans savoir que ton rhume est passé et j’espère, avant quinze jours que je reste encor ici, avoir le temps d’apprendre que tu es guéri. As-tu l’admirable saison dont nous jouissons ici ; on n’a jamais vu rien de semblable, c’est un hiver d’Italie pour la douceur et la beauté. Albertine se porte à merveille, et, Dieu merci, sa force semble augmenter chaque jour. Si tu m’écrivais que tu ne tousses plus, nos vies physiques iraient tolérablement bien. J’ai fixé invariablement le jour de mon départ au 21 de ce mois et je serai ainsi à Berlin le 1er de mars, Benjamin me quittera le 25 février à Leipzig et il t’écrira de Francfort. Mon projet est de passer deux mois ou deux mois et demi à Berlin et de revenir ensuite par Weimar. Je m’y suis si bien trouvée que, si je crois sage d’envoyer mon fils un mois à l’avance à Paris, c’est d’ici que je l’enverrai ; mais, si je passe encor l’été loin de toi, ne pourrais-tu pas établir Albert à Coppet avec un homme de mérite provisoire ; j’ai peur qu’une pension prolongée ne lui vaille rien, mais où est cet homme de mérite ? Je cherche ici et je n’ai rien trouvé. Ah le pauvre Gerlach ! quelle perte et comme nous étions loin de sentir tout ce qu’il valait.

Je continue à trouver ici de l’intérêt dans les idées philosophiques et littéraires. C’est un monde de pensées tout à fait nouveau pour moi et le sérieux qu’on met à ce qui tient aux livres me fait illusion à moi-même sur la puissance qui les écrase. J’ai un projet de livre sur l’Allemagne qui aura je crois de l’intérêt ; je le grossis tous les jours de notes, et hier j’ai fait un nouveau plan de roman tout à fait remarquable. Singulier peuple que ces Allemands qui le plus paisiblement du monde ont une imagination tout à fait romanesque. Ils ne sont pas sensibles comme les Français ; point de sensations comme les Italiens, mais ils se créent un monde idéal dans lequel ils ont des conceptions tout à fait nouvelles, et la route pour y arriver m’est inconnue. L’homme le plus supérieur d’ici, sans aucun doute, c’est Werther Goethe, mais il a un amour-propre d’une nature aussi bizarre que son imagination. Il se croit inspiré d’une manière surnaturelle. Il est spiritualiste, et à la tête d’une nouvelle philosophie dont c’est l’idée ; il croit donc que le monde idéal et réel n’est qu’une pensée qui est Dieu, et il se croit plus près de cette pensée qu’aucun être vivant, de manière qu’il est impossible de savoir en conversation si l’on ne heurte pas sans y songer sa religion de lui-même. Il m’attache cependant par l’étonnante analyse de son esprit dans les sujets les plus subtils, et l’inattendu de son imagination dans une foule de petites productions, que tu ne connais pas et dont je t’ai envoyé une petite, il y a deux courriers, je crois[16].

Je t’envoye aussi une lettre de la duchesse régnante, non qu’elle soit bien signifiante, mais c’est beaucoup pour elle, parce que ses manières sont très froides.


3 février.

Au milieu de mes discours, je reçois de ta bonté parfaite une consultation sur mes yeux ; je les ai guéris avec du thé, ce qui est à peu près la même chose que le conseil de M. Buttini et je n’y pensais plus quand ta lettre est arrivée ; je suis encore tout à fait en état de dominer la nature physique. — Cette seconde lettre de toi est du 22 et la précédente est du 20, et je les ai reçues toutes les deux à 24 heures de distance.

Je crois que la dernière a passé par la France. J’ai vu un homme qui arrivait de Berlin ; il m’a dit qu’on m’y attendait avec une grande bienveillance ; on dit aussi que la Russie et la Prusse s’entendent assez bien et que M. de Haugwitz n’est plus pour la France, mais seulement Lombard. Tu vois que mes nouvelles sont vraies ; il me semble que tout annonce que la descente est renvoyée.

Je pars invariablement le mardi 21 février, je reste quatre jours à Leipzig et je suis le 1er de mars à Berlin ; voilà ma marche lunaire. Ta lettre où tu m’assures que ton rhume est diminué me redonne des forces pour ces derniers pas éloignés qui seront bientôt suivis d’un retour.

Écris toujours ici. Adieu, adieu.


Weimar, ce 10 février 1804.

