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Mademoiselle Cloque/05

La bibliothèque libre.
Éditions de la Revue blanche (p. 67-86).


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LA LIBRAIRIE PIGEONNEAU-EXELCIS


En sortant de la chapelle provisoire de Saint-Martin, si on tournait à droite par la rue du même nom, on passait presque immédiatement devant la librairie catholique Pigeonneau-Exelcis. C’était un magasin d’assez grande importance quoique une bonne moitié de la longue devanture fût composée d’une étroite langue léchant le mur même de la chapelle et tout juste suffisante pour l’étalage.

On pouvait se fournir chez Pigeonneau-Exelcis de tous les objets du culte, depuis les calices, ostensoirs, ciboires, jusqu’au modeste chapelet en bois taillé, à trente centimes. Cette maison offrait le plus grand choix d’ouvrages pieux, et même romanesques, ceux-ci triés, bien entendu, avec le plus minutieux scrupule. Les familles y trouvaient le grand avantage de pouvoir puiser les yeux fermés dans une bibliothèque cependant très variée. Il est malaisé de faire soi-même son choix sans courir le risque de tomber sur des insanités qui coûtent aussi cher que les meilleurs livres et que l’on hésite quelquefois à brûler.

Mme Pigeonneau était une femme si délicieuse que beaucoup fréquentaient sa maison pour le seul plaisir. Elle causait bien, et affectait de n’être pas commerçante pour deux sous. Cependant il était rare qu’on s’en allât de chez elle les mains vides : témoin le marquis d’Aubrebie, dont l’impiété était notoire, qui venait là chaque matin se régaler de sa vue, et qui amoncelait chez lui paroissiens, médailles et statuettes de tous les saints.

— C’est pour ma pauvre femme, disait-il ; il faut flatter ses innocentes manies.

Et ces dames qui le taquinaient fort sur son irréligion se faisaient un jeu de lui emplir les mains et les poches des mille articles du magasin Pigeonneau.

— On n’éprouvera jamais trop l’efficacité des images saintes ; leur présence chez vous, monsieur le marquis, vous vaudra une fin édifiante…

Une dame Chevillé, qui craignait toujours que l’on plaisantât des choses de la religion, lança, d’un ton pointu :

— On a vu des cas bien extraordinaires !…

— Connaissez-vous celui de monsieur Dupont, surnommé le saint homme de Tours ? répliquait le marquis en jouant une conviction qui mettait chacun mal à l’aise. Monsieur Dupont avait l’habitude de jeter des médailles de saint Benoît dans les fondations ou autour des édifices dont il voulait éloigner Satan. Lorsqu’il s’agit d’obtenir le consentement des propriétaires pour les travaux destinés à découvrir les fondations de l’ancienne Basilique, monsieur Dupont, fidèle à sa pieuse industrie, fut aperçu plusieurs fois, dit-on, priant dans les ténèbres et semant ses médailles dans les caves des maisons adjacentes aux ruines de l’antique église…

— Mais parfaitement ! monsieur, et le fait est si vrai qu’il est rapporté dans une brochure de monsieur le chanoine Beauséjour ; vous n’en nierez pas en tout cas les résultats ?…

— Certainement non, Madame, et j’aurai même l’avantage de vous fournir ces résultats au complet.

On s’attendait à une des méchancetés de langue habituelles au marquis.

— Ces maisons, dit-il, aussitôt délivrées de Satan, ouvrirent quasiment d’elles-mêmes leurs entrailles et présentèrent les débris sacrés qu’elles y recelaient. Elles furent achetées, au nombre de vingt-sept, par l’œuvre dite de Saint-Martin qui se constitua alors en vue de la reconstruction d’une basilique…

— Vous ne nous apprenez rien !

— Pardon ! peut-être ignorez-vous que, par acte passé devant Me Sautereau, notaire en cette ville, rue de la Scellerie, le 19 juillet 188…, à savoir samedi dernier, le Sequestre de la mense archiépiscopale a revendu les vingt-sept maisons à la Société anonyme immobilière de Touraine, moyennant…

Il n’y eut qu’un bond. Toutes les personnes présentes ce lundi matin chez Pigeonneau-Exelcis se pressèrent autour du marquis d’Aubrebie, les unes avec des gestes de doute, d’autres de dénégation, d’autres de colère aveugle.

Ce qu’il annonçait n’avait cependant rien de surprenant, après le manifeste du sermon de l’abbé Janvier. Mais quelque averti que l’on soit des calamités, le cœur ne perd un secret espoir qu’en présence du fait accompli.

