Mademoiselle Cloque/10
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MARCHE LENTE
Mlle Cloque venait de faire construire un petit hangar formant abri au-dessus de la porte de la cuisine et pouvant contenir la provision de bois et une cage à poules. Il fallait bien tâcher d’améliorer cette maison, que cependant elle n’aimait guère, puisque les circonstances la contraignaient d’y faire un nouveau bail. Les frais d’un déménagement l’épouvantaient, car sa situation de fortune avait été aggravée par la conversion ; et, à prix égal, si elle eût pu éviter un odieux voisinage, elle n’eût trouvé qu’un simple appartement, ce qui, aux yeux du monde qu’il faut ménager quand on a une jeune fille, eût été déchoir.
Hélas, les amitiés s’égrenaient une à une au tour d’elle. Les esprits tournaient du côté du parti victorieux. La haute intransigeance de Mlle Cloque effrayait les âmes faibles, et jusqu’au sein même de l’Ouvroir, des défections inavouées étaient sensibles.
Elle passait les clous à Mariette pour qui c’était une joie que de suspendre sous l’appentis nouveau mille objets encombrants. Un bruit vint de la porte basse fermant le jardin sur la cour du plombier, et Mlle Cloque et sa bonne purent reconnaître à travers le treillage, une longue femme qui s’avançait, l’œil vif et le teint animé, méconnaissable ; c’était la Pelet.
La Pelet venait chez Mlle Cloque avec autant d’aisance que si rien ne se fût passé entre elles, et bien qu’on ne l’eût plus revue depuis trois mois. Elle se mit aussitôt à parler sur un ton gaillard. Elle émettait les idées les plus décousues.
— Voulez-vous bien vous sauver ! fit Mariette en brandissant le marteau qu’elle tenait à la main.
Mlle Cloque, charitable, allait implorer pour la pauvresse.
— Vous ne voyez pas, dit Mariette, qu’elle vient de chez Loupaing qui fête son élection ? Ils l’ont fait boire ; elle est saoûle comme une bourrique…
— Est-ce possible ? soupira Mlle Cloque.
— Encore bien heureux si ce n’est pas lui qui l’envoie !…
— Oh !…
Mais, la Pelet, qui effectivement sentait le vin, reprit par cœur la louange du nouveau conseiller municipal, qui lui avait si mal réussi lors de sa dernière visite. Elle la colportait partout depuis lors ; elle avait contribué au succès de Loupaing et venait de toucher sa récompense.
Mlle Cloque la poussa doucement jusqu’à une chaise, car elle titubait.
— Croyez-vous, dit Mariette, que ça ne mérite pas la damnation ?
La Pelet, un peu calmée, après le premier flot de paroles, marmottait sur sa chaise :
— Nous la tenons, il l’a bien dit, oui, nous la tenons, de ce coup-là, la fraternité universelle !… Fallait un homme… le voilà ! Le fait est qu’il est bâti… et râblé… Mais qu’est-ce que je dis donc là, bonne Sainte Vierge ! devant cette chère demoiselle qui est confite en dévotion ?… Vous m’avez mise à la porte, je le sais : c’est une faute, c’est pas diplomate — on me l’a dit, c’est pas moi qui le dis, — ça ne fait rien, je ne suis pas rancunière pourvu qu’on prenne soin de mon malheureux corps… Eh pardi ! c’est toujours les entrailles qui sont d’un chétif !… Elles ne veulent rien garder, ça je peux le dire, mademoiselle Cloque : figurez-vous un caniveau où on passerait le balai à toute heure… Ça n’empêche pas que si c’était un effet de votre bonté, j’aimerais bien que vous me donniez à boire !…
La bonne et sa maîtresse levaient les mains et cherchaient un moyen de dégriser la misérable.
Elle continuait, hypnotisée par celui qui venait de décréter, en buvant, la fraternité universelle :
— Oh ! il est fort, celui-là ; il ira loin, à présent que le voilà un pied dans l’étrier. Il y a de l’avenir pour les travailleurs… Faut pas faire la bégueule, entendez-vous bien ! et, quoique son beau-frère ne soit qu’un gâcheur de plâtre…
Mariette haussa les épaules en reprenant son marteau :
— Bon ! dit-elle, voilà le plâtrier à présent ! priait qu’il était aussi de la réjouissance… C’est le frère à Mme Loupaing…
— … Qu’un plâtrier, oui ! — vous ne pourrez toujours pas dire qu’il n’a pas les mains blanches… ah ! ah !.. — Eh bien ! quand il viendra, cet honnête homme, vous dire qu’il trouve votre demoiselle à son goût…
Les deux femmes se retournèrent d’un seul bond, comme si on avait profané devant elles le Saint Sacrement.
— Allez-vous-en ! dit Mlle Cloque, allez-vous-en ! Je vous défends de prononcer le nom de ma nièce…
Elle dut arrêter du bras Mariette qui allait lui casser la tête avec son marteau. Elles la relevèrent à elles deux et la conduisirent dehors. La Pelet avait peut-être eu peur. Elle semblait dégrisée tout à coup. Elle s’éloigna en demandant pardon ; elle se retourna plusieurs fois, dans la petite allée, et murmura des excuses si humbles que Mlle Cloque regretta sa violence et faillit rappeler la vieille. Mais elle craignit que Mariette ne lui fît un mauvais sort.
Toutes les deux continuèrent, tristement, en plantant leurs clous, et sans tenir compte des divagations de la Pelet, à déplorer l’élection scandaleuse de Loupaing. Il avait eu cent cinquante voix de majorité sur son adversaire, un ancien maire de Tours sous l’Empire, et qui se présentait avec l’étiquette de conservateur.
— C’est le gâchis, dit Mariette.
— Dieu veut nous éprouver, dit Mlle Cloque.
Mariette hésita, tourna sa langue. Enfin elle lâcha :
— Mademoiselle !…
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— … Ah ! tant pis, mademoiselle, faut que je vous dise !…
— Mais dites donc !
— Eh bien ! c’est toujours rapport à Loupaing… faut vous méfier de cet homme-là, il vous fera du mal. Voulez-vous savoir ce qu’il a dit ?… Il a dit qu’il attendait vos compliments pour son élection, avant que le soleil soit couché !…
— Mes compliments pour son élection ! s’écria Mlle Cloque, mais il est fou !…
— Voilà ce qu’il a dit. Mademoiselle sait bien que c’est aujourd’hui qu’elle va lui payer son terme… Faudra bien que mademoiselle lui cause…
Mlle Cloque haussa les épaules en soupirant :
— Et ce n’est pas tout ça, mademoiselle, c’est que si vous ne faites pas ce qu’il a dit, cet homme-là est capable de tout !… « Quand je me mets à ma fenêtre, à la fraîcheur, — écoutez bien ce qui est sorti de sa bouche. — et que je regarde autour de moi, je n’aurais-t-il qu’un œil, je veux que tous les gens que je vois soient des amis. » Voilà ses paroles exactes !
— Ah ! ça, mais, Mariette, qui est-ce qui vous avertit si bien de ce qui se passe chez Loupaing ?
