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Mademoiselle Cloque/04

La bibliothèque libre.
Éditions de la Revue blanche (p. 51-66).


iv

GENEVIÈVE


Quand Mlle Cloque allait voir sa nièce Geneviève, le dimanche après-midi, elle prenait ordinairement le tramway qui partait de la rue Royale, traversait la Loire sur le pont de pierre et s’arrêtait alors au faubourg de Saint-Symphorien. Il y avait encore un bon kilomètre à faire à pied, et c’était un de ses soucis d’être rencontrée sur cette route poussiéreuse en été, boueuse en hiver, par les familles des compagnes de sa chère pensionnaire, dont les voitures la devançaient. Elle disait que le médecin lui ordonnait la marche ; mais ce n’était qu’une des mille économies secrètes qu’elle réalisait pour faire face aux frais de cette pension luxueuse.

Mlles Jouffroy qui n’étaient pas assez sottes pour s’illusionner sur ces tristes cachotteries, avaient saisi aujourd’hui l’occasion de l’étourdissement que leur amie avait eu dans la matinée, pour aller voir une de leurs petites parentes, élève aussi du Sacré-Cœur de Marmoutier, et elles avaient fait monter mademoiselle Cloque en voiture avec elles.

Marmoutier est situé dans un lieu magnifique. Sur la rive droite de la Loire basse et nonchalante, c’est un énorme bâtiment moderne construit entre un vieux portail gothique qui date de l’antique abbaye, et des collines boisées ou plantées de vignes et qu’agrémentent encore de très anciens monuments ruinés. Dans la partie plane qui s’étend au long du fleuve, ce sont des jardins à perte de vue, des allées ombreuses, des massifs de fleurs ; selon les heures, tout cela s’anime et se remplit de cris, ou retombe instantanément au silence le plus complet.

Très lentement, après qu’on avait sonné à la porte, à gauche du porche ogival, une vieille petite dame arrivait et vous toisait du bas des marches en mettant sa main en auvent sur ses yeux effarouchés de la lumière. Elle était d’origine italienne et s’appelait madame Cantalamessa. Elle faisait la joie des pensionnaires qui lui trouvaient la figure d’un polichinelle barbouillé de confitures, ce qui n’était qu’exagéré. Quand madame Cantalamessa vous avait reconnu, elle vous adressait un signe d’accueil qui pouvait aller jusqu’à l’amabilité. Mais malheur à qui se présentait pour la première fois en venant demander de voir une élève au parloir. C’était à croire que cette compatriote de Juliette avait eu, contre toute vraisemblance, des aventures de jeunesse, et il semblait qu’elle rêvât sans cesse à des complots d’enlèvements contre les jeunes filles confiées à sa garde.

La formule d’un protocole sévèrement observé voulait que l’on s’informât immédiatement de la santé de Madame de Montgomery, la Supérieure, ou tout au moins de madame la Surveillante générale qui passait pour être ni plus ni moins que la propre petite-fille de lord Byron. En vertu d’une fiction non dépourvue de style, les parents ne venaient pas ici voir leur fille dans une maison anonyme où l’on achète très cher une éducation et une instruction choisies ; ils venaient chez Madame de Montgomery afin de lui présenter leurs hommages, après quoi ils embrassaient leur enfant placée ici avant tout pour recevoir le lustre d’un si grand nom.

Madame Cantalamessa prit un air embarrassé qui inquiéta les trois vieilles filles. Mlle Cloque, volontiers superstitieuse et croyant que tous les malheurs s’enchaînent et vous assaillent d’un coup, s’écria :

— Geneviève est malade ! N’ayez pas peur de me le dire, je vous en conjure, madame Cantalamessa !…

La religieuse se hâta de la rassurer.

— La chère enfant, Dieu merci, n’est pas malade…

— Alors, c’est Léopoldine ! firent en même temps les demoiselles Jouffroy.

Madame Cantalamessa pinça les lèvres tout en faisant de la tête un signe de négation. On comprit immédiatement qu’il ne s’agissait pas de la santé. D’un ton sentencieux de président de tribunal, et en affectant de répandre une amertume douloureuse sur le nom qu’elle prononçait, madame Cantalamessa laissa tomber ces paroles du côté des demoiselles Jouffroy :

— Nous avons le regret de vous prévenir, mesdemoiselles, que l’élève Léopoldine Archambault ne sera pas visible aujourd’hui, cette malheureuse enfant s’étant rendue coupable d’une faute grave.

