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Mademoiselle Cloque/09

La bibliothèque libre.
Éditions de la Revue blanche (p. 148-182).


ix

EXÉCUTION


Mariette vint ouvrir, et ce furent aussitôt des exclamations qui amenèrent les figures de Loupaing et de sa mère, à la fenêtre, derrière le magnolia.

— Mademoiselle a encore grandi ! Comme vous avez bonne mine ! Dame ! ce que c’est que d’être sage !… Et des récompenses, en veux-tu en voilà, bien sûr ; ce n’est pas seulement la peine de le demander…

Et la bonne fille embrassait les mains de Geneviève en la retenant au bas des marches.

— Ah ! ce n’est pas trop tôt que Mademoiselle arrive, parce qu’il y a notre tante qui se fait un mauvais sang !… Hou !… Il y a tant de méchants sur la terre, voyez-vous !… Eh là là ! chère mignonne, vous au moins, vous êtes un ange, on en est sûr…

Avec cette clarté de vision des natures sensibles qui changent de lieu, Geneviève regarda la petite allée sablée entre la porte de la salle à manger et la haie des fusains, l’extrémité d’une corbeille ovale de rosiers en face de l’autre flanc de la maison, et sous le magnolia, la porte basse grillagée à hauteur de genoux, et peinte en vert, qui ouvrait du côté de la plomberie, pour les personnes venant de la rue de l’Arsenal.

— Tiens ! dit-elle, les fusains ont poussé… Tante, tes rosiers ont besoin d’eau.

Mais c’était pour dire quelque chose, car, au fond d’elle, elle éprouvait l’angoisse étrange que donnent les endroits connus, où l’on revient vivre après en avoir été séparé. Et, pour la jeune fille qui n’avait passé ici que des vacances monotones et solitaires, beaucoup moins gaies en vérité que les mois d’étude dans le beau couvent aux jardins immenses, aux nombreuses figures souriantes, et où elle jouissait en raison de son intelligence et de sa tenue, d’un traitement un peu privilégié, cette petite allée, cette maigre verdure et cet horizon borné par la grosse et vilaine maison du propriétaire, produisaient l’effet d’une insurmontable oppression. Il s’y joignait l’inquiétude sourde causée par tout ce qu’elle avait remarqué d’ambigu autour de sa tante depuis la descente de l’omnibus : les demoiselles Jouffroy qui ne lui disaient plus bonjour ; bien d’autres personnes qui lui faisaient grise mine, et surtout cette froideur vis-à-vis des Grenaille-Montcontour, que l’on avait laissés, sans même leur serrer la main, sans un petit adieu de la tête, pendant qu’ils tournaient le dos…

À peine avait-on pénétré à l’intérieur, que Geneviève, succombant à la commotion de ses nerfs, se jeta en pleurant au cou de sa tante.

— Eh bien ! voyons, mon enfant, qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien, rien, tante, je suis heureuse de te voir…

Et Mlle Cloque se demandait : « Est-ce qu’elle a compris ? Est-ce que je ne vais pas être obligée de lui avouer tout ?… »

On monta l’escalier ; on installa Geneviève dans la chambre toujours réservée pour elle et qui était la plus luxueuse de la maison. Le mobilier était en palissandre, un peu piqué, mais si soigneusement tenu qu’il faisait encore bonne figure. Il datait du mariage du frère de Mlle Cloque, et tout ce qui avait appartenu de plus intime à ce digne homme victime de sa probité, avait été recueilli là. Il y avait une armoire à glace, une chaise longue, et les tentures du lit et de la fenêtre étaient de reps gris uni, quelque chose de sobre et de très distingué dans ce temps-là. Une étagère montrait sur ses trois tablettes les reliques du père et de la mère de Geneviève : un porte-feuille, une bourse aux mailles d’acier, une pelote en tapisserie où étaient piquées des épingles à tête bleue ou blanche qui avaient servi autrefois, et une de ces anciennes épingles de cravate à deux tiges réunies par une chaînette d’or. Les photographies sur la cheminée, la pendule de marbre noir avec, comme sujet, une chienne de bronze léchant un petit enfant abandonné, tout était souvenir, tout rappelait le culte des parents disparus.

Une grande fenêtre donnait sur les ferrailles, les tôles, les tuyaux, les charrettes à bras de la cour de Loupaing ; il fallait se pencher et regarder directement en bas pour apercevoir les fleurs du jardinet et la verdure des fusains. Au delà du mur de clôture, sur la rue de la Bourde, on voyait l’hôtel d’Aubrebie.

Bien avant les événements qui avaient apporté tant de trouble en ses projets, Mlle Cloque avait fait faire pour sa nièce plusieurs toilettes d’un goût très entendu, qu’on était allé lui essayer à Marmoutier et qui étaient là toutes prêtes, étendues sur la chaise longue. Leur vue fit diversion, et Geneviève voulut s’habiller de suite.

— Va te reposer, tante, tu vas voir, j’irai t’embrasser…

— Mais, mon enfant, nous ne sortirons plus aujourd’hui !

— Qu’est-ce que ça fait ! qu’est-ce que ça fait ! je vais faire toilette pour nous toutes seules…

Ce ne fut qu’après la porte refermée, et lorsqu’elle se trouva réellement seule dans cette chambre triste et silencieuse, qu’un second mouvement d’angoisse étreignit ce cœur de dix-sept ans ouvert à toutes les ardeurs et cultivé pour la tendresse par une éducation religieuse surchauffée. Elle ne pouvait plus se sentir seule. Elle appela :

— Tante ! Tante ! non, reviens, tu m’aideras…

Mlle Cloque avait eu le temps de passer dans sa chambre séparée de celle de Geneviève par la longueur d’un couloir ; elle n’entendit pas. Alors la jeune fille se ravisa à la pensée que sa tante se moquerait d’elle, car elle était sévère pour les caprices et n’admettait pas que l’on changeât d’idée.

