Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance/06

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Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 61-81).


V.
LES PREMIÈRES IMPRESSIONS DE Mme DE STAËL SUR L’ALLEMAGNE

I

Dans un des premiers chapitres de l’Allemagne, Mme de Staël n’a pas essayé de dissimuler l’impression mélancolique et presque funèbre qu’elle éprouva lorsqu’elle franchit le Rhin et lorsqu’elle se sentit « exposée à entendre ces mots terribles : Vous êtes hors de France. »

J’étais, il y a six ans, sur les bords du Rhin, attendant la barque qui devait me conduire à l’autre rive ; le temps était froid, le ciel obscur, et tout me semblait un présage funeste. Quand la douleur agite violemment votre âme, on ne peut se persuader que la nature y soit indifférente ; il est permis à l’homme d’attribuer quelque puissance à ses peines ; ce n’est pas de l’orgueil, c’est de la confiance dans la céleste pitié.

Je m’inquiétais pour mes enfans, quoiqu’ils ne fussent pas encore dans l’âge de sentir ces émotions de l’âme qui répandent l’effroi sur tous les objets extérieurs. — Mes domestiques français s’impatientaient de la lenteur allemande et s’étonnaient de ne pas être compris quand ils parlaient la seule langue qu’ils crussent admise dans les pays civilisés. Il y avait dans notre bac une vieille Allemande, assise sur une charrette ; elle ne voulait même pas en descendre pour traverser le fleuve. « Vous êtes bien tranquille, lui dis-je. — Oui, me répondit-elle, pourquoi faire du bruit ? » Ces simples mots me frappèrent en effet. Pourquoi faire du bruit ? Mais quand des générations entières traverseraient la vie en silence, le malheur et la mort ne les observeraient pas moins, et sauraient de même les atteindre.

Francfort fut la première ville d’Allemagne où Mme de Staël fit un séjour de quelque durée. Elle y était arrivée, incertaine de ses projets et de la route qu’elle prendrait. Quand elle était à Metz, elle songeait encore à se diriger vers Berlin ; mais elle hésitait à s’enfoncer plus avant dans cette Allemagne qui lui faisait peur. Weimar l’attirait au contraire par l’éclat que projetait sur la petite cour ducale la présence simultanée de Goethe et de Schiller. Mais avant de prendre l’une ou l’autre route, elle voulait attendre des nouvelles de M. Necker et la réponse aux questions minutieuses qu’elle lui avait adressées sur l’état de sa santé.

Une lettre que M. Necker lui écrivait le 4 novembre était de nature à la rassurer et l’encourageait à continuer son voyage :

… Tu auras déjà vu dans une de mes dernières lettres adressées à Metz que, là, il n’y avait pas la plus légère incertitude à conserver sur la convenance de ton voyage en Allemagne et que je t’invitais, par toutes sortes de motifs, à le faire avec sérénité, et puisque tu m’écris de nouveau sur ma santé, je te répète, avec la plus grande vérité, que je suis aussi bien que je l’ai été depuis longtems et justement de même que tu m’as laissé. J’ai mes réveils, lorsque des lettres de toi m’inquiètent, mais je surmonte aisément ces impressions dans la journée, et j’espère, avec la bénédiction du ciel, que je ne serai pas mis à des épreuves plus fortes que celles que j’ai eues. Je n’ai même aucun battement de cœur comme j’en ai eu quelquefois l’hiver dernier. Je trouve donc, relativement à ma santé, que l’époque est bien choisie pour l’entreprise de mon petit pigeon voyageur. Le jugement de Genève, dont tu as la bonté de prendre souci, est tel que tu peux le souhaiter ; on trouve que tu as noblement fait de t’éloigner dès qu’on marchandait sur ton séjour à Paris ; on trouvait de plus d’une raison parfaite l’idée que tu aurais eue d’aller présenter ton fils au Roi de Suède, et j’ai bien quelque regret à ce que tu ne l’aies pas fait.

Mme de Staël était arrivée à Francfort le 17 novembre. Le jour même de son arrivée, elle avait, suivant son habitude, écrit à son père une lettre qui a dû être perdue ou que M. Necker n’a pas conservée, car elle ne se trouve point dans les archives de Broglie. Le 19, elle lui écrivait une seconde lettre et lui faisait part de ses premières impressions sur l’Allemagne qui, on va le voir, n’étaient guère favorables.

Je t’ai écrit avant-hier à mon arrivée ici, cher ami, et j’ai reçu depuis une lettre de toi de Metz, dans laquelle tu veux bien entrer dans plusieurs détails de prudence que je suivrai très exactement. Je ne suis pas encore séparée de Benjamin ; ainsi, tout le poids de l’Allemagne n’est pas encore retombé sur moi ; il ne s’est montré à personne : je le tiens en chartre privée dans mon auberge[1].

On me traite bien ici à ce que je vois, mais c’est une ville sans ressources sur le rapport des lumières, et tout le matériel en Allemagne est insupportable ; lits, nourriture, poêle, toutes les sensations sont pénibles, et tout ce qui n’est pas distingué parmi les Allemands n’est pas tout à fait de l’espèce humaine relativement à nos habitudes et à nos goûts. Je frémis de ces quatre mois dans lesquels je suis embarquée ; je ne crois pas qu’ils aient d’inconvéniens positifs, il me semble qu’on est bien disposé pour moi, les gazettes n’ont rien dit de fâcheux, la curiosité que j’excite est vive même ici, mais je me croirai dans une prison aisée quand mon ami m’aura quitté. Ah ! il est impossible de vivre ailleurs que dans sa patrie, et quand cette patrie est Paris, c’est Armide[2] dont on a pris l’habitude. Les gazettes sont aussi tremblantes ici qu’à Paris ; un gros résident[3] de France (qui n’est pas venu chez moi) les surveille et le caractère des Allemands n’est point imprudent. Rien ne ressemble moins à des Anglais, quoique leur opinion soit la même sur tout, mais ils serrent leur opinion dans une armoire comme une chose dont on ne se sert pas même les dimanches.

Ce qui m’a le plus intéressée, c’est un spectacle allemand où l’on donnait une pièce de Kotzbue, pièce aussi d’une philosophie complète sur le rapport du catholicisme, mais tout cela dit et écouté de manière que l’effet n’en doit pas être plus rapide que celui de la goutte d’eau qui ne pénètre le rocher qu’à l’aide des siècles.

J’irai à Weimar dans 8 jours ; il faut toujours m’écrire ici. MM.  Bethmann me renverront mes lettres si je n’y suis plus. Je tâche de vivre économiquement, quoique la vie d’auberge soit bien chère ; c’est à mille écus par mois que je vise et j’espère ne les pas passer, mais quelle triste manière de dépenser ton argent ! — Il me semble que toutes les lettres d’Angleterre ici s’accordent à dire que les Anglais désirent la descente et c’est pour cela que je crois toujours qu’elle ne se fera pas, au moins cet hiver. Le roi de Prusse ménage toujours extrêmement la France ; on croit qu’il voudrait s’approprier l’électorat d’Hanovre.