J’ai reçu hier une lettre de toi, cher ange, qui m’est arrivée comme à l’ordinaire très exactement, mais je ne sais s’il en sera de même quand je serai à Berlin. On dit que les lettres retardent dans les sables. Je ne veux pas te dire qu’il m’en coûte d’aller à Berlin parce que tu me répondrais : Qu’est-ce qui vous y force ? mais, en vérité, je puis presque dire qu’on est contraint à accomplir un projet si avancé quand on vous prêterait des motifs fâcheux si vous ne l’accomplissiez pas. De plus, je suis entrée dans cette littérature allemande, dans cette philosophie, et je voudrais en avoir une idée complète ; enfin on ne compterait pas assez comme succès et je crois que j’en aurai à Berlin. Il n’y a qui m’inquiète que ma conduite envers M. Jackson que je connais, que j’aime comme individu et qui est ministre d’Angleterre. Je t’ai écrit, je crois, que j’avais consulté sur cela à Paris, j’attends la réponse avant mon départ. À propos des Anglais, il faut pourtant que je te dise que, le printemps une fois arrivé, il me semble tout à fait impossible qu’ils se croient liés à rester chez eux. Ce n’est pas un poste que les trois royaumes, et du moins pendant l’été il est permis de le quitter.

Je pense à faire passer mon fils par Genève en l’envoyant à Paris. Que dis-tu de cette idée ? Comme il passera encore un an à Paris, je serais fâchée qu’il fût tout ce temps sans t’avoir revu. Quant à moi, s’il n’y a pas de paix, je n’espère pas Paris pour moi l’hiver prochain, et dans ce cas je m’arrangerai pour revenir en Suisse ; au mois de septembre, il y aura juste un an que j’en serai partie ; c’est bien long.

Hier, chez miss Émilie Gore, une Anglaise honorable de ce pays, j’ai trouvé ton livre sur les Opinions religieuses ; je l’ai ouvert et j’en ai lu quelques pages qui ont fait fondre en larmes tout ce monde. Tu me ferais plaisir si tu envoyais ici un exemplaire du Divorce[17]à la duchesse régnante et trois autres à mon adresse, que je placerai bien ; mais tu mettras sur celui de la duchesse régnante : « de la part de M. Necker. » Elle y sera sensible et personne n’en est plus digne.

Le même jour, au soir, je lisais avec Benjamin dans un poème de Voss, Louise (tu ne connais ni Voss ni Louise, mais tu m’en croiras si je te dis qu’il y a des trésors cachés dans tout cela), je lisais donc la prière religieuse d’un père en mariant sa fille, et il y a eu des paroles qui m’ont fait une telle impression que je ne puis te l’écrire sans me retrouver émue. — Il y a trop d’attendrissement dans mes relations avec toi ; il y en a trop dans le temps qui s’avance pour nous tous, et s’il faut vivre, il faut se roidir le cœur. Pour commencer donc, je te dirai que Mme d’Or… est une sotte de trouver Valérie un bon roman ; l’auteur de Werther qu’elle copie n’en peut supporter une ligne, et il fait un extrait de Delphine que je traduirai cette fois pour toi parce que cela en vaudra la peine.

Dans le bulletin à la main dont je t’ai parlé, il y a que l’intérieur des Tuileries est rempli de soupçons et de craintes, que Masséna est brouillé, que la descente aura lieu, etc. ; mais tout cela passe par Londres avant d’arriver en Allemagne,

Adieu, cher ange, pense, je te prie, au moyen d’emmener Albert à Coppet ; je voudrais qu’il ne fût pas toujours à la pension,

Adieu encore, mon ange ; que Dieu me protège en toi.


Weimar, ce 20 février.