Affalée sur la chaise longue et livrée à elle-même, ce qui n’arrivait jamais au couvent, elle s’abandonna à la rêverie, tout en enlevant son corsage. La figure de Marie-Joseph passait et repassait à ses yeux. Et, plus encore par un pressentiment de femme que par raison, elle avait l’impression, que quelque chose de mauvais s’était produit. Aussitôt, elle joignit les mains, leva les yeux sur le crucifix, posé au chevet de son lit, et dit : « Mon Dieu ! mon Dieu ! éloignez de moi le malheur ! » Sa piété était si naïve et si vraie qu’elle ne douta pas que Dieu ne fût touché par son grand désir, et elle se releva, presque rassurée. Les images qu’elle avait coutume de caresser dans ses moments heureux de confiance se représentèrent à son esprit.

Une entre autres lui revenait sans cesse. C’était à la fin des vacances de l’année précédente aux derniers jours de septembre. Le matin, au déjeuner, sa tante lui avait dit, avec toutes sortes de circonlocutions coupées et recoupées par les entrées de Mariette, qu’une chose très grave avait été sérieusement discutée entre elle et la famille de Grenaille-Montcontour, et qu’il fallait en savoir beaucoup de gré à M. le comte qui se contentait de la dot réglementaire exigée pour les mariages d’officiers… Quels battements de cœur, pendant ce repas-là ! Et l’après-midi, on avait été faire visite à la comtesse, à l’hôtel du boulevard Béranger. Il faisait beau ; on avait fait un tour de jardin avant de se quitter. C’était un jeudi, on entendait sur le mail la musique militaire. Et on se promenait en causant, un peu à bâtons rompus, dans les grandes allées droites bordées de buis. Mme de Grenaille montrait à Mlle Cloque une frise de faïence artistique d’un goût assez médiocre, qu’elle venait de faire appliquer sous la corniche de l’hôtel. La jeune juive cueillait les dernières fleurs de la saison ; on lui voyait faire par moments une jolie grimace, en fronçant ses sourcils bruns, épais et bien arqués, lorsqu’elle se piquait les doigts, et aussitôt après elle souriait en regardant Geneviève de ses yeux mauves et en montrant ses dents admirables. Une rose thé qui penchait la tête au centre d’un massif était trop éloignée pour que la jeune femme pût l’atteindre, et elle avait appelé Marie-Joseph. Le sous-lieutenant s’était élancé, avait atteint adroitement la rose, et, au lieu de la remettre à sa belle-sœur, il l’avait directement offerte à sa future fiancée, en la regardant comme il n’avait jamais fait encore. Elle l’avait reçue de sa main ; leurs doigts se s’étaient même pas effleurés. Elle avait rougi, puis pâli et tremblé. Pour se donner une contenance, elle avait fait remarquer au jeune homme une gouttelette de sang qui lui perlait à la main. « Oh ! ce n’est rien ! » avait-il dit simplement, sans chercher à faire de madrigal ; et il l’avait essuyée de son mouchoir. Mais elle, deux fois avant de partir, lui avait demandé : « Et votre blessure ?… » Il lui avait répondu seulement par un sourire, mais qui voulait dire beaucoup, du moins elle n’en doutait pas. Ils s’étaient parlé au travers de cet incident de rien du tout. C’est le vrai langage de l’amour. C’était une petite chose qu’ils ne pouvaient plus oublier.

Elle se leva, se recoiffa, enleva son affreux filet de pensionnaire et noua négligemment l’épaisse torsade de ses cheveux ; sur le front et sur les tempes, ils frisaient naturellement et formaient une sorte de mousse d’un blond d’or. Cette seule modification lui changeait complètement la physionomie ; avec ses doux yeux de velours, son nez bien fait et sa bouche fine, elle était charmante. Deux toilettes la tentaient ; mais elle se dit qu’il fallait être raisonnable, et prit une robe unie et une petite blouse écossaise. Dès qu’elle se jugea bien, elle alla frapper chez sa tante.

Mlle Cloque était assise dans son fauteuil contre la fenêtre de la cour. Elle avait ôté son chapeau remplacé par un bonnet noir. Ses lunettes étaient relevées sur le front ; elle croisait les mains, les deux index en compas appuyés sur les lèvres ; et ses yeux attristés reposaient sur les feuilles du catalpa qu’un air faible agitait. La scierie criait dans le lointain ; les bruits métalliques de la plomberie couvraient le clapotis de la fontaine.

Geneviève entra avec tout le parfum de la jeunesse, et sourit.

La vieille tante écarta les mains d’admiration, en la voyant transformée.

— Oh ! dit-elle, pourquoi t’es-tu faite si jolie ?

— Embrasse-moi, tante !

Geneviève courut au fauteuil.

Quand elle releva la tête, sa tante la regarda avec un air si accablé qu’elle eut peur. Quelque chose chavira visiblement, dans l’eau sombre de ses yeux. Ce fut comme un naufrage de son espoir ébranlé mais que sa dernière prière avait redressé tout à l’heure.

Mlle Cloque lui appuyait les deux mains sur les cheveux, et, du pouce, relevait tendrement la mousse d’or de son front. La pauvre tante était plus malheureuse que la nièce. Il lui semblait que le monde allait s’écrouler, et que c’était elle-même qui donnait la chiquenaude fatale ; et elle s’épouvantait d’assister de si près, au supplice de sa chère enfant. Elle ne disait rien. Ce fut Geneviève qui eut le courage de demander :

— Dis-moi ce qu’il y a.

— Il n’y a rien ! il n’y a plus rien ! ma pauvre Geneviève ; il ne faut plus penser à… cela ; à lui, oui ma fille chérie, il ne faut plus penser à lui… tout est fini !…

Geneviève poussa un petit cri. Elle laissa tomber sa tête entre les genoux de sa tante. Elle était abasourdie ; elle ne songea même pas à demander pourquoi tout était fini ; elle sentait seulement le sol lui manquer, tout fuir, s’ensauver d’elle, les choses, les gens, en tous sens, dans une course folle qui la laissait isolée, avec une pente vertigineuse autour d’elle.

Presque aussitôt, elle pleura. Les sanglots secouaient la lourde masse de ses cheveux dans le giron de la tante qui fit comme elle.