À Berlin il faut être présentée à la Cour par le ministre de sa nation et je ne veux pas être présentée comme Suédoise. C’est une difficulté, car je ne sais pas si Laforêt[4], même avec la lettre de Joseph, me présentera comme Française. Tout est difficulté hors de France quand on n’est protégée ni par l’aristocratie, ni par le gouvernement français. Metz valait mieux que tout cela, mais tu l’as trouvé ridicule ; il avait trop l’air de frapper à la porte ; cependant il faut y retourner dans quelques mois et envoyer de là mon fils en pension. Je voudrais ne te revoir qu’après avoir vaincu ce terrible ennemi de mon repos, l’exil ; mais je t’en conjure, réfléchis si tu peux venir à mon secours pour en triompher. J’espère que tu dis pour moi des tendresses à mon oncle ; je ne lui écris pas, me fiant à toi. Mme Rilliet[5] aura une lettre de moi quand j’aurai vu son fils à Hanau ; j’y passe en allant à Weimar. Je ne me soucie plus trop de ces diamans ; ne les risque pas, cher ami. Qui sait si j’irai jusqu’à Berlin, j’ai tant d’envie de rentrer en France. Le résident de France n’est pas venu chez moi, ni le prince de Gotha que j’ai souvent rencontré ; comme l’attrait de l’esprit est nul ici, passé la curiosité, il n’y a pas une balance contre rien. Ah ! découvre-moi un moyen de me rétablir en France. J’ai trouvé ici deux compatriotes de mes amis de l’île Saint-Pierre qui ont été comme ma famille en soins pour moi ; eux ou Paris ou Coppet l’été, tout le reste ne peut aller. Dis-moi donc un mot de l’humeur des Genevois contre moi.

Le même jour, elle écrivait à Villers une longue lettre :

J’ai été saluée sur la terre étrangère par une lettre de vous et je me suis crue en la recevant un moment dans une patrie. Rendez-moi souvent cette illusion. J’ai devant moi un hiver que je voudrais apaiser comme un ennemi et chaque jour qui s’écoule, chaque instant de soulagement que j’éprouve est un véritable bienfait du temps ou de mes amis. Je n’aurais pas cru qu’après trente ans on pût désirer jamais que la vie se hâtât, mais mon avenir de quelques mois est si cruellement dépouillé que je voudrais le traverser rapidement comme un désert… Vous dirai-je, au bout de deux jours, en véritable Française, mon impression sur un pays que je ne connais pas ? Arrêtée dans l’auberge d’une petite ville, j’ai été entendre un piano sévissant dans une chambre enfumée où des vêtemens de laine chauffaient sur un poêle de fer. Il me semble qu’il en est de même de tout : c’est un concert dans une chambre enfumée. Il y a de la poésie dans l’âme, mais point d’élégance dans les formes[6].

« Un concert dans une chambre enfumée, » telle était la première impression produite par l’Allemagne sur Mme de Staël, la prolongation de son séjour à Francfort, où un pénible incident la retenait, ne devait pas détruire cette impression :

Francfort, ce 22 novembre.

C’est la première fois, cher ami, depuis mes malheurs, que je suis depuis six jours sans nouvelles de toi et cela m’inquiète vivement. Je te demande en grâce de m’écrire, ne fût-ce que quelques lignes, trois fois par semaine. Je ne peux rien supporter sur la terre étrangère ; mon imagination se frappe à l’instant.

Je viens aussi d’avoir une terrible épreuve. Il y a trois jours que ma fille a pris la fièvre, et je crois que le contraste de la chaleur des appartenons par les poêles de fer et du froid de la rue en était la cause. J’ai envoyé chercher le docteur Sommeringen, un homme très fameux, comme anatomiste, dans toute l’Europe, et qui a fait l’horrible découverte que la tête séparée du corps a encore du sentiment et de la connaissance. Au moment où il a vu ma fille qui était rouge de la fièvre, il m’a dit : « C’est la fièvre rouge, elle règne ici. » La pauvre petite se mit à pleurer tout de suite ; je lui demandai en anglais, pour qu’elle ne m’entendit pas, si elle était dangereuse. « Oui, me dit-il ; à l’instant, une jeune femme de vingt ans qui demeure devant votre auberge, vient d’en mourir. » Je ne sais pas comment je ne suis pas tombée à terre de l’effroi de ces paroles. Si Benjamin n’avait pas été là, j’aurais perdu la tête ; cependant un examen plus attentif m’a fait voir que Sommeringen se trompait et grâce à Dieu la petite n’a eu que deux accès éphémères dont elle est aujourd’hui parfaitement guérie ; mais quelle brutalité allemande dans ce médecin !

Restait une autre anxiété ; il ordonnait des remèdes et je ne savais pas du tout s’ils étaient bons ou mauvais. C’était une drogue composée d’alcali neutralisé par du vinaigre, de nitre, et de citron. Un Anglais que je vois assez souvent, qui est sorti de France parce qu’il avait à peu près soixante ans, m’a assuré que cette drogue était tout à fait innocente, et qu’il l’avait vu très souvent employer en Angleterre ; je l’ai donc laissé prendre et elle ne lui a point fait de mal. À présent, je voulais lui donner de la manne, Sommeringen me l’a défendu, il prétend que l’on a découvert que les médecines n’agissent sur les entrailles qu’après avoir passé dans le sang et que sous ce rapport elles font beaucoup de mal ; il dit d’ailleurs que la fièvre est presque toujours une affection nerveuse qui demande des caïmans et rien autre chose ; fais-moi le plaisir de dire tout cela à Buttini[7] et de me mander ce qu’il en pense.

Je voudrais aussi que tu fisses mettre tes lettres à la poste à Coppet ; je suis sûre, que par la France, elles retardent et de Genève elles passent toujours par la France. Voici ma quatrième lettre à toi de Francfort. J’attends une réponse de Weimar et le parfait rétablissement d’Albertine, pour recommencer mon ennuyeux voyage. Je crois que je partirai samedi ou dimanche ; je ne partirais sûrement pas si je n’avais pas de tes lettres : écris-moi toujours ici. Je t’ai écrit, je crois, de Metz, que j’avais écrit à Lebrun pour lui envoyer la déclaration que j’avais faite devant le maire de l’intention où j’étais de recouvrer mes droits de Française comme veuve, conformément à l’article du code civil qui m’y autorise ; voilà sa réponse. Elle est singulière ; ne dirait-on pas que c’est volontairement que je m’en vais. Cette réponse cependant m’a encore fait pencher vers l’idée d’aller seulement à Weimar pour avoir eu un but quelconque de voyage, d’écrire de là ce qui est vrai, c’est que l’air et les poêles ne conviennent ni à ma santé, ni à celle de ma fille et de revenir à Strasbourg où je trouverais des maîtres pour Auguste, de l’envoyer de là dans une pension à Paris, vers le mois de février en allant, moi, à Metz qui est plus près, et d’écrire au Premier Consul, le temps de la descente passé, en me rendant secrètement à Paris. Tu sens bien, je l’espère, qu’il me serait doux, non de revoir les impitoyables Genevois, mais de te serrer contre mon cœur. Mais si je me repose à ma place, je n’ai plus de moyens d’en sortir, et il y a dans mon errante vie à présent quelque chose qui force à une décision. Le grand malheur de ton séjour à Genève pour moi, c’est qu’il finit tout intérêt sur mon exil ; il n’en est pas de même de tout autre endroit. Ici je parais infiniment moins chez moi qu’à Paris.

Je te prie d’avoir la bonté de réfléchir sur tout cela, car, plus que jamais, je me suis convaincue qu’il n’y avait que Paris pour moi ; je déteste l’Allemagne, l’Angleterre est impossible et l’on ne sait ce que vaut la France, que quand on voyage. Cette ville est tout à fait indifférente aux nouvelles : il en faut de terribles pour percer le triple rempart des habitudes, de la nourriture et de la pipe ; on y a toutes les gazettes, mais presque aucune lettre.

On n’est inquiet parmi les amis des Anglais que pour l’Irlande, et encore paraît-il sûr que les rebelles mêmes ne veulent pas des Français. Un grand libraire d’ici et de l’Allemagne, Eslinger, m’a dit que ton ouvrage, le dernier, avait été prodigieusement lu en Allemagne.

Adieu, cher ange, écris-moi.

La réponse de Lebrun était singulière en effet ; elle était ainsi conçue :

Paris, 22 brumaire an XII.