Mme Pigeonneau était debout derrière une des tables de vente qui faisaient le tour de la pièce carrée et où étaient étalées de superbes Imitations de Jésus-Christ en maroquin, couchées chacune en son écrin de soie blanche. La jeune femme appuyée sur les deux bras droit tendus, présentait en agréable saillie les formes pleines de sa poitrine serrée dans un jersey bleu marine. Elle dirigea ses yeux noirs sur le vieillard qui semblait s’être fait un malin plaisir à annoncer cette catastrophe :

— Monsieur le marquis, dit-elle, en s’oubliant à relever un peu trop sa lèvre ombrée sur la rangée inégale des dents qui étaient sa partie faible, vous êtes, ce matin, un oiseau de bien mauvais augure…

Toutes ces dames la remercièrent d’un signe de tête, parce qu’elle embrassait leur chagrin commun.

— Le sort de mon magasin, reprit Mme Pigeonneau, est lié à celui de la chapelle. Si l’on nous met à la porte d’ici, où me conseillez-vous de le porter ? On ne peut cependant pas vendre des objets de dévotion dans la rue Royale…

— En quelque endroit que vous fixiez votre saint commerce, ma bonne petite, nous vous suivrons : n’en doutez pas !

— Vous pourriez vendre autre chose, opina le marquis.

On lui tourna le dos. On l’invectiva On s’emporta. On commenta la nouvelle avec chaleur et indignation.

Peu à peu l’entretien retomba aux petits sujets des préoccupations habituelles :

— Dans un temps comme le nôtre il faut plus que jamais aider les personnes bien pensantes.

— Vous avez joliment raison, madame, et tenez, je me permets, pour ma part, de vous recommander l’épicier Duvignaud, rue du Commerce : il a une petite femme très comme il faut, et il vote bien…

— À propos, savez-vous que Rocher, le directeur des Grands Magasins de blanc, est franc-maçon ?

— Allons donc !…

— Il assistait samedi au banquet du Conseil municipal !

— Grand Dieu ! C’est à ne plus savoir où prendre ses fournisseurs. Mais comment avez-vous appris cela ? moi, j’y vais tous les jours dans cette maison de blanc !…

— Je l’ai appris d’une source autorisée : c’est Mlle Cloque dont le propriétaire, comme vous savez…

— Ah ? Eh bien, tenez, vous ne me ferez jamais comprendre comment une aussi sainte fille persiste à demeurer dans un pareil bourbier. Figurez-vous que cet énergumène se promène dans son jardin, depuis les chaleurs, en gilet de flanelle, les bras nus !…

— Le fait est que ce n’est pas un spectacle pour une petite pensionnaire qui sort du couvent, car Mlle Cloque va avoir sa nièce ces jours-ci…

— Et l’on dit même qu’elle l’aura longtemps…

— Çà, c’est méchant. Qu’est-ce qui vous prouve que le mariage…

— Le mariage ! mais vous ne savez donc pas ce qui se passe ?

— En effet, est-ce que le jeune homme ne se bat pas en duel avec un journaliste ?

— Il s’agit bien de cela ! L’affaire est arrangée ; il y a eu des explications… Il y en avait besoin, d’ailleurs… Si tant est que l’on puisse s’expliquer dans un cas aussi…

— Que voulez-vous dire ?

— Comment ! Mais vous n’avez donc pas lu l’article de samedi soir ?

— Si.

— Eh bien, la fin… la fin de l’article !… Ah ! si vous n’avez pas compris, tant pis pour vous ! Ce n’est pas moi qui vous mettrai le doigt dessus, ce serait de la médisance.

— … Que le comte de Grenaille aurait des intérêts dans les affaires de Saint-Martin ?

— Ce n’est pas moi qui vous le fais dire !…

— Je me suis laissé conter qu’il vit un peu aux crochets des bons juifs qui ont épousé son fils aîné…

— Chut ! Voici Mlle Cloque.

Mlle Cloque arrivait cahin-caha, flanquée de M. Houblon, l’organiste. Deux fois grand comme la vieille fille qu’il accompagnait, il la contraignait par le feu de sa parole à relever tout en l’air sa figure défaite par les récentes émotions. Il était sanglé dans une redingote de drap noir, malgré la chaleur, tandis qu’un léger chapeau de feutre mou se retroussait sur son front ruisselant ; il faisait des gestes désespérés, et courbait et relevait tour à tour son échine, comme s’il eût éprouvé par instants la chute du ciel sur ses épaules, et se fût redressé successivement par l’effort d’une résistance héroïque.