Lorsque Geneviève s’essuya les yeux, elle aperçut par la fenêtre Loupaing qui regardait. Elle s’enfuit à l’autre bout de la chambre. Mlle Cloque ferma la fenêtre. Cet autre ennui tarit leurs larmes et elles commencèrent à pouvoir parler. Alors la tante raconta ce qui était arrivé.

Elle endossa elle-même les premières responsabilités. Elle dit à Geneviève que si son père avait vécu, il n’aurait pas laissé cette malheureuse liaison s’engager si avant, parce qu’il eût bien vu, lui, comme elle l’avait fait elle-même sans avoir le courage de s’arrêter, le défaut imperceptible mais dangereux de cette famille.

— Vois-tu, mon enfant, disait-elle, ce sont des gens qui donnent dans toutes les nouveautés. Je ne prétends pas qu’il soit nécessaire de rester perpétuellement encrouté ; il y a des innovations qui sont bonnes, mais il y a une chose qui ne change point, c’est l’honnêteté et c’est le respect de notre sainte religion. On ne transige point avec cela. Quand le moindre accroc se produit, tout se déchire. Sans doute, il faut être bon, et je n’ai point de haine pour les infidèles ; mais, cela n’empêche pas que si vous recevez tous les jours à votre table des personnes qui ne sont même pas chrétiennes, il y a des chances pour que la religion soit reléguée au second plan dans la maison. Est-ce que c’est possible ? Est-ce qu’on t’a appris à admettre une chose pareille ?

— Non, tante.

— La religion au second plan, c’est la religion foulée aux pieds, et avec elle tous les principes, toute la morale. Après ça, c’est la débandade… Ah ! si j’avais su plus tôt le rôle que jouaient les Niort-Caen dans la famille ! Je me disais : ce sont des juifs, c’est vrai, mais ils ont laissé leur fille abjurer ; c’est déjà un bon pas de fait, et il y a peut-être possibilité de les ramener au bien, à la vérité ; ç’aurait été une belle tâche pour toi ! Mais, c’est tout le contraire qui arrive ; c’est le comte et la comtesse qui se laissent mener par le bout du nez et qui suivent ces juifs partout où il leur plaît de les mener. Je n’ose pas penser une pareille extrémité, mais je crains bien qu’ils aient perdu la foi ! Oui, oui, leur religion est toute extérieure, c’est facile à voir ; il n’y a qu’à regarder leur manière de vivre de plus en plus agitée et toute matérielle, tout entière livrée aux soins du corps, aux sports, aux plaisirs ou aux affaires…

Elle confessa qu’elle avait été fascinée par ce que cette union pouvait avoir de flatteur et de brillant. C’était une grande faiblesse, elle l’avouait. Elle ne savait pas qui avait pu lui mettre dans les veines ce penchant insurmontable pour le panache. « Ce n’est que l’ombre de ce qui est grand, mon enfant, il faut tâcher de ne pas confondre… »

Puis, elle raconta tous les incidents ; les insinuations des journaux ; l’attitude du comte, l’influence des Niort-Caen dans l’affaire de la vente des maisons de Saint-Martin. « Ce Niort-Caen, vois-tu, je ne le connais pas, mais je jurerais que c’est quelque suppôt de l’enfer, vomi pour notre perte, pour la ruine de tout ce que nous aimons !… Il agit en dessous ; on ne le voit pas ; c’est lui qui mène tout ! »

Elle dépliait la pile du Journal du Département ; elle lisait les articles à haute voix, ramenant ses lunettes sur les yeux ou les relevant sur le front. Elle dit même très franchement la belle prouesse de Marie-Joseph…

— Tu vois bien ! fit Geneviève, il n’est pas comme son père !…

Alors Mlle Cloque raconta l’entrevue qu’elle avait eue avec le sous-lieutenant, rue Rapin, d’où elle avait rapporté la certitude que l’héroïsme du jeune homme ne dépassait pas les limites d’une question d’amour-propre vis-à-vis des officiers de son régiment ; elle dit avec quelle facilité il avait accepté dès le lendemain les raisons ou les ordres de son père qui le menaçait de lui couper les vivres.

— Ce n’est pas un mauvais garçon ; il est bon et brave. Je ne doute pas qu’il ne soit capable d’accomplir de belles actions sur le champ de bataille ; mais le plus difficile, à mon avis, c’est de les accomplir, ces belles actions, sur le champ très terre à terre de la vie de chaque jour. Au milieu du feu et au son des trompettes, j’imagine que le plus poltron peut se couvrir de gloire ; mais c’est une autre affaire quand il s’agit de soutenir son honneur mordicus contre un papa qui vous menace de vous priver de votre argent de poche…

— Mais tante, tante, disait Geneviève entre deux sanglots, réfléchis aussi que c’était son père ; il faut se soumettre aux volontés paternelles…

— Non pas ! quand votre père vous ordonne de ne pas le défendre contre une odieuse accusation. L’intention du comte était bien évidente, il ne voulait pas que l’on soulevât une question d’honneur qui eût pu l’empêcher d’exécuter une opération financière avantageuse… Il a préféré laisser dire qu’il trahissait la cause de Saint-Martin dans un but intéressé. Et il n’a pas eu honte d’exécuter ouvertement ce qu’on l’accusait de préméditer… Oui, ma fille, je le sais depuis hier seulement, mais il faut que je te dise tout pour que nous soyons bien d’accord sur ce que nous avons à faire ; eh bien, le comte a acheté trois maisons dans le lot dont la société s’était rendue acquéreur ; trois maisons, j’en suis sûre, puisque la maison où est situé l’Ouvroir en fait partie ; c’est en allant acquitter le loyer entre les mains du notaire, en qualité de présidente, que j’ai su le nom de notre nouveau propriétaire. On l’ignore encore ; tu es la première personne à qui je le dis… Il les a eues à moitié prix de leur valeur. Cela va mettre du beurre dans leurs épinards ! D’un coup de main, il avait là de quoi compléter ta malheureuse petite dot, mon enfant !… C’est comme cela qu’on fait aujourd’hui.