Je ne ferai pas partir cette lettre, mon ange, sans avoir reçu des nouvelles de toi qui me calment. L’état où je suis depuis ce matin est complètement insensé, je le sais. Je me dis depuis ce matin que tu es sujet à la fièvre, que tu as du rhume, qu’un accès de fièvre est naturel dans cet état. Mais tu ne m’as pas écrit, toi qui as tant de soins pour moi. Malheureux cœur ! Je suis à deux cents lieues de toi ; la lettre de Mlle Geffroy est du 7 février, il y a treize jours. Ah ! mon Dieu, quelle entreprise j’ai faite ! Mon ami, je t’en conjure, ne sois pas malade ; trouve de la force dans l’idée de mon désespoir ; si nous devons mourir, mourons ensemble, dans quelques années, quand mon cœur y sera préparé, mais jamais, jamais il ne l’a été moins qu’à présent. Mon cœur était oppressé de larmes tout le jour ; il n’y a pas un mot qui ne renouvellât le sentiment que j’éprouvais ; tout mon être n’est-il pas empreint de toi ? formé par toi ? Quand je reçois un billet, je pense à te l’envoyer ; quand je fais des vers, je veux que tu les voies ; quand j’acquiers ici des nouvelles, je pense au plaisir de te les rapporter, d’en causer avec toi, de me disputer, de me raccommoder. Oh ! mon Dieu, mon Dieu, et ne plus te revoir est possible, et cependant on vit et hier j’étais gaie ; je formais des projets ; j’avais oublié que les tourmens les plus affreux sont toujours là prêts à vous saisir. Puissances du ciel, ne viendrez-vous pas à mon secours ? Et toi qui es un ange, ne demanderas-tu pas tous les jours à Dieu de vivre pour ta misérable fille qui a des torts, des folies, je ne sais quoi dans la tête, mais qui t’adore et qui aimerait mieux la roue qu’une mauvaise nouvelle de toi. J’attends ici que je sois rassurée, car, si je ne l’étais pas, je partirais pour Genève, et quel voyage, grand Dieu ! avec une telle inquiétude ! mais pourquoi s’y livrer au point où je le fais ? C’est parce que tu ne m’as pas écrit ; il m’a semblé que la divinité se taisait pour moi. Ces lettres de toi, c’est ma bénédiction divine qui m’arrive deux fois par semaine. Il me semble que ce voyage d’Allemagne me plaisait assez, que mon fils y gagnait, que je faisais des provisions pour l’avenir, que je me calmais sur l’injustice de la France en voyant un public si favorable ailleurs. Était-ce donc un crime que ce projet, que son accomplissement ? Si tu le pensais, pourquoi me le laisser faire ? Est-ce qu’il a attiré la malédiction de Dieu, de ma mère sur moi ? Je suis folle, mais pourquoi ne m’as-tu pas écrit ? Cette écriture de Mlle Geffroy sans la tienne, n’est-ce pas ainsi que le coup de poignard arriverait ? Cher ami, ne te trouble pas de cette lettre ; si tu es bien, je le saurai quand tu la recevras et j’aurai autant de joie qu’il y a là de douleur. Dis-toi bien que, si tu vis, je puis tout supporter, mais tu t’es fait tant aimer, mais tu as écrit, dit, fait, tant de choses dont le souvenir brise le cœur qu’il n’y a pas moyen de supporter le mal que cela fait. Tâche de me fortifier, tâche de devenir moins aimable, arrache-moi l’excès de tendresse que j’ai pour toi. C’est un poison que cette tendresse ; elle me cause mille fois plus de douleur qu’elle ne peut me faire de bien. Mais si tu es guéri quand cette lettre t’arrivera, mon père, mon ange, mon enfant, jouis du degré de bonheur que j’aurai ; depuis dix ans je n’aurai pas éprouvé une telle joie. Adieu.

Je ne sais pas pourquoi je ne t’enverrais pas cette lettre telle qu’elle est ; j’ai écrit ce matin à Mlle Geffroy ; il me semble qu’à force d’écrire, j’ai plus tôt une réponse.

Weimar, ce 23 février.