Mariette leva une épaule sans répondre.
— Je parie que vous avez encore été bavarder !
La vieille bonne cognait sur un clou à tour de bras.
— Mais dites-le moi ! avouez-le, au moins : Vous avez encore été bavarder !…
Mariette bégaya sans regarder sa maîtresse et en lui prenant un clou dans la main :
— Des fois… des fois, bien sûr que je leur ai parlé, comme ça, en passant, par hasard. Mademoiselle ne se rend pas compte de ce qui est possible et de ce qui n’est pas possible…
On sonna à la porte de la rue de la Bourde, ce qui évita à Mariette un abatage !
— Allez donc ouvrir, tenez ! ce doit être Geneviève qui revient avec les demoiselles Houblon.
Mais, au lieu de Geneviève et des demoiselles Houblon, on vit venir par la petite allée sablée M. l’abbé Moisan, chapelain de Saint-Martin. Il tenait d’une main son parapluie et son bréviaire entr’ouvert d’un doigt marquant la page, et de l’autre son chapeau, car il aimait marcher tête nue. De chaque côté de sa bonne figure placide, on voyait trembloter ses bajoues.
— Bonjour, Mademoiselle, lança-t-il de loin, d’une voix grasse où l’on croyait toujours entendre comme la résonnance d’une voûte d’église, et qui exerçait une mystérieuse onction sur les fidèles.
— Monsieur le chanoine… prononça Mlle Cloque avec une fine intonation soulignant le titre honorifique.
Il étendit la main, en fermant les yeux, comme pour signifier : « n’insistez pas… »
M. le chapelain de Saint-Martin avait été nommé chanoine honoraire, le jour même où les démolisseurs avaient attaqué la maison qu’il occupait à côté de la chapelle provisoire. On savait son goût prédominant pour le repos et pour une calme demeure où l’attachaient de longues habitudes. Aussi cette distinction — d’ailleurs bien due à ses mérites, — était-elle venue à propos pour arrêter la grimace que l’abbé Moisan commençait de faire au Chalet Républicain qui le dérangeait. Elle l’avait soudain rendu raisonnable, et, lui qui souriait si complaisamment jusqu’ici aux révoltes de Mlle Cloque, il venait aujourd’hui, à l’instigation, il est vrai, des Grenaille-Montcontour, lui apporter des paroles de conciliation et de paix. Il s’agissait non seulement d’essayer de faire revenir la tante de Geneviève sur la rupture dont le bruit, répandu, avait vivement blessé cette famille, mais encore d’éviter les manifestations hostiles que préparaient à grand bruit les quelques Basiliciens pour la fête de Saint-Martin qui tombe le 11 novembre. Dans le fond, un attrait secret motivait sa visite, comme toutes celles qu’il faisait à sa pénitente, et c’était l’espoir d’une partie de piquet.
Ceci, il ne l’avouait pas ; une pudeur l’empêchait de demander à jouer ; il épiait une occasion et, en la saisissant aux cheveux, découvrait maladroitement sa rouerie. Il parla d’abord de Geneviève :
— Cette pieuse enfant, partout où elle va, est un objet d’édification. On dit qu’elle unit les qualités d’une maîtresse de maison aux plus précieuses vertus morales. Quel dommage que cette union…
— Je ne regrette rien ! déclara vivement Mlle Cloque.
— Si vous ne regrettez rien, il n’en est pas de même pour l’autre partie, Mademoiselle, je vous prie de le croire. M. le comte et Mme la comtesse, pour ne parler que de la famille, ont été bien durement éprouvés par votre détermination.
— Je sais, je sais ! M. d’Aubrebie qui fait exprès, — on le dirait ma foi ! — de fréquenter plus que jamais ces gens-là depuis que je ne les vois plus, s’est chargé de me rapporter leurs insistances. Ils ont été vexés de voir une malheureuse comme moi, abandonnée de tous, faire fi de leurs gracieusetés. Ce n’est pas à nous qu’ils tiennent aujourd’hui, c’est à repriser l’accroc de leur amour-propre. Peut-être aimeraient-ils un retour de ma part pour se donner l’agrément de le repousser ? Je reconnais que tout ce qui était humainement possible pour me faire revenir sur ma décision, ils l’ont fait… sauf une chose : c’est de changer leur opinion et leur manière de vivre.
Le nouveau chanoine éprouvait de la timidité à défendre l’opinion des Grenaille-Montcontour à laquelle il avait fait grise mine jusqu’à présent.
— Leur… manière de vivre, dit-il ? leur manière de vivre peut se modifier…
Mlle Cloque le regarda d’un air incrédule.
— Sans doute, continua l’abbé. Ne disait-on pas que cette famille alliée… la famille Niort-Caen, pour tout dire, était grandement responsable du ton qui règne chez eux ?…
— Eh bien ! cette famille, elle n’est pas morte, que je sache ?…
— Non, mais on parle… vous ne l’avez donc pas entendu dire ?… on parle… d’un… divorce !…
La sainte fille sauta de son fauteuil :
— Un divorce ! s’écria-t-elle, et c’est ce scandale que vous venez me proposer pour m’attendrir ! monsieur l’abbé, voyons ! vous n’y pensez pas ! Comment ! c’est vous qui me dites cela ? Mais, fit-elle, en voyant entrer M. d’Aubrebie qui venait à son heure habituelle, mais, un méchant parpaillot comme le marquis ne dirait pas pis !…
— Cependant, Mademoiselle, quand il s’agit d’expulser la brebis…
— … Galeuse ! acheva le marquis, en refermant la porte. Mais d’abord il n’y a plus de brebis galeuse de nos jours, pas plus qu’il n’y a de lépreux, et précisément pour la bonne raison que l’on n’expulse plus : on soigne ; on traite ; on s’accommode avec le mal ; il vous livre ses secrets et on le guérit. On n’arrache plus les dents, on les remet à neuf. Si, au lieu de révoquer l’édit de Nantes, cette vieille bête de Louis…
Il s’arrêta et sourit en voyant toute la personne de sa vieille amie s’enfler déjà, comme une soupe au lait :
— Tout beau ! tout beau ! dit-il, avec un geste apaisant de la main, j’ai surpris le vilain mot de divorce en entrouvrant la porte, laissez-moi vous rassurer : ce divorce n’aura pas lieu.
— Mais enfin ! dit Mlle Cloque, « il aura lieu », « il n’aura pas lieu »,… il y a donc un motif tout au moins ?
— Curieuse ! fit le marquis. Et, avec une affectation de plaisanterie : puisque monsieur le chanoine a tant fait que de commencer ce chapitre, nous aurons l’honneur de l’entendre nous en exposer lui-même les péripéties…
L’abbé Moisan se récria :
— À vous, monsieur le marquis, à vous !
Mlle Cloque fit remarquer :
— Est-il bien nécessaire d’entrer dans des détails ?
— Oui, dit le marquis, car autrement, ma bonne amie, vous ne dormiriez pas de cette nuit, en vous épuisant à les imaginer. Samedi dernier, la belle Rachel…
— Qui ça, la belle Rachel ?