Geneviève ouvrit ses yeux humides ; elle cherchait désespérément une occasion d’innocenter le comte. Sa tante la devina :

— Oui, oui, tu vas me dire que c’était dans un but excellent qu’il agissait en s’enrichissant de cette façon, et qu’il pensait à assurer le bonheur de son fils. On n’arrondit pas sa fortune aux dépens de l’église de Dieu ! Mieux vaut cent fois la pauvreté !… Ah ! ça, est-ce que ce n’est pas ton avis ?

— Si, ma tante, si, si, bien sûr ; mais… enfin, c’était donc bien, bien nécessaire, dis-moi, cette basilique ? Voyons ! puisqu’on construit tout de même une église ?…

Mlle Cloque leva les bras au ciel.

— Comment ! s’écria-t-elle, tu en es là ! C’est là que vous en êtes tous, aujourd’hui ! « Est-ce que c’était nécessaire ! » Mais sache donc, ma pauvre enfant, que tout ce qui s’est fait de plus beau et de plus grand dans le monde n’était pas nécessaire. Est-ce qu’il était nécessaire que Notre-Seigneur pérît sur la Croix ? Est-ce qu’il n’aurait pas pu nous sauver par un moyen plus simple, puisqu’il était tout-puissant ? Non, non ! Il a voulu nous montrer la beauté du sacrifice pour lui-même, sans utilité, sans autre but que de satisfaire un besoin secret que les hommes ont longtemps porté dans leur cœur et qui consiste à désirer faire bien, faire mieux, faire le mieux possible. Entends-tu ? jamais on ne fait assez bien, jamais on ne doit se dire même : « J’ai bien fait », parce qu’il y a mieux à faire. Regarde nos vieilles cathédrales qui ont été bâties à l’âge de la foi ; regarde leurs flèches qui montent, montent tout le temps qu’elles peuvent ; elles ne s’arrêtent que parce que tous les moyens leur manquent d’aller plus haut proclamer la gloire de Dieu. Aucune même n’est finie ; la foi est tombée avant que ces braves gens aient épuisé leurs dernières ressources ; qui sait jusqu’où ils seraient allés ? Voilà des exemples !… Ah ! aujourd’hui, ce n’est plus cela, non ! il s’agit, à l’heure qu’il est, de mesurer à un millimètre près ce qu’il est indispensable que l’on fasse, après quoi on l’accomplit ric-à-rac. Eh bien ! ma fille, tout ce qui est exécuté dans ces conditions-là est condamné d’avance et n’a ni vie ni durée, parce que le cœur n’y est pas. C’est lui qui anime tout. Quand il y est, on va sans compter. Voilà pourquoi si nous avions du cœur, on ne marchanderait pas à Dieu quelques pouces de terrain ; on ne lui dirait pas : « Avec tant de mètres carrés on va vous faire une petite église très convenable ! » Quant à ceux qui lui rognent son terrain pour s’y faire des maisons de rapport, non, mon enfant, non ! je le dis bien haut, ces gens-là n’auront jamais rien de commun ni avec moi ni avec les miens !…

Mlle Cloque s’échauffait. Sa nièce ne l’avait encore point entendue parler si haut. Elle marchait dans la chambre ; le plancher craquait, et, sur la commode, les flacons et les verres tremblaient dans les plateaux. En prononçant ses derniers mots, et comme pour leur donner la force d’un serment, elle avait frappé l’un contre l’autre deux livres de piété reliés en maroquin qui étaient posés sur la table du milieu ; l’un en retombant à faux avait bâillé et laissé échapper une image et des petits papiers du Saint-Rosaire qui se mirent à voleter ; des porte-plumes avaient sauté dans l’écritoire.

Geneviève se pencha pour ramasser les papiers et l’image. Mlle Cloque fut un peu effrayée de son propre emportement.

— Ma pauvre Geneviève, dit-elle, j’ai tort de me mettre comme cela en colère, mais, vois-tu bien, il y a une chose que je n’ai jamais pu supporter, c’est la tiédeur, c’est ce qui est fait à moitié ; c’est ce qui n’est ni bien ni mal. Malheureusement c’est ce qu’on veut nous imposer aujourd’hui de tous côtés. Ah ! il avait bien raison, le grand homme qui m’a prédit un jour que nous entrions dans le règne de la médiocrité. Nous y sommes plongés jusqu’au cou ; nous y nageons à pleines eaux. On parle d’une beauté nouvelle ! « L’idéal Niort-Caen ! » tu vois ça d’ici ? Mais comprends donc que c’est de cette contagion que je veux te garantir. Ton père t’aurait parlé comme moi : je le connaissais bien, lui qui a, toute sa vie, sacrifié son bien-être à ses opinions. Il aurait préféré te donner à un aventurier qui s’en va avec sa seule bravoure planter les couleurs de son pays au fin fond de l’Afrique, plutôt que de t’assurer une sécurité établie à coups d’expédients. Je me suis laissée tromper, comme une vieille sotte ; que veux-tu ? C’est difficile de se faire à l’idée que nous ne vivons que sur des mots comme me l’a dit cent fois ce vieux sacripant de marquis qui aurait quelquefois raison s’il n’était pas un mécréant. Les Grenaille-Montconcour, c’était un si vieux nom ! Autrefois, un nom, cela signifiait quelque chose. Il y a toute une lignée de braves dans leur galerie… Le comte, un homme si bien, si distingué ! Le fils officier : avec celui de prêtre, où trouver un métier plus noble ? Mais il paraît qu’il n’y a plus ni noms ni métiers ; on dit que tout cela, c’est des mots qui ne garantissent plus rien ; il faut encore aller là-dessous trier les bons et les mauvais… Geneviève se redressa tout à coup. Elle crut avoir découvert un dernier argument qui lui semblait irrésistible :

— Mais enfin, ma tante, comment expliques-tu qu’ils soient venus me chercher, moi, qui ne suis pas riche, tant s’en faut ? Est-ce que ce n’est pas une preuve de désintéressement, ou tout au moins de la loyauté de ses… de leurs sentiments ?…