Mlle Cloque l’affectionnait et elle disait de lui qu’il avait l’âme la mieux trempée pour la lutte. Elle lui avait inspiré le culte de Chateaubriand ; il avait lu une partie de ses œuvres et tirait de cette noble admiration des avantages dans le monde.

L’entrée des deux amis au magasin Pigeonneau ranima les conversations. Ils apportaient avec eux la force communicative de leur indignation raffermie par la nouvelle de la vente des maisons, qu’ils venaient de puiser toute fraîche au guichet du frère Gédéon.

— Alors, dit Mme Pigeonneau-Exelcis, il ne me reste plus qu’à fermer boutique !…

— Madame, dit M. Houblon, je ne jurerais pas qu’avant huit jours on ne vous signifiât congé : la maison que vous occupez — pour le bien de la religion et pour notre agrément à tous, — cette maison, dis-je, est au nombre des quatre immeubles, — que le ciel m’entende ! je dis bien : des quatre immeubles — sur vingt-sept !… qu’ait conservés la mense !… C’est sur ce sol que s’élèvera la misérable masure, la bicoque, le chalet !… que les temps modernes — oh ! bien modernes ! — se proposent d’élever à la gloire de saint Martin !

Le mot de chalet, véritable trouvaille, fut saisi, relancé ; il revint, bondit à nouveau ; chacun le voulut prononcer à son tour. On l’unit à l’épithète jaillie la veille de la colère de Mlle Cloque, et l’église future fut dès lors stigmatisée du nom de Chalet républicain.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! s’écria Mme Pigeonneau, mais, où irons-nous ?

— Rassurez-vous, Madame, fit M. Houblon avec fermeté, il passera encore d’ici là de l’eau sous les ponts, et le parti des honnêtes gens n’a pas dit son dernier mot !…

— Que comptez-vous donc faire ? demanda M. d’Aubrebie.

— D’abord nous organiser…

— Oh ! oh ! mais, cela sent la guerre civile ?

— Pourquoi pas ? fit M. Houblon en se redressant de toute sa taille.

On admira beaucoup sa décision et sa hardiesse. Mlle Cloque, assise sur une chaise qu’on s’était empressé de lui offrir, applaudit en criant :

— Bravo ! cher monsieur, bravo !

Ce « pourquoi pas ? » était encore un mot qui resterait.

— Cependant… allait répliquer M. d’Aubrebie.

Mais on lui ferma la bouche de dix côtés à la fois. D’abord il n’était qu’un parpaillot, il n’avait pas voix au chapitre. Pouvait-on nier qu’il y eût des guerres saintes ? On cita les Croisades. Le mot de « Dieu des armées » fut prononcé.

Le marquis était tout petit vis-à-vis de M. Houblon. Il avait la figure rasée, mobile, expressive ; il faisait peu de gestes, parlait sans passion et n’élevait presque pas la voix. Il semblait que son adversaire, pareil à un don Quichotte et qui ne remuait pas un membre sans avoir l’air d’agiter des ailes de moulin à vent, l’assommât.

— Permettez ! insista M. d’Aubrebie : c’est entre chrétiens que vous rêvez de vous exterminer, et mon modeste rôle ne saurait consister qu’à marquer les points. Puis-je, en simple curieux, vous interroger sur les forces respectives des deux camps ?

— Peu importe ! dit M. Houblon ; nous combattons pour la justice : Dieu et saint Martin sont avec nous !…

— Seront-ils contre l’archevêque ?

Le débat allait s’échauffant et pouvait donner de l’inquiétude lorsqu’entrèrent Mlles Jouffroy qui s’étaient attardées à converser avec le Frère bleu. Les premiers mots qu’elles prononcèrent causèrent un si grand étonnement que le ton de la discussion devenue générale baissa d’un coup.

Elles apportaient un air résigné qui contrastait singulièrement avec leur attitude provocante de la veille.

— Après tout… dirent-elles, et sur le ton particulier qui promet toutes les concessions.

— Comment ! « après tout » ? leur fut-il vertement répliqué. Il n’y a pas d’« après tout ! » C’est tout l’un ou tout l’autre, n’est-il pas vrai, Mesdames ? C’est l’Église digne de Dieu et du saint Thaumaturge, ou c’est la maçonnerie des conseillers municipaux. Est-ce que ces demoiselles nous apporteraient un projet intermédiaire ?