— Mais la jeune Mme de Grenaille-Montcontour, la juive ! Je vois décidément qu’il faut vous mettre les points sur les i. La belle Rachel, disais-je, suivant une chasse à courre dans la forêt d’Azay se perdit…
— … Corps et biens ! lâcha l’abbé.
— Ce n’est pas encore le cas de le dire, monsieur l’abbé, vous allez plus vite que les piqueurs. Rachel perdue, on la cherche, on l’appelle. C’est en vain. Elle ne vient pas au déjeuner servi sur l’herbe au lieu dit la Croix-du-Rond. On s’inquiète, on songe à l’étang qu’ont grossi les pluies dernières. On y court, on reste un quart d’heure devant cette eau saumâtre et profonde qui recouvre peut-être Rachel sous sa tranquillité perfide…
— Il fallait plonger au lieu de perdre du temps, observa Mlle Cloque.
— Mais on venait de déjeuner, ma chère amie.
— Et son mari ? Est-ce que ce n’était pas son devoir de retrouver sa femme avant de déjeuner ?
— Justement, son mari n’assistait pas à cette chasse, ayant été retenu, le matin, par une de ces migraines inopinées auxquelles il est sujet. Bref, au lieu de courre le cerf, on passa la journée à la recherche de la malheureuse jeune femme. Vers quatre heures, la comtesse, suivie du capitaine de Champchevrette, atteignait, épuisée, une ferme de maigre apparence, nommée la Ménardière, près de la lisière de la forêt. « Entrons là, dit-elle au capitaine, nous y prendrons un bol de lait. » L’endroit est clos de haies vives, les barrières sont fermées : « Il n’y a personne là-dedans » fait M. de Champchevrette. Il met toutefois pied à terre, enjambe une haie et court à la découverte à travers d’interminables plants de choux. Aucun bruit, pas un chien, pas une âme. Il heurte la porte à clairevoie de la cour ; il fait fuir trois poules effrayées, et remarque entre la clôture de bois barbelé d’une étable et le pas humide de purin, la rondelle rose d’un groin de porc. C’est tout. Il fait le tour de la maison, penché sur chaque fenêtre, les deux mains en auvent sur les tempes, l’œil écarquillé contre les vitres. Tout à coup, le voilà fixé à l’une d’elles avec la solidité de ces bougeoirs-appliques que vous connaissez et que l’on fiche contre les glaces à l’aide d’une sorte de petite ventouse en caoutchouc. Qu’a-t-il vu ? C’est une laiterie ; il y a des pintes de grès, des faisselles à fromages, une baratte à battre le beurre, et, contre un coffre de bois, Rachel de Grenaille-Montcontour, née Niort-Caen, se faisant hausser à portée de la bouche un grand seau de fer-blanc à demi plein du lait qu’on vient d’y traire !… Le tableau, paraît-il, était exquis. Un demi-jour venait de l’étable voisine où l’on apercevait la croupe de plusieurs vaches. Et cette jeune femme dont toute la personne est une volupté, comme chacun sait, la taille cambrée, la gorge tendue sous son corsage d’amazone, arc-boutée à deux mains en arrière contre le coffre, buvait avec ivresse une véritable rivière de lait !
— C’est bien innocent, dit Mlle Cloque.
— C’est la réflexion que se fait le capitaine de Champchevrette à qui, d’ailleurs, il suffit d’avoir reconnu Rachel et de l’avoir vue vivante pour n’insister pas davantage. Il ne songe pas à s’étonner qu’elle ait pu leur fausser compagnie depuis le matin pour venir ici se gorger de lait. Il court au-devant de Mme la comtesse. Il lui fait signe de loin : « Accourez, madame, accourez ! » Ses grands gestes d’allégresse tranquillisent déjà la belle-mère. L’air mystérieux du capitaine, dès qu’elle approche, et ses recommandations de « silence !… pas de bruit !… » la préparent à une surprise agréable. Enfin, c’est en souriant que la comtesse, relevant haut sa jupe, de la main qui tient la cravache, se plaque à la petite fenêtre de la laiterie…
— « Cognez-vous même contre les carreaux ! dit tout bas le capitaine ; mais ne la faites pas avaler de travers !… »
Ce fut ce pauvre Champchevrette qui faillit perdre la respiration. La comtesse se retourne vers lui d’un air féroce, elle brandit sa cravache et menace de lui en cingler la figure.
— « Ah ! c’est comme cela que vous vous payez ma tête !.. »
Le capitaine pare le coup, se relève ahuri, se remet à la fenêtre pour avoir avant tout le mot de l’énigme. Il regarde ; il veut pousser une exclamation : elle est étouffée dans sa gorge…
Dois-je continuer ?
M. l’abbé Moisan faisait une bouche en cul-de-poule, mais sa physionomie, si grasse, exprimait une indulgence absolue. Mlle Cloque avait soudain baissé les yeux, afin de ne dire ni oui, ni non. Le marquis se répondit à lui-même :
— Vous le voulez ! eh bien voici la scène dont furent témoins le capitaine de Champchevrette conjointement avec Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour par la fenêtre de la laiterie. Toujours adossée au coffre de bois, la belle Rachel qui venait d’absorber une nouvelle lampée, fermait les yeux et penchait la tête sur le côté pour la mettre au niveau d’un petit jeune homme…
— D’un petit jeune homme ! s’exclama Mlle Cloque.
— D’un petit jeune homme qui regardait avec convoitise la raie blanche demeurée entre les lèvres de la gourmande, et qui, s’étant approché, l’épongea soigneusement du fin bout de la langue…
— Assez ! s’écria Mlle Cloque, je ne veux pas entendre des abominations !
— C’est fini, dit le marquis. Le nom seulement du petit…
— Oh ! oh ! interrompit Mlle Cloque, peu importe ! quand on s’entoure comme font les Niort-Caen, d’une séquelle de gamins élevés sans foi ni loi, d’un tas de blanc-becs qui, à quinze ans, sont déjà à la Bourse, il ne faut pas s’étonner…
— … Mais ma bonne amie, celui-ci avait encore sur la tête la casquette au velours violet des R. R. P. P. Jésuites. C’est le fils d’un notaire d’Azay, que M. Niort-Caen fait sortir les jours de congé. On dit qu’il est joli comme un amour ; la comtesse elle-même raffolait de lui ; même il paraît…
— Marquis, taisez-vous ! Je vous ai averti que je ne voulais plus rien apprendre.
Le marquis tenait à son trait final ; il en trouva un autre :
— Il paraît que ce n’est pas un mauvais élève : il fait partie de la congrégation de la Sainte Vierge… On lui voyait trois ou quatre croix de mérite qui balivotaient sur sa veste.
— Oh ! dit Mlle Cloque, j’étais bien sûre que votre histoire finirait par tourner contre la religion. Vous n’en faites jamais d’autres !…
— Vos prières, mademoiselle, dit l’abbé Moisan avec un geste conciliant, finiront par attirer l’attention du bon Dieu sur M. le marquis, et il le touchera de sa grâce. Tout s’arrange finalement. Ne disiez-vous pas, monsieur le marquis, que le scandale d’un divorce qu’on avait, hélas, redouté, serait épargné à nos fidèles populations tourangelles ?