Ces demoiselles soupirèrent. Au fond, la santé seule avait pour elles de l’importance, comme pour tous les parents, et elles étaient prêtes à accueillir en souriant la communication qui leur était faite sur un ton disproportionné. Ce n’était pas la première fois que l’on trouvait Léopoldine en pénitence !

Mais Madame Cantalamessa ne riait pas. Pour atténuer seulement la sévérité de la nouvelle, elle ajouta que toutes ces dames avaient beaucoup prié afin d’appeler l’indulgence de Dieu sur « la malheureuse enfant, » et que l’on espérait que l’esprit du mal n’était pas ancré en elle… — Elle est si jeune !… acheva la religieuse, afin de marquer, que, quant à elle, elle lui par­ donnait déjà.

Mais il fut impossible de savoir en quoi consistait la « faute grave » ; ces demoiselles verraient Madame la supérieure qui parlerait, elle, si elle le jugeait convenable. Madame Cantalamessa les fit engager avec Mlle Cloque dans un escalier de pierre, en colimaçon, où l’on remarquait dans une niche une statuette de moine assis, très populaire dans l’établissement ; c’était celle de Saint-Brice, patron des mauvaises têtes. On ouvrait tout à coup sur le salon qu’il fallait bien se garder d’appeler parloir ; ce mot bas étant réservé aux Maisons de second ordre.

Une immense pièce blanche, au parquet ciré, emplie d’une grand murmure. Tout autour, en groupes plus ou moins épais, des familles, pères mères, grand’mamans, frères en uniforme de collège des P. P. Jésuites, et pensionnaires de tout âge, depuis des fillettes de huit à neuf ans, auxquelles on fait manger des bonbons, jusqu’à des jeunes filles formées, presque toutes gauches sous le costume et la coiffure réglementaires dont les rubans et les médailles de sagesse achèvent l’aspect disgracieux.

À la vue de Mlles Jouffroy que l’on connaît pour venir fréquemment demander Léopoldine Archambault, on dirait qu’un coup de vent a emporté les voix. Mais elles reprennent aussitôt de plus belle, et l’on entend dans chaque groupe des « Léopoldine » par-ci, « Léopoldine » par-là, et des exclamations, et des réticences et des « chut !… » et des « çà ne se dit pas !… » enfin, tant et si bien qu’une phrase articulée net et aigu par une bambine de dix ans, arrive toute crue aux oreilles de Mlle Jouffroy la cadette : « Léopoldine est à la sœur vachère !… »

— « Léopoldine est à la sœur vachère !… » Qu’est-ce que cela veut dire ? s’interrogent les trois vieilles amies.

C’est aussi ce que demandent les parents dans les groupes. Mais personne, pas même les enfants qui répandent cette stupéfiante et mystérieuse nouvelle, ne savent au juste ce qu’elle signifie. Mlles Jouffroy reçoivent les discrètes condoléances de quelques personnes de leur connaissance ; Mlle Cloque dispose dans un coin favorable des chaises pour recevoir sa Geneviève. Geneviève arrive, grande, mince, d’abondants cheveux blonds, des yeux longs, taillés en amande, profonds et veloutés. Des chaînes de cuivre et d’argent supportant des médailles de différents ordres battent sa poitrine où passe en sautoir un ruban bleu large de quatre doigts. Elle se jette au cou de sa pauvre tante qui prépare des phrases pour la pressentir sur un sujet pénible.

— Dis donc, tante, tu sais ? Léopoldine, est à la sœur vachère !…

— Ah çà ! qu’est-ce que c’est que cette histoire-là ! Qu’appelez-vous comme cela ?

— Oh ! tante, mais c’est tout ce qu’il y a de plus grave ! Tu ne te souviens pas, il y a trois ans, c’est arrivé à une grande, nommée Jeanne-Marie Legoëlec, qui avait introduit une romance très dangereuse. Dès les premiers mots, je me rappelle, il y avait :

Espoir charmant ! Sylvain m’a dit je t’aime…

— Oh !… Mais ça ne m’explique pas la sœur vachère ?…

— Eh bien ! voilà. On ne communique plus avec le couvent, pendant un mois, deux mois peut-être ; on est dans la ferme, à côté, avec la sœur qui s’occupe des bestiaux ; il paraît même qu’on couche dans l’étable ;… on dit qu’on trait les vaches !…

— Mais, enfin, qu’est-ce qu’elle a fait pour cela, cette malheureuse ?…

— Qu’est-ce que tu veux ? ça vaut toujours mieux que d’être renvoyée… L’autre est renvoyée, par exemple.