Ce disant, M. Houblon ploya sa taille flexible en une sorte de point d’interrogation dont l’impertinence provoqua un mouvement approbatif.

Ces demoiselles se retranchèrent aussitôt derrière leurs autorités :

— Le Frère Gédéon, dirent-elles, vient de nous parler d’une façon, ma foi, fort sage…

— Le Frère Gédéon ? interrompit Mlle Cloque, mais, mes bonnes amies, nous venons de le quitter, monsieur Houblon et moi ; est-ce qu’il serait plus sage qu’il y a un quart d’heure ?

— Toujours est-il, ma chère amie, que nous n’avons point entendu jusqu’ici de paroles si sensées, si mesurées, n’est ce pas, Hortense ?

— Ah ! çà, mais de quoi se mêle-t-il, le Frère Gédéon ? Il ne nous a jamais donné son avis sur ces histoires !

— Le Frère Gédéon, insinua finement M. d’Aubrebie, est un garçon d’une excessive prudence : il trie son grain et le sème selon la convenance des terrains…

— Que voulez-vous dire ? fit l’une des demoiselles Jouffroy ?

— Rien du tout, Mademoiselle, continuez donc votre récit.

— Le Frère Gédéon nous disait tout simplement que c’était sur l’avis formel du Pape, que monseigneur l’Archevêque avait penché vers l’adoption du projet…

On s’exclama de nouveau. L’avis formel du Pape ? Ah ! par exemple ! on ne s’attendait pas à celle-là ! L’avis formel du pape ! Mais qu’est-ce qu’il en savait, le Frère Gédéon ? Est-ce que c’était à lui que Mgr Fripière était venu raconter ses entretiens avec Sa Sainteté ? Ne dirait-on pas en vérité que le Frère Gédéon est à tu et à toi avec l’Archevêque ; n’allait-on pas aussi bientôt apprendre qu’il mangeait à sa table ? …

— S’il ne mange pas à sa table, opina Mme Chevillé, tenez compte qu’il est du dernier bien avec des personnes qui ne se font pas faute d’y manger…

Tout le monde comprit l’allusion au comte de Grenaille-Montcontour. Le déjeuner de la veille à l’archevêché, le départ en landau avec l’abbé Janvier avaient fait assez de bruit. Par égard pour Mlle Cloque, on ne la releva point, mais la pauvre fille sentit le poids de ce silence intentionnel, et reçut une première fois, d’une manière positive, la sensation du grand malheur qui la frappait, elle et sa nièce. On comprenait qu’il ne fallait plus prononcer devant elle le nom du comte de Grenaille.

Mais, M. Houblon, fouetté par le sentiment du danger s’exalta, pérora, pesta, invoqua tous les saints du paradis, électrisa son auditoire, l’étourdit, le tint comme fasciné sous l’éclat de son éloquence. Ah ! il avait de quoi foudroyer le Frère Gédéon ; il eût retourné bout pour bout, l’avis du Pape ! Tout au moins durant le temps qu’il parlait, Mlles Jouffroy recouvrèrent leur première opinion. Il était magnifique. On eût dit qu’il tenait les grandes orgues. Il fit tant de bruit que le libraire Pigeonneau ouvrit la petite porte de son atelier de reliure et parut, en longue blouse blanche, l’air effrayé derrière ses lunettes de travailleur modeste.

Pigeonneau était un homme timide et calme qui se montrait rarement et passait pour un niais à côté du brillant de sa femme. Cette apparition et cette figure effarée donnèrent à comprendre à quel point l’air était ébranlé ; ce fut comme le signe tangible de la période de troubles qui s’ouvrait.

Assurément il n’y avait là que le marquis d’Aubrebie qui ne tremblât point. Il dit, sur un ton plaisant qui fit l’effet d’un jet d’eau froide sur toutes les cervelles flambantes :

— Eh bien ! monsieur Pigeonneau, vous voilà encore là au lieu de préparer vos paquets : il paraît qu’on vous fait déménager !…

— Déménager ? dit Pigeonneau, complétement ahuri.

— Ces messieurs prétendent, lui dit sa femme, que l’on va commencer les travaux de Saint-Martin.

— Ah ! fit Pigeonneau.

On crut qu’il allait ajouter une réflexion appropriée au sujet, mais il dit simplement, en homme qui n’a pas de temps à perdre, et du côté de sa femme :

— Dis donc, ma bonne, as-tu prévenu monsieur le proviseur que ses volumes seront prêts pour les quatre heures ?