— C’est cela qui m’avait le plus touchée, ma fille ; c’est cela qui m’a fait donner tête baissée dans cette histoire ; mais aujourd’hui le monde est tellement bouleversé qu’il ne faut plus se fier à rien, à ce qu’il paraît… Je ne vais pas jusqu’à dire que le jeune homme n’ait pas été sincère, non, mon enfant, non ; je crois bien que c’est lui qui t’a distinguée spontanément, et j’ai même dans l’idée qu’il a trouvé au commencement un soupçon de résistance de la part de la famille, et cela à cause de ta situation modeste. C’est quelque temps après qu’il y a eu un brusque revirement et que la famille s’est montrée la plus disposée à la réussite du projet du fils. Qu’est-ce qu’il s’était donc passé ? Les raisons d’agir de ce monde-là sont tellement compliquées, il y a tant de mystère dans leurs dessous qu’on s’y perd. Mais il y a une chose à laquelle il faut penser, mon enfant, c’est que l’argent n’est pas la seule richesse, et il est assez curieux de voir que ce sont les gens qui font le plus les malins, qui sont les premiers à reconnaître cette vérité de tous les temps. Ta dot n’est pas grosse ; mais on sait ce que tu vaux par toi-même ; on sait comment tu as été élevée, la bonne renommée que tu t’es faite au couvent ; on sait aussi la belle droiture de ton pauvre père ; ta mère est morte bien jeune, mais tous ceux qui l’ont approchée ont reconnu quelle sainte femme c’était… Tout ça vaut bien un peu d’argent !…

Retiens ceci, c’est que, si nous devons être humbles de cœur comme Notre-Seigneur nous le recommande, il ne faut pas tout de même être à plat, nous autres pauvres, devant ceux qui ont la puissance de la richesse, ni nous estimer trop heureux, parce qu’ils daignent nous apprécier. En nous demandant d’unir notre sort au leur, ils y trouvent quelquefois leur compte…

Mlle Cloque était retombée dans son fauteuil. Geneviève était venue s’asseoir auprès d’elle, les coudes sur le bras du vieux siège de cretonne, et se tamponnant des deux mains les yeux avec son mouchoir.

— On étouffe… dit la tante. Elle rouvrit la fenêtre.

En face, à travers le magnolia, Loupaing était toujours là qui regardait. Geneviève surprit la douleur et le dégoût qu’éprouvait la malheureuse à ce perpétuel espionnage. Elle connaissait les doux projets de retraite de sa tante, aussitôt le mariage accompli. Et, une idée imprévue, un argument suprême, lui monta, du fond de sa nature de femme. Elle dit avec un gros soupir :

— Alors tante, te revoilà encore pour longtemps avec ce vis-à-vis-là ?… puisqu’il n’y aura rien de changé…

Mlle Cloque leva les yeux sur elle. Elle comprit tout à coup l’inanité des raisonnements auxquels elle avait recours pour convaincre cette petite fille qui aimait. Au moment où elle la croyait rendue, voilà qu’un sourd instinct de finesse féminine s’éveillait en elle et qu’elle essayait de tenter la pauvre vieille dans son goût d’un entourage pieux et tranquille, qu’elle essayait de la flatter dans ce qu’elle avait d’innocente sensualité !

Par cette enfant ignorante et naïve, la ténacité, l’aveuglement et la sombre puissance de l’amour étaient révélés à la vieille Mlle Cloque. À soixante-dix ans, elle trembla comme avait fait déjà Geneviève en recevant la rose de la main de Marie-Joseph ; et elle eut peur comme à la présence soudaine d’un ennemi plus redoutable qu’elle n’en avait jamais imaginé.

— Geneviève ! dit-elle.

— Tante ?

— Geneviève ! tout ce que je te dis, c’est comme si je chantais !…

La jeune fille sans répondre se laissa retomber à genoux, se cachant la figure contre la jupe de sa tante, et ses sanglots reprirent de plus belle. Peu à peu, entre les spasmes qui la secouaient, et tout en mâchonnant son mouchoir humide, elle tâchait d’articuler quelques mots :

— Non !… non !.. ne crois pas ça… tante ! je t’aime bien, va !… Si tu savais !… tu as raison, tante… oui, oui… je suis sûre que tu as raison… Je comprends bien, va, tout ce que tu me dis. Ah ! si tu savais !…

— Mais si je savais quoi ? Voyons, ma chère enfant ; quoi ?

— Je ne sais pas ! je ne sais pas !…

Et Geneviève secouait entre les genoux de la tante, la masse épaisse de sa chevelure blonde.

Elle faisait signe : « Je ne sais pas ! je ne sais pas ! » et elle mordait, mangeait son mouchoir pour ne pas crier.

À un mouvement que fit Mlle Cloque pour refermer la fenêtre, Geneviève ouvrant les yeux, lui vit une figure si désespérée que ces mots lui sortirent du cœur avant même qu’elle eût voulu les prononcer :

— Tante, je ferai ce que tu voudras !

— Tu me promets d’être raisonnable ?

— Je te le promets.

Mlle Cloque était résolue à ne pas laisser traîner les choses. Sa décision de rompre était irrévocable et elle voulait éviter le retour de scènes aussi pénibles. Elle redressa doucement Geneviève, la mit debout, l’embrassa. Puis elle alla prendre dans le buvard qui était sur la table du milieu une lettre déjà sous enveloppe et à laquelle il ne manquait plus que de mettre le nom et l’adresse.