— L’autre ? quelle autre ?

— La Brésilienne.

— Qu’est-ce que la Brésilienne vient faire là-dedans ?

Et Mlle Cloque eut soudain peur d’apprendre des horreurs par la bouche de sa nièce. Elle chercha à détourner la conversation, mais Geneviève sans aucune gêne et avec une candeur qui ne laissait pas le moindre soupçon d’arrière-pensée :

— Elles s’écrivaient des billets ; c’est défendu.

— Ah !

Par une des grandes portes vitrées ouvertes sur une terrasse à balustrade gothique donnant sur les jardins, on voyait passer et repasser Mlles Jouffroy et madame de Montgomery dont le nez long et distingué émergeait de profil, hors de la cornette tuyautée. À leur air il était évident que l’affaire de Léopoldine bouleversait la maison.

Presque toutes les fois que Mlle Cloque venait voir sa nièce, il y avait à Marmoutier un événement qui absorbait les esprits. C’était une retraite, un sermon, la visite d’un évêque, la rougeole, une canonisation ou des nouvelles alarmantes de la santé du pape. Et, invariablement, il fallait consacrer cinq bonnes minutes pour le moins, à tirer la jeune fille de ce réseau d’anxiétés dont la portée dépassait rarement l’enceinte du couvent, mais qui s’exaltaient outre mesure dans l’imagination de ce petit monde clôturé.

La pauvre tante ne savait par quel bout aborder le sujet de ses propres tourments autrement intéressants pour Geneviève que les mésaventures de Léopoldine. Telle est la force du milieu, que cette grande jeune fille pour qui il était question d’un brillant mariage et qui avait manifesté de son inclination naturelle pour le bel officier de cavalerie, semblait, après avoir été replongée une semaine ou deux dans sa vie de couvent, avoir à briser comme une coquille pour ressaisir le souvenir du monde extérieur.

Et la détresse de Mlle Cloque s’augmentait à tort, de la crainte de détruire par un mot les jolies chimères qui donnaient tant de grâce ingénue à cette cervelle de dix-sept ans. Mlle Cloque s’imaginait que l’on tue d’un mot les chimères ! « Vais-je lui dire que ce mariage court grand risque d’être compromis ? » pensait-elle. « Vais-je lui donner à entendre que si ce mariage ne s’accomplit point, elle aura désormais à partager ma pauvreté que je lui ai à peu près dissimulée jusqu’ici en l’entretenant à grand’peine dans cette maison ? »

Elle lui prenait les mains, et, avant de lui parler encore, elle s’attardait à examiner si ses ongles étaient bien taillés ; si elle se soignait les dents qu’elle avait délicates comme un grand nombre de Tourangelles. Elle lui regarda les cheveux emprisonnés dans l’affreux filet :

— On va donc enfin pouvoir coiffer comme il faut cette petite tête-là ! soupira-t-elle.

C’était une transition aux choses de la vie mondaine. Elle chercha à lire dans les yeux de velours de la jeune fille, s’ils la suivaient sur ce terrain. Geneviève rougit tout à coup.

L’image du sous-lieutenant Marie-Joseph se présentait à son esprit à propos de cette question de coquetterie. La tante vit que les choses allaient plus vite encore qu’elle ne l’avait prévu, et, surprise par cette promptitude, elle donna de l’avant dans le sujet qu’elle se préparait depuis une heure à adoucir au moyen de mille détours :

— Nous serions donc bien fâchée, petite coquine, si notre lieutenant venait à nous manquer ?

Et elle lui chatouillait le menton, du bout du doigt.

Geneviève se contenta de rougir davantage.

Évidemment elle n’avait pas compris, elle avait tenu au contraire cette phrase pour une taquinerie heureuse. Le cœur de la pauvre vieille battait. Elle s’étonnait d’avoir osé tant dire d’un coup et de n’avoir pas semé la moindre inquiétude. Tout était à recommencer.

Madame de Montgomery opéra une diversion. Elle venait de prendre congé des demoiselles Jouffroy, et, en traversant un coin du salon, elle s’arrêta au groupe de Mlle Cloque et de sa nièce, ce qui était un honneur pour la meilleure de ses élèves et pour sa digne parente.