On a reçu, avec la lettre de Mme de Staël, la déclaration qu’elle a faite à la municipalité de Metz. L’une et l’autre ont été mises sous les yeux du chef du gouvernement. On la suivra toujours avec bien de l’intérêt dans tous les lieux qu’elle va parcourir. Elle trouvera partout des raisons de préférer la France. On croit que les enfans d’une Française ne doivent être élevés qu’en France, et on est fâché de voir ceux de Mme de Staël aller prendre dans un pays étranger des mœurs et des habitudes dont il faudra qu’ils se défassent, tandis qu’ils n’y trouveront point l’instruction que leur offrait leur patrie. On lui renouvelle l’hommage d’un ancien attachement.

Il était quelque peu superflu de dire à Mme de Staël, que la France était préférable à tout autre pays et quelque peu étrange de lui reprocher, au moins indirectement, de n’y point faire élever ses enfans, alors que la nécessité de pourvoir à leur éducation était précisément la raison qu’elle avait fait valoir pour obtenir l’autorisation de séjourner à Paris. Comme on l’a vu par sa lettre à M. Necker, Mme de Staël le ressentit. Elle crut cependant plus politique de n’en rien laisser voir, de témoigner en cet ancien attachement dont on lui renouvelait l’expression, une confiance qu’elle n’éprouvait qu’à moitié, et de répondre par l’assurance d’une reconnaissance qui ne paraît pas avoir été très méritée. Le 30 novembre, elle écrivait à Lebrun :

Francfort, 30 novembre.

J’ai été bien touchée, citoyen consul, du petit mot qui m’accusait la réception de ma déclaration. Si vous saviez dans quelle situation elle m’est arrivée, vous seriez bien aise de m’avoir fait un peu de bien dans ce moment-là. Ma fille avait la fièvre depuis huit jours et j’étais dans une auberge avec un médecin allemand, prête à perdre la tête de douleur. Je me répétais souvent que si le Premier Consul m’avait vue dans cet état, il aurait pensé comme moi que l’exil était une douleur presque égale à la mort. Je ne mettrai point mon fils dans une université allemande. La terre étrangère porte malheur. Je l’enverrai bientôt dans une pension à Paris, quelque cruel qu’il soit pour une mère de se séparer de son fils. Ah ! quel mal on me fait, à moi qui n’en ait jamais fait à personne. Je vais à Iéna et à Weimar, pour que mon fils y achève l’étude de l’allemand. Je voudrais n’être pas obligée de continuer ma route jusqu’à Berlin. Je crains que, dans une ville où il y a tant de monde et tant d’affaires, mon nom qui excite de la curiosité ne soit encore cité, quelques soins que je prenne pour l’en empêcher. Si vous pouviez m’écrire que le Premier Consul me laisse revenir, avec quelle joie je renoncerais à tout ce qui n’est pas la France. Mon père est si cruellement affecté de ce qui m’est arrivé que nous nous ferions mal réciproquement en nous parlant, et tant que mon exil durera, je ne dois pas l’attrister par le spectacle de ma douleur. Je ; ne sais donc pas ce que je deviendrai, si le Premier Consul n’abrège pas cette situation. Mon adresse est toujours ici chez MM.  Bethmann banquiers. Ils m’enverront mes lettres. Je resterai encore quinze jours ou trois semaines de ville en ville, avant de partir pour Berlin, espérant toujours qu’il m’arrivera quelques bonnes paroles de vous qui me dispenseront de ce grand voyage. Je fais tous les jours une prière pour qu’une heureuse lettre m’apparaisse. Mettez-vous de moitié dans cette prière. Adieu, citoyen consul, ma reconnaissance vous est déjà acquise. Ajoutez-y s’il se peut mon bonheur[8].

Mme de Staël conservait, on le voit, l’espoir tenace que son exil pourrait être abrégé. Cet espoir se trahit encore dans la lettre suivante que, de Francfort, elle adressait à son fidèle protecteur Joseph :

Mathieu vous a-t-il vu, mon cher Joseph, et vous a-t-il dit que j’ai été retenue ici trois semaines par la maladie de ma fille ? Vous qui aimez Zénaïde, représentez-vous quelle a été ma situation dans une auberge avec des médecins qui ne parlaient pas français, enfin à moitié folle de douleur et d’inquiétude. En vérité, je pensais que M. de Talleyrand lui-même aurait eu pitié de moi dans un tel moment. Ce n’est pas une chose si simple que l’exil, et c’est avec raison que les anciens le trouvaient aussi pénible que la mort. Je vais jusqu’à Weimar, capitale littéraire de l’Allemagne. Je ne puis encore me résoudre à partir pour Berlin ; c’est si loin et c’est si aisé d’être citée et calomniée au milieu d’une grande réunion d’hommes et d’affaires. Il faudra pourtant bien y aller si, d’ici à trois semaines, je ne reçois rien de vous, car mon père est si amèrement affecté de ce que j’ai éprouvé que je ne dois pas augmenter encore sa peine par le spectacle de la mienne. Le Premier Consul, m’écrit-on, passe l’hiver à Paris. Ne pourrait-il donc pas m’y laisser revenir ? Il saurait chaque jour combien et par abattement et par résolution, je suis devenue semblable à ce qu’on veut que je sois. Savez-vous qu’une gazette allemande de Bamberg a dit que j’avais été renvoyée de Paris parce que je vous avais écrit que je souhaitais de vous voir à la tête du gouvernement et que vous aviez montré cette lettre au Premier Consul. Quelle sottise ! mais vous n’avez pas d’idée de l’importance qu’on attache en Allemagne à tous les noms et à toutes les anecdotes de France. Ce n’est pas assurément que nous soyons aimés en Europe. Si j’ai jamais le bonheur de vous revoir, j’aurai, dans ce genre, des faits assez curieux à vous raconter. La France a besoin de succès ; elle n’aurait pas d’amis volontaires, et c’est encore une des raisons qui me rend le séjour de l’étranger pénible. Mes affections et mes sentimens y sont froissés ; je me trouve là plus amie de votre gouvernement qu’il ne le croit parce que le mouvement de mon caractère est de défendre ce qu’on attaque[9].

Je dois vous dire, pour vous flatter, vous qu’on ne flatte point, que votre considération personnelle est intacte ; il y a partout estime et respect pour votre caractère. Quant au Premier Consul, il me semble qu’il n’y a qu’une voix, ici comme ailleurs, sur ses talens extraordinaires, mais il est, comme la France, plus craint qu’aimé. Quant à moi, si je n’étais pas considérée sous le point de vue de la littérature, ce qui me vaut beaucoup d’empressement, je sentirais encore plus combien on est mal hors de France, quand on a aimé les principes de la Révolution. Il faut être un pur aristocrate de 89 pour s’accorder avec la féodalité continentale et j’aimerais cent fois mieux mourir que de vivre partout ailleurs qu’en France ou en Angleterre, si l’Angleterre n’était pas en guerre avec nous. — Il y a ici un gros envoyé de France, Hirsinger, plus fait pour représenter Francfort à Paris, que Paris à Francfort, mangeant, buvant, fumant, dormant, enfin tout à fait agréable à ce pays et peu à moi, qui n’y suis pas encore naturalisée, à qui, d’ailleurs, ma disgrâce a fait assez de peur. Je ne sais pas si elle produira ce même effet sur Laforêt, mais je sais bien que deux lignes, qui me dispenseraient de voyager plus longtemps, seraient reçues par moi comme la rosée du ciel. Adieu, mon cher Joseph, vous qui avez été mon ange tutélaire, autant que vous l’avez pu, recevez des respects et des hommages pour Madame Julie, pour vous et que la Providence vous préserve à jamais de quitter la France et d’avoir vos enfans malades loin de leur patrie.