— Mais, dit le marquis, il n’est question de divorce que parmi les gens qui s’amusent de ces historiettes. Dans la famille de Grenaille, il ne se passera rien du tout…
— J’espère qu’on a pu éviter au mari, dit Mlle Cloque, la douleur d’apprendre ?…
— On n’a rien évité. Le tort de la comtesse a été de crier trop fort les premiers jours, pour une malheureuse peccadille : une raie de lait ! je vous demande un peu, une raie de lait !
— Et sur laquelle le coupable lui-même avait pris soin de « passer l’éponge » ! dit le chanoine honoraire qui ne voyait que le plaisir de faire un mot.
Le marquis sourit ; Mlle Cloque s’indigna :
— Comment ! c’est vous, monsieur l’abbé, qui vous mettez à plaisanter aussi sur des choses qui intéressent l’honneur des familles ! vous n’êtes pas ému par ces déplorables mœurs ?
— En bon chrétien, dit-il, je suis plus touché par le pardon que par la faute, et il convient d’oublier la malheureuse pécheresse, en faveur du mari qui a absous…
— Peuh ! dit le marquis, le mari n’était guère en position de faire le geste de l’absolution. On sut que sa migraine n’était que feinte et qu’il avait passé la journée en compagnie d’une demoiselle de l’Alcazar.
— Mais, c’est abominable ! dit Mlle Cloque, cette famille-là est pourrie !
— L’eussiez-vous mieux aimée ensanglantée d’un meurtre ? Il n’est rien de tel que l’humilité de conscience, à savoir : l’assurance que l’on ne vaut guère soi-même, pour vous porter à accueillir avec politesse les méfaits d’autrui. N’est-ce pas votre avis, monsieur le chanoine ?
— Nous sommes tous pécheurs, dit l’abbé en s’inclinant.
— Mais ! avec ces systèmes-là, s’écria Mlle Cloque, vous encouragez tous les vices ! nous sommes pécheurs, je ne dis pas non, encore faudrait-il s’entendre là-dessus, car il y a des degrés dans le mal ; mais en tous cas, nous devons tendre à ne pas l’être…
— La perfection engendre l’orgueil qui est bien détestable en société ! Je ne dis pas cela à votre intention, ma bonne amie, car je vous sais cousue de petits défauts : monsieur votre directeur qui est là ne me contredira pas…
M. l’abbé Moisan leva deux doigts, en prenant une attitude de haute discrétion.
— Et puis, continua le marquis, si vous vouliez vous donner la peine d’y regarder d’un peu près et de remonter aux origines, vous verriez que ce goût de vertu farouche n’est nullement chrétien. Jésus n’a fait que prêcher la douceur et l’indulgence. Pour le cas particulier de la femme adultère, je n’ai pas besoin de vous rappeler ses paroles mémorables. C’est M. Niort-Caen, le père de Rachel, qui les a citées, paraît-il, à Mme la comtesse de Grenaille-Montcontour, non sans un manque de tact qui est familier à cet homme d’affaires de génie, mais dont l’à-propos me ravit. N’est-il pas piquant, en effet, de voir une tradition si intelligente de vie sociale, renouée à dix-huit siècles d’intervalle, par un homme de sang sémite, comme l’était Jésus ? et ceci contre une société qui se pique d’être chrétienne et qui ne rêve en toutes choses que la guerre et que le sang ?…
— Marquis, en vérité, vous vous égarez. Songez au moins que vous êtes en présence d’un ministre de Jésus-Christ !…
— Je sais, dit le prêtre, qu’il y a malheureusement beaucoup d’abus…
— Comme ce serait drôle, reprit le marquis, de voir les juifs nous ramener au véritable christianisme !
— Il est clair que vous voulez rire, dit Mlle Cloque ; j’aime mieux cela !
— Je ne ris pas ! Je dis seulement que notre religion et notre morale sont formées à l’idéal de cette vieille Rome exclusive et cruelle où j’eusse autant souffert d’être citoyen que d’être condamné aux galères. L’essence même du christianisme, n’était-ce pas une certaine douceur d’amour, un arôme pénétrant et charmeur, un parfum oriental qui se heurta sans le pénétrer, au cerveau rationaliste des Latins ? Cette vertu subtile qui était propre à répandre tant de bonheur par le monde, ils crurent l’analyser et en conserver l’efficacité en la réduisant en formules écrites, qu’ils codifièrent, selon leur manie, et auxquelles ils donnèrent enfin force de loi, ce qui était une de leurs plus grandes satisfactions. La hache et les baguettes étaient là désormais et ne faillirent plus à aucune époque et sous des formes variées, à éviter que quelqu’un manquât du bienfait nommé « religion chrétienne » par les docteurs, et « amour », tout simplement, par l’homme tendre qui l’avait le premier répandu.
Mlle Cloque faisait des efforts surhumains pour ne pas bondir, et sous le bord de la robe noire, sa pantoufle qui avait quitté le talon, frémissait et tremblait. M. l’abbé Moisan avait repris ses lèvres en cul-de-poule qui voulaient dire : « Heu ! heu ! que savons-nous de tout cela ? » et au fond : « Dieu est bon et tout est mieux que l’on ne dit ».
Il trouvait toujours de l’à-propos aux paroles de chacun, et il opinait tour à tour du côté de sa pénitente, et du côté du marquis. Il pensait à part lui qu’une bonne partie de piquet les eût mis tous d’accord.
Mlle Cloque demanda au marquis à quel « arôme oriental » étaient selon lui, parfumés les tripotages exécutés autour de l’affaire de la Basilique.
— Ce n’est pas le moment, dit le marquis, de juger la question de la Basilique ; elle est trop brûlante…
— On n’y voit que du feu ! jeta le chanoine.
— Comme vous dites, cher monsieur l’abbé. Quant aux « tripotages » laissez-moi vous dire que je ne vois dans tout cela pas l’ombre d’une opération qui ne soit licite…
— Licite ! s’écria Mlle Cloque, licite !… c’est admirable en vérité ; ils ont des mots à eux pour justifier leur morale de boursicotiers, de tripatouilleurs !… Pendant que vous y êtes, dites-moi donc s’il y a un terme dans cet argot pour exprimer la filouterie et le vol commis au préjudice d’une des grandes idées qui gouvernent le monde, telle par exemple que la suprématie de la religion catholique ?
— Ah ! dit l’abbé, voilà un point que l’on nomme spécieux.
— Je me place, dit le marquis, au point de vue d’une morale…
— Il n’y a pas deux morales, monsieur le marquis, il y en a une seule et unique !
L’abbé pour prévenir tout mécontentement hasarda :
— Toutefois, mieux vaut-il deux morales que pas du tout.
Ce n’était pas habile. Mlle Cloque frappa sur la table :
— C’est la même chose ! dit-elle, d’une façon comme de l’autre, vous n’aboutissez qu’à l’anarchie !