— Mon enfant, dit-elle, je n’ai pas voulu agir d’une manière définitive avant de te prévenir ; mais puisque tu m’as promis d’être raisonnable, je suis d’avis qu’il ne faut pas remettre à demain ce que nous devons faire aujourd’hui. Voilà une lettre que j’adresse à M. le comte… Tu peux la lire. Nous n’avons pas à le dégager d’une parole qui n’a pas encore été prononcée officiellement : je le prie seulement de ne pas donner suite « à un projet qui nous avait souri, mais que Dieu n’eût pas béni, je le crains, puisqu’il n’admet pas deux poids et deux mesures, alors que nos familles ont prouvé qu’elles n’usaient pas de la même balance pour peser les choses les plus essentielles de ce monde ». Je vais écrire l’adresse. Nous irons la jeter à la boîte après le dîner. Cela nous fera une petite promenade…

Geneviève, les larmes taries, lut la lettre sans un nouveau signe d’émotion, et la rendit à sa tante qui l’embrassa de nouveau.

— Merci, mon enfant, lui dit-elle, tu es courageuse, je te reconnais bien là. Si ton père te voyait, il serait content de toi. Sois comme lui toujours ; il n’a connu que son devoir ; il lui a tout sacrifié.

Elles restèrent sans presque plus rien dire. Après la secousse violente, elles étaient relativement apaisées. On ouvrit encore une fois la fenêtre sur le jardin. Les parfums du soir commençaient à monter. Il venait d’épaisses bouffées des fleurs du magnolia grêle. De temps en temps, Geneviève se mouchait ; et des restes décroissants de sanglots lui donnaient comme un petit hoquet. Les bruits de la scierie et de la plomberie étaient tombés. On ne voyait plus personne chez Loupaing. Geneviève se pencha à la fenêtre :

— Il est là-bas qui arrose, dit-elle.

— C’est l’heure du dîner, fit Mlle Cloque, nous allons le trouver en bas.

Mais elles dînèrent vite sans s’occuper beaucoup de cette brute. Le jet de la lance contre les fusains venait par moments s’éperler en gouttelettes jusque sur le pas de la porte entr’ouverte. Par deux fois même la petite pluie fine frappa les vitres. Mais ce fut à peine si on tourna la tête. On eût dit que la lettre à mettre à la poste les brûlât. L’une et l’autre, pour des raisons diverses, avaient la même hâte d’en finir. Sans qu’elles y fissent aucune allusion, tous leurs mouvements semblaient combinés en vue de cette même action à accomplir. La tante la considérait comme une fin, une conclusion définitive à la période d’inquiétude et de tergiversations qu’elle venait de traverser. Qu’est-ce donc qu’y voyait la nièce pour désirer ainsi l’achèvement de ce qu’elle redoutait le plus ? Qui sait jamais ce qui se passe dans les jeunes têtes ? La logique ne les gouverne point, et elles n’ont pas le sentiment de l’irrévocable.

Il était encore presque jour quand elles sortirent, mais quelques femmes de la rue de la Bourde étaient déjà installées aux portes pour prendre le frais. Celles qui connaissaient Mlle Cloque lui adressaient un signe de la tête ; et toutes, sans distinction, se poussaient le coude en se montrant Geneviève :

— La demoiselle à Mlle Cloque est arrivée…

On tournait soit à droite, soit à gauche de la vieille église Saint-Clément en ruines et servant de halle au blé, pour atteindre l’entrée de la rue Saint-Martin. Là, au coin d’un magasin de quincaillerie, il y avait une boîte aux lettres. Mlle Cloque tenait la lettre à la main sous son mantelet. Arrivée devant la boîte de fer, elle s’approcha de tout près, car elle n’avait pas de bons yeux, pour voir la fente ; et elle y glissa l’enveloppe. Puis elle passa le doigt tout le long de l’étroite ouverture et donna un petit coup sec au flanc de la boîte, parce qu’elle n’avait pas entendu tomber la lettre. Ce fut tout. On continua son chemin.

— Nous allons plus loin ? demanda Geneviève.

— Qu’est-ce que tu dirais d’une petite prière à Saint-Martin ?

— Je veux bien.

— J’y vais quelquefois le soir, parce qu’il n’y a personne. C’est ce Frère surtout que je tiens à éviter depuis les événements, car il a montré un cynisme dans toute cette affaire !…

Et elle apprit à Geneviève qui n’écoutait qu’à demi, le rôle de plus en plus important qu’avait joué le Frère Gédéon dans la propagande en faveur du Chalet Républicain, et l’extension croissante de sa boutique de librairie, en concurrence avec cette pauvre petite dame Pigeonneau qui était demeurée, elle, si « bien pensante » au milieu des sollicitations des différents partis.

La rue s’allongeait devant elles sous la nuit tombante, et dans la partie la plus éloignée qui inclinait un peu vers la droite au delà du magasin Pigeonneau, les petites lumières jaunes des becs de gaz naissaient une à une en se rapprochant. Les deux hautes tours de l’ancienne basilique étaient déjà noyées dans l’ombre. La maison de blanc de Rocher, le franc-maçon, fermait sa devanture à grand bruit. Mlle Cloque cita à sa nièce les maisons où « l’on n’allait plus… »

Elles tournèrent à la rue Descartes et entrèrent à la chapelle provisoire. Le guichet du Frère bleu était fermé et sans lumière. Elles poussèrent la porte de cuir rembourré, avec le léger frémissement aux épaules qu’ont les femmes vraiment pieuses et qui vont passer quelques minutes en prière devant Dieu.

Il leur fallut tâtonner pour se diriger dans l’obscurité de l’intérieur. Deux bougies seulement étaient allumées du côté de la chapelle de la Vierge, et tout au loin, dans le grand trou noir du chœur, clignotait la lampe au feu couleur de groseille. Les grandes baies aux vitres blanches ne laissaient plus tomber qu’un jour malpropre qui semblait se réfugier contre les murs plaqués de marbre.

Elles s’agenouillèrent dès les premières chaises venues et s’absorbèrent, les mains sur les yeux. Mais un bruit venu de la chapelle de la Vierge leur fit aussitôt relever la tête, et il fut facile de reconnaître la voix bien timbrée du Frère Gédéon qui parlait assez durement à des gamins rangés autour de lui. Presque au même instant éclata un chœur de voix aigres soutenues par le Frère dont le bras rythmant le chant passait et repassait à grands coups devant la flamme d’une des bougies.

— Il exerce les enfants pour la fête de l’Assomption, chuchota Mlle Cloque à l’oreille de Geneviève.