Ah ! cher ami, j’ai ta lettre, j’ai deux lettres de toi ; ce que j’avais souffert depuis lundi était si cruel que je me suis trouvée mal en recevant ces lettres que j’avais obtenues à onze heures du soir parce que le bon directeur de la poste avait veillé pour moi. Je comprends que ta fièvre a été cause que, le mardi matin, tu n’as pas envoyé ta lettre et la privation de cette lettre et l’écriture de Mlle Geffroy, tout cela m’a bouleversée à un degré qui menaçait ma tête et j’ai senti positivement que je mourrais dans les convulsions les plus douloureuses si j’étais inquiète de toi, loin de toi. — Il faut donc que je te demande deux choses : l’une de m’écrire si tu ne te sentais pas parfaitement bien, à l’instant même où ta parfaite sagacité qui s’applique à tout te ferait connaître que ta santé a souffert un changement quelconque. Après un mois passé à Berlin, je n’ai plus de raison politique pour rester en Allemagne. Je m’y plais assez, j’y gagne assez de nouvelles idées pour moi et de nouvelles connaissances pour mon fils, pour être bien aise d’y passer encore trois mois. Mais cette fantaisie comparée à ma vie, à plus que ma vie, à un supplice comme la terre n’en fournit pas, ce serait en toi la plus bizarre combinaison, la plus fausse délicatesse. Enfin je n’ai pas de termes pour cela. Il faut qu’il y ait quelque chose entre ton cœur et le mien qui te dise ce que je sens. Je sais que tu m’aimes ; je sais que tu es beaucoup moins susceptible de distraction que moi, mais je crois pouvoir te dire avec vérité que tu n’as pas passé trois jours en ta vie comme les trois jours que je viens de passer. Il faut voir la véhémence de mon caractère ; il faut voir mes défauts pour souffrir comme je souffre, car tu n’as pas mes défauts, tu n’as aucun reproche à te faire, tu n’as pas des serpens dans le cœur ; je te dis tout cela pour appeler tous les scrupules de ta conscience sur ta santé et sur ce que tu m’en écris. Certainement, tu n’es pas un homme qui fût bien aise d’entraîner après soi sa famille, et j’ai la plus complète assurance que je mourrais, si tu étais sérieusement malade loin de moi. Je disais à Benjamin, dans ces trois jours, que j’avais l’imagination la plus vagabonde et le cœur le plus concentré, et il me disait aussi que mon besoin de distractions était en contraste avec ma nature sensible ; cela est vrai, mais comme cela est ainsi, c’est à ta bonté divine à me protéger. Laisse-moi courir si tu te sens à merveille ; rappelle-moi à l’instant où tu douterais de ta force. Ce n’est pas tout encore ; j’écris à mon cousin pour lui demander de m’envoyer un courrier à Berlin, si tu étais jamais vraiment malade ; un courrier irait en huit jours de Berlin à Genève. Ce moyen-ci, j’espère qu’il ne sera jamais employé, mais il me faut pourtant la certitude qu’on y aurait recours. Folie ou non, il y a des choses impérieuses dans notre nature auxquelles il faut céder. Tu aurais été content du bon Auguste, si tu avais vu son émotion. Tu aurais été aussi content de la petite qui se mettait à genoux devant moi et me promettait de bonnes nouvelles avec une petite dignité d’oracle que je respectais alors et qui me fait rire à présent. Mes gens d’eux-mêmes couraient les rues de Weimar pour voir arriver le courrier ; enfin tu inspires a chacun ce que chacun est capable de sentir. Au reste, j’ai fait vœu, pendant ces trois jours, de ne me dire malheureuse que pour la santé de ce que j’aime. Nous verrons si j’en aurai le courage, je l’espère.

À tout hasard je t’envoie la proclamation de Dessalines à Saint-Domingue ; elle est bien remarquable. J’ai fait parvenir un mot à l’infortuné de Traz dont tu me parles et j’en ai écrit directement à Mathieu. Le préfet a promis de s’en occuper ; il le lui doit en effet, certes, il le lui doit. Malheureux homme ! et son père ! Tu ne serais pas ce père, mais en vérité aussi j’ai quelque chose de digne de toi, c’est tout ce que j’ai de passion pour toi. Tu sais que Benjamin va à Genève et qu’il te prie de ne pas le dire. Je suis charmée de cette résolution ; n’écris point avant de l’avoir vu ? Je trouve que le considérant du budget n’annonce pas la paix continentale ; on n’y croit pas non plus ici, parce qu’il est certain que la Russie a une armée dont tous les généraux sont déjà nommés. J’ai bien fait de choisir ce moment pour aller en Allemagne. J’attends encore deux courriers de Suisse pour partir ; mon âme est encore trop ébranlée. Des lettres de Berlin me donnant presque la certitude d’une réception très flatteuse, c’est toujours bon à constater. Tu as bien raison de dire que Weimar m’aura été utile ; il s’est répandu de là une vive bienveillance pour moi ; on ne peut pas comparer la bienveillance de ce pays à celle d’aucun autre, parce que ce sont des gens qui n’ont jamais connu le dédain. Ils s’indignent, ils haïssent, mais la médiocrité n’y déprécie jamais la supériorité ; nous parlerons de tout cela ; j’ai vraiment beaucoup à parler philosophie, littérature, caractère national, je t’amuserai, j’en suis sûre et, si je puis, je lutterai contre l’idée de l’exil ; c’est ton affaire à toi de me trouver le meilleur moyen de m’en tirer, et tu m’en tireras par une lettre à propos, n’est-ce pas, mon ange ? Mais que, dans chacune de tes lettres, il y ait une page sur ta santé, je te conjure de ne pas faire sur cela la mijaurée ; pardonne l’impertinente expression, mais je ne te dirai pas un mot sur les chemins, mais je ne ferai pas regarder à ma voiture si tu manques à ces détails que j’implore. Adieu.