Après une allusion discrète aux récompenses que la fin de l’année scolaire réservait à Geneviève, elle toucha avec une prudence extrême à « l’état » qui allait succéder pour elle à celui de jeune fille. Elle dit qu’il était possible d’être une sainte au milieu du « siècle » comme à l’abri du cloître, malgré les embûches sans cesse croissantes du démon. De grands devoirs, d’ailleurs, s’imposaient actuellement aux femmes chrétiennes. Quant à celles qui avaient l’honneur de partager le sort des futurs héros de l’armée française…

Mlle Cloque ne put s’empêcher de l’interrompre, et lui lança à brûle-pourpoint la nouvelle du scandale de la Basilique. Madame de Montgomery l’écouta quelques instants avec condescendance, mais sans passion, et, ayant entendu plusieurs expressions acrimonieuses à l’endroit de « l’archevêque nageant dans les eaux du gouvernement », elle salua avant de s’être compromise et se retira.

— Oui, ma pauvre enfant, continua Mlle Cloque, c’est une affaire bien triste pour les consciences chrétiennes, et prions Dieu qu’elle ne soit pas pour nous la cause de grandes déconvenues… de grands malheurs…

Geneviève écoutait avec le demi sourire des âmes innocentes et tranquilles, rassurée quant au danger religieux de ces histoires, du moment que Madame de Montgomery n’avait pas paru y ajouter d’importance.

— Tu ne sais pas, ma chère enfant, que le père de monsieur Marie-Joseph s’est lancé dans le parti des adversaires de la Basilique ?…

Une nouvelle roseur colora les joues de Geneviève. Les partis ne la touchaient point, c’était bien clair ; mais le nom de Marie-Joseph la troublait dans des régions presque ignorées de sa conscience. Osait-elle seulement penser à lui, avec cette étrange servilité d’esprit des natures comme la sienne, foncièrement et scrupuleusement soumises aux méthodes spirituelles imposées, aux examens de conscience quotidiens, aux confessions très fréquentes ? Qui sait si un directeur ne lui avait pas interdit de reposer ses courts instants de rêverie sur cette figure fascinante ? Mais à son seul nom, son sang bougeait.

— Et si monsieur Marie-Joseph était du parti de son père et qu’il s’entendît avec son père pour compromettre le triomphe de l’Église ?

— Oh ! quant à ça, dit Geneviève, je saurai bien l’empêcher d’être si méchant !

— D’être aussi méchant que les autres, peut-être ; mais tu ne l’empêcherais pas d’être du parti de nos ennemis… Et toi, toi ? Qu’est-ce que tu ferais entre les deux camps ?

— Moi ?… Dame ! ma tante, il faudrait bien que je sois du parti de mon mari…

Mlle Cloque trembla. Elle fut atterrée de cette phrase innocente et instinctive à quoi aboutissaient quinze années de l’éducation la plus sévère et la plus intransigeante. « Il faudra bien que je sois du parti de mon mari. » Et c’était la meilleure élève du Sacré-Cœur de Marmoutier qui disait cette phrase de taille à faire remuer sur leurs fondements toutes les murailles du couvent ! Que serait-ce de la multitude des petites têtes de linottes élevées là autour de Geneviève qu’on leur a sans cesse proposée comme exemple ? Une fois la porte refermée sur la figure de Mme Cantalamessa, cela se disperserait à tous les vents, prendrait le premier chemin venu, se modèlerait au gré de maris rencontrés dans les bals ou dans les casinos et ayant puisé eux-mêmes leurs principes et leur direction de vie dans les casernes ou dans les cafés du quartier latin !

— Et, si, par hasard, — je dis par hasard, bien entendu, — si, par hasard, et sous le prétexte que la vieille tante n’est pas de son parti, ce jeune homme ne… voulait plus t’épouser ?…

Elle prenait des précautions, car elle croyait par ces mots d’utile prévoyance semer la terreur dans l’âme de la jeune fille.

Mais Geneviève la décontenança par un sourire étrange et charmant, le sourire que les peintres d’autrefois ont mis sur les lèvres des saintes femmes, et qu’on ne voit qu’aux figures chrétiennes, le sourire de la foi complète, absolue.

— Tu n’as pas peur que cela arrive ?