La rosée ne tomba pas du ciel ; les deux lignes espérées n’arrivèrent point et Mme de Staël dut continuer sa route. Elle fut cependant retenue quelques jours encore à Francfort pour la santé de sa fille. Avant de partir, elle adressait à son père ces deux lettres où elle traduit, avec sa vivacité ordinaire, ses incertitudes, ses agitations, son amour maternel, sa tendresse filiale, en même temps qu’elle continue de faire part à son père de ses impressions sur l’Allemagne :

Francfort, ce 25 novembre.

J’ai été retenue ici, cher ami, par la santé de ma fille ; elle avait repris la fièvre et je ne crois pas avoir passé dans ma vie quatre jours comme ceux-là, ne sachant si j’avais pris le meilleur médecin, s’il me donnait les meilleurs conseils, entendant à moitié ce qu’il me disait, enfin bien misérable. Grâce à Dieu elle n’a plus de fièvre et je crois que lundi (c’est aujourd’hui vendredi) nous nous mettrons en route pour Weimar. J’attribue sa maladie au changement de nourriture ; elle n’a mangé que de la viande, parce que les légumes ici sont exécrablement arrangés et son estomac en a souffert. J’ai enfin obtenu qu’on lui donnât un peu d’émétique avant-hier et, depuis ce moment, elle va infiniment mieux. Cependant l’appétit n’est point encore revenu. Sommeringen lui a ordonné des gouttes stomachiques dans lesquelles il entre un peu de quinquina. Fais-moi le plaisir de consulter Buttini sur cela et de m’écrire ce qu’il pense ; elle avait un grand mal de tête chaque fois que la fièvre revenait, un peu de mal de cœur sans vomissement, presque habituellement de la tristesse, de l’abattement, du dégoût pour tout et (c’est le seul symptôme qui dure encore) point d’appétit. Je vais prendre pour sa nourriture à l’avenir des précautions auxquelles son air de santé et de vivacité ne m’avait pas fait assez songer, mais je voudrais un avis de Buttini sur l’usage de l’hypécacuana, lorsqu’il est évident que l’estomac est trop chargé. Ah ! quelle entreprise qu’un voyage avec elle. Mon Dieu ! que je l’ai souhaitée près de toi ! Si Benjamin n’avait pas été avec moi, je crois que j’aurais perdu la tête ; il pense à m’accompagner jusqu’à Weimar, et moi, quelquefois, je pense à n’aller qu’à Weimar, ce qui est un but littéraire rempli, et à revenir à Strasbourg et à Metz pour faire ma tentative de Paris au 1er  d’avril. Je pense aussi à te proposer de m’envoyer dans ce cas chercher ma fille à Strasbourg pour la ramener chez toi, en me donnant peut-être Albert en échange, mais il faudrait lui donner pour la route quelqu’un qui l’amusât ; enfin je te fais passer sous les yeux divers projets ; j’en ai formé cent pendant ces quatre jours ; j’aime cette petite à la folie.

Je t’écrirai sous le couvert de M. Merian après-demain ; je te supplie d’aller à Genève, je suis tourmentée de te savoir à Coppet. De Weimar il n’y a que deux courriers par semaine et très inexacts, je t’en avertis ; mais tu peux être sûr que je t’écrirai toujours trois fois, et, si quelqu’un de nous était malade, c’est alors surtout que tu aurais des lettres, car moi ou un autre, nous écririons tous les jours.

J’ai reçu une lettre de Mathieu depuis celle de Lebrun que je t’ai adressée ; il n’attache pas une grande importance au conseil de Lebrun ; ma lettre et ma déclaration avaient été envoyées, il n’en avait pas entendu parler et prenait cela pour un bon signe.

Un grand embarras à Berlin, c’est la présentation à la Cour ; il faut être présentée par son ministre et, malgré ma lettre à Laforêt, me présentera-t-il ? Le roi de Suède passe l’hiver à Carlsruhe, singulière idée pour un roi ; il oublie que même le roi des échecs ne remue pas. La flotte, comme tu sais, a fait voile le 16 novembre avec Augereau pour l’Irlande ; juste ciel, qu’en arrivera-t-il ? Les Anglais, qui se moquent de l’idée d’une descente en Angleterre, ont quelque inquiétude pour l’Irlande.

J’en ai de cette ville-ci par-dessus les yeux ; on m’y a reçue de manière à ce que je puisse dire que c’est très bien, mais avec des yeux fins, on y pourrait trouver des nuances non de ma disgrâce, mais de mon républicanisme. J’ai reçu deux lettres de toi depuis ma dernière ; adresse toujours tes lettres ici.


Francfort, ce 27 novembre.

Albertine va beaucoup mieux, cher ami ; elle n’a plus de fièvre et l’appétit revient, mais si pareil accès lui revenait à Weimar, je croirais que l’air, les poêles et la nourriture d’Allemagne lui font mal et je reviendrais tout de suite à Strasbourg. Il faut que je donne un prétexte à mon expédition d’Allemagne et les hommes de lettres de Weimar en sont un suffisant ; enfin je me déciderai là ; à chaque station j’espère toujours qu’elle sera la dernière. Je crois que jeudi prochain 1er  décembre, ma fille sera en état de se remettre en route ; écris-moi toujours ici ; ce n’est qu’en montant en voiture pour Weimar, que je te donnerai mon adresse là.

La flotte de Brest est, dit-on, sortie ; on répand sans cesse des bruits sur sa prétendue défaite, mais c’est l’esprit de cette ville, si toutefois le mot d’esprit, en aucun sens, peut y être appliqué. En lisant les papiers anglais, on a bien l’idée de beaucoup d’esprit public dans la nation, mais d’aucune habileté dans le gouvernement, ce qui est toujours, ce me semble, une raison d’inquiétude pour les Anglais. On dit d’ailleurs ici que M. de Markoff va partir sans avoir de successeur et que le continent se brouillera, mais que signifient les « on-dit » de Francfort ? Tu dois savoir à présent les nouvelles bien mieux que moi. J’ai reçu deux lettres de toi de Metz, qui m’ont désolée parce que tu étais inquiet de mon silence et je ne puis concevoir encore comment ce silence est arrivé. On m’assure que je serai reçue à ravir en Saxe ; c’est possible par les individus, mais j’ai toujours une raison de craindre que les cours voient mal ma disgrâce, mon républicanisme et mon esprit ; c’est plus qu’il n’en faut pour effrayer. Tout cela est difficile à mener et plus ennuyeux encore que pénible. Je sens qu’il faut que je m’en aille d’ici pour qu’ils ne découvrent pas qu’ils auraient pu en faire davantage pour moi. Une chose triste aussi des voyages, c’est qu’on apprend trop à connaître son public, et c’est inouï combien l’Europe est encore peu éclairée. Le caractère allemand est d’ailleurs d’une telle timidité que, quand je demandais à Mme Bethmann la mère (masse informe) quel était le meilleur médecin de la ville, elle n’osait pas me le dire de peur de se compromettre.

Il paraît, par les papiers anglais mêmes, qu’il y a 22 vaisseaux de ligne à Brest, et l’on prétend que lord Cornwallis n’en a que 8 ; mais il y a une seconde flotte sur les côtes d’Irlande commandée par l’amiral Gardner. En tout, il n’y a pas de comparaison entre l’habileté des gouvernemens. Ce sont les choses et non les hommes qui tireront l’Angleterre d’affaire ou du moins pas les hommes qui la gouvernent.

Je voudrais bien te savoir à Genève, cher ami ; cette solitude de Coppet m’inquiète. Mon Dieu, qu’il est malheureux pour moi que tu n’aies pas choisi ta retraite en France ! Quel tiraillement continuel entre le désir d’être avec toi et l’aversion pour le pays que tu habites I Ne pourrais-tu pas trouver une manière de me sortir de cette situation ; elle est la prison de ma vie. J’ai reçu ta réponse à ma dernière lettre de Metz, tu m’en annonçais une suivante qui n’est pas encore arrivée.