Sans s’émouvoir, le marquis poursuivait sa pensée :
— Si vous eussiez vu, dit-il, la figure de M. Niort-Caen lorsqu’il apprit le double événement que j’ai eu l’avantage de vous exposer ! Il ne s’est point emporté, il n’a même pas manifesté de surprise, contrairement à M. le comte de Grenaille qui voulait s’arracher les cheveux et qui, néanmoins, a fort bien dîné. M. Niort-Caen a pris les deux coupables, et il leur a tenu un petit discours si bien fait, que chacun des époux fut convaincu qu’il avait commis une imbécillité. Ils ne se sont point jeté dans les bras l’un de l’autre en larmoyant, en se traitant de misérables ; ils se sont regardés dans les yeux et ont convenu qu’ils étaient des nigauds de s’être ainsi laissé prendre. « Puisque nous sommes si maladroits séparément, a dit l’un d’eux en souriant, ne nous quittons plus. » C’est ce qui fut décidé.
— Le joli monde ! s’écria Mlle Cloque. Vos deux époux ne méritaient pas mieux, en effet, que l’éloquence opportuniste de votre Niort-Caen, puis qu’ils n’avaient fait que de jouer chacun de leur côté. Car on en est là : on joue, on plaisante, on rit, même en adultère !.. Saperlipopette ! lança-t-elle, en agitant le pied si fort que sa pantoufle s’en alla, j’aimerais mieux encore une belle passion, une grande flambée où l’on exposât ses jours, dût-elle être suivie d’un cataclysme foudroyant !
— Oh ! oh ! dit l’abbé, comme vous y allez ! mademoiselle Cloque !
Le marquis s’était baissé ramasser la pantoufle. Il la présenta galamment à sa vieille adversaire. En se relevant, il aperçut par la fenêtre le mouchoir blanc de sa femme et se retira.
Mlle Cloque haussa les épaules dès qu’il fut sorti :
— Ça lui va bien, dit-elle, de parler de l’aisance des mœurs : il a été esclave toute sa vie. Avant la démence de sa femme il en était amoureux fou ; il a mangé une fortune à payer ses caprices politiques ; il s’est battu trois fois par jalousie, et il a failli mourir de chagrin quand elle a perdu le peu d’esprit qu’elle avait. Et depuis, vous voyez avec quelle pieuse fidélité il lui rend un culte qu’on peut comparer à celui que nous avons pour les morts ! Mais il nie la religion et le sacrifice !…
— C’est une espèce de revanche que prennent certaines gens contre l’infortune, dit l’abbé Moisan.
Et il insista en prononçant à plusieurs reprises le mot « revanche ». Enfin Mlle Cloque comprit :
— Sapristi ! dit-elle, et moi qui oubliais que je vous en dois une au piquet !
Le chanoine se frappa les genoux ; il emplit la chambre de son gros rire.
— Eh bien, ma parole ! ce n’est pas de refus.
— Avouez que vous l’attendiez ! dit Mlle Cloque.
— Heu ! heu !… Il ne faudrait pas vous imaginer que je ne prenne pas plaisir à la conversation des hommes intelligents !…
Et comme il s’installait à la petite table de jeu :
— Cependant, Notre-Seigneur a dit : « Heureux les pauvres d’esprit… »
Mais Mlle Cloque s’étonna que Geneviève ne fût pas rentrée :
— Les demoiselles Houblon m’avaient juré de la ramener à quatre heures ;… il en est cinq, et bien sonnées.
L’abbé la rassura. Le nom de Geneviève lui rappelait le but premier de sa visite. Il pensa que la conversation du marquis était peu favorable à la poursuite d’un tel sujet, car elle avait aigri Mlle Cloque. Décidément il était bien difficile de contenter tout le monde. À part lui, pour le moment, sa partie de piquet lui suffisait. Il s’y absorba. Mais cinq heures et demie sonnèrent sans que la jeune fille fût de retour. La vieille tante avait des distractions qui rendaient le jeu difficile. Elle prononça tout haut, malgré elle :
— Où est-elle ?
— La voici, dit l’abbé en ramassant une carte qui était tombée.
— Je parle de ma nièce, dit Mlle Cloque.
— La chère enfant ! fit M. Moisan que l’inquiétude n’atteignait point, voyons, décidément, qu’en faisons-nous ? Il faut pourtant la marier.
— Il vaut mieux attendre que de faire cela à la légère.
— Sans doute, sans doute.
— Il est vrai, que si je venais à lui manquer, la pauvre petite, je me demande ce qu’elle deviendrait !
— On ne sait qui vit, qui meurt…
L’abbé était très embarrassé de placer ce qu’on l’avait évidemment chargé de dire, et il voulait malgré tout s’en soulager, par acquit de conscience. Il étendit la main au-dessus du petit tapis vert, jusque sur le bras de sa partenaire, comme pour prévenir un mouvement de révolte, et lui glissa sans la regarder :
— Si — à Dieu ne plaise, — il y avait jamais un malheur, mademoiselle Cloque, soyez assurée que votre nièce trouverait une seconde mère en la personne de Mme la comtesse… Pas plus tard qu’hier, Mme la comtesse me disait…
Mlle Cloque l’interrompit d’un regard droit, qui alla chercher bon gré mal gré ses yeux fuyants. Il y lut une si froide décision qu’il se repentit d’avoir accompli sa mission. Et la vieille fille continuait à le dévisager, luttant contre son respect inné, absolu, du prêtre, qui la retenait de mépriser cette basse servilité vis-à-vis d’une maison puissante.
— Monsieur l’abbé, dit-elle, je vous prie une fois pour toutes de ne plus me reparler de ce sujet. Mme la comtesse doit bien se douter que je n’ai pas pris sous mon bonnet la résolution de rompre avec sa famille, mais que ma nièce a été consultée ; et elle est de mon avis. Nous n’en changerons ni l’une ni l’autre.
Elle surprit un léger étonnement sur la figure du chanoine :
— Oh ! dit-elle, vous pensez que Geneviève a eu du chagrin de cette rupture un peu brusque ? C’était tout naturel. Cette union flattait son imagination. Mais c’est une fille intelligente et courageuse, et la raison a eu vite fait de prendre le dessus. Dieu merci ! elle est bien guérie.
— On la trouve pâlotte, dit le prêtre, en faisant une moue interrogative.
— La pauvre enfant aurait besoin de distractions qu’une bonne femme comme moi n’est guère en mesure de lui procurer. Elle sort tous les jours avec les demoiselles Houblon… Elle n’est jamais rentrée si tard !…
— Tenez, dit l’abbé en prêtant l’oreille, je suis sûr que la voilà…
— Non, c’est un fiacre qui s’arrête ; elle ne revient jamais en voiture.
— Faisons-nous la belle ? demanda-t-il en battant les cartes.
Mais Mlle Cloque s’était levée et regardait à la fenêtre de la rue :
— C’est curieux, dit-elle, il y a un fiacre à la porte de la maison ; avez-vous entendu sonner, monsieur l’abbé ?