Le bras vigoureux du Frère semblait marteler chaque mot du cantique à la Vierge, qui arrivait pointu comme le vinaigre, mais très nettement articulé :


De Marie-e
Qu’on publie-e,
Et la gloire et la grandeur !…


Puis, après un sourd bougonnement du Frère penché sur les petites têtes, on le vit se redresser, et il entonna, lui tout seul, un autre cantique, pour leur donner le ton :


Le Saint Nom de Marie-e
C’est le nom le plus beau,… etc.


Les enfants reprirent avec lui ; mais cela allait tout de travers ; il les interrompit et recommença seul, patiemment. Aucun progrès n’étant sensible, il se fâcha. Il les cognait sur les cheveux, sans leur faire grand mal, avec une petite baguette de bois qu’il avait à la main. Dans un mouvement un peu vif, il atteignit une des bougies qui se renversa. Les gamins furent saisis d’un fou rire. Il leur lança :

— Allez-vous-en ! allez-vous-en ! que je ne me mette pas en colère !…

Toute la marmaille s’enfuit pêle-mêle au travers des chaises, butant, tombant, se relevant avec des cris étouffés. Malgré les culbutes, en un clin d’œil ils avaient atteint la porte de sortie. Alors on entendit le Frère leur crier très fort :

— Et que j’en pince un qui sorte sans faire son signe de croix !…

Dans l’ombre où leurs yeux s’accoutumaient, Mlle Cloque et sa nièce distinguèrent la grappe de cette dizaine de bambins, chacun suspendu par un bras au bénitier ; elles entendirent le gargouillement de l’eau et virent les enfants se signer d’un geste grand comme eux.

Puis le Frère se disposa à traverser la chapelle, sa bougie à la main.

« Mon Dieu ! soupira Mlle Cloque, il va nous voir ; j’aurais pourtant préféré l’éviter… »

Il s’avançait, protégeant la flamme d’une main. La lumière qui donnait en plein sur son visage, avivait le bleu cru du rabat. Il fit un mouvement en reconnaissant Mlle Cloque qui le fuyait depuis plusieurs semaines, ce qu’il savait très bien. Il n’hésita pas un instant ; il s’arrêta et dit :

— Comment ! c’est vous, mademoiselle ; vous avez donc été malade ?…

Il fit un salut très digne à la jeune fille, et, vivement, sans attendre la réponse de l’ancienne fidèle de Saint-Martin, qu’il soupçonnait devoir être glaciale, il ajouta :

— Il faut que je vous montre une pierre provenant de la première des Basiliques élevées sur ce sol même, dite Basilique de Saint-Perpet ; c’est du ve siècle… Les fouilles donnent des résultats merveilleux !…

Mlle Cloque prise immédiatement au siège de sa plus brûlante curiosité, demanda :

— On a donc commencé les… travaux ?

Le Frère jugea habile de ne pas l’incommoder par une réponse affirmative.

— Oh ! dit-il, d’un ton dédaigneux, toujours des fouilles, vous savez…

Et il glissa confidentiellement :

— Il y a quelques petites pierres vénérables que l’on m’a permis de vendre !…

— Ah !…

— Je ne veux pas, vous comprenez, qu’elles tombent entre les mains du premier venu. Je me disais justement : « Quel dommage que Mlle Cloque ne passe pas par chez nous !… » Je vais vous faire voir les plans qu’on a déjà pu lever… Vous y touchez du doigt les trois basiliques superposées ; c’est net comme le fond de l’œil… Je vous attends à la sortie.

Et il gagna sa boutique avant que Mlle Cloque eût eu la possibilité de placer une réflexion. Elle demeura très ennuyée d’être ainsi prise au piège. Plus moyen de sortir sans passer devant le Frère qui l’attendait. Et ce qu’il lui avait proposé l’intriguait. Fort au courant de la question de Saint-Martin, elle savait parfaitement que les premières fouilles effectuées sous le sol de la chapelle provisoire, et arrêtées déjà depuis long temps, n’avaient pas permis de se rendre un compte exact de cette fameuse hypothèse des trois basiliques successives, selon M. le chanoine Beauséjour, ou des six basiliques selon l’architecte diocésain. Si l’on avait pu dresser de nouveaux plans, si clairs, n’était-ce pas que les travaux avaient repris en dehors de la chapelle, travaux non plus seulement de fouilles, cette fois, mais préludes de la construction hybride, de l’objet de l’aversion des basiliciens ?

— Allons ! dit-elle à sa nièce, en se levant ; viens voir cela, mon enfant ; il faut en passer par là…

Elle ne put dissimuler sa surprise en trouvant la boutique du Frère considérablement modifiée. Au lieu des trois ou quatre tiroirs pour les chapelets et les médailles qui constituaient autrefois avec les feuilles du Saint-Rosaire et les Annales de la propagation de la Foi, le petit fond commercial du Frère Gédéon, c’était aujourd’hui un étalage de rayons bondés d’ouvrages brochés et répandant l’odeur de la menuiserie fraîche. On n’avait même pas eu le loisir de peindre ; cela sentait son provisoire, comme une maison qui se lance et qui n’attend que le terme pour élargir ses murs. Et il y avait à même le sol une demi-douzaine de ces hautes boîtes noires, à coins cuivrés, où les commis-voyageurs enferment en un étroit espace de quoi monter des magasins On avait aussi établi plusieurs étagères volantes portant un nombreux choix de statuettes en biscuit ou en nickel, la plupart enveloppées encore dans les chemises de papier de soie.

Le Frère Gédéon était assis sur une de ces fécondes armoires à pacotille ; un trousseau de clefs suspendu par l’anneau au petit doigt, il rangeait sur la plate-forme des autres boîtes une série de pierres informes sur chacune desquelles il avait fixé préalablement des étiquettes en papier gommé.

En présence de tout cet appareil commercial, Mlle Cloque n’eut qu’une idée qu’elle ne put retenir :

— Ah çà ! mon cher Frère, s’écria-t-elle, savez-vous que Notre-Seigneur chassa les vendeurs du temple ?