Weimar, ce 29 février 1804.

Je pars demain pour Berlin, cher ami, et je mettrai les dernières lignes à cette lettre en montant en voiture. Ne t’inquiète pas si les courriers manquent pendant quinze jours ; il faudra ce tems pour rétablir la régularité de la correspondance. Je remettrai une lettre pour toi à Benjamin, et mon fils t’écrira de Leipzig et moi de la poste après ma séparation de Benjamin. Je ne me mets en route qu’après avoir reçu une lettre de toi. J’ai conservé de ma dernière épreuve un ébranlement qui m’est pénible. Mille faux bruits se répandent sur la France ; mande-moi, je te prie, ce que tu sais de Moreau et ce qu’on croit qui lui arrivera ; je l’ai connu et sa pensée me touche.


1er mars à 8 heures du matin.

Voilà ta lettre qui m’arrive, cher ange, et je pars avec une sorte de tranquillité ; ma plus grande est l’idée que Benjamin va vers toi. Tu as bien raison de dire que je quitte ma famille en quittant Weimar ; hier tout le monde pleurait en me quittant ; il y a quelque chose de bien aimable dans l’attachement qu’ils me témoignent tous. Je pars chargée de lettres comme le courrier de la malle ; j’en ai vingt-cinq, et de plus, la duchesse régnante, qui est pour moi comme une mère, a écrit aux quatre coins de l’Allemagne sur moi. Je te prie instament de lui envoyer le Divorce et les deux derniers volumes des Mélanges, et d’envoyer la même chose à Mlle la Baronne de Gœckhausen, dame d’honneur de la duchesse Amélie, douairière. Mais sur l’envoi à la Duchesse régnante de Saxe-Weimar, il faudrait mettre un petit mot de ta part ; c’est une personne digne de cela et qui y sera bien sensible. As-tu eu la bonté aussi, cher ange, de te rappeler que tu m’as donné une lettre de crédit sur Berlin payable en Hollande ; je vais commencer à en faire usage. L’habitude de la dépense est mille écus ; il n’y a que le voyage par-delà. Nous avons donné trente louis à la Cour ici pour la voiture dont je m’étais servie deux mois et demi, et pour la maison qu’on est habitué de payer. J’ai acheté aussi des robes pour être présentée à Berlin ; j’ai payé la pension de mon fils, tout cela a grossi ma dépense et mon mandat est de deux cents louis pour l’ensemble de tout cela et le voyage à Berlin ; mais, pour le compte même de Mlle Geoffroy, je suis chargée de tout à présent, hors d’Albert, ce qui fait que j’espère au moins que cette année ne passera pas l’autre. Je calcule que je resterai à Berlin jusqu’aux revues qui sont le 21 mai ; le Duc d’ici y vient vers ce tems et ce séjour est raisonnable et naturel. — Je me rappelle bien en effet qu’il y avait un mauvais mot dans ma lettre à mon oncle, il n’y en aura plus jamais. Le mot du Consul sur les romans n’a aucun rapport avec Delphine : il confond Genève et le pays de Vaud et il m’a dit autrefois que Thull ( ?) de Lausanne l’avait assuré que toutes les dames de Lausanne faisaient des romans ; quand il veut être obligeant, la langue lui tourne. Il y a un livre ici sur le Consulat assez raisonnable, qui contient une grande analyse de ton dernier ouvrage dans les termes les plus vivement flatteurs ; il dit que cet ouvrage a occasionné mon exil de France.

En même temps que cette lettre, Mme de Staël envoyait à M. Necker copie de celle qu’elle avait reçue, au moment de son départ, de la duchesse Louise.