Sans attendre sa réponse, elle se précipitait dans la cage de l’escalier. Elle entendit en bas une porte se fermer, une autre s’ouvrir, puis des chuchottements. Elle descendit quelques marches ; elle aperçut le bonnet blanc de Mariette, qui passait rapidement de la salle à manger à la cuisine :
— Mariette !
La bonne referma promptement la porte de la cuisine comme si elle n’avait rien en tendu. Alors Mlle Cloque, tout en dégringolant l’escalier, et la voix pleine d’angoisse, cria :
— Mariette ! Mariette !
Mariette la sentant si près, se hâta de monter au-devant d’elle à grandes enjambées et sans rien dire.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— N’y a rien du tout, mademoiselle… de quoi donc que vous vous tourmentez ?
— Vous mentez ! qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?
Et avec une brusquerie et une agilité extraordinaires, Mlle Cloque bouscula sa servante et fut en bas avant que celle-ci eût eu le temps de formuler une réflexion.
Elle ouvrit la porte de la salle à manger et vit le dos des quatre demoiselles Houblon tournées du côté du vieux fauteuil de velours rouge qui garnissait le coin à gauche de la cheminée. En entendant la tante de Geneviève, toutes les quatre firent en même temps :
— Ce n’est rien ! ce n’est rien du tout !
L’une d’elles tenait à la main un flacon d’eau de mélisse des Carmes, une autre un verre d’eau où elle remuait rapidement le sucre, en l’approchant des lèvres de Geneviève.
Mlle Cloque avait fendu leur groupe et était venue tomber aux pieds de sa nièce qu’elle pensait trouver morte. Geneviève lui sourit aussitôt, au milieu de sa figure décomposée, et répéta comme les autres :
— Ce n’est rien, ce n’est rien du tout.
— Mais enfin, qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
Au lieu de répondre directement, l’aînée des demoiselles Houblon dit :
— Oh ! nous savions bien que ce ne serait rien, et nous ne voulions vous prévenir que lorsque Geneviève irait tout à fait mieux… Je parie que vous ne nous avez pas entendu sonner ?
— Non, mais j’ai entendu la voiture.
Mlle Houblon se pinça les lèvres. Ah ! on avait entendu la voiture. Plus moyen de cacher à la tante que Geneviève avait été assez souffrante pour ne pas revenir à pied.
— Enfin, me direz-vous ce qu’elle a eu ?
— Une faiblesse, cela peut arriver à tout le monde. Elle était très gaie ; nous entrons chez Mme Pigeonneau ; on cause de la pluie et du beau temps — ah ! vous savez, entre parenthèses, que Léopoldine Archambault est revenue ; nous l’avons vue passer justement, avec Mlles Jouffroy, — quand voilà tout à coup cette pauvre Geneviève qui s’assied précipitamment, qui pâlit, à propos de rien, et qui perd connaissance : un bon petit évanouissement.
— Mais enfin, qu’avait-elle vu ? qu’avait-on dit devant elle ?
— Des riens, mademoiselle ; ce que l’on dit tous les jours. Ce n’est pas la vue de Léopoldine…
— Est-ce qu’on sait jamais, avec ces têtes-là ?
— Oh ! elle avait une de ces toilettes ! dit en levant les yeux une des demoiselles Houblon.
— On se demande, ajouta une autre, ce qu’elle revient faire à Tours.
— Ce n’est pas un petit trajet que le voyage de Grenoble !
Geneviève reprenait peu à peu ses forces. Elle se souleva dans le fauteuil, et comme sa tante l’embrassait :
— Oh ! ça va mieux ! dit-elle, et elle se mit debout.
Mlles Houblon se retirèrent en promettant de venir prendre des nouvelles dans la soirée.
— Pourquoi vous déranger encore ?
— Papa va présider la réunion de ces messieurs de la confrérie du Tiers-Ordre de Saint-François : il s’agit de s’entendre sur la conduite à tenir pour la fête de Saint-Martin qui approche. — Vous savez qu’on s’attend à du grabuge ! — Aujourd’hui, l’important est de se compter afin de connaître exactement ses forces, pour le jour de la lutte suprême…
— Ah ! Monsieur votre père a bien du mérite ! car la cause que nous soutenons avec lui est ingrate. Mesdemoiselles, vous avez lieu d’être fières de lui appartenir.
Remontée à sa chambre, Mlle Cloque fut toute confuse d’avoir oublié le chanoine durant cette alerte :
— Monsieur l’abbé, que je vous fasse mes excuses : j’ai été retenue en bas…
Mais l’abbé n’avait pas trouvé le temps long.
Il faisait des réussites. Mlle Cloque, dans sa précipitation avait laissé ouverte la fenêtre de la rue de la Bourde. Il n’avait pas osé la fermer. Le vent d’octobre qui soufflait fort dérangeait son jeu. Et il maintenait ses petits paquets de cartes à l’aide des pierres des Basiliques qu’il avait prises sur la cheminée.
— Comment ! s’écria Mlle Cloque, mais ce sont des reliques de Saint-Martin !
— Est-ce possible ? dit l’abbé ; elles constituent d’excellents presse-papier.
Et il les remit lui-même en place, non sans respect, mais avec une certaine familiarité d’homme habitué au toucher des objets sacrés.
Il se leva pour prendre congé. Il chatouilla du doigt le menton de Geneviève :
— Elle est pâlotte, elle est pâlotte, dit-il en regardant la tante d’un air entendu.
On envoya chercher le docteur Cornet, médecin de la maison. Puis on mit Geneviève au lit dès avant le dîner, non qu’elle fût malade, mais à cause de la fatigue qui résultait de son indisposition. La tante préférait d’ailleurs que la jeune fille, déjà ébranlée, ne fût pas témoin de l’entretien qu’elle devait avoir avec Loupaing, durant lequel il était possible que l’on échangeât des paroles vives.
Elle avait coutume d’aller elle-même tous les trois mois, payer son loyer, entre les mains du propriétaire. Elle tenait à honneur de s’y rendre aujourd’hui plus que jamais, puisque celui-ci l’avait grossièrement provoquée.
Le docteur Cornet arriva comme la nuit tombait. C’était un petit homme aux cheveux gris, épais, mal peigné, plus mal mis encore, qui avait une figure hideuse, une voix de femme et des manières brusques. Quoiqu’il fût laid et bourru, il était agréable. Il pratiquait l’homéopathie.
Par une étrange contradiction avec la tournure de son esprit voué au respect des plus vieilles traditions, Mlle Cloque allait en médecine aux excentricités. Elle avait recours au médecin homéopathe, et encore, pour son usage personnel, trahissait-elle en secret le docteur Cornet en faveur d’une certaine médecine italienne, appelée électro-homéopathie et qui était répandue dans le clergé. On en faisait venir les remèdes de Bologne, en petits tubes remplis de granules blancs, ou en flacons de verre coloré contenant un liquide étiqueté : électricité blanche, rouge, jaune et bleue. Des brochures envoyées franco donnaient la manière de se traiter soi-même.