Il y a ici des lettres de Londres jusqu’au 14 novembre par la voie d’Hambourg ; on se hâtait de fortifier lord Cornwallis ; il était bien temps d’y penser. Adieu, cher ami, mon cœur se resserre de nouveau en me préparant à quitter Francfort.

Mme de Staël passait ici la plume à sa fille, qui adressait à son grand-père quelques lignes affectueuses et enfantines. Puis elle reprenait :

Albertine a voulu t’écrire, cher ami, cette petite lettre qui est toute de sa composition. Sa santé va beaucoup mieux, ce qui fait que nous partons après-demain pour Weimar. Je t’écrirai cependant après-demain. J’espère, d’ici là, une lettre de toi qui me dira que tu as reçu mes lettres de Francfort ; je ne conçois pas comment je n’ai pas de réponse à la première écrite il y a aujourd’hui 17 jours. Ce petit mot est la septième fois que je donne de mes nouvelles, sans compter ni ma cousine, ni Albert ; tu vois que je deviens ennuyeuse, comme tu veux bien dire que tu l’es. Adieu, cher ange. On commence à douter ici même du départ de la flotte de Brest.

II

Le 1er  décembre, Mme de Staël quittait Francfort et prenait la route de Weimar. Mais elle cheminait lentement, pour ménager les forces de sa fille convalescente et s’arrêtait quelques jours à Gotha.

Voltaire définissait les petites cours d’Allemagne : « de vieux châteaux où l’on s’amuse. » Cette définition s’appliquait à merveille à la petite principauté de Gotha, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, en particulier sous le règne de la duchesse Louise-Dorothée. Cette princesse, intelligente et cultivée, était en correspondance avec Voltaire, qui avait passé quelques semaines chez elle en quittant Berlin et qui n’avait jamais oublié la manière dont elle l’avait reçu dans le « paradis thuringien. »

Souveraine sans faste et femme sans faiblesse,


c’est ainsi qu’il la qualifie. La duchesse Louise-Dorothée avait fondé à Gotha un ordre des Ermites de bonne humeur, dont la devise était : Vive la joie ! et dont la règle consistait à « mettre l’étiquette de côté dans les réunions du chapitre. » Elle faisait représenter sur le théâtre de la Cour des pièces françaises, recevait communication de certains chants de la Pucelle et « prenait plaisir aux aventures de Jeanne, d’Agnès et du père Grisbourdon[10]. » Ce qui est davantage à son éloge, elle avait discerné de bonne heure le mérite de Grimm, qu’elle avait même attaché pendant quelque temps comme secrétaire à son fils aîné, le prince héréditaire, quand celui-ci vint faire un séjour en France. Elle fut une des premières princesses à favoriser par une souscription cette fameuse Correspondance littéraire, que Grimm adressa tous les quinze jours, pendant vingt ans, aux principales cours de l’Europe, et qui est aujourd’hui, pour l’étude du XVIIIe siècle, une mine de renseignemens si abondans et si précieux.

Grimm devint même son correspondant particulier, correspondant singulièrement actif et utile, car il s’emploie avec une égale ardeur à obtenir le paiement de certaines créances que la cour de Gotha croyait avoir le droit de faire valoir, et à faire parvenir à la duchesse une tête frisée, une considération (sorte de paniers), et un volume qui contient la description de vingt-huit coiffures différentes avec autant de planches gravées et enluminées. Pour le récompenser de tant de zèle, la duchesse Louise-Dorothée l’avait fait nommer conseiller de légation. Il fut même nommé, quelques années après, ministre plénipotentiaire de Gotha à Paris et il figure en cette qualité sur l’Almanach royal jusqu’en 1792. À cette époque Grimm, fuyant la Révolution, quitta la France et vint chercher un refuge à Gotha. Sa protectrice était morte depuis plusieurs années ; elle avait laissé un fils, le duc Ernest II, qui mit à la disposition de l’ancien correspondant et factotum de sa mère une maison. Cette retraite convenait bien à celui qu’une autre de ses correspondantes, la grande Catherine, appelait, dans ses spirituelles lettres, tantôt : Monsieur le philosophe, tantôt Monsieur le soufre-douleurs, et à qui elle écrivait qu’« il n’était jamais plus heureux que quand il était auprès, proche, à côté, par devant ou par derrière quelque Altesse d’Allemagne. » Grimm n’était pas heureux cependant ; il vieillissait désabusé, aigri, morose, ne comprenant rien à cette Révolution dont, inconsciemment, ses amis de l’Encyclopédie et lui-même avaient bien un peu préparé le triomphe, ne sortant de cette petite maison que pour assister de temps en temps à quelque réception ducale, mais heureux encore, ces jours-là, de sortir de l’armoire un vieil habit vert pomme, et de l’écrin le cordon de Saint-Wladimir qu’autrefois lui avait octroyé Catherine. Dans cette petite maison, il allait recevoir bientôt la visite de Mme de Staël.

Grimm avait autrefois beaucoup fréquenté chez Hypathie Necker, ainsi qu’il l’appelle dans sa correspondance, et Mme de Staël avait dû l’y voir souvent. Elle était trop jeune cependant pour assister au fameux diner où il fut décidé que les gens de lettres vertueux élèveraient par souscription une statue à Voltaire, non plus qu’à celui où Mme Necker, n’ayant pu arrêter les propos irréligieux de Grimm, finit par fondre en larmes, ce qui lui valut le lendemain, de Grimm, une jolie lettre d’excuses. Mais Germaine Necker avait assisté de bonne heure aux réceptions de sa mère, puisque dès l’âge de treize ans, assise toute droite sur une petite chaise, les yeux pétillans d’esprit, — telle la représente un crayon de Carmontelle[11], — elle tenait tête aux amis de sa mère qui se plaisaient à la surexciter. Grimm avait fait assurément partie de ce petit groupe des admirateurs de la jeune fille, et celle-ci, de son côté, n’avait pu manquer de se plaire à sa conversation qui, moins brillante que celle de Diderot, était plus fine et plus mesurée. Ces souvenirs d’autrefois, l’attrait un peu mélancolique qu’on éprouve au fur et à mesure qu’on avance dans la vie pour ceux qui ont été les témoins de notre enfance et de notre jeunesse et avec qui nous pouvons nous entretenir du passé, furent peut-être cause que Mme de Staël s’arrêta quelques jours à Gotha. Mais nous allons voir, par la lettre qu’avant de reprendre sa route elle adressait à M. Necker, quelle impression de désenchantement lui causa sa visite à l’ancien commensal de sa mère, à l’ancien ami de Mme d’Épinay.

Gotha, ce 10 décembre.

Quelle entreprise, cher ami, que de traverser le Nord de l’Allemagne au milieu de l’hiver ! il y a partout quatre pieds de neige et mes inquiétudes pour ma fille et ma poltronnerie naturelle font de ce voyage un long supplice, et jusqu’à présent pour quel but, quel insipide but !

J’ai passé à Fulda. J’avais envie de voir le prince d’Orange, il m’a écrit qu’il était malade et qu’il me verrait à Weimar. À Eisenach, j’ai trouvé une femme francisée par les émigrés complètement, qui m’a très bien reçu « et m’a montré des lettres de Weimar, qui semblent prouver que la Cour me recevra très bien. Mais on y dit que les grands hommes (Goethe et Schiller) ont une peur terrible de me parler en français et qu’on ne sait pas si, de peur, ils ne s’en iront pas ; mon succès à Weimar est donc encore incertain.