Me voilà tout à fait réconciliée avec l’ennui que la comédie des enfans m’a causé hier soir, comme il m’a procuré l’aimable billet que je viens de recevoir de votre part, Madame, et pour lequel je ne saurais assez vous exprimer ma reconnaissance. Malgré que je sens parfaitement que je suis loin d’être telle que votre indulgence Veut bien me faire paraître à vos yeux, je ne suis pourtant pas moins bien flattée et touchée de l’amitié que vous voulez bien, Madame, me témoigner, et je ne saurais vous exprimer à quel point je la suis. Mais veuillez, Madame, vous bien persuader que ce sentiment ne s’effacera jamais de mon cœur et que le souvenir, du séjour que vous faites chez nous sera certainement, à tous égards, un de ceux que j’aimerai le mieux et le plus souvent à me rappeler.

L. Duchesse de S.-W.

À ces lettres où l’amour filial de Mme de Staël s’épanchait en termes si touchans et si passionnés, M. Necker répondait comme à son ordinaire par des lettres tendres, judicieuses, sereines. Il continuait d’admirer le Premier Consul et louait Mme de Staël de ne pas laisser non plus porter atteinte à son admiration par « les piqûres d’épingle dont elle était l’objet. » Après avoir parlé avec quelque dédain du ministère anglais qui avait succédé à celui de Pitt, il ajoutait : « Il n’est pas de force pour la circonstance, mais quel gouvernement, à parcourir toute l’Europe, est de force assez pour lutter contre le Consul qui réunit en lui toutes les facultés. » Il s’était procuré une bonne carte d’Allemagne, et, le compas à la main, il mesurait chaque jour le chemin que sa fille parcourait. « J’éprouve, lui écrivait-il, que cette manière calme un peu mon imagination. » Parfois cependant la mélancolie l’envahissait. « Ah ! que c’est loin, Weimar et toute cette Allemagne, s’écriait-il, dans une de ses lettres. Ah ! dis-lui vite, je te prie, que tu désires de joindre à l’honneur de la connaître le bonheur de la quitter. » Mais le plus souvent, au contraire, il fortifiait sa fille contre les reproches qu’elle s’adressait à elle-même et la rassurait sur sa santé. C’est ainsi qu’il lui écrivait :

Ma pauvre Minette, toutes tes questions sur ma santé me font craindre que tu ne suives pas ton projet avec repos d’esprit. Rapporte-t’en, je te prie, à l’encouragement que je t’ai donné et, si cela ne te suffit pas, rapporte-t’en à l’opinion générale qui approuve ton voyage. Tu éprouves, ma chère amie, de grandes contrariétés, mais il te viendra de meilleurs momens, comme il en vient à tout le monde. J’y réfléchis beaucoup et, quoique j’aie aussi mes écarts d’imagination, je me sens encore en entier pour tout ce qui tient à toi.

Son amour-propre paternel jouissait de la réception faite à sa fille. Le 17 janvier 1804 il lui écrivait :

Je suis dans l’enchantement de l’accueil qu’on te fait. Il faut qu’il soit complet à en juger (deux mots sans doute oubliés) qui sont l’exacte représentation de ta pensée. Mais combien de détails me sont nécessaires pour jouir sans rabais de ce qu’on fait pour toi. J’ai bien embouché la trompette sur ta réception et chacun le redit dans la ville.

Mme de Staël quittait Weimar le 1er mars. Elle laissait de vifs regrets dans la famille ducale où elle avait contracté une amitié qui devait durer autant que sa vie. Les lettres échangées entre elle et la duchesse Louise portent témoignage de cette amitié[18]. Le duc Charles-Auguste, la duchesse Amélie partageaient ces regrets. « La Cour, dit l’auteur de la biographie de la duchesse Louise que j’ai déjà citée, sentit un vide très grand ; la magie de cet esprit à mille facettes avait donné un lustre inaccoutumé à cette Cour déprimée par la réalité attristante des événemens. Elle était plus aimée, plus appréciée par les princes que par le monde des écrivains. »

On a beaucoup insisté sur la fatigue que l’intarissable conversation de Mme de Staël aurait causée à Gœthe et à Schiller, à Schiller surtout, car le solide et olympien Gœthe était en état de supporter la fatigue et ne s’émouvait pas pour si peu. On s’est complu à répéter, et on retrouve partout, cette boutade de Schiller dans une lettre à Gœthe, qu’après le départ de Mme de Staël il lui semblait relever d’une grande maladie. N’est-il pas plus équitable de chercher son véritable jugement sur Mme de Staël dans cette lettre datée de l’année suivante, où il écrivait à sa sœur Christophine : « Mme de Staël est un phénomène pour son sexe ; peu d’hommes l’égalent en esprit et en éloquence, et, malgré cela, il n’y a chez elle nulle trace de pédantisme ou d’obscurité. Elle a toute la finesse que donne l’usage du grand monde et, avec cela, un sérieux rare et une profondeur d’esprit tels qu’on ne les acquiert que dans la solitude[19]. »