Le docteur Cornet tâta le pouls de Geneviève couchée tristement sous ses rideaux de reps gris passé. Une veilleuse répandait dans la chambre sa pauvre lueur. Il voulut qu’on la remplaçât par une bonne lampe, au moins jusqu’à dix heures du soir.
— Qu’est-ce que c’est que ce lumignon-là ! dit-il. Il faut de la lumière à cette jeunesse.
Quand on eut apporté la lampe, il s’approcha de la tête de Geneviève. Il rabattait ses gros sourcils et la regardait attentivement dans les yeux. Il ne lui fit pas tirer la langue, mais il lui posa des questions qui avaient l’air d’être à cent lieues du cas présent. Il passait pour original ; on s’amusait de ses interrogations déconcertantes et on y répondait sans méfiance. C’est ainsi qu’au milieu de vingt autres sujets, il demanda à Geneviève si on avait l’habitude, à son couvent, d’apprendre aux jeunes filles à composer des vers, si on les exerçait à noter leurs impressions personnelles. Cette curiosité fit sourire la nièce et sa tante.
— Ce docteur Cornet, on le ferait venir rien que pour vous égayer… s’il n’était pas d’une indiscrétion !…
Mais en descendant l’escalier, il dit à Mlle Cloque qui lui demandait : « qu’a-t-elle ? »
— Elle a un secret. Il faut étourdir cette petite-là, coûte que coûte.
Et il ajouta, après une hésitation :
— À votre place, moi, je tâcherais de jeter un coup d’œil dans le pupitre de cette enfant. Je parierais qu’il y a là-dedans des pattes de mouches qui nous renseigneraient mieux qu’elle ne le fera elle-même, la petite coquine…
Mlle Cloque le regarda d’un air effaré :
— Qu’est-ce que vous voulez dire, docteur ?
— Rien. Faites donc ce que je vous dis, faites donc !
Et il s’enfonça dans l’ombre de l’escalier en serrant autour de son cou un foulard blanc sur lequel il releva le col d’un vieux pardessus. Il mit son chapeau de feutre mou, presque gras. Il était fait comme un voleur.
« Quel drôle de pistolet, pensa Mlle Cloque. On se demande où l’on va pêcher la confiance que l’on a dans ces êtres-là. »
Elle remonta un moment près de Geneviève qu’elle crut devoir tranquilliser en lui disant que le docteur ne la trouvait point malade. Elle n’osa pas l’interroger, bien que la conclusion du médecin l’inquiétât. Un secret ! Geneviève ! une fille si franche, si expansive même, qui, à chaque instant, avait des candeurs enfantines ! Elle ne voyait qu’une hypothèse admissible à la rigueur : la persistance d’un penchant pour le jeune Grenaille-Montcontour. Mais comment ne s’en serait-elle jamais aperçue depuis trois mois que cette affaire était enterrée et que Geneviève causait avec elle à cœur ouvert de toutes choses et notamment de la construction de Saint-Martin qui ramenait à chaque instant le nom du comte sur leurs lèvres ? Quelle puissance de dissimulation il eût fallu supposer à la pauvre petite ! Ces médecins s’imaginent toujours avoir affaire à des femmes romanesques. Sans doute, il jugeait la nièce d’après la réputation qu’avait la tante de vivre par l’imagination. Mais précisément une des surprises de Mlle Cloque était de découvrir chez Geneviève une nature très positive, très calme, très raisonnable. Elle lui avait dit à plusieurs reprises, en souriant : « Toi, tu n’es pas de la famille ! Nous n’avons jamais eu tant de bon sens ! » Quant à aller fouiller dans les pupitres, il fallait que le docteur la connût bien peu pour croire qu’elle consentirait à commettre un indélicatesse de cette taille !
— Ce malheureux docteur aura beau faire, dit-elle en bordant le lit, il restera toujours un vrai paysan du Danube.
— Il est amusant, dit Geneviève ; il ne fait pas peur.
— Il n’est peut-être bien pas si fort, après tout !… Il n’a rien ordonné ; il dit qu’il faut que tu manges et que tu t’amuses… Si tu es encore faiblotte ce soir, je t’appliquerai sur les tempes une petite compresse d’électricité rouge.
Et elle laissa la jeune fille en refermant doucement la porte de cette chambre grise où la lampe à abat-jour opaque ne répandait qu’un cône de lumière sur le pied du lit, sur la petite table au pupitre et sur une chaise garnie d’effets ; au plafond le halo sautillait, donnant l’illusion de nuages fumeux et éphémères ou dansant en sarabande ; sur l’oreiller, dans la pénombre, penchait la tête gracieuse de Geneviève, et sous le front droit que découvrait la mousse blonde, le mystère était clos.
Mlle Cloque passa dans sa chambre prendre l’argent du terme ; elle mit son chapeau, ses gants, et descendit résolument chez Loupaing. Mariette l’attrapa au passage :
— Vous y allez donc tout de même, mademoiselle ! Voulez-vous de moi pour vous donner un coup de main ?
— En voilà une idée !
— Oh ! mademoiselle, j’ai si grand peur de cet homme-là ! Faites au moins ce que je vous ai dit, sans ça il est capable de tout. Et qu’est-ce que ça coûte un compliment, je vous le demande un peu ?
— Laissez-moi donc tranquille et occupez-vous de ce qui vous regarde. Vous monterez le bouillon à mademoiselle dès qu’il sera chaud.
Le cœur lui battait cependant, en ouvrant dans l’obscurité la petite porte grillagée qui fermait son jardin, sous le magnolia ; car il lui répugnait d’affronter l’imbécile jacobin. Par une fenêtre éclairée du rez-de-chaussée, elle aperçut coup sur coup les bonnets blancs de la mère et de la femme de Loupaing. S’il était ivre, elle ne se trouverait du moins pas seule vis-à-vis de lui.
Elle frappa à la porte entr’ouverte. Une voix de stentor répondit de l’intérieur :
— Entrez donc nom de D… !
Et comme elle poussait la porte, la même voix ajouta :
— C’est la maison du peuple, chez moi, nom de D… ! Ici tout le monde est chez soi !
Mlle Cloque eut la présence d’esprit de dire :
— Pas moi, du moins, monsieur Loupaing, car vous ne me faites pas grâce de mon loyer, que je sache ?
Il y avait, en face de Loupaing, son beau-frère le plâtrier. Celui-ci ôta sa casquette et se mit à rire.
— Ah ! dit Loupaing, en frappant un grand coup sur la table où il était assis, voilà mademoiselle Cloque, tonnerre de D… ! Ne manquait plus que ma bonne amie !…
Ce mot fit encore rire le plâtrier.
Mais la vieille fille regarda Loupaing d’un air si calme, si résolu et si digne, qu’il n’ajouta plus rien, et fut, des deux, le plus mal à l’aise.
Elle avait le nœud des brides de son chapeau, sous le menton, irréprochable, comme toujours ; ses bandeaux gris étaient bien lissés, sa figure honnête de femme n’ayant connu jamais qu’une ligne de conduite, qu’une foi, qu’un but, en imposait à tout le monde.