Le Frère la regarda derrière ses lunettes, et l’on vit l’arc de son nez éprouver sa flexibilité :

— C’est un sujet que j’ai là en chromolithographie à quarante-cinq centimes sans le cadre, reproduction fidèle d’un tableau célèbre…

Et il désignait du doigt l’étage d’une des boîtes noires qui scandalisaient Mlle Cloque. D’ailleurs, il poursuivit, sans perdre de temps, et en présentant un des cailloux à la lumière :

— Voici de la Basilique de Saint-Perpet ; voici de la Basilique d’Hervé ;… enfin voici un morceau qui provient certainement de la Basilique qui était debout à la fin du siècle dernier…

— Celle qui a été brûlée par les mains des révolutionnaires !… dit Mlle Cloque d’un air sarcastique.

— Elle a été détruite en 1802, dit le Frère, sans souligner davantage la réfutation que comportait cette date.

Ils discutèrent sur les constructions élevées par Saint-Perpet et par Hervé. C’étaient des thèses et des hypothèses dont les journaux locaux étaient remplis depuis des mois.

— Mais les plans ? dit Mlle Cloque.

Le Frère tint à lui mettre de côté une des pierres, moyennant cinq francs, avant de lui montrer les plans.

Enfin, il tira de derrière un casier une immense feuille de papier bristol qui produisit comme une imitation d’un bruit d’orage, au milieu du silence. Mlle Cloque prit elle-même la bougie et se baissa sur les grosses lignes bleu, rose et rouge brique, sur les tronçons de courbe, aussi de couleurs variées, qui se rejoignaient en se superposant sur le plan :

— Voyons ! dit-elle, voici la rue Descartes, voici la chapelle, voici la limite de l’emplacement de la chapelle provisoire… C’est écrit en toutes lettres… Voici le sol occupé par la maison de M. le Chapelain… Eh bien ! mais ! dit-elle, sur le ton d’une inquiétude croissante, comment a-t-on pu lever le plan de toute cette partie-là qui se trouve sous la maison du droguiste ?

— Mais ! dit le Frère, en jetant par terre la moitié de cette maison… tout ce qui donnait sur la cour, par derrière…

— Ah ! ah ! la moitié de la maison est par terre ! c’est cela que vous appelez de simples fouilles ! mais on est tout bonnement en train de nous démolir ! c’est commencé, votre construction de la nouvelle église ! voilà la preuve que c’est commencé !… La moitié du droguiste est par terre ! dit-elle en se retournant vers Geneviève, et on a déjà retourné le sol, puisqu’on a pu dresser ces plans-là !… Voilà où nous en sommes, ma pauvre fille…

Elle était reprise d’une sainte colère, comme si cette fatale échéance la surprît encore, mal gré toutes les confirmations successives qu’elle avait eues de l’adoption définitive du projet moyen. Jamais, jamais, elle ne cesserait d’espérer la reconstruction de la Basilique.

Sans s’émouvoir, le Frère Gédéon replaça sa feuille de bristol derrière le casier. Il s’excusa d’avoir laissé tenir la bougie à Mlle Cloque et revint à ses pierres :

— Vous n’en prenez qu’une ?… C’est tout ce qui restera des fameuses basiliques de Saint-Martin !…

Mlle Cloque, exaltée, entendit résonner cette parole dont l’impudence lui échappa. Elle n’en retint que la triste réalité. Était-ce possible ? Dieu de Dieu ! Était-ce possible ? De ce monument trois ou quatre fois relevé de ses ruines au cours des siècles, et chaque fois pour resurgir plus grandiose, il ne subsisterait plus que ces quatre pierres qui pouvaient tenir dans sa poche ! ces quatre pierres… et puis le médiocre Chalet Républicain !

— Je les prends toutes ! dit-elle en happant de la main ces restes sacrés des époques de foi et d’héroïsme.

Le Frère les enveloppa l’une après l’autre, posément, dans du papier de soie ; même il dégarnit un petit saint Michel argenté, pour mettre une double enveloppe au morceau de Saint-Perpet qui était grumeleux. On n’entendait que le friselis du papier mince et sec.

— Mais, dit Mlle Cloque en ouvrant son porte-monnaie, c’est que je ne vais pas avoir assez d’argent sur moi pour vous régler cela…

Le Frère Gédéon achevait de lui faire un paquet du tout, et il le lui mit dans la main :

— Ah ! bien ! par exemple ! dit-il aimablement, j’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir !

Ces dames sortirent tristement, en reprenant pour rentrer, le chemin par où elles étaient venues. Neuf heures sonnaient au-dessus de leurs têtes, à la Tour de l’Horloge. En arrivant à l’extrémité de la rue Saint-Martin, elles virent le facteur qui faisait la levée de la boîte. La petite porte en était entre-bâillée, et Mlle Cloque distingua, malgré sa vue basse, qu’un gros tas de correspondance passait de la boîte dans le sac du facteur.

— Il y avait beaucoup de lettres, dit-elle, c’est pour cela que je n’avais pas entendu tomber la mienne.

Elles s’étaient arrêtées toutes les deux, un instant inappréciable, devant cette opération du facteur. Cela leur affirmait que la lettre était bien partie, qu’elle suivait son chemin. Mlle Cloque, ranimée dans son indignation contre le comte par la nouvelle du commencement des travaux exécrés, se félicitait de l’acte qu’elle avait enfin accompli aujourd’hui et qu’elle voyait se poursuivre et porter ses fruits par le voyage de cette enveloppe. Dans sa délicatesse, elle était seulement ennuyée que Geneviève fût rappelée à l’idée pénible pour elle, de la lettre, par la rencontre du facteur.

Mais Geneviève, prenant tout à coup sa tante par le bras et s’appuyant contre elle, avec l’attitude caressante et ardente qu’elle avait souvent :

— Tout de même !… tante, si ta lettre allait les faire changer d’opinion !…

Mlle Cloque faillit laisser tomber les quatre dernières pierres des Basiliques de Saint-Martin.