Ce n’est pas non plus dans ses lettres à Schiller qu’il faut chercher le véritable jugement et le dernier mot de Gœthe sur Mme de Staël. C’est bien plutôt dans l’écrit intitulé : Annales ou notes pour servir de complément à mes confessions, dont plusieurs pages sont consacrées au récit de ses relations avec Mme de Staël[20]. Dans ces pages, il lui rend un hommage que lui ont rarement payé ses plus grands admirateurs. « Sa personne, dit-il, avait quelque chose de ravissant au point de vue physique, comme sous le rapport intellectuel, et elle paraissait n’être point fâchée qu’on n’y fût pas insensible. » Puis il continue :

Mme de Staël poursuivait avec résolution son projet d’apprendre à connaître notre société, de la coordonner, et de la subordonner à ses idées ; de s’enquérir des détails autant qu’il se pouvait, de s’éclairer comme femme du monde sur les relations sociales, de pénétrer et d’approfondir, avec sa riche nature de femme, les idées générales et ce qu’on nomme philosophie.

Il rapporte ensuite une anecdote dans laquelle il reconnaît qu’il ne se montra pas toujours très aimable avec Mme de Staël :

Une autre historiette fera également voir combien il était facile et agréable de vivre avec elle, quand on entrait dans sa manière. À un souper chez la duchesse Amélie où il y avait beaucoup de monde, j’étais placé loin de Mme de Staël, et cette fois encore, je demeurais silencieux, et ce soir mes voisins de table me le reprochèrent et cela causa un petit mouvement dont le sujet finit par être connu des hauts personnages. Mme de Staël entendit qu’on me reprochait mon silence ; elle s’exprima là-dessus comme à l’ordinaire et ajouta : « Pour moi d’ailleurs, je n’aime pas Goethe s’il n’a pas bu une bouteille de Champagne. » Sur quoi, je dis à demi-voix, de manière à n’être entendu que de mes plus proches voisins : « Il faut donc que nous ayons déjà bu parfois un petit coup ensemble. »

Enfin il conclut ainsi :

Quoi qu’on puisse dire et penser des rapports de Mme de Staël avec la société de Weimar, ils furent certainement d’une très grande portée et d’une grande influence pour la suite. Son ouvrage sur l’Allemagne, résultat de ces conversations familières, fut comme un puissant instrument qui fit la première brèche dans la muraille chinoise d’antiques préjugés élevés entre nous et la France. On voulut enfin nous connaître d’abord au-delà du Rhin, puis au-delà du canal, ce qui nous assura inévitablement une vivante influence sur l’extrême Occident. Nous devons donc bénir cette gêne et le conflit des individualités nationales qui nous semblaient alors incommodes et tout à fait inutiles.

C’est plutôt dans ces lignes, écrites bien des années après, qu’il faut chercher le jugement définitif de Gœthe sur ses rapports avec Mme de Staël. J’ai trouvé du reste, dans les archives de Coppet, trace de ces rapports sous une forme qui ne semble point indiquer que Gœthe en eût conservé un si mauvais souvenir. La duchesse Amélie avait auprès d’elle une demoiselle d’honneur, la baronne de Gœckhausen, qui avait vieilli à son service, personne aimable, un peu contrefaite, mais spirituelle et cultivée. Elle s’éprit pour Mme de Staël d’une de ces passions de femmes solitaires dans la vie, qui épanchent de tous côtés le trop-plein de leur cœur, comme Mme de Staël, au surplus, en inspira si souvent. « La Staël, écrivait Charlotte Schiller, est souvent au Palais, et là c’est la Gœckhausen qui l’adore le plus. » Cette adoration survécut au départ de Mme de Staël. Les archives de Coppet contiennent un assez volumineux dossier de lettres de Mlle de Gœckhausen. On y trouve, répétées à chaque ligne, toutes les expressions de la tendresse la plus vive auxquelles viennent s’ajouter les formes un peu déclamatoires du temps et de la sensibilité allemande : « Mon adorable aimée, » « Ma divine amie, » sont les expressions dont se sert habituellement la bonne vieille demoiselle. Quand, au bout de trois ans, cette correspondance prit fin par la mort de Mlle de Gœckhausen, Mme de Staël en éprouva un vif chagrin. « Ses lettres me faisaient toujours plaisir, écrivait-elle à la duchesse Louise. Enfin, elle ne m’avait jamais causé de peine. On n’en peut pas dire autant des premières affections. » Dans ces lettres, le nom de Goethe revient quelquefois. Au retour d’un cours de philosophie et de littérature dont il a « régalé » la duchesse Louise et qu’elle a « écouté de toutes ses oreilles, » Mlle de Gœckhausen ajoute : « Ah ! comme vous dites vrai, il est unique. Quelle profondeur ! Quelle clarté ! Voilà un natur philosoph que j’aime. Il vous aime beaucoup et vous admire bien au-delà de ce que je pourrais dire. » Une autre lettre est plus piquante. Elle est datée du mois de juin 1804, c’est-à-dire de quelques mois après le départ de Mme de Staël de Weimar :