La mère et la femme de Loupaing arrivèrent en même temps de la pièce voisine ; elles dirent bonjour poliment à la locataire, et lui demandèrent des nouvelles de sa nièce.
— On sait donc déjà qu’elle a eu une petite indisposition ?
— C’est votre bonne qui nous a dit ça en passant.
— Ah !
— À cet âge-là, dit la mère Loupaing, d’un air entendu, les demoiselles c’est comme du verre : faut y faire bien attention. Ma fille est là pour vous le dire : si je ne l’avais pas tenue au doigt, à l’œil, elle, de son temps !… C’est-il pas vrai, Victorine ?
— Elle est si comme il faut, votre petite demoiselle ! observa Mme Loupaing, en regardant son frère, ça serait grand dommage qu’elle ne réussisse point dans ce qu’elle veut faire…
— Il n’y a rien de tel que de ne pas viser au-dessus de sa condition : ça vous évite bien des déboires.
— Ah ! dame ! c’est qu’on ne commande point comme on veut à ses fantaisies !…
— Faut avoir eu des filles pour savoir ce que c’est. C’est délicat, oh ! oh ! c’est délicat.
Tandis que les deux femmes donnaient ainsi leur inévitable avis, sans émouvoir autrement Mlle Cloque qui savait par cœur les mœurs de ce petit monde, elles avaient saisi chacune un coin de leur tablier et le passaient, en guise de torchon, sur la toile cirée de la table toute maculée de ronds de vin rouge à bon marché et qui avait déjà déposé une poussière de tartre. En même temps elles disaient l’une et l’autre dans le nez de Loupaing :
— Lève-toi donc ! lève-toi donc un peu pour dire bonjour !
Mais Loupaing était assis là comme au conseil municipal ; il se carrait, s’élargissait, se faisait, sur sa chaise, plus pesant que nature. Il avait le teint allumé ; il était rasé de frais, ce qui dessinait nettement la ligne tombante des moustaches qu’il allongeait par un emprunt sur les deux joues, pour se donner, disait-il, l’air d’un tribun. Il était en gilet, et sa chemise mal boutonnée et souillée de larmes de boisson violâtres, laissait entrevoir la flanelle rouge.
Mlle Cloque tira d’une enveloppe qu’elle tenait à la main, un billet de banque. Elle le déposa sur la table et laissa tomber par-dessus, en les comptant, des pièces d’or :
— Je viens m’acquitter de ma petite dette. Si vous avez eu l’obligeance de me préparer ma quittance…
Loupaing frappa un nouveau coup sur la table, qui fit sauter les trois louis :
— Nom de D !… dit-il, c’est pas tout ça !… Je ne refuse pas votre argent, mais je suis un homme de cœur et qui est sensible au sentiment : sacré mille millions de nom d’un nom ! faut-il que je vous apprenne que je suis nommé du conseil municipal ?
— Je le sais, dit Mlle Cloque. Je pense que cela peut vous être utile ainsi qu’à votre famille, et j’en suis heureuse pour elle et pour vous. Mais, je me fais de ces fonctions une haute idée. Je crois qu’il y faut à la fois des principes fermes et généreux, et des capacités éprouvées ; j’ajouterai que la vie même de ceux qui prétendent gouverner leurs concitoyens devrait pouvoir leur être proposée en exemple… Vous me trouvez difficile, mais c’est que je suis vieille et que je sais le prix du mérite réel. J’ai vu bien des hommes élus, monsieur Loupaing, aux plus hautes fonctions, même au trône de France, et je les ai vus retomber sous les huées de ceux mêmes qui les avaient élevés. À mon âge, on n’applaudit plus qu’aux belles actions, non aux succès.
— Autrement dit, vous vous f… de mes électeurs comme de moi, sous le prétexte que je ne suis pas pour les calotins !…
— Je ne dis pas cela, monsieur Loupaing. Je dis seulement que je vous ferai des compliments, à vous et à vos électeurs, le jour où vous aurez montré que vous étiez digne de leur choix. L’occasion peut se présenter un jour ou l’autre, il y a tant de bien à faire !…
— Nom de D !… faut-il, à l’âge que vous parlez, en avoir tout de même un culot ! Vous pouvez vous vanter que vous êtes la première personne qui ose rouspetter devant moi et qui ne me tourne pas un compliment !…
Il fit glisser sa chaise en arrière, dans un mouvement de colère. Le plâtrier roulait sa casquette entre ses doigts. Sa mère et sa femme se penchaient de chaque côté du conseiller, pour le calmer.
— Mademoiselle est plus savante que nous autres, vois-tu bien ! faut pas lui en vouloir de ce qu’elle sait parler… Faites donc pas attention, mademoiselle Cloque, il est un peu butor : c’est l’honneur qui le rend injuste…
Il roulait un œil furieux, en cherchant que dire ; il allongea le bras vers le billet et la monnaie d’or restés sur la table, et les attira à lui ; il les couvrit de ses deux mains arrondies comme s’il les y chauffait. Et il sembla que la chaleur de ce petit brasier montât dissiper l’hébétude de sa demi-ivresse. Il eut l’air de se raccrocher tout à coup à une idée perdue. Le plâtrier lui lançait des regards à la fois timides et brûlants ; les deux femmes d’ailleurs insistaient :
— Tu oublies donc ce que tu sais bien ! voyons Loupaing !
Il n’abandonna point toutefois son air farouche ; il recogna sur la table :
— Nom de D… ! s’écria-t-il, en regardant Mlle Cloque qui attendait tranquillement sa quittance : mais c’est qu’elle n’a pas peur !…
— Il n’y a que les méchants qui aient peur, monsieur Loupaing ; il arrive souvent malheur aux honnêtes gens, c’est vrai, mais ils ne le craignent point.
— Eh bien ! sacré nom ! on s’aperçoit que vous êtes de la vieille garde, vous ! J’en connais plus d’un, avec du poil au menton, qui ne se tiennent pas si droit sur les jambes… C’est pas du sang de navet qu’il y a dans votre famille ; ça se voit ; c’est bon à retenir !… On en fera peut-être bien son profit, soit dit en passant. Voulez-vous toper là et qu’on soit bons amis ?
Mlle Cloque étonnée d’un revirement si soudain, et sans comprendre le sens énigmatique de ces paroles, dit, en acceptant simplement la quittance qu’une des femmes lui tendait :
— Monsieur Loupaing, je ne demande pas mieux que nous vivions en bons termes ; il n’a pas dépendu de moi que nous ne l’ayons toujours fait…
Loupaing se leva en la voyant gagner la porte :
— Voulez-vous la lance ?
— C’est un peu tard, dit Mlle Cloque, la saison est bien avancée pour que j’arrose mes fleurs !
— Ça ne fait rien, dit Loupaing, je vous la porterai moi-même… À quoi que ça sert de s’asticoter, voyons ! on n’est-il pas des braves gens ?… Je vous la porterai. Je l’ai dit.
Mlle Cloque salua et sortit.
— Vous ne nous laisserez pas sans nouvelles de cette chère petite demoiselle ! cria la mère Loupaing, sous le porche.