Je crois cependant que je m’en tirerai ; mais qu’est-ce que c’est que s’en tirer ? C’est comme des chemins : arriver sans avoir le cou cassé, résultat qu’on aurait obtenu en ne bougeant pas. Il n’y a rien de plus lourd, de plus enfumé au moral et au physique que les hommes allemands, je n’en dis pas de même des femmes, mais jusqu’à présentée ne conçois pas comment elles peuvent placer leur amour ailleurs que dans l’idéal, car il n’y a rien de plus tristement réel que ces hommes qu’il faut bien qu’elles épousent. Ce n’est pas une nation que les Allemands, et le Premier Consul en peut faire tout ce qu’il veut, non de leur consentement, mais sans leur consentement, ce qui revient au même.

Il paraît qu’il a demandé à emprunter de l’argent à l’Électeur de Hesse en lui offrant en gage des villages de Hanovre, mais l’Électeur a demandé la garantie du roi de Prusse et de l’Empereur sur la validité de ce gage et cette garantie ne sera point donnée. Le roi d’Angleterre a déclaré qu’il ne reconnaîtrait aucun emprunt fait par les États de Hanovre depuis l’entrée des troupes françaises. T’ai-je dit que j’ai vu à Francfort un Hanovrien qui avait mené les chevaux du roi d’Angleterre au Premier Consul ? il lui a donné pour sa récompense une assignation de 250 ducats sur la caisse même de Hanovre. Ce genre de générosité ne lui plaisait pas. L’enthousiasme pour Bonaparte est fini en Allemagne parce que les aristocrates sont anglais et les démocrates républicains, mais il n’y a pas d’opinion active en Allemagne ni réunie ; chacun pense et fume solitairement. Il y a du gothique dans les mœurs, quoiqu’il y ait du XVIIIe siècle dans les lumières ; les hommes médiocres y sont, plus médiocres que partout ailleurs, parce qu’il n’y a aucun remplacement par le mérite réel, ni grâces, ni mouvement, ni facilités ; enfin je suis revenue de l’idée qu’on puisse vivre là. Il est vrai que je ne parle pas leur langue et qu’il n’est pas vrai qu’ils sachent le français, quoi qu’ils en disent.

Je serais morte de vapeurs si Benjamin n’était pas avec moi ; c’est une bien grande marque d’amitié que de faire soixante lieues d’Allemagne par la neige, soixante lieues pour revenir sans compter le voyage de Francfort qui n’est qu’une plaisanterie à côté de ceci, et le tout pour se déguiser en précepteur et ne voir ni un homme ni une chose. Ma fille aussi est une charmante société et j’ai quelquefois peur qu’un développement si extraordinaire ne menace sa santé. Je t’assure qu’elle aura beaucoup plus d’esprit et surtout plus de grâces que moi ; si elle peut se mettre à l’aise avec toi, tu verras que j’ai raison ; mais Dieu veuille que ce Nord ne lui fasse point de mal.

Je serai après-demain à Weimar où j’espère trouver de tes lettres ; j’ai de grandes inquiétudes sur la correspondance dans cette partie de l’Allemagne. Je vais affranchir jusqu’à Nuremberg ; fais-moi le plaisir de savoir si tu dois faire de même et remarque si cette lettre t’arrive en neuf jours comme on me l’a promis ; je puis en recevoir la réponse directement encore à Weimar chez M. Desport, si tu ne perds point de temps ; on m’assure que Francfort est un détour. As-tu reçu une lettre d’Auguste, de notre route ? J’ai écrit aussi à Mme Rilliet et Auguste à son frère et à Alfred Rilliet, pour que chaque jour il t’arrivât la nouvelle que nous cheminions. Je compte partir de Weimar et me séparer de Benjamin le 2 janvier. Les vraisemblances me paraissent être pour que j’aille à Berlin ; de Weimar il n’y aura plus que soixante-dix lieues ; il faudrait les faire également par la neige pour revenir sur les bords du Rhin ; il vaut mieux aller attendre à Berlin le retour du printems. Ah ! quel ennui que l’hiver ! Pour s’en faire une idée il faut avoir traversé des plaines d’Allemagne qui offrent l’image d’une mer blanche, car vous n’apercevez que de la neige, ni un arbre, ni une élévation, ni rien que la neige réunie au ciel.

J’ai donc été voir Grimm et je dîne chez lui aujourd’hui. Tous ses défauts se sont fort augmentés par ses quatre-vingts ans ; il est lourd, lent, goguenard, sans esprit ni mesure et d’une aristocratie stupide. Il ne lui reste de sa philosophie passée qu’une amertume contre la vie, qui me rappelait ce que j’avais entendu dire à Saint-Lambert. Il est entouré de cette famille de choix, les filles de la petite-fille de Mme d’Épinay[12]. Cette petite fille elle-même n’a point d’esprit du tout ; il disait devant moi : « C’est un radotage à moi de vivre longtems, je la voulais courte et bonne et le contraire m’est arrivé. — Ah ! dit-elle avec un air tendre, qui compte sans son hôte compte deux fois. » Mon Dieu, que la bêtise est bête !

J’ai été de là chez la femme du premier ministre du duc de Saxe-Gotha, Mme la comtesse de Frankenstein, qui m’avait fait demander devenir chez elle ; j’ai trouvé en elle une femme très bien, ce que sont les femmes en général ici, et son mari, un homme de beaucoup de sens, qui m’a parlé de toi, comme au reste tout le monde en parle ici avec le plus grand respect ; il m’a fait plaisir en me montrant combien tous les émigrés font peu d’effet par leurs propos ; à Eisenach, ils les regardaient comme des fous, M. de Castries excepté, qui par parenthèse a toujours parlé de toi avec le plus grand éloge. C’est à Eisenach qu’il a vécu et que le comte Schomberg est mort[13]. J’ai appris quelques nouvelles là, chez ce premier ministre, sures et assez piquantes. On m’avait dit que M. d’Entraigues[14], avait été forcé de quitter Dresde ; point du tout. Il est nommé conseiller de la légation russe à Dresde ; la Gazette de Pétersbourg a annoncé cette nomination et le don de l’ordre de Saint-André à M. de Markow ; les deux faveurs ont le même but, M. de Voronzoff a eu une explication très vive avec le général Hédouville à Pétersbourg sur la manière dont on avait traité M. de Markow à Paris, et il a insisté positivement sur ce que l’armée française évacuât le pays de Hanovre. Dans la querelle qui existe à Ratisbonne pour les votes protestans et catholiques, la France favorise l’Empereur, bizarre combinaison, mais qui fait croire qu’elle ne juge plus la Prusse si dévouée à elle et qu’elle craint que la Russie n’en dispose. On dit la Prusse en effet très embarrassée, on m’avait déjà assuré de bonne part à Paris que la Russie ne voulait pas la descente. L’affaire de l’emprunt au landgrave de Hesse est tout à fait vraie. Voici comment s’est passé celui de Lubeck ; ils l’avaient d’abord refusé, parce que M. d’Alopeus, l’envoyé de Russie à Berlin, les y avait encouragés ; ils ont pris peur cependant des menaces de Léopold Berthier et ils ont recouru après lui ; voici le seul titre qu’il avait pour faire cet emprunt : une lettre de son frère le ministre de la Guerre qui lui disait : Vous nous demandez de l’argent, nous n’avons pas le sou à vous envoyer ; prenez-en chez vos voisins. À l’audience où M. de Markow a présenté ses lettres de rappel, après les avoir remises, il est sorti avant que le Premier Consul fût sorti, ce qui ne se fait jamais : tous les ministres l’ont écrit. Voilà, cher ami, tout ce que je puis tirer de mon pauvre sac.

Je t’écrirai de Weimar où j’espère trouver des lettres de toi. Mon Dieu ! quelle triste pensée qu’un tel éloignement accru par les difficultés du voyage. Ah ! jamais, jamais, je ne me remettrai dans une semblable situation.