Hier au soir le jardin réunissait ma bonne duchesse, MM. Goethe, Voss, et votre humble servante. À haute voix, Goethe nous porta votre santé dans le noble vin de Champagne. Ce que je vous rapporte n’est pas précisément un événement très remarquable, mais votre souvenir fut si doux, mêlé à cette belle soirée, qu’il me semble le revivre en vous écrivant.

Gœthe évoquant le nom de Mme de Staël, par une belle soirée d’été, et buvant à sa santé « dans le noble vin de Champagne, » n’est-ce pas un trait qui traduit mieux le souvenir qu’il avait conservé d’elle que quelques phrases malicieusement choisies dans sa correspondance ?

  1. Ce ne fut qu’en 1815 que le duché de Saxe-Weimar fut élevé au rang de grand-duché.
  2. Entretiens de Gœthe et d’Eckermann, traduits par M. Delerot, t. II, p. 270 et passim.
  3. Melzi était vice-président de la République italienne dont le Premier Consul était Président.
  4. Mlle Geffroy était une sorte de femme de charge ou de demoiselle de compagnie qui tenait la maison de M. Necker.
  5. Mme de Krudener, l’auteur de Valérie, n’avait rien négligé pour préparer et assurer le succès de son roman, et elle se posait en rivale de l’auteur de Delphine.
  6. Louise, grande-duchesse de Saxe-Weimar, par Eleonore Bogarowski. Stuttgart et Berlin, 1903, p. 269.
  7. Duentzer, Charlotte de Stein. Stuttgard, t. II, p. 192.
  8. L’original de cette lettre est dans les Archives de Coppet. Elle a été publiée in extenso dans la Vie de la grande-duchesse Louise, p. 266.
  9. M. le docteur von Œttingen, directeur des Archives Gœthe et Schiller, a bien voulu faire copier pour moi ces lettres qui sont inédites.
  10. Cette lettre est sans date comme toutes les autres. Mme de Staël devait, en revenant de Berlin d’où elle fut rappelée par la maladie de son père, s’arrêter à Weimar. Ce fut là qu’elle apprit la mort de M. Necker. Il ne serait pas impossible que cette lettre ait été écrite par elle lors de son rapide passage. Le ton mélancolique qui y règne le ferait supposer.
  11. Année 1884, p. 115 et suiv. ; année 1887, p. 5 et suiv.
  12. L’original de cette lettre ne se trouve point, comme celles de Mme de Staël à Goethe, dans les Archives Gœthe et Schiller, mais elle a été publiée par M. Urlichs dans les Briefe an Schiller, p. 548.
  13. Le Hanovre était à ce moment occupé par l’armée française.
  14. Une lettre de la petite-fille de M. Necker était jointe à celle de Mme de Staël.
  15. Le début de cette lettre est obscur. Je ne saurais dire à qui se rapporte cet : il.
  16. Mme de Staël avait traduit en vers : le Dieu et la Bayadère.
  17. Mme Necker avait écrit une petite brochure contre le divorce.
  18. Ces lettres ont été publiées dans Coppet et Weimar, passim.
  19. Mme de Staël et son temps, par Lady Blennerhassett, t. III, p. 68.
  20. Ibid., t. III, p. 69 et passim.