— Oui, oui, dit Mme Pigeonneau qui se hâta de baisser la tête en inscrivant des chiffres sur une facture.

Mais quelques fines mouches s’étaient aperçu qu’elle avait rougi légèrement à cause de l’impair que venait de commettre son mari en risquant une allusion à l’établissement de l’État.

— Comment ! dit une dame pincée qui venait d’entrer. Vous fournissez le Lycée, à présent ?

Cette phrase amère était prononcée par Mme Bézu, personne importante et qui avait été candidate à la présidence de l’Ouvroir en même temps que Mlle Cloque. On la soupçonnait de jalousie.

— Oh ! se hâta de répondre Mme Pigeonneau, sans redresser encore la tête, ce n’est rien : de simples impressions en or sur volumes de prix ; vous savez : deux petites branches de laurier et en dessous : « Offert par le conseil général. » Il n’y a que mon mari qui fasse ici ce genre de travail, vous comprenez, on ne peut pas refuser…

Et, comme ce petit incident était suivi d’un silence, Mme Pigeonneau ajouta ingénument :

— Encore, pour les branches de laurier, leur avons-nous mis celles qui nous servent pour les Révérends Pères Jésuites…

Mme Pigeonneau ! s’écria le marquis, après cette réflexion charmante, vous êtes adorable et Pigeonneau est le plus heureux des hommes.

Cela fit rougir encore Mme Pigeonneau toute courbée sur le pupitre de la caisse, au point qu’on ne voyait d’elle que ses beaux cheveux, le bout de son nez, et sa gorge bien serrée qui caressait les feuilles commerciales. Mais le libraire n’entendant point les allusions spirituelles, rentra à la reliure sans faire attention à ce que l’on disait, et rassuré quant à lui, du moment qu’on ne se battait pas.

— Prenez garde, ma belle petite, reprit Mme Bézu, c’est par des inconséquences de cette sorte que l’on perd sa maison. On ne peut pas servir à la fois Dieu et le diable, fût-on aidée dans cette besogne par tous les beaux esprits de la ville.

Le marquis répondit d’un sourire gracieux à l’inclinaison de tête qui avait accompagné ce trait à son adresse.

— Les affaires sont les affaires, hasarda quelqu’un.

— Hélas ! Madame, on ne le voit que trop ! dit Mme Bézu dont les yeux brillaient comme si elle avait une révélation à produire. Et il y a mieux à dire : c’est que tout devient affaires par le temps qui court… Voulez-vous que je vous dise le fond de ma pensée ? eh bien, jusqu’à preuve du contraire, je ne serais pas éloignée de croire que ce sont des hommes d’affaires qui mènent en ce moment-ci la barque de Saint-Martin…

— Oh !

— Il y a trop d’argent à remuer pour que quelque bon financier ne se soit pas trouvé là et n’ait pas imposé adroitement sa volonté.

Ces paroles firent naître un nouvel embarras chez les personnes qui voulaient éviter que l’on parlât de cette question en présence de Mlle Cloque. Quelques-unes, gênées, se retirèrent ; les autres souhaitaient que M. Houblon reprît la parole : au moins celui-ci n’était pas compromettant ; on sentait qu’il disait toujours des choses excellentes, quoiqu’on ne se souvînt jamais de ce qu’il avait dit.

M. Houblon était soufflant encore, non pas épuisé toutefois, et visiblement prêt à recommencer au moindre signe, tant sa bonne volonté était grande.

Mlle Cloque lui évita cette peine. L’âme de la malheureuse souffrait toutes les angoisses. Elle comprenait les réticences généreuses de ses amis, sans en pressentir encore complétement le sens. Elle résolut, en rassemblant son courage, d’aborder carrément la question. Ses membres tremblaient ; il lui semblait qu’elle tînt sur les genoux sa chère petite Geneviève et qu’elle l’étouffât comme un pauvre pigeon. Elle la revoyait, hier encore, la tête sur son épaule, lui faisant son joli aveu d’amour et de confiance en le jeune homme dont elle allait elle-même placer le père sur le banc des accusés.