Je t’envoie ce qu’on appelle ici une harpe éolienne ; tu ne la recevras guère que dans deux mois. Je t’expliquerai bien dans ma première lettre comment il faut l’exposer à un vent coulis pour qu’elle rende des sons que tu entendras dans une autre chambre ; elle en rend aussi au milieu du jardin quand on la place bien entre des feuilles, et c’est d’un effet assez doux pour qui aime à rêver. C’est d’ailleurs une fantaisie très peu chère et, si cela réussit chez toi, on en pourra faire venir ; cela coûte 18 francs tout emballé. J’ai pris deux leçons d’harmonica ; si je parviens à en jouer, j’en achèterai un à Paris. Le reverrai-je jamais ! Adieu, cher ange, écris-moi, plus que deux fois par semaine, les lettres se perdent et je suis ici trop aisément inquiette.

III

Par avance, j’extrais d’une lettre que Mme de Staël adressait quatre jours après à son père, mais de Weimar, quelques lignes relatives à un second dîner qu’elle accepta chez Grimm et à une rencontre qu’elle y lit.

Parlons, s’il se peut, de sujets qui ne m’émeuvent pas. Je suis restée deux jours à Gotha depuis que je t’ai écrit. Le prince héréditaire était venu chez Grimm pour me voir. Il a fallu dîner le lendemain avec lui. Ce prince a été à Genève où tu l’as vu ; il a gagné de l’esprit assez, combiné avec de la folie ; c’est un singulier mélange qui amuse la première fois ; il met du rouge et il a assez de profondeur philosophique ; tous ses goûts sont efféminés et son esprit est assez hardi : il est plus original que tous les autres Allemands que j’ai vus. Leur patron général, c’est de la bonté, de la timidité, du bon sens, de la roideur et de la science.

Ce prince héréditaire de Saxe-Gotha dont Mme de Staël nous trace un si piquant portrait s’appelait Émile-Léopold-Auguste. Il était né en 1773, âgé par conséquent de trente ans et fils du duc régnant Ernest[15]. Son nom n’est point arrivé à l’histoire. Peut-être faut-il s’en féliciter pour lui, car il paraît avoir été un étrange personnage, à en juger au moins par sa correspondance avec Mme de Staël. Leurs relations ne devaient point se borner en effet à cette rencontre et à ce dîner sous les auspices de Grimm. Gotha n’étant pas très loin de Weimar, il est probable que le duc Émile eut plusieurs fois l’occasion de la revoir. Il paraît s’être épris pour elle d’une de ces admirations et de ces amitiés passionnées que Mme de Staël avait le don d’inspirer à ceux et à celles qui avaient subi le charme de son commerce. Les lettres que le duc Émile continua pendant quelques années d’adresser à Mme de Staël sont la chose la plus étrange du monde. La plupart sont écrites sur du petit papier, tantôt mauve, tantôt jaune, tantôt bleu, encadré de fleurettes, comme pourraient l’être les billets d’une petite-maîtresse. Aux quatre coins d’une de ces lettres qui est sur grand papier, sont représentés en relief des groupes de petits amours, nus et joufflus, qui tirent à l’arc ou respirent des roses. Au-dessous de ces groupes sont inscrites des devises dans le genre de celle-ci : « Je blesse mais j’attache. » « Ne faites qu’effleurer et craignez d’effeuiller. » Les lettres sont à l’instar du papier. — Il est impossible de pousser plus loin l’afféterie et le mauvais goût. À la déclamation ordinaire du temps s’ajoute le pathos allemand. Il n’appelle jamais Mme de Staël que « chère Louzinska, » « adorable Louzinska, » transformant ainsi, du moins je le suppose, un des deux prénoms de Mme de Staël qui s’appelait Louise-Germaine. La petite Albertine devient Louzinskilla[16]. Il a recours aux métaphores les plus invraisemblables. Il se plaint de la « température boréale » des lettres de Mme de Staël ; il la compare « à deux bonnes choses qui refroidissent très vite : le café et l’amour masculin. » Ces lettres seraient amusantes à force d’être ridicules, si elles n’étaient pas si longues. Il y en a qui ne comptent pas moins de douze pages. Quelques échantillons pourront cependant paraître divertissans. Dans une lettre du 26 février 1804, alors que Mme de Staël était encore à Weimar, il lui demande de donner une suite à Delphine ; il en trace même le plan ; mais il craint « qu’égarée par les feux follets qui scintillent sur l’autel de la mode, » elle ne se contente <c d’un éloge éphémère et louche ; « puis tout à coup, il s’écrie :

Mais, grands dieux ! qui me fait parler ainsi ? Comment m’avisé-je de me mesurer avec la reine de la littérature ? À quoi dois-je cette force et ce courage ? Un regard, un mot, peut me terrasser et me confondre, mais enivré par le nectar de l’amitié que j’ai bu à longs traits dans vos yeux séraphiques[17], je ne redoute ni ce regard, ni ce mot accablant. S’il est vrai que vous m’aimez parce que vous me connaissez, il faut que vous me connaissiez encore mieux pour m’aimer davantage. Sachez que je ne désire point un sort brillant, que je ne crains point les pointes acérées de la vie, que j’ai souvent émoussées, souvent faussées en y laissant accrocher mon pauvre cœur, que je ne cherche ni le bonheur, ni la gloire et que je me contente de marcher sur le chemin raboteux du devoir pour arriver peu à peu à la perfection. Vous savez que mon crépuscule et la sombresse d’une certaine nuit que je ne fuis pas, quoique je ne l’aime pas, m’envelopperont de leurs crêpes humides avant que je ceigne mon front, qui n’est fait que pour des roses légères et des sensitives délicates, d’un diadème pesant qui ne me convient pas. Louzinska, il n’y a pas grande gloire à régner sur les hommes !

Cette mélancolie à la Werther n’empêchait pas cependant le prince héréditaire de Gotha d’être parfois un peu pédant. C’est ainsi que, voulant démontrer à Mme de Staël qu’en Allemagne tout est à la grecque, il défile une kyrielle de substantifs auxquels il accole l’épithète grec ; il y en a deux pages.

Cette correspondance dura quelques années. Sur un point cependant Mme de Staël et son bizarre correspondant ne devaient pas être d’accord : c’était sur l’admiration que celui-ci ressentait pour Napoléon qu’il appelle « l’Unique Grand, notre maître à tous. » Voici comme il parle de l’Empereur, l’année d’Erfurth probablement, — la lettre est sans date :

Mon avenir vous intéresse-t-il ? Il ne sera sûrement pas malheureux, se trouvant entre les mains d’un être grand et unique, d’un héros juste et magnanime qui a daigné me nommer son meilleur ami en me présentant la main dont il tient le globe avec cette parole si classique et si caractéristique : « Prenez-la, duc, elle est pure. » J’ai fait verser des larmes à ce séraphin envoyé par la Providence pour accomplir les prophéties du passé, pour régénérer le présent et pour servir d’idéal à l’avenir. Oui, j’ai fait verser des larmes de sensibilité à ce Grand Unique. »

Napoléon, tendant sa main à l’héritier du duché de Gotha, lui disant : Prenez-la, elle est pure, et, versant avec lui des larmes de sensibilité, j’ai peine à m’imaginer que la scène se soit passée ailleurs que dans l’imagination du jeune prince allemand.

Après avoir prolongé son séjour à Gotha pour dîner avec le singulier convive dont nous venons de parler, Mme de Staël partait pour Weimar. Elle y arrivait le 13 décembre à quatre heures et demie du soir, et aussitôt elle écrivait à son père :

Veimar, le 14 décembre[18].