— Non, fit Geneviève.

— Non ! Mais pourquoi ? voyons, ma chère petite, il faut penser à tout : il faut tout prévoir, surtout le pire, hélas ! en ce bas monde. Eh bien sur quoi te fondes-tu pour avoir tant d’assurance ? songe donc, mon enfant, que ce jeune homme n’est même pas encore ton fiancé ; il n’a pas été autorisé à t’offrir une fleur ; vous n’avez rien échangé ?…

— Oh ! si ! s’écria Geneviève.

— Quoi donc, quoi donc ? Voyons ! Il t’a parlé ; il t’a dit quelque chose ?

— Oh ! oui.

Geneviève confuse jeta sa jolie tête sur l’épaule de sa tante, et ses yeux se mouillèrent sans qu’elle pût parler.

— Il t’a dit ?… il t’a dit ?… Allons, ma chère petite enfant, il t’a dit quoi ?… il t’a dit qu’il… t’aimait ?

Geneviève toute troublée fit signe que oui, puis elle releva la tête en regardant sa tante de ces yeux célestes qu’a la jeune fille qui atteint l’âge de l’amour en étant demeurée complètement pure.

La bonne tante en frissonna de la tête aux pieds. Les larmes lui montèrent à elle-même en face de tant de candeur et d’une foi si touchante. Elle eut froid à la pensée de ce qui arriverait si un cœur aussi honnête était trahi. Et comme elle était justement venue pour préparer l’enfant à cette perspective, elle se sentit accablée. Elle attira la jeune fille et l’embrassa.

Deux gamines de quatorze ans qui venaient de reconduire leurs parents jusqu’à la porte du salon, arrivaient en faisant de gros yeux et bavardant la main sur la bouche. Mlle Cloque qui berçait amoureusement son trésor entendit qu’il était question de Léopoldine. En approchant, l’une des petites péronnelles souffla tout bas :

— Chut !… c’est des choses qu’il ne faut pas dire devant Geneviève…

Au retour, les demoiselles Jouffroy furent amères. Habituellement, elles plaisantaient volontiers des mésaventures éprouvées par Léopoldine qui était rangée à Marmoutier dans la catégorie des élèves indisciplinées. La grandeur de la punition affectant les proportions d’un scandale, les avait profondément troublées aujourd’hui. L’une à côté de Mlle Cloque, dans la voiture découverte, et la cadette assise en face, sur le strapontin, elles faisaient de longues figures jaunes, parlaient peu, évitaient de se regarder l’une et l’autre ainsi que leur infortunée compagne de route, et baissaient les yeux sur les eaux sablonneuses de la Loire.

Mlle Cloque qui cherchait à épancher ses propres tristesses se heurta contre ses amies à de véritables brisants :

— Qu’est-ce que vous voulez, ma chère ? on ne peut pas non plus tout avoir. À votre place, je m’estimerais heureuse de voir ma nièce flattée, adulée, encensée de droite et de gauche. Jusqu’ici elle a eu toutes les récompenses ; elle va enlever tous les prix ; c’est une perfection. Peu s’en faut qu’on ne vous la mette dans une niche et qu’on ne lui adresse ses prières.

— Tout malheur a du bon, ajouta l’autre ; je ne vois pas pourquoi vous vous désolez tant à l’idée d’une anicroche à son mariage avec un militaire : elle ne me paraît pas si taillée pour mener la vie de garnison !

La pauvre Mlle Cloque se contentait de soupirer.

— Chacun ses peines, dit-elle. Et vous ? ajouta-t-elle sans penser que toute parole peut être interprétée dans le sens d’une allusion blessante, j’espère bien au moins que vous n’êtes pas inquiètes du sort de cette chère petite Léopoldine. Vous avez intercédé pour elle auprès de madame de Montgomery ?

— Ah ! ma bonne amie, dit l’aînée, je vous en prie, ne nous accablez pas ! C’est assez en vérité d’avoir subi là-bas toutes ces œillades obliques, comme si nous avions un parent au bagne…

Mlle Cloque ne se froissait point parce qu’elle ne concevait pas la méchanceté. Elle dit encore, quelques minutes après :

— J’espère bien qu’on ne va pas vous la priver de vacances…

— Certainement non ! Léopoldine sortira avec les autres : madame de Montgomery a déjà prévenu les parents qu’il fallait la marier tout de suite.