Elle avait fait signe qu’elle voulait parler, ce qui avait rendu attentif autour d’elle, car elle était ordinairement comme un oracle pour toutes ces dames ; et l’émotion lui coupait la voix. Enfin, elle dit :

— Il faut savoir tout sacrifier quand les grands intérêts de la religion sont en jeu. Je ne voudrais pas que l’on s’interdît de rechercher la lumière qui peut être très cruelle pour nous, mais qui peut aussi innocenter ceux qui souffrent de nos soupçons…

Cinq ou six dames, qui parurent lancées par un ressort, sautèrent confusément dans la brèche qu’ouvrait Mlle Cloque :

— Ma bonne amie, croyez qu’il est aussi douloureux pour notre cœur que pour le vôtre de nous voir contraintes à juger sévèrement la conduite de personnes…

— Ah ! ça, s’écria M. Houblon, qu’est-ce que c’est que tout cela ? De qui voulez-vous donc parler ?

— Comment ! objecta quelqu’un, vous ne savez rien ? D’où sortez-vous ?

Immédiatement les demoiselles Jouffroy se ressaisirent :

— Vous nous parlez depuis une heure ; vous nous dites des choses !… On ne sait plus où en donner de la tête, et au fond vous n’êtes pas du tout informé !…

— J’avoue… balbutia M. Houblon, que ce mystère…

— Allons ! taisez-vous donc ! dit vivement Mlle Jouffroy, la cadette, ce n’est pas la peine de faire des embarras quand on en est à l’A. B. C. Si vous voulez nous permettre de prendre l’histoire ab ovo, nous ne serons pas en peine de vous prouver avec le Frère Gédéon…

— Pardon ! mademoiselle, dit Mme Bézu qui avait allumé la mèche et qui tenait absolument à mettre le feu aux poudres, si bien informées que vous soyez par le Frère Gédéon, je doute que ce soit l’ancien protégé de la famille Niort-Caen qui ait pris soin de vous éclairer sur la seule question qui nous intéresse en ce moment : à savoir, s’il y a quelqu’un qui ait été en mesure de mener en sous ordre l’affaire de la construction de Saint-Martin ; et, au cas où quelqu’un aurait été en mesure de le faire, qui est le personnage. Or, nous nous trouvons aujourd’hui en présence de deux faits : primo : la vente des maisons dites de l’œuvre de Saint-Martin à une société financière ; secundo : la présence, non officielle, bien entendu, mais effective et constatée à la tête de ladite société d’une personne dont j’ai déjà prononcé le nom…

M. Niort-Caen ! acheva elle-même Mlle Cloque.

Et elle fit un suprême effort pour supporter cette terrible nouvelle qui dépassait ses appréhensions.

— Vous l’avez dit, ma chère, fit l’ancienne candidate à l’Ouvroir, en se rengorgeant.

— Comment ! fit-on de tous côtés, c’est Niort-Caen qui est à la tête de la Société ?

— Ce M. Niort-Caen n’est-il pas israélite ? demanda M. Houblon.

— Ça se sent assez ! fit Mme Bézu. Il est vrai, ajouta-t-elle, pour ceux qui pouvaient avoir oublié son union intime avec les Grenaille-Montcontour, il est vrai qu’il a marié sa fille dans une maison si catholique !…

— Mais, observa Mlle Cloque qui n’avait pas perdu la tête, qu’est-ce que cela prouve ? Il fallait bien vendre ces maisons à une société quelconque, si l’on était résolu à ne pas en user, et la présence de M. Niort-Caen dans cette société ne signifie pas…

— Comment ! ne signifie pas ! Mais c’est un juif, ma chère amie, faut-il vous répéter que c’est un juif ?… Tout le monde sait qu’il est fort riche, riche à entretenir plusieurs familles — (ceci était d’une perfidie atroce,) — et l’on connaît l’influence dont il dispose. Et vous voudriez nous faire croire qu’il n’a pas usé de son ascendant pour faire échouer un grand projet religieux ?…

— Son ascendant ! son ascendant sur le monde des libres-penseurs, je vous le concède ; mais il s’agissait là d’un projet intéressant surtout les autorités ecclésiastiques…

— Et c’est vous, ma chère amie — vous qui avez mis hier en voiture M. le comte de Grenaille-Montcontour avec M. le Vicaire général — qui allez nous dire que M. Niort-Caen n’a pas dans son entourage de quoi peser sur les autorités ecclésiastiques ? Ah ! non, je ne reconnais plus vos lumières !… Perdrions-nous nos facultés, ma bonne ? Serions-nous décidément nous aussi en décadence ? Qui ne sait deviner ne sait point gouverner !…

Mme Bézu se vengeait en torturant sa concurrente à la présidence de l’Ouvroir dans le présent, et en essayant de la compromettre dans l’avenir.

Mlle Cloque avait trop de chagrin pour comprendre autre chose que la gravité de la nouvelle.