J’arrive, cher ami, et je trouve deux lettres de toi, bonnes, excellentes, délicieuses. Je t’en conjure, ne parlons jamais d’un certain sujet qui me rend folle ; tâche de me persuader en te le persuadant que tu iras si je te le demande, et il est bien vrai que je ne te le demanderai jamais. Mais l’imagination de mon cœur souffre quand je suis à un certain degré malheureuse et que je ne sais que me dire à ce degré : j’ai ce remède-là, pour que j’aie plus peur que toi de l’employer. Ne l’as-tu pas remarqué quand tu t’y étais décidé il y a huit mois ? Pourquoi ne l’ai-je pas accepté alors ? Aurai-je plus de courage dans un autre moment ? Je ne le crois pas ; il faudrait que tu me surprisses par une décision imprévue, mais savoir d’avance que tu pars, que tu pars à cause de moi, bref, mille inquiétudes qui me bouleverseraient le cœur, cela me serait impossible. Tu n’es pas capable d’art, mais donne-moi ce voyage comme un blanc-seing et sois sûr que je ne l’employerai que la veille du jour où ma vie serait perdue sans cela[19].

Ici se placent les quelques lignes relatives à ce second dîner chez Grimm avec le prince héréditaire de Gotha que j’ai déjà citées, puis Mme de Staël reprend :

C’est ici que je vais trouver Gœthe et Schiller, etc. On dit l’esprit sous les armes pour me recevoir. Je t’écrirai, le premier courrier, l’impression que j’éprouverai. Il est certain que c’est un pays cultivé ; je dois le trouver tel, car Delphine y est connue de toutes les classes qui lisent, et l’on me dit en mauvais français : La Delphine est bien charmante. N’est-il pas bizarre que les Allemands l’aient plus senti que les Français ? L’esprit de parti et la disgrâce, — la disgrâce ne nuit pas ici, tout au contraire.

J’ai oublié de te dire que le premier mot de M. Woronzoff au général Hedouville a été : « L’Empereur n’est plus impartial : il renonce à son titre de médiateur. » Il s’est plaint alors vivement des traitemens que M. de Markoff avait éprouvés et a demandé formellement l’évacuation de tout le Hanovre. Dans la querelle de l’Empereur avec la Bavière, la France s’est déclarée formellement pour l’Empereur ; elle le ménage à présent tout à fait ; l’Empereur de Russie a demandé à la Prusse de se joindre à lui pour requérir l’évacuation du Hanovre. Elle a dit que c’était trop tard, mais on la croit fort embarrassée entre la Russie et la France, entre son peu de goût pour la France et son goût pour la paix. Ce son se rapporte personnellement au roi de Prusse. Le savant d’ici qui a le plus d’esprit eu conversation, Herder, se meurt ; je le regrette beaucoup. Au reste, pour tous ces détails littéraires tu les auras dans un journal que je fais et que je t’apporterai ; il est possible que je l’imprime ; il pourrait être piquant. Ma fille est enrhumée, mais rien de plus, j’en ai des soins peut-être excessifs, et Auguste en est jaloux au point de se détraquer tout à fait ; aie la bonté de lui écrire un mot sans parler de cela, mais en l’encourageant en général. Mon ami est ici dans un incognito qui fait rire, mais il faudra bientôt pleurer en se quittant. Que ferai-je cependant ? Irai-je à Berlin ? À présent que je n’en suis plus qu’à soixante-dix lieues, il me paraît fou de ne pas y aller passer deux mois ; cependant en aurai-je la force ? Écris-moi avec le plus grand détail sur ta santé, courrier par courrier, et, alors, je verrai si je puis continuer, mais jamais, jamais je ne tenterai de nouveau pareille entreprise. Tu ne sais donc pas pourquoi je crains les mots mélancoliques. Je crains la trop grande émotion que j’en reçois ; tes lignes effacées m’ont fait fondre en larmes. Je te le dis, je ne puis pas te survivre. Tache, cher ami, de vivre jusqu’à ce que ma fille soit mariée ; nous nous endormirions si paisiblement ensemble alors. C’est un ange que cette petite ; ni toi ni moi ne la connaissions ; ce sera moi doublée pour toi quand je reviendrai. Je vais faire apprendre l’allemand à Auguste en l’établissant avec Bosse chez un Allemand. Mais je renvoyé les détails à ma première lettre. Je profite de la poste qui part ce soir même, deux heures après mon arrivée.

Mme de Staël devait faire à Weimar un séjour de plus longue durée qu’elle n’avait projeté en arrivant. Elle y passa deux mois et demi. Nous l’y rejoindrons prochainement.

  1. Benjamin Constant avait épousé quelques années auparavant une dame d’honneur de la duchesse de Brunswick dont il était divorcé, et il avait exercé les fonctions de chambellan du duc de Brunswick dont il s’était démis. Son retour en Allemagne le mettait dans une situation assez délicate.
  2. Mme de Staël veut dire : « les jardins d’Armide. »
  3. Ce « gros résident » s’appelait Hirsinger. J’ai feuilleté sa correspondance aux Archives des Affaires étrangères ; il n’y est pas question du passage de Mme de Staël.
  4. Laforêt était ministre de France à Berlin.
  5. Mme Hilliet, née Huber, était une cousine et amie d’enfance de Mme de Staël.
  6. Isler, Briefe an Villers, etc.
  7. Buttini était le médecin habituel de M. Necker.
  8. Archives de Coppet.
  9. À la réflexion et probablement en se relisant, Mme de Staël a rayé cette phrase depuis : mes affections. Cette lettre, comme la précédente, n’est qu’un brouillon, mais il n’y a point de doute qu’elles n’aient été envoyées, bien que les originaux ne se retrouvent ni dans les papiers de Lebrun, ni dans ceux du roi Joseph.
  10. Melchior Grimm, par Edmond Scherer, p. 205 et passim.
  11. Ce crayon est à Coppet.
  12. La petite-fille de Mme d’Épinay, l’Emilie des Conversations, qui avait épousé le comte de Bueil, avait émigré et était tombée dans la misère. Par un sentiment de fidélité, qui l’honore, à la mémoire de son ancienne amie, Grimm l’adopta en quelque sorte et la recueillit avec ses deux filles dans sa petite maison de Gotha. Ce fut une de ces jeunes filles qui composa l’épitaphe de Grimm quand celui-ci mourut le 19 décembre 1807.
  13. Le comte Goltlob Schomberg, fils aîné d’un des ministres du duc de Saxe-Gotha, était entré au service de la France où il devint lieutenant-général. Il ne quitta la France qu’au moment de la Révolution. Le maréchal marquis de Castries était le vainqueur de Clostercamp, qui avait émigré également.
  14. Le comte d’Entraigues était un des agens les plus actifs de l’émigration. Il mourut assassiné à Venise, en même temps que la cantatrice Saint-Huberti, avec laquelle il vivait. M. de Markoff avait été ambassadeur de Russie à Paris. Certain jour, le Premier Consul lui avait fait une scène fort vive.
  15. Le duc Émile avait épousé, en 1802, une petite-fille du landgrave de Hesse. Il succéda à son père en 1804 et mourut en 1822.
  16. Dans la famille de Saxe-Gotha, ils avaient le goût d’employer des surnoms. C’est ainsi que le duc Auguste, oncle du prince héréditaire, écrivant à Mme de Staël, l’appelle : « aimable Chélidonie. »
  17. Dans une autre lettre il lui parle de ses yeux de houri.
  18. C’est par erreur que cette lettre est datée du 14. En réalité, comme on le verra par la lettre suivante, elle était arrivée le 13.
  19. Mme de Staël revient ici sur ce projet de voyage de Al. Necker à Paris qu’elle n’avait jamais complètement renoncé à obtenir de lui et auquel M. Necker continuait à